L'Habit fait-il le moine? : conclusion

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Transcription:

Questes Revue pluridisciplinaire d études médiévales 25 2013 L'Habit fait-il le moine? L'Habit fait-il le moine? : conclusion Fanny Oudin Édition électronique URL : http://questes.revues.org/137 ISSN : 2109-9472 Édition imprimée Date de publication : 15 avril 2013 Pagination : 121-124 ISSN : 2102-7188 Référence électronique Fanny Oudin, «L'Habit fait-il le moine? : conclusion», Questes [En ligne], 25 2013, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 07 octobre 2016. URL : http://questes.revues.org/137 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. Association des amis de «Questes»

Conclusion Fanny OUDIN Université Paris Sorbonne (Paris IV) L habit fait-il le moine? Pour répondre à cette question, l on a abordé dans ce bulletin des types très divers d utilisation du vêtement, qui couvrent presque toute la gamme des pratiques vestimentaires, du vêtement quotidien, analysé par Camille Rouxpetel, au vêtement d apparat et à la «représentation de cour», étudiés par Elise Banjenec, en passant par différentes formes de déguisements. Ceux-ci répondent à des dynamiques multiples, qui ne sauraient être réduites à une même démarche. Les travestissements examinés par Marie de Rasse, par exemple, sont des déguisements ponctuels, tandis que la pratique de Faux Semblant, abordée par Jonathan Morton, s inscrit dans le temps de manière durable. Ainsi, alors que la première de ces pratiques peut être acceptée et réintégrée à un ordre, en fonction des intentions qui y président, la seconde participe d un désordre fondamental qui fait de Faux Semblant un fourrier d Antéchrist. Ces deux formes de travestissement, du reste, se distinguent toutes deux du déguisement théâtral, sur lequel se penche Simon Gabay : le costume de théâtre implique une forme de représentation, qui met à distance le déguisement en déplaçant son plan de signification. L apport de Simon Gabay est, de ce point de vue, de montrer que dans l impersonatio, l appropriation d un personnage telle qu elle est conçue au Moyen Âge, ce transfert du cadre de l énonciation reste ambigu et sujet à caution, de telle sorte que le geste de se vêtir reste pleinement performatif, et fonctionne d une façon analogue à celle qui est la sienne au sein de la société, hors de ce cadre particulier qu est la scène. 121

En effet, l un des traits communs à tous les articles de ce bulletin est de montrer que l habit fait bien le moine, au sens propre. En conséquence, le paraître n est jamais gratuit, y compris dans ses ornements. En réalité, comme le montrent les deux premiers articles de ce numéro, on peut même considérer que les ornements, en particulier les couvre-chefs (turban ou «salade») et les ceintures ou les colliers, sont les éléments du vêtement sur lesquels le regard se cristallise. L article de Camille Rouxpetel, qui s attache à la signification politique accordée aux couleurs et aux formes du vêtement chrétien en Orient, confirme l hypothèse d Elise Banjenec : les éléments que nous considérons comme «ornementaux» ont en fait un double statut, un double niveau d importance, lié à la double nature du vêtement. D une part, si l on considère le vêtement uniquement du point de vue pratique, comme élément destiné à protéger des intempéries, alors l ornement tombe bien sous le coup de l accusation de vanité chère aux moralistes. Mais dans les faits, le vêtement a aussi une valeur culturelle et identitaire forte. Il permet en effet de définir et de situer le personnage : le paraître doit traduire l être. Or, dans cette perspective, tout aussi nécessaire que la première, dans une société humaine, la relation entre les éléments «ornementaux» et les autres paraît s inverser. Certes, le choix d une étoffe ou d une coupe, là non plus, n est pas anodin, et tombe sous le coup de codifications plus ou moins rigides. Mais l élément le plus significatif, celui qui, en raison peut-être de sa gratuité au plan matériel, est le plus codifié et le plus révélateur, est l ornement. Celui-ci a partie liée avec la dimension idéologique du vêtement, qu elle soit plutôt politique, comme dans les pratiques de Philippe le Bon décrites par Elise Banjenec, ou plutôt sociale et cognitive, liée à une taxinomie et une classification, comme celle reconstituée par Camille Rouxpetel. L habit joue donc un rôle actif dans l identification. Il est un instrument sémiotique et discursif qui peut se mettre au service de visées 122

politiques ou idéologiques, et devenir le support d une argumentation. Il a également une dimension performative, sans laquelle d ailleurs, le sens du déguisement disparaîtrait : le déguisement, qui suppose une disjonction de l être et du paraître, n aurait aucun intérêt si l habit ne faisait pas le moine. C est cette valeur performative qui fonde l efficacité du travestissement, et pose problème dans les cas de déguisements, qu il s agisse de déguisements temporaires ou de costumes de théâtre. Ce qui est en cause dans le transvestisme, comme le montre l article de Marie de Rasse, c est bien l appropriation, par le biais du vêtement, de qualités attachées au sexe, qu elles soient sociales ou morales. Quant au costume de l acteur, il n implique pas tant une duplicité qu une concordance temporaire avec l être du rôle : l appropriation du paraître est à la fois signe et instrument de ce changement d être. Ces deux types de déguisements partagent donc la même dynamique que les prises d habit rituelles, et font se succéder des êtres différents. Cet arrière-plan performatif donne tout son relief au problème éthique que pose le personnage de Faux Semblant, étudié par Jonathan Morton. D une certaine façon, Faux Semblant, personnage double par excellence, rompt cette dimension performative, introduit la duplicité dans le déguisement, précisément parce que le déguisement n est plus, pour lui, temporaire, mais permanent, et érigé en mode de vie. Chez lui, l habit ne fait plus le moine. Il détourne, en fait, tous les codes significatifs : vêtements, langage, et même actions. Plus exactement, une double dimension s inscrit dans ses actions : certaines sont vouées au paraître et «jouent» le moine, d autres correspondent à son être de «loup ravisable». Toutes, de manière plus ou moins apparente, répondent à une intention qui reste dissimulée. Cette introduction de la dissimulation témoigne d une inquiétude nouvelle face aux codes sémiotiques, susceptibles de plurivocité. Le problème tient à la fois à la nature des signes et à l éthique. 123

Jonathan Morton montre ainsi que ces deux aspects s inscrivent dans le cadre de l anthropologie médiévale, et participent d une opposition entre la nature rationnelle de l homme, manifestée par sa vie en société et la présence de la culture et de la civilisation, et sa nature animale, à laquelle renvoie la comparaison de l homme avec les bêtes sauvages. Il n est d ailleurs peut-être pas exact de parler d une nature animale de l homme : pour les auteurs du XIII e siècle, le fait que l homme soit fait «à l image de Dieu» semble plutôt impliquer qu il soit d une nature rationnelle radicalement distincte de la nature de l animal. La présence de la bestialité en lui est alors perçue comme une déformation, une hybridité monstrueuse due au péché. On rejoint par là le thème de la dissemblance, thème fondamental s agissant du vêtement. L article de Jonathan Morton a donc en commun avec celui de Marie de Rasse de rappeler que le rapport au corps est fondamental dans tous les usages du vêtements, qu ils soient «littéraux» ou qu ils passent par le travestissement. C est encore ce rapport au corps qu envisage l article de Simon Gabay, non plus par le biais de l anthropologie, mais par celui de la théologie de l Incarnation. 124