Academicians of Sciences: Claude, Charles and Pierre Perrault, Abbot Picard, La Hire and the building site of Versailles s water under Louis XIV



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Les Académiciens des Sciences : Claude, Charles et Pierre Perrault, l Abbé Picard, La Hire et le chantier des eaux de Versailles, sous Louis XIV Academicians of Sciences: Claude, Charles and Pierre Perrault, Abbot Picard, La Hire and the building site of Versailles s water under Louis XIV Éric SOULLARD Équipes Histoire des Mines et Histoires des Techniques, Université de Paris I 9, rue Mahler 75181 Paris (France) eric.soullard@libertysurf.fr Résumé Un chantier aussi gigantesque que les eaux de Versailles sous Louis XIV n aurait jamais pu être conduit sans l intervention des savants de l Académie des sciences. Au départ, Colbert fait appel aux plombiers-fontainiers et intendants des fontaines des Bâtiments du Roi. Ces techniciens construisent diverses machines hydrauliques qui sont un échec total à cause de la casse des mécanismes et de la faible production d eau. Finalement, Colbert et le Roi doivent choisir l option technologique de l adduction d eau par étangs artificiels et aqueducs après avoir confié le travail aux membres de l Académie des sciences. Le savant ayant besoin de chiffres pour ses calculs, il lui faut des instruments de mesure. C est ainsi que l abbé Picard est à l origine du nivellement moderne lorsqu il crée le premier niveau à eau et optique en verre. Mariotte calcule la quantité d eau moyenne tombée en un an sur le bassin de la Seine, pour savoir quelle quantité pourrait être conduite à Versailles. Pendant ce temps, Huyghens et Roemer s efforcent de mettre en équation le mouvement de l eau en observant le débit des réservoirs du château. En dernier lieu, des solutions techniques doivent pallier les problèmes que pose la nature. L abbé Picard, soutenu auprès de Colbert par les frères Perrault, démontre que l on peut capter les eaux des plateaux de Trappes en y construisant des rigoles de captage des eaux de pluies alimentant des étangs artificiels reliés à Versailles par des aqueducs. Ce réseau hydraulique apportera à Versailles plusieurs centaines de milliers de mètres cubes par an. Les académiciens des sciences eurent là un rôle fondamental. Ils ont mené une réflexion novatrice en faisant parmi les tout premiers calculs de bassin hydrologique, 1

affirmé le rôle du savant dans la société et prôné un retour à l hydraulique gravitationnelle des aqueducs. * * * Les eaux de Versailles sous Louis XIV sont le plus grand chantier hydraulique de la France, et peut-être même de l Europe d Ancien Régime 1. Colbert fit alors appel aux plus grands experts que comptait l Académie des Sciences : Claude Perrault, l abbé Picard, Roëmer, Huyghens, La Hire, Niquet, Bourdelin, le maréchal de Vauban pour qu ils apportent aux travaux du Roi leurs connaissances en chimie, hydrologie et mécanique des fluides. Nous n allons pas faire l histoire de ce gigantesque chantier, nous ne ferons pas non plus l étude détaillée de l ensemble des travaux de ces savants de l Académie des sciences dans le domaine de l hydrologie. Notre propos est de voir comment la pensée, les travaux de recherche faits par des savants, tels Pierre Perrault et l abbé Picard ont pu avoir comme conséquences sur la construction du réseau hydraulique. Dans un premier temps, il faudra quand même présenter rapidement le chantier des eaux de Versailles ainsi que les hommes, les académiciens qui furent appelés à y intervenir. Ensuite nous pourrons développer les trois thèmes du sujet qui nous importent dans le cadre de l histoire de l hydrologie, à savoir : la naissance du nivellement moderne par l abbé Picard pour la prospection des eaux à capter ; la notion de bassin versant qui s exprime dans la création du réseau des étangs et rigoles ; l émergence du cycle atmosphérique, laquelle préside peut-être à la création de l étang du Trou d Enfer pour la collecte en surface des eaux pluviales alimentant les aqueducs de captages souterrains d eau de source, d» eaux bonnes à boire» servies à la table du Roi. 1. Le chantier et les hommes Ce gigantesque chantier royal des eaux de Versailles, de 1664 à 1689, peut se diviser en deux temps. D abord de 1664 à 1678, tant que Versailles n est qu un petit rendez-vous de chasse, de fêtes et de plaisirs pour le Roi, sa cour et ses maîtresses ; on se contente d approvisionner les fontaines au moyen de machines hydrauliques. Les fontainiers de Paris, comme Jolly ou Foudrinier, et les intendants des fontaines du Roi, les frères Francine, construisent des pompes à manège à 1 BARBET Louis-Alexandre, Les grandes eaux de Versailles, Paris, H. Dunot & E. Pinat, 1907 ; SOULLARD Éric, Les eaux de Versailles. Origines, techniques, société, mémoire de DEA, Université de Paris I ; thèse de doctorat en cours. 2

cheval, ainsi que des moulins à vent avec chaînes à godets qui élèvent l eau de l étang de Clagny situé au pied du château et les eaux de la Bièvre ou rivière des Gobelins, de l autre côté de la colline de Satory. Malheureusement, ce choix technologique de la mécanique hydraulique se révèle peu productif en eau, et puis les mécanismes des pompes et moulins à eau subissent une casse maximale. Le comble est d ailleurs atteint dans le gigantisme mécanique avec la machine de Marly, construite de 1680 à 1685, et qui n approvisionne rapidement que le seul château de Marly. Il faut alors trouver une autre solution technique pour satisfaire les besoins en eau du palais de Versailles. Dans un deuxième temps, de 1678 à 1689, on favorise une autre option, celle de l hydraulique gravitationnelle des étangs artificiels et aqueducs de Trappes et de Saclay, pour finir dans le gigantisme du canal de l Eure et de l aqueduc de Maintenon. Les savants de l Académie des sciences sont directement à l origine de ce changement lorsqu en 1674 Riquet de Bonrepos, le créateur du canal du Midi, fait la proposition au Roi et à Colbert d amener les eaux de la Loire à Versailles. En effet Riquet, ayant remarqué que la Loire a plus de pente que la Seine, il en déduit qu elle doit être à une altitude plus élevée. Il effectue un nivellement qui le conforte dans cette idée et qui provoque l enthousiasme à Versailles. Enthousiasme qui n est pas partagé par Charles Perrault et l abbé Picard. Charles Perrault (1628-1703) est connu aujourd hui pour être l auteur de contes célèbres, mais ce détail est sans importance pour l histoire des sciences et techniques et masque malheureusement son véritable travail. Avant d être membre de l Académie française, Charles Perrault était à l origine contrôleur général des Bâtiments du Roi, à cela s ajoute un rôle exceptionnel de «commis, ayant soin de la visite de tous les ouvrages ordonnés par sa Majesté en ses bastimens pour tenir à la main à ce que tous les ordres par nous donnez pour l exécution des volontés de sa Majesté soient ponctuellement exécutez et avec la diligence requise» 2. En bref, il est l homme de confiance, l œil de Colbert sur le chantier. À ce titre, il peut introduire l abbé Picard dans le bureau de Colbert pour contrer le projet de Riquet, et il ne cesse de promouvoir les savants de l Académie auprès de Colbert et du Roi. Pour finir, il laisse des Mémoires de ma vie qui sont un témoignage écrit exceptionnel 3. Il y décrit notamment l entrevue de l abbé Picard avec Colbert, où l astronome s entête devant son ministre de tutelle à vouloir obtenir l autorisation de démontrer l impossibilité du projet Riquet, au risque de décevoir le Roi qui veut à tout prix de l eau pour ses fontaines. Claude Perrault (1613-1688) est de quinze ans le frère aîné de Charles. Il est célèbre aujourd hui comme architecte, créateur de la colonnade du Louvre, de 2 Comptes des Bâtiments du Roi sous le règne de Louis XIV, Jules GUIFFREY éd., Paris, Imprimerie nationale, 1881-1901, 5 vol., chapitre annuel des gages des officiers, I, pp. 463, 577. 3 PERRAULT Charles, Mémoires de ma vie, 1 e éd., 1735 ; Paris, Paul BONNEFON éd., Paris, 1910, rééd. PICON Antoine, Paris, 1993. 3

l arc de Triomphe de la porte Saint-Antoine, de l observatoire de Paris... Il était aussi médecin, et à ce titre il procède, en 1671 et 1683, à l analyse des eaux bonnes à boire de Versailles pour le Roi. Il faut ajouter qu on lui doit la publication en 1673, de la plus belle traduction en langue française du De architectura 4 de Vitruve. Auteur essentiel dans l émergence de la théorie du cycle atmosphérique de l eau, membre de l Académie des sciences, il est en excellent contact avec ses collègues comme Huyghens et l abbé Picard. Pierre Perrault (1611-1678) est l aîné des trois frères. Il est considéré aujourd hui comme le père fondateur de l hydrologie en tant qu auteur du premier calcul de bassin-versant, sur le bassin de la Seine amont, à Arnay-le-Duc. Il y démontre que le volume d eau tombé chaque année sur un bassin fluvial est six fois supérieur à celui de la rivière dans le même temps, et il publie ce résultat dans son Traité sur l origine des fontaines en 1674, c est-à-dire juste un an après la publication de Vitruve par son frère Claude. Il faut noter que les travaux des deux frères, l un sur l hydraulique vitruvienne, l autre sur le calcul de bassinversant, se déroulent juste en même temps. D un autre côté, Pierre fait carrière dans la fiscalité et, avant de finir receveur général des finances de la généralité de Paris, il avait eu pour collègue à la trésorerie des parties casuelles le jeune Jean-Baptiste Colbert, futur ministre de Louis XIV 5. Pour résumer, les trois frères Perrault, Charles, Claude et Pierre sont tous les trois liés par un intérêt commun pour l hydrologie, soit par simple curiosité intellectuelle (comme pour Pierre), soit à cause de leur travail comme collaborateur des Bâtiments (Charles) ou bien encore comme savant (Claude). L abbé Picard (1620-1682) est, quant à lui, mathématicien et astronome, successeur de Gassendi à la chaire d astronomie au Collège de France et académicien des sciences. Le tracé du méridien de Paris avec Cassini, et sa mesure de la Terre avec des instruments nouveaux, publiée en 1671, ont déjà établi sa réputation. En 1674, il est déjà le grand spécialiste de l astronomie de précision et du nivellement, lorsque Charles Perrault l informe par hasard du projet qu a Riquet de faire venir à Versailles les eaux de la Loire 6. 2. La naissance du nivellement moderne Comme le savant a besoin de chiffres pour pouvoir faire ses calculs, il lui 4 VITRUVE, Les dix livres d'architecture de Vitruve, corrigez et traduits nouvellement en françois, avec des notes et des figures, Paris, J.B. Coignard, 1673 ; rééd. DALMAS André, Paris, Balland, 1979 ; PICON Antoine, Paris, Aubin, 1995. 5 DESSERT Daniel, Argent, pouvoir et société au grand siècle, Paris, Fayard, 1984, notice biographique n 434, p. 669. 6 L'abbé Picard a fait l'objet d'un colloque qui a étudié en détail l'ensemble de ses travaux : Jean Picard et les débuts de l'astronomie de précision au XVII e siècle, Actes du colloque du tricentenaire, Paris, 12-13 octobre 1682, Guy PICOLET éd., Paris, Éditions du CNRS, 1987. 4

faut des instruments de mesure. C est ainsi que l abbé Picard est à l origine du nivellement moderne lorsqu il crée pour les eaux de Versailles le premier niveau à eau et optique en verre. Fig. 1 Le niveau à lunette de précision de l abbé Picard utilisé pour le tracé du méridien de Paris et pour les eaux de Versailles Traité du nivellement, Paris, 1684, fig. ht n 0 2, p. 47. Avant Picard, les fontainiers utilisaient le niveau à eau, ou chorobate, tel que le décrit Vitruve. Cet instrument, capable d erreurs de plusieurs décimètres en hauteur par kilomètre de distance, n avait pas évolué depuis l Antiquité, avant que Picard n ait l idée de placer un réticule au foyer commun de deux lentilles convexe. Le niveau à lunette était né, synthèse entre le niveau à eau romain et la lunette d approche de Galilée. Le nouvel instrument atteignait une marge d erreur d à peine un centimètre au kilomètre contre un à plusieurs décimètres avec un niveau à eau classique. En plus, grâce à sa mesure de la Terre, Picard pouvait même établir la correction du niveau apparent dû à la sphéricité de la terre 7. Muni d un tel instrument, Picard réfute en 1674 le projet de Riquet d amener la Loire à Versailles. Il démontre que les niveaux qu avait pris Riquet 7 KASSER Michel, «Picard et l'art du nivellement», dans Jean Picard et les débuts de l'astronomie de précision au XVII e siècle, Actes du colloque du tricentenaire, Paris, 12-13 octobre 1682, Guy PICOLET éd., Paris, Éditions du CNRS, 1987, pp. 265-273. 5

étaient inexacts et que la différence d altitude entre ces cours d eau et le rez-dechaussée de Versailles est insuffisante 8. Charles Perrault explique dans ses Mémoires que Picard fit épargner au Roi 2 400 000 livres en lui évitant de s engager dans le projet chimérique de Riquet. À partir de ce moment-là, Picard devient aux yeux de Colbert le spécialiste des nivellements pour les travaux des Bâtiments du Roi. Ainsi, en 1678, il réduit à néant le projet des Francine de faire venir l Essonne à Versailles, en montrant que cette rivière coule constamment en dessous du niveau du château de Versailles. Après cet échec, les Francine n apparaissent pratiquement plus comme acteurs ou décideurs sur le chantier des eaux de Versailles, ils doivent laisser la place aux académiciens. L immense chantier du canal de l Eure à Versailles long de près de deux cents kilomètres est d ailleurs décidé sur les nivellements de Philippe de La Hire, collègue de l abbé Picard à l Académie, puis son remplaçant comme expert en nivellement en hydraulique auprès des Bâtiments du Roi, avec la confiance totale de Louvois 9. Seulement, le travail de Picard pour les eaux de Versailles ne s est pas limité à contredire scientifiquement les projets des autres. Il est aussi à l origine de la création de réseaux hydrauliques gravitationnels pour alimenter Trianon et Versailles au moyen de rigoles de captage d eau de ruissellement et d étangs artificiels. Réseaux qui expriment dans l espace, sur le terrain même, l idée de bassin-versant. 3. La notion de bassin-versant Le savant s efforce de mesurer, de quantifier la nature afin de la mettre en équation. Sur le chantier de Versailles, on voit donc Mariotte reprendre les travaux de Perrault pour calculer la quantité d eau moyenne tombée en un an sur le bassin de la Seine, pour savoir quelle quantité pourrait être conduite à Versailles. D après les calculs, une superficie de six lieues carrées, soit cent kilomètres, serait suffisante pour alimenter largement toutes les fontaines des jardins de Versailles 10. D un autre côté, le savant doit aussi trouver des solutions techniques aux problèmes que pose la nature. L abbé Picard, grâce à son niveau à lunette, prouve clairement que le projet de Riquet d amener la Loire à Versailles est une chimère altimétrique. Soutenu auprès de Colbert par les frères Perrault, il démontre que l on peut capter les eaux des plateaux de Trappes ou de la Celle-Saint-Cloud. Il utilise au mieux la notion de bassin-versant pour ceinturer ces plateaux avec les 8 LORIFERNE Hubert, «Picard et l'amenée des eaux à Versailles», dans Jean Picard...,pp. 275-311. 9 FONTENELLE Bernard le BOVIER de, Éloge de Monsieur de La Hire, dans Éloge des académiciens, Amsterdam,1740, pp. 19-20. 10 MARIOTTE Edme, Traité du mouvement des eaux et autres corps fluides, div i sé en V parties et mis en lumière par les soins de M. de La Hire, Paris, 1685, p. 33 ; GUILLERME André, Le temps de l'eau, Paris, Champ Vallon, 1983, pp. 191-192. 6

rigoles de captage des eaux de pluies que l on amène dans des étangs artificiels reliés à Versailles par des aqueducs. Fig. 2 : Réseau des rigoles destinées à la collecte des eaux superficielles du plateau de la Celle-Saint-Cloud conçu par l abbé Picard en 1676 pour les eaux de Trianon (d après BARBET J.A., Les Grandes eaux de Versailles, p. 41) Fig. 3 : Étang de Saclay et rigole de Favreuse ceinturant le plateau de Saclay, conçus par l architecte Thomas Gobert des Bâtiments du Roi en 1679-1683 pour les eaux de Versailles I.G.N. 7

Cette idée donne lieu à la création de l immense réseau des étangs et rigoles qui s étend au sud de Versailles, jusqu à Rambouillet, et qui est construit de 1678 à 1689, à partir des nivellements de l abbé Picard, de l architecte Gobert puis de Philippe de La Hire 11. 4. L émergence du cyle atmosphérique de l eau Dans le cadre de la construction du réseau des «eaux bonnes à boire» qui alimentait le château et la ville de Versailles en eau de source, les savants de l Académie des sciences se sont interrogés sur l origine atmosphérique de l eau. En effet, à côté du réseau d étangs et rigoles qui alimentaient les fontaines et jets d eaux du parc, Louis XIV avait fait construire un immense réseau de captage d eau de source pour le palais et la ville de Versailles. Le plus grand de ces aqueducs de captage, long de mille cinq cent quatre-vingt-seize toises, soit trois mille cent dix mètres soixante-six mètres, était celui de Rocquencourt. Situé sous le plateau du Trou d Enfer, il captait des sources à trente-huit mètres de profondeur et alimentait en priorité le palais de Versailles. Cet aqueduc avait été construit sous la responsabilité administrative et technique d un ancien élève de l abbé Picard: Jean Villiard (1654-1722). En effet, avant d être nommé par Colbert, en août 1679, préposé puis, par la suite, inspecteur des Bâtiments du Roi pour les travaux des eaux bonnes à boire, Villiard secondait l abbé Picard dans tous ses travaux scientifiques depuis au moins 1671. Par exemple, c est lui qui avait rédigé le Journal d observations astronomiques faittes à Paris, dans l Observatoire Royalle 12, où il tenait, au jour le jour, les observations chiffrées d astronomie de position, faites par Picard. Il avait aussi accompagné Picard dans son voyage au Danemark, à Uraniborg, afin de prendre les coordonnées de l observatoire de Tycho Brahé par rapport à l observatoire de Paris, et il avait, bien entendu, suivi Picard dans toutes ses campagnes de nivellement pour les eaux de Versailles. Habitué au calcul et à la computation, Villiard tenait un journal exact du débit d eau de source de l aqueduc de Rocquencourt «où il avoit marqué la quantité d eau que la fontaine avoit fourni chaque jour ; & à côté la quantité de pluie qui étoit tombée» 13. Cette quantité d eau variait énormément, de huit à dix 11 La capacité de stockage des étangs de Trappes, Saclay pouvait atteindre près de huit millions de mètres cubes, le tracé total des rigoles s'élevait à cent quatre-vingts kilomètres de long. Ce réseau amenait encore à Versailles, au début du XX e siècle, en moyenne de cent à trois cent mille mètres cubes par an. 12 Bibliothèque de l'observatoire, D 1, 17, le titre complet de ce manuscrit est : Journal d'observations astronomiques faittes à Paris, dans l'observatoire Royalle, pendant les années 1673. 1674 1675. 1676. Par le sieur Villiard élève et aide de monsieur l'abbé Picard, de 1 Accademie royalle des Sciences, qui s'est trouvé quelques fois, avec monsieur Roeumer, ausdittes observations. Ensuitte, plusieurs tables et calculs, astronomiques faits par ledit sieur Villiard, manuscrit cité dans GRILLOT Solange, «Picard observateur», dans Guy PICOLET, éd., Jean Picard et les débuts de l'astronomie de précision au XVII e siècle, pp. 143-156. 13 Histoire de l'académie royale des Sciences depuis son établissement en 1666 jusqu'en 1699, Paris, 8

pouces d eau en moyenne (cent soixante à deux cents mètres cubes), elle pouvait passer à trente-cinq pouces, ou même aucun pouce d eau, par jour. Villiard montra ses relevés journaliers à Philippe de La Hire, élève puis successeur de Picard à l Académie, que Louvois avait chargé de résoudre le problème de l irrégularité du débit des sources de Rocquencourt en insistant sur le fait que «le terrein de cette montagne n est que du sablon qui recouvre un banc de glaise, sur lequel 1 eau est soutenue». Les conclusions de La Hire furent qu il «ne trouvoit aucun rapport certain entre la quantité d eau qui avoit coulé, & celle qui avoit été fourni par les pluyes : tout ce qu il conjecturoit étoit que 1 eau de pluye employe un fort longtems à traverser une épaisseur considérable de sable». Jules Barbet et Hubert Loriferne, dans leurs études sur les eaux de Versailles, estiment que pour résoudre ce problème les Bâtiments du Roi décidèrent, en 1684, de construire le réservoir du Trou d Enfer : un gigantesque bassin de réception et de stockage des eaux de pluies de cinquante et un mille sept cents toises carrées de superficie (vingt hectares) pour réguler le débit des sources de l aqueduc souterrain 14. Malheureusement il semble bien que ce bassin du trou d Enfer ait été, en réalité, un réservoir de stockage des eaux de la machine de Marly, en supplément des réservoirs tout proches de Louveciennes et de Marly 15. En effet, les devis et marchés de construction le mentionnent comme tel 16. Ensuite le réservoir était glaisé, donc étanche, et de plus il n est pas situé audessus des aqueducs souterrains de captage mais plus au nord 17. G. Martin, J.B. Coignard, H.L. Guérin, 1733, t. Il, pp. 4-5. La Hire fit d'ailleurs de nombreuses expériences en laboratoire pour mesurer la vitesse d'infiltration des eaux dans le sol, ainsi que leur résurgence possible. 14 BARBET J.A., Les grandes eaux de Versailles, p. 86 ; LORIFERNE Hubert, «Picard et l'amenée des eaux à Versailles», dans Jean Picard.., p. 304. 15 Nous remercions Bruno BENTZ, auteur d une thèse de doctorat remarquée sur l Archéologie du domaine de Marly. Contributions des fouilles réalisées depuis 1985, Université de Paris IV, 1994, 2 vol., et responsable pédagogique du site du Trou d Enfer du domaine présidentiel de Marly-le-Roi pour les précieux renseignements et corrections qu il a apportés à cet article. 16 Archives départementales des Yvelines, 3E Versailles BEKELYNK, 806-809., notaire SELLIER, Marly-le-Chastel, devis des 20 janvier 1684, 1 er et 12 février, 20 mars et 31 mars 1688 17 Service des Eaux de la Couronne, Carte hydrographique de l ensemble des eaux de sources d après un relevé fait sur place selon les ordres de Mr DUFRAYER architecte directeur, par Mr GAVIN inspecteur, 1867-1868 ; échelle 1/5 000 e, cette carte manuscrite est actuellement au Service des Fontaines de Versailles, elle a donné lieu par la suite à de nombreux tirages imprimés. Nous tenons à remercier vivement Jean-Louis LEBIGRE, architecte en chef des Bâtiments de France et directeur du Service des Fontaines de Versailles, ainsi que Sophie MONTILLON pour l aide inestimable qu ils ont apportée à nos travaux. 9

Figure 4 : Plan de l étang du Trou d Enfer :réservoir de collecte des eaux de pluies pour régulariser le débit d aqueducs de captage d eau de source ou simple réservoir de stockage en surface des eaux de la machine de Marly? (Archives dép. des Yvelines A 106) Copie XIX e (1845) d un plan d Ancien Régime du domaine de Marly 18 Même si la construction du bassin du Trou d Enfer ne semble donc, apparemment, pas liée à une conception atmosphérique du réseau d aqueduc de captage souterrain de Rocquencourt, le travail de réflexion, d interrogation des académiciens sur l origine atmosphérique des eaux de sources est lui bien réel. La preuve en est que La Hire fit de nombreuses expériences en laboratoire pour mesurer la vitesse d infiltration des eaux dans le sol, ainsi que leur résurgence possible, conjuguant ainsi l hydrologie de terrain avec la méthode expérimentale. En conclusion, un chantier aussi gigantesque que les eaux de Versailles sous Louis XIV n aurait jamais pu être conduit sans l intervention des savants de l Académie des sciences. Les académiciens ont eu à Versailles un rôle fondamental. Ils ont mené une réflexion novatrice en faisant parmi les tout premiers calculs de bassin hydrologique, en affirmant sur le terrain, dans la conception du réseau 18 Le site Internet des Archives départementales des Yvelines ouvre au public de nombreuses reproductions en ligne de cartes et plans anciens des eaux de Versailles : www.cg78.fr/archives. Nous remercions d ailleurs l ensemble du personnel des ADY pour son aide, et tout particulièrement Françoise BEDIOU et Wilfrid ÉON. 10

hydraulique, la notion de bassin-versant peut-être même l idée du cycle atmosphérique de l eau, mais leur mérite ne s arrête pas là. Ils ont affirmé aussi le rôle du savant dans la société et les grands chantiers de l État. On les voit aussi prôner un retour à l hydraulique gravitationnelle des aqueducs ; option technique qui trouve un siècle et demi plus tard sa consécration en France avec les grands travaux de Paris, sous Haussmann et Belgrand. 11