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Transcription:

Les classes supérieures face aux incertitudes de leur reproduction le sociologue anglais Paul Willis ouvrait L école des ouvriers, son célèbre ouvrage de 1977 sur la reproduction des classes populaires, récemment traduit en France, par la remarque suivante : «La difficulté, lorsque l on tente d expliquer pourquoi les enfants de bourgeois obtiennent des boulots de bourgeois, est de savoir pourquoi les autres les laissent faire. La difficulté, lorsque l on tente d expliquer pourquoi les enfants de la classe ouvrière obtiennent des boulots d ouvriers, est de savoir pourquoi ils se laissent faire.» 1 Cette entrée en matière a souvent été commentée 2 mais c est surtout, compte tenu de l objet de ce livre, la seconde phrase, sur les «enfants de la classe ouvrière», qui a retenu l attention, aux dépens de la première, concernant les «enfants de bourgeois». Or, l assertion apparemment évidente de Willis n est pas sans poser question. La socialisation des «enfants de bourgeois» des enfants «des classes supérieures», comme le veut le vocabulaire sociologique contemporain leur est-elle aussi extérieure que le suggère l idée selon laquelle la question les concernant serait de comprendre pourquoi «on les laisse faire»? Ceux qui naissent et grandissent dans les zones les plus favori- 1. P. Willis, L école des ouvriers, Marseille, Agone, 2011 [éd. orig. : 1977], p. 3. 2. Pour un exemple récent, voir U. Palheta, La domination scolaire, Paris, PUF, 2012. Wilfried Lignier Sociologue, chercheur au CNRS Centre européen de sociologie et de science politique (Paris) sées de l espace social n auraient-ils, quant à eux, qu à se laisser porter par des structures et des processus sociaux si impérieux qu ils leur permettraient, non seulement sans contestation mais aussi sans efforts, sans tensions, sans mobilisations spécifiques, de préserver leurs positions? En vérité, le fait de rester ouvrier, de rester socialement dominé, pose des questions sociologiques entre autres, comme y insistait Willis, celles de l apprentissage et de l acceptation d une position sociale que pose aussi, bien que dans des termes forcément différents, le fait de rester bourgeois, de rester cadre, de rester intellectuel bref, de rester dominant. Une incertitude objective qui n est pas négligeable Ou plutôt de rester peut-être dominant. Cette précision s impose avant tout du fait de constats objectifs, concernant les chances statistiquement mesurables de maintenir une position sociale favorable quand on est soi-même issu des zones les savoir/agir 51

plus favorisées de l espace social. On citera ici les données que le sociologue Camille Peugny a construites sur le devenir des enfants de cadre (au sens large, incluant les professions intellectuelle supérieures) 3. Pour ces enfants, la reproduction de la position paternelle est certes fréquente mais elle n est absolument pas acquise : ainsi, par exemple, les fils de cadres nés en 1969-1973 ne sont devenus des cadres eux-mêmes qu à hauteur de 53 % (à l âge de 35 à 39 ans) 4. Par ailleurs, les cas que Peugny qualifie de «déclassement sévère» ne sont pas négligeables dans cette population 20 % des fils de cadres de la génération 1969-1973 sont devenus ouvriers ou employés. Il faut enfin ajouter que les chances statistiques de ne pas rester dominant peuvent s amenuiser suivant les propriétés des enfants et suivant les fractions de classe considérées. On remarque par exemple que le sexe de l enfant importe fortement. Le chiffre cité précédemment seulement 53 % des fils de cadres devenant eux-mêmes cadres concerne les seuls garçons ; pour les filles comparables, ce taux chute à 38 %, soit 15 points de moins. Concernant les variations entre les différentes fractions de classe, il semble notamment que les enfants issus du pôle le plus culturel des classes supérieures s en sortent «mieux», du point de vue de la reproduction de leur position sociale, que ceux issus d un pôle plus économique. Ainsi, les enfants dont le père est professeur ou exerce une profession libérale maintiennent une position de cadre plus sou- 3. C. Peugny, «Les enfants de cadres : fréquence et ressorts du déclassement», in P. Bouffartigue, C. Gadéa et S. Pochic, Cadres, classes moyennes : vers l éclatement?, Paris, Armand Colin, 2011. 4. Les données sont assez anciennes parce que, comme dans toute enquête sur la mobilité sociale, il faut «attendre» que les enfants aient atteint une position sociale identifiable statistiquement, c est-àdire qu ils aient l âge d avoir une profession. vent que la moyenne (50 % contre 40 % des cas en moyenne, tous sexes confondus). Mais le constat d ensemble reste valable. Quels que soient le sexe ou la fraction considérés, on voit bien que la chance objective des enfants issus des classes supérieures de ne pas rester dominant n est pas négligeable et ce, bien qu elle reste beaucoup plus faible que celle des enfants issus de groupes sociaux dominés de devenir quant à eux dominants. À titre de comparaison, seuls 6 % des fils d ouvriers non qualifiés comparables aux fils de cadres cités deviennent cadres 75 % devenant ouvriers ou employés 5. Incertitudes subjectives : nos enfants vont-ils vraiment réussir? Rester dominant est donc une affaire qui demeure, malgré la stabilité relative de l ordre social, objectivement incertaine. Mais il y a plus important. La probabilité subjective que les parents donnent à leurs enfants (et dans une certaine mesure que les enfants se donnent eux-mêmes) d accéder à une position sociale favorable demeure quoi qu il en soit partiellement indépendante de cette probabilité objective mise au jour par les statistiques 6. En réalité, il faut dire ici, d une façon générale, qu il est regrettable que le processus de reproduction, telle qu il a été conceptualisé par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron 7, soit régulièrement envisagé dans la recherche et l enseignement actuels des sciences sociales, souvent sous le nom de «reproduction sociale», comme un proces- 5. C. Peugny, «Éducation et mobilité sociale : la situation paradoxale des générations nées dans les années 1960», Économie et statistique, n 410, 2007. 6. Sur la différence entre probabilités objective et subjective, voir I. Hacking, L émergence de la probabilité, Paris, Le Seuil, 2002. 7. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, Paris, Minuit, 1970. 52 savoir/agir

sus exclusivement objectif et structurel (qui se lirait uniquement dans les données statistiques), autrement dit comme une sorte de pendant pessimiste des notions supposées symétriques et concurrentes de «changement social», ou de «mobilité sociale». La reproduction est aussi, et peut-être d abord, une question d action, de pratique, et donc de subjectivité. À ce titre, la reproduction est aussi bien quelque chose que l on subit, pour le meilleur ou pour le pire, que quelque chose que l on fait, dans la pratique, avec ce que ce faire implique d inconscience heureuse ou malheureuse, de stratégies inégalement efficaces, d espoirs raisonnables et d inquiétudes justifiées. L importance de la reproduction en tant que phénomène de structure n annule ainsi jamais, sur le plan pratique et subjectif, les «incertitudes de la reproduction» pour reprendre un terme incidemment employé par un proche de Bourdieu, le sociologue Jean-Claude Chamboredon 8. À la limite, un enfant peut avoir des chances extrêmement élevées d accéder à une position sociale favorable (d après les prévisions statistiques), et être toutefois perçu par ses parents (et du reste, par lui-même) comme porteur d une trajectoire sociale des plus incertaines. Pour le dire autrement, quelle que soit la force des constats chiffrés sur leur (im)mobilité sociale, le rester dominant des enfants des classes supérieures s impose toujours à eux, à leurs parents, et à ceux qui sont pratiquement engagés dans leur socialisation, comme une question, non comme une affirmation. Des pratiques socialisatrices qui doivent faire la différence Cette question générale que pose en pratique la reproduction des classes supé- 8. J.-C. Chamboredon, «Classes scolaires, classes d âge, classes sociales», Enquête, n 6, 1991. rieures se situe au confluent de nombreuses interrogations vécues bien entendu de façon plus ou moins consciente : mon enfant réussira-t-il, sera-t-il ce que j aimerais qu il soit? Ce qu il est aujourd hui laisse-t-il présager le meilleur pour demain? Ce qu il fait, ce qu on fait avec lui nous, ses parents, mais aussi eux, ses autres éducateurs, ses enseignants, ses amis, sa «petite copine», etc. est-ce judicieux, est-ce adapté à l avenir qu on lui souhaite? Et du côté de l enfant lui-même, peut-être : suis-je moi-même à la hauteur de ce que l on attend de moi, de ce à quoi l on peut s attendre à mon sujet, de ce que je m attends moi-même à devenir? Que dois-je faire pour que ce soit le cas? Ou encore : est-ce vraiment la peine? Ces questions ne sont pas des questions «en l air», des états d âmes déconnectés de toute action concrète. On peut considérer au contraire que c est précisément ce genre d incertitude sur les chances qu ont leurs enfants de rester dominant, ou plus simplement, de «réussir» économiquement, culturellement, conjugalement, etc. qui motive, dans les familles des classes supérieures, toute une série d activités visant à la réduire : investissement dans la scolarité, entretien du capital culturel familial, attention soutenue aux fréquentations, etc. L importance que prend spécifiquement cet investissement culturel distinctif dans les familles situées dans les zones les plus favorisées de l espace social est bien connue, parce qu elle est attestée par de nombreuses enquêtes quantitatives 9, mais aussi parce qu elle est finement documentée par quelques travaux ethnographiques, comme ceux de la sociologue américaine Annette Lareau, qui parle à ce sujet d «acculturation intensive» 9. Au premier chef, par les enquêtes du ministère de la Culture : S. Octobre, Les loisirs culturels des 6-14 ans, Paris, La Documentation française, 2004. savoir/agir 53

(concerted cultivation) 10. Cette acculturation, sur laquelle on n insistera pas davantage, ne fait que renforcer la probabilité objective, quant à elle, que les enfants construisent finalement une position sociale favorable. Un contrôle renforcé de l identification des enfants? L incertitude de leur reproduction ne pousse cependant pas seulement les parents des classes supérieures à interagir d une certaine façon avec leurs enfants, ou à les soumettre concrètement aux interactions socialisatrices qui leur semblent les mieux à même d améliorer les chances que soit maintenue la position sociale de la famille (par exemple, placement de l enfant dans un bon collège, suivi d activités extrascolaires légitimes, etc.). Parce que cela reste souvent inaperçu, on voudrait insister dans ce qui suit sur le fait que la socialisation et la reproduction de ces groupes sociaux se jouent aussi sur un plan plus subtil, plus symbolique : celui de l identification des enfants. L identification des enfants, c est la façon dont ils sont définis en société, c està-dire la manière publique, légitime, de connaître et de reconnaître leur état singulier, leur situation particulière, leurs propriétés éventuellement distinctives. Concrètement, les processus d identification touchent à des questions comme : l enfant est-il normal, ou son développement doit-il inquiéter? Quelles sont au juste ses capacités intellectuelles? Sur un plan moral, peut-on le définir comme plutôt timide, réservé, ou au contraire courageux, expansif? L identification des enfants fonctionne comme une réponse sociale à ce 10. A. Lareau, Unequal Childhoods, Berkeley, University of California Press, 2003. genre d interrogations. «Sociale» signifie ici essentiellement deux choses. D une part, que la réponse à ces questions ne tient pas strictement aux comportements individuels de l enfant (comme s ils étaient en eux-mêmes parlants), mais bien à ce qu en disent, avec des degrés variables de légitimité, diverses institutions d identification : au premier chef, la famille certes (l enfant est perçu d une certaine façon au domicile, par exemple par contraste avec ses frères et sœurs), les institutions médico-psychologiques (par exemple, le pédiatre qui dit si l enfant est «normal»), et bien sûr l École (qui évalue, de façon souvent formalisée, non seulement un niveau de compétence, mais aussi un grand nombre de propriétés comme le potentiel, le sérieux de l enfant, etc.). D autre part, si l identification est une réponse sociale à l interrogation «qu est-ce qu est l enfant?», c est aussi parce qu elle n est ni abstraite, ni déconnectée de préoccupations pratiques. Un enfant est toujours identifié en relation avec des enjeux de prise en charge, de placement dans tels ou tels cadres adaptés de socialisation. L enfant a un bon niveau intellectuel? Il faudra qu il aille dans une bonne classe. Il ou elle est «fragile»? On évitera les activités brutales etc. Ce dernier point est essentiel, parce que c est là que se noue le lien entre logiques d identification (la façon de définir l enfant) et modes de reproduction (les cadres sociaux dans lesquels l enfant sera socialisé, et donc ce qu il va concrètement devenir). Or la situation des classes supérieures est à ce titre socialement singulière. Pour le dire de façon lapidaire, les familles les plus favorisées se distinguent par leur capacité de contrôler, plutôt que de subir, la façon dont leurs enfants sont socialement définis, et donc orientés vers tel ou tel cadre de socialisation. D abord, ce qui est dit en famille des enfants a d emblée tendance 54 savoir/agir

à avoir plus de poids social ici qu ailleurs, suivant le principe général qui veut que la valeur de ce qui est dit dépend de l importance de celui qui parle 11. Lorsque des parents diplômés, ayant comme on dit «une bonne situation», déclarent, par exemple, que leur fils ou leur fille est «très éveillé(e)», le crédit de ce genre d assertion, la chance qu elle soit prise en compte dans les pratiques éducatives concrètes, au-delà du cercle familial, sont a priori plus importants que s il s agit de parents moins avantagés socialement d autant que l art même de décrire les enfants, fonction du capital culturel, entre aussi en ligne de compte (par exemple, dire «éveillé» plutôt que «malin», documenter de façon légitime les exploits intellectuels de l enfants, etc.). Ensuite aspect essentiel le meilleur contrôle de l identification des enfants par les parents de ces groupes sociaux tient au fait que ce qu ils pensent en famille des enfants entre moins souvent en contradiction avec ce que peuvent en penser les institutions de l enfance les plus légitimes. Le plus souvent, les identifications de type clinique et scolaire s accordent heureusement avec l identification familiale, faisant respectivement de l enfant un patient en bonne santé, qui se développe au mieux, et un bon élève, prometteur, etc. S il en est ainsi c est que, toujours par comparaison avec des groupes sociaux défavorisés, les classes supérieures sont précisément avantagées en ce que leurs pratiques, leurs valeurs, leurs catégories habituelles de perception, bref leur culture, sont proches de celles qui fondent des institutions dominantes socialement que sont les institutions cliniques et scolaires. En matière de santé, de soins aux enfants, les familles favorisées ont tendance à faire et à croire à peu près 11. P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001. ce que font et croient les médecins, les psychologues, etc 12. De même, culture scolaire et culture des classes supérieures se superposent sous plusieurs aspects, comme le privilège donné à l abstraction, ou encore la valorisation de l écrit 13. Cette situation signifie que la définition de ce que sont les enfants issus des classes supérieures se voit le plus souvent favorablement cristallisée par une conjonction d identifications, dont les légitimités respectives s ajoutent les unes aux autres. L École, le pédiatre, etc. confirment les vues parentales. Le résultat est une sécurisation symbolique des identités, et donc, dans une certaine mesure, des trajectoires de socialisation, bien faites pour minimiser les aléas de la reproduction. Il faut enfin signaler que si des incertitudes se font sentir malgré tout, rejouer l identification des enfants s avère davantage possible dans ces milieux sociaux que dans d autres. De fait, minimiser les risques de la reproduction signifie aussi, dans les classes supérieures, avoir les moyens de contourner les verdicts institutionnels indésirables rares, mais toujours possibles. L importance des ressources sociales autorise notamment la logique du «second avis». Un praticien de santé stigmatise l enfant par un diagnostic qui ne plaît pas aux parents? Ces derniers ont les ressources pour s adresser à quelqu un d autre, se renseigner par eux-mêmes, en lisant des ouvrages spécialisés ou encore en consultant des proches bien informés, etc. La scolarité ne se passe pas aussi bien que prévu (par les statistiques) 14? 12. L. Boltanski, Prime éducation et morale de classe, Paris, EHESS, 1969 ; S. Gojard, Le métier de mère, Paris, La Dispute, 2010. 13. B. Lahire, La raison scolaire, Rennes, PUR, 2008. 14. Sur les cas de déclassement scolaire d enfants issus de familles relativement dotées, voir G. Henri- Panabière, Des «héritiers» en échec scolaire, Paris, La Dispute, 2010. savoir/agir 55

L évaluation scolaire peut se rejouer via une discussion bien menée avec les enseignants, le placement dans un autre établissement (et donc face à d autres enseignants), ou encore pour les familles les mieux dotées l intégration à un système scolaire étranger, qui opère comme un espace de ré-identification 15. La domination sociale des parents signifie ainsi pour leurs enfants une possibilité de s émanciper, si besoin, des évaluations dont la plupart des enfants sont largement captifs. Du reste, à la limite, les familles les plus favorisées ont les moyens de réduire l incertitude de leur reproduction en recourant délibérément à des identifications qui ne s imposent pas spontanément, mais qui peuvent justement s avérer utiles pour dépasser, contester, une identification jugée insatisfaisante, parce qu inadaptée au projet socialisateur. C est par exemple le cas lorsque des parents prennent l initiative de faire évaluer psychologiquement le niveau intellectuel de leur enfant, en vue de modifier la façon dont il est identifié sur le plan éducatif, et en dernière analyse, en vue de modifier concrètement sa prise en charge à l École (par exemple, un test de quotient intellectuel permet d obtenir un saut de classe d abord refusé au vu des seuls résultats scolaires) 16. Au final, pour faire face aux incertitudes de leur reproduction, les familles les plus favorisées socialement n agissent donc pas seulement «dans leur coin», dans l intimité de leurs espaces propres (leurs domiciles, leurs écoles, leurs quartiers) où se transmettent certes les ressources sociales qui doivent faire la différence. Elles opèrent également à un niveau plus abstrait, plus institutionnel qui est aussi un niveau plus général et plus politique, puisqu il touche à des façons publiques de reconnaître ou non des identités singulières, de faire droit ou non à des enjeux socialement particuliers de reproduction. Ignorer ce fait, c est succomber à la fiction libérale qui veut que la domination puisse se fonder sur une activité isolée, en ellemême opérante ; alors qu elle est toujours dépendante, en réalité, de formes d imposition et d acceptation collectives, qui ne sont jamais aussi efficaces que lorsqu elles sont publiquement peu visibles. n 15. A.-C. Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte, 2007. 16. W. Lignier, La petite noblesse de l intelligence, Paris, La Découverte, 2012. 56 savoir/agir