Le dépassement des coûts devisés :



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Transcription:

Le dépassement des coûts devisés : Entre prescription des droits de l art. 398 CO et péremption de ceux de l art. 375 CO par PASCAL PICHONNAZ * Le jubilaire s'est beaucoup intéressé dans les dernières années à l'institution de la prescription, en particulier en matière de responsabilité civile 1, mais aussi de manière plus générale 2. Dans l'avant-projet de loi sur la responsabilité civile, il a proposé avec son corédacteur, Pierre Widmer, un régime unifié de la prescription pour les créances en dommages-intérêts, qu'elles soient fondées sur une responsabilité contractuelle ou extracontractuelle 3. Même si la loi n'a finalement pas vu le jour, ce souci de soumettre les * Professeur ordinaire à l Université de Fribourg. Nous remercions vivement Me Geneviève Michelet, assistante à la Faculté, pour son aide à la préparation de cette contribution, sa relecture attentive et la mise au point des notes, de même que Me Christina Gaist, assistante à la Faculté, pour son aide à la mise au point des notes. 1 Cf. notamment, WESSNER, Les responsabilités environnementales : un regard de droit suisse sur des questions choisies dans une oeuvre inachevée, in Les responsabilités environnementales dans l'espace européen (Geneviève Viney et Bernard Dubuisson éd.), Zurich/Bruxelles/ Paris 2006, p. 779 à 838 ; Idem, Les responsabilités environnementales et l'appréhension des risques de développement, in Mélanges en l'honneur de François Knoepfler (François Bohnet et Pierre Wessner éd.), Bâle, Genève/Munich 2005, p. 449 à 468 ; Idem, La prescription de l'action récursoire en cas de solidarité imparfaite : quelques mots sur un arrêt de portée considérable, in Le temps et le droit, Recueil de travaux offerts à la Journée de la Société suisse des juristes 2008 (Piermarco Zen-Ruffinen éd.), Bâle 2008, p. 309 à 319 ; Idem, L'action récursoire en cas de solidarité imparfaite : l'inopposabilité dans les rapports internes de la prescription acquise face au lésé (commentaire de l'atf 133 III 6), REAS 2008, p. 26 à 31. 2 WESSNER/BOUVERAT, Quelques questions choisies liées à la prescription extinctive : un état des lieux en droit suisse et quelques regards de droit comparé, PJA 2010, 951ss. 3 AP RC ; rapport explicatif, http://www.epj.admin.ch/content/dam/data/wirtschaft/gesetzgebung/haft pflich/vn-ber-f.pdf.

Pascal Pichonnaz créances à un même régime de prescription fait son chemin 4, jusque dans les travées du Parlement fédéral 5. Pour que le rôle de protection du débiteur assumé par la prescription ne soit pas perçu comme un simple élément de chicane, il faut que son régime soit prévisible non seulement pour les spécialistes, mais bien par chaque créancier potentiel. En effet, le régime de la prescription doit surtout jouer un rôle de prévention en incitant les acteurs économiques à adopter un comportement diligent dans la poursuite de leur créance. C'est dans cette perspective que nous souhaitons examiner le régime de la prescription et de la péremption en cas dépassement des coûts de construction. En effet, le régime de la limitation des droits par le temps varie selon la qualification juridique différente de situations souvent très proches. Ainsi, après avoir rappelé la différence de régime dans le dépassement des coûts de construction (I.), nous examinerons de manière plus spécifique le régime de la prescription et de la péremption (II.). Nous terminerons par quelques remarques conclusives (III.). I. Le dépassement des coûts de construction : le rappel des régimes juridiques La notion de «dépassement des coûts de construction», telle que nous allons l'utiliser, implique qu'un devis ou une estimation des coûts a été fourni par l'architecte ou l'entrepreneur, mais que les coûts effectifs ont finalement dépassé cette estimation. La question de savoir qui doit supporter les surcoûts entre le maître d'ouvrage, d une part, et l'architecte ou les entrepreneurs, d autre part, dépend d abord de la qualification juridique des deux situations de base : (A.) le contrat d'entreprise avec devis estimatif de l'art. 375 CO et (B.) le contrat de mandat et l'estimation des coûts comme émanation du devoir de renseigner du mandataire. Nous allons dès lors rappeler brièvement ce régime. 4 Cf. ég. PICHONNAZ, La prescription de l action en dommages-intérêts : Un besoin de réforme, in F. Werro (édit.), Le temps dans la responsabilité civile, Colloque du droit de la responsabilité civile 2005, Berne 2007, p. 71 ss. 5 Cf. notamment le délai de prescription de l'art. 210 CO qui doit être adapté pour correspondre à l'art. 371 CO, http://www.parlament.ch/f/suche/pages/geschaefte.aspx?gesch_id=20070497 ; FF 2011 3655 (avis du Conseil fédéral) ; cf. ég. le délai de prescription de l'action en responsabilité délictuelle qui doit être allongé, http://www.parlament.ch/e/suche/pages/geschaefte.aspx?gesch_id=20073763. 506

Le dépassement des coûts devisés A. Le régime du contrat d'entreprise avec devis estimatif (CO 375) Aux termes de l'art. 375 al. 1 CO, «[l]orsque le devis approximatif arrêté avec l entrepreneur se trouve sans le fait du maître dépassé dans une mesure excessive le maître a le droit, soit pendant, soit après l exécution, de se départir du contrat». A ce droit de se départir du contrat, l al. 2 ajoute un droit à la réduction du prix en posant que «[s] il s agit de constructions élevées sur son fonds, le maître peut demander une réduction convenable du prix des travaux ou, si la construction n est pas achevée, en interdire la continuation à l entrepreneur et se départir du contrat en payant une indemnité équitable pour les travaux exécutés». Nous n entendons traiter ici que de la réduction du prix prévue par l art. 375 al. 2 CO. Partant, nous rappellerons brièvement (1.) le champ d application de la disposition, (2.) les conditions d exercice du droit à la réduction du prix et (3.) les conséquences en cas d exercice de ce droit. 1. Le champ d application La situation visée par l art. 375 al. 2 CO est celle d un contrat d entreprise conclu pour un prix en régie 6. Partant, le contrat d entreprise n est pas conclu pour un prix ferme, unitaire ou forfaitaire (CO 373 ; SIA-118 art. 40 s.). Il s agit donc de l hypothèse dans laquelle la rémunération de l entrepreneur correspond au coût effectif de l ouvrage, soit à la valeur du travail et aux dépenses de l entrepreneur (CO 374 ; SIA-118 art. 44 s.) et que, de surcroît, le maître a obtenu un devis approximatif au sens de l art. 375 al. 1 CO 7. On applique également le régime de l art. 375 CO par analogie aux contrats d entreprise partiellement à prix de régie, mais alors uniquement pour la part en régie lorsque l entrepreneur a établi un devis pour la part en régie 8, et aux contrats d entreprise à prix unitaire lorsqu il y a un accord de rémunération à prix unitaire fondé sur un devis approximatif ; le prix unitaire est alors ferme, mais non la rémunération (qui se fonde sur les quantités fournies, multipliées par le prix unitaire) 9. Le devis approximatif constitue l élément central du système. Il consiste en une estimation des coûts, une prévision d un prix probable 10, et a pour objectif d orienter le maître sur le montant de la rémunération à laquelle il doit approximativement s attendre 6 TERCIER/FAVRE, Les contrats spéciaux, 4 e éd., Genève/Zurich/Bâle 2009, n. 4733 p. 711. 7 GAUCH, Le contrat d entreprise, Adaptation française par Benoît Carron, 4 e éd., Zurich 1999, n. 973 p. 285. 8 GAUCH, n. 997, p. 292. 9 GAUCH, n. 998, p. 292 s. ; CHAIX, CR-CO I, n. 7 ad art. 375 CO ; TERCIER/FAVRE, n. 4733 p. 711. 10 TF, 31.03.2009, 4A_577/2008, c. 3.1 ; GAUCH, n. 937 p. 276 ; CHAIX, CR-CO I, n. 5 ad art. 375 CO. 507

Pascal Pichonnaz «selon les prévisions de l entrepreneur» 11. Cette estimation est en principe faite par l entrepreneur ; il peut toutefois également s agir d une estimation du maître, de tiers ou d une collaboration de plusieurs personnes, reprise par l entrepreneur. Le devis approximatif n est pas contraignant pour l entrepreneur, puisque par définition il n est qu une approximation 12. Toutefois, puisqu il est établi pour le maître d ouvrage afin de l orienter dans sa prise de décision au moment de la conclusion du contrat, il en constitue une motivation essentielle. Le devis est ainsi un fondement souvent essentiel de la volonté du maître de conclure le contrat 13. L entrepreneur n ayant pas l obligation de respecter le devis, son non-respect n entraîne pas de violation du contrat 14 et partant ne donne pas droit à des dommagesintérêts. La rémunération de l entrepreneur reste ainsi toujours fixée en fonction des coûts effectifs et non du devis. En revanche, en cas de dépassement excessif du devis, le maître peut déduire certains droits, puisqu il a été motivé à conclure le contrat en fonction de ce devis 15. L art. 375 CO prévoit essentiellement un droit à la réduction du prix et un droit à la résolution du contrat à certaines conditions. Nous nous attacherons ici au seul droit à la réduction du prix prévu par l art. 375 al. 2 CO. 2. Les conditions d application de l art. 375 al. 2 CO Le droit à la réduction du prix de l art. 375 al. 2 CO suppose que quatre conditions soient remplies : 1 Un dépassement excessif du devis. Dès lors que l entrepreneur n est pas tenu par le devis, le maître doit tolérer un certain dépassement du devis, modéré 16. C est le propre d un devis de n être qu une approximation plus ou moins précise. La question est dès lors celle de déterminer quelle est la marge de tolérance. Celleci doit être fixée en tenant compte des circonstances concrètes du cas d espèce, en tenant compte de la loyauté commerciale 17. Le Tribunal fédéral et la doctrine reconnaissent cependant comme norme empirique (Faustregel) que le seuil qui ne doit pas être franchi se situe aux alentours de 10 %. Il ne s agit 11 TF, 31.03.2009, 4A_577/2008, c. 3.1 ; GAUCH, n. 937 p. 276. 12 Ibidem. 13 CHAIX, CR-CO I, n. 5 ad art. 375 CO ; TERCIER/FAVRE, n. 4730 p. 711. 14 GAUCH, n. 984 p. 288 ; CHAIX, CR-CO I, n. 5 ad art. 375 CO. 15 TERCIER/FAVRE, n. 4731 s., p. 711. 16 GAUCH, n. 985 p. 289. 17 GAUCH, n. 985 p. 289 ; CHAIX, CR-CO I n. 13 ad art. 375 CO. 508

Le dépassement des coûts devisés toutefois pas d une norme absolue 18, puisque le devis lui-même peut indiquer une autre marge de tolérance et que la difficulté de l établissement du devis notamment peut justifier une marge plus importante. L appréciation de la marge de tolérance peut aussi se faire en fonction de la question de savoir si le maître d ouvrage aurait commandé l ouvrage même en connaissance du coût réel de celui-ci au moment de la conclusion du contrat 19. Cette approche tient compte du fait que le devis est la motivation du maître de passer le contrat ; elle est toutefois difficile à mettre en œuvre en pratique. 2 L absence du fait du maître dans le dépassement 20. Le maître serait mal venu d invoquer un dépassement de devis si celui-ci est dû à son propre fait. En effet, l entrepreneur ne pouvait pas anticiper le comportement ou les choix ultérieurs du maître ; il ne saurait dès lors en supporter les conséquences. Partant, les coûts supplémentaires provoqués par le comportement du maître, comme ceux résultant d une modification de commande à moins que celle-ci soit due au comportement de l entrepreneur 21, d omission du maître ou d actes qu il tarde à faire (comme mettre à disposition du matériel ou libérer le chantier) 22 ne sauraient être pris en compte dans le dépassement de devis. Il serait contradictoire en fait que le maître invoque un dépassement qu il a lui-même provoqué, même sans qu il ait commis de faute à cet égard 23. Il s agit d une application du principe de la bonne foi en affaires (CC 2 I). 3 La conformité à la bonne foi. De manière générale, le maître ne peut se prévaloir de son droit de manière contraire à la bonne foi (par application analogique de l art. 25 al. 1 CO). Ainsi, les droits du maître tombent en cas d acceptation du dépassement excessif, même par actes concluants (ratification) 24. 4 Une construction élevée sur le fonds du maître ou une situation analogue. La question de la réduction du prix de l ouvrage n est possible que lorsqu une résolution ne ferait pas sens ; tel est le cas notamment lorsque le maître devient propriétaire de l ouvrage au fur et à mesure de sa réalisation 25 ou en cas de travaux de ré- 18 TF, 31.03.2009, 4A_577/2008, c. 3.1 ; GAUCH, n. 985 p. 289 ; CHAIX, CR-CO I n. 14 ad art. 375 CO ; TERCIER/FAVRE, n. 4741 p. 712. 19 GAUCH, n. 986 p. 289 ; CHAIX, CR-CO I n. 13 ad art. 375 CO. 20 CHAIX, CR-CO I, n. 8 ad art. 375 CO. 21 TF, 31.03.2009, 4A_577/2008, c. 3.1 ; GAUCH, n. 988 p. 290 ; CHAIX, CR-CO I, n. 9 ad art. 375 CO ; cf. ég. CO 365 III, qui vise le cas d un défaut de la matière fournie par le maître. 22 CHAIX, CR-CO I, n. 8 ad art. 375 CO. 23 Ibidem. 24 GAUCH, n. 990 p. 290 ; CHAIX, CR-CO I, n. 9 ad art. 375 CO. 25 CHAIX, CR-CO I, n. 3 ad art. 375 CO. 509

Pascal Pichonnaz novation, de transformation ou de démolition d un bien qui appartient déjà au maître 26. Il faut dès lors appliquer la même règle pour les hypothèses comparables, comme la construction sur le fonds d un tiers ou lorsque l ouvrage en cours de réalisation entre directement dans le patrimoine du maître ou d un tiers, telle la réparation d une automobile 27. L obligation d informer du dépassement de devis à charge de l entrepreneur en raison de son devoir général de diligence (CO 364 I) n est pas directement liée au droit à la réduction du prix. La violation du devoir d informer ouvre la voie à une conséquence juridique indépendante : En cas d information tardive ou d absence d information relative au dépassement du devis, l entrepreneur doit réparer l éventuel dommage résultant du fait que le maître n a pas pu se départir du contrat ou prendre d autres dispositions à temps 28. Cette action en dommages-intérêts est soumise par conséquent au délai de prescription ordinaire (CO 127). De même, nous l avons dit, la faute de l entrepreneur n est pas une condition de la réduction du prix selon l art. 375 CO 29. Toutefois, si le devis est fixé trop bas intentionnellement ou par négligence, l entrepreneur répondra d une culpa in contrahendo. En raison du principe de l absorption de la responsabilité précontractuelle par la responsabilité contractuelle 30, cette faute de l entrepreneur doit influencer la quotité de la réduction du prix, si elle est demandée par le maître, ou donnera droit à la réparation d un intérêt négatif, si le maître s est départi du contrat 31. 3. Le calcul de la réduction du prix selon l art. 375 al. 2 CO Lorsque les conditions sont remplies, le maître a un droit formateur à la réduction du prix 32. Pour déterminer dans quelle mesure le prix doit être réduit, on part du principe d un partage des risques entre le maître et l entrepreneur 33. En effet, il serait inéquitable 26 GAUCH, n. 992 p. 291. 27 Pour plus de précisions, cf. GAUCH, n. 993 p. 291. 28 TF, 31.03.2009, 4A_577/2008 ; GAUCH, n. 1007 s. p. 295 ; CHAIX, CR-CO I n. 18 s. ad art. 375 CO ; TERCIER/FAVRE, n. 4741 p. 712. 29 CHAIX, CR-CO I n. 10 et 16 ad art. 375 CO. 30 TF, 29.04.2007, 4C.98/2007 ; TF, 04.08.2005, 4C.82/2005 ; KUONEN, La responsabilité précontractuelle, th. Fribourg, Zurich/Bâle/Genève 2007, n. 1784 ss ; SPIRO, Die Haftung für Erfüllungsgehilfen, Berne 1984, 101 ; GAUCH/SCHLUEP/SCHMID/EMMENEGGER, Schweizerisches Obligationenrecht, Allgemeiner Teil, 9 e éd., Zurich/Bâle/Genève 2008 (cité : OR AT), n. 970 ; ANEX, L intérêt négatif, sa nature et son étendue, th. Lausanne 1977, 62 ss ; WEBER, BKomm., n. 93 ad art. 97 CO. 31 GAUCH, n. 1009 p. 296 ; CHAIX, CR-CO I n. 16 ad art. 375 CO. 32 TF, 31.03.2009, 4A_577/2008 c. 3.1 ; GAUCH, n. 979 p. 287 ; CHAIX, CR-CO I n. 17 ad art. 375 CO. 33 GAUCH, n. 979 p. 287. 510

Le dépassement des coûts devisés que le dépassement du devis soit entièrement à charge de l entrepreneur, puisqu il n est justement pas lié par le montant donné dans son devis. Cependant, dans le même temps, il assume un certain risque en étant prêt à donner un devis approximatif du coût des travaux ; il est donc juste que ce risque lui soit en partie imputé. Toutefois, la marge de tolérance (en principe 10 % du dépassement 34 ) ne fait pas partie du risque assumé par l entrepreneur ; elle doit donc être supportée par le maître. La part du dépassement du devis qui excède la marge de tolérance et qui n est pas le résultat d un fait du maître fait l objet du partage des risques entre entrepreneur et maître d ouvrage. Ainsi, la moitié de la part du dépassement de devis non imputable au maître qui excède la marge de tolérance doit être assumée par l entrepreneur 35 ; ce sera en principe le montant de la réduction du prix. La répartition peut toutefois varier selon les circonstances et pour tenir compte de la bonne foi en affaires (CC 2 I) 36. A titre d illustration, on peut prendre l exemple suivant : le coût effectif de l ouvrage est de 900 ; il y a eu des modifications de commande pour 100 ; les dépassements ratifiés par le maître d ouvrage sont de 20. Le coût total à considérer pour appliquer l art. 375 CO est ainsi de 780 ; il doit être comparé au devis estimatif de 600. A la différence entre les deux (180), on retranche 10 % du devis estimatif (60). Le montant restant (120) correspond au risque «pur» à partager entre les deux parties (120/2 = 60). L entrepreneur doit donc supporter 60, ce qui correspond à la diminution du prix. Le maître payera un montant de 840, correspondant au coût effectif (900) moins la part du risque assumée par l entrepreneur (60). B. La responsabilité pour l'estimation des coûts dans le contrat de mandat (CO 398) La situation juridique diffère largement en cas de dépassement des coûts dans un contrat de mandat. Après avoir rappelé la situation visée (1), nous présenterons brièvement son régime (2). 1. La situation visée La situation envisagée est celle où ce n est pas l entrepreneur, mais l architecte (ou l ingénieur) qui renseigne le maître d ouvrage sur les coûts estimés de l ouvrage. L ouvrage sera donc effectué par un tiers. L architecte est alors lié le plus souvent par un contrat de 34 Cf. supra, I/A/2. 35 CHAIX, CR-CO I n. 29 ad art. 375 CO ; TERCIER/FAVRE, n. 4744 p. 712. 36 TF, 31.03.2009, 4A_577/2008, c. 3.1 ; GAUCH, n. 980 s. p. 287 s. ; CHAIX, CR-CO I n. 30 ad art. 375 CO. 511

Pascal Pichonnaz mandat avec le maître d ouvrage (contrat d architecte global, contrat de direction des travaux ou de planification), nous y reviendrons. Partant, l art. 375 CO ne lui est pas applicable, même par analogie 37. Une mauvaise estimation ou un dépassement des coûts de construction doivent dès lors être appréciés sur la base des règles du mandat 38, en particulier de l art. 398 CO 39. La responsabilité du mandataire est ainsi soumise aux conditions classiques. 2. Le régime Parmi les obligations de l architecte chargé de la direction des travaux figure celle d informer son mandant de tous les faits qui peuvent avoir une importance pour lui, notamment de l informer du coût effectif de l ouvrage 40. Lorsque le maître d ouvrage fixe une limite de coûts, celle-ci est alors une instruction de sa part 41. Même calculé par l architecte (SIA-102 art. 4.21, 4.31, 4.32) ou par un tiers, le devis estimatif intégré au contrat doit, à notre sens, être considéré comme une instruction donnée par le mandant (le maître de l ouvrage) au mandataire (l architecte ou l ingénieur) au sens de l art. 397 CO. Le mandataire a donc l obligation de respecter cette instruction. Toutefois, l estimation des coûts a un caractère aléatoire, puisqu elle dépend essentiellement des tiers 42. L architecte ne saurait dès lors être tenu responsable de tout dépassement de devis s il a rempli ses devoirs contractuels, en particulier son devoir d information du dépassement à l égard du mandant (le maître d ouvrage). En cas de modification de commande entraînant un coût supplémentaire de construction, l architecte doit donc s assurer que les deux instructions (respect du devis initial et augmentation des coûts due à la modification) ne sont pas en contradiction. S il s aperçoit d une contradiction, en particulier une augmentation des coûts provoquant un dépassement du devis, le mandataire a une obligation d informer le maître pour remplir ses devoirs. 37 GAUCH, n. 1001 p. 293 ; PICHONNAZ, Le dépassement du devis dans le contrat d architecte global, Arrêt du Tribunal fédéral du 15 mars 2005 (4C.424/2004), BR/DC 2006 p. 8 ss, n.11 p. 9 (cité : Le dépassement du devis). 38 TF, 23.11.2007, 4A_118/2007, c. 4, BR/DC 2008, p. 70. 39 TF, 15.03.2005, 4C.424/2004, c. 3 ; PICHONNAZ, Le dépassement du devis, n.12 p. 9. 40 TF, 09.05.2006, 4C.54/2006, c. 2.2.1 ; TF, 15.03.2005, 4C.424/2004, c. 3.2 ; PICHONNAZ, Le dépassement du devis, n.13 p. 9 ; TERCIER/FAVRE, n. 5370 p. 809 ; SCHUMACHER, Die Haftung des Architekten aus Vertrag, in Gauch/Tercier, Le droit de l'architecte, 3 e éd., Fribourg 1995, 113 ss, n. 747, p. 237. 41 TF, 15.03.2005, 4C.424/2004, c. 3.3 ; TF, 22.02.2001, 4C. 353/2000 c. 1c/cc ; ATF 108 II 197, c. 2. 42 PICHONNAZ, Le dépassement du devis, n.12 p. 9 ; GAUCH, n. 1001 p. 293. 512

Le dépassement des coûts devisés Lorsque le devis initial n est pas respecté, il faut donc examiner si le mandataire a respecté son devoir de fidélité et d information 43. Il engage sa responsabilité pour mauvaise exécution du contrat de mandat lorsque le dépassement est dû à son manque de surveillance des coûts de construction ou à son manque d information sur la marge d erreur dans son devis 44. En l absence de marge d erreur indiquée, il n y a pas de marge de tolérance 45. Enfin, s il n a pas informé le maître d ouvrage du dépassement de devis tendant à obtenir son accord sur la suite à donner, le mandataire répondra du dommage consécutif à cette violation. Le dommage que le mandataire devra réparer est celui qui est lié à la confiance que le maître avait dans le devis initial (Vertrauensschaden 46 ). Le devoir de réparer n est toutefois donné que si le comportement du mandant eût été différent s il avait été informé à temps 47 et s il existe une différence entre la valeur subjective de l ouvrage (la valeur que l ouvrage devait représenter aux yeux du mandant) et sa valeur objective 48. La valeur subjective (ou intérêt subjectif du maître) correspond à la valeur que le mandant a accepté ou qui représente un intérêt qu il doit accepter (sécurité), mais elle ne couvre pas la plus-value objective qui lui a été en quelque sorte «imposée» par des dépassements de coûts qu il n a pas voulus 49. Le dommage ne devra être réparé par le mandataire que s il est en lien de causalité avec la violation de ses devoirs d information. En d autres termes, le mandant (maître d ouvrage) devra prouver que, sans la violation de ses devoirs par le mandataire, il aurait pu agir autrement et qu il l aurait fait 50. Comme il s agit d un dommage fondé sur la confiance déçue, il faut en quelque sorte que le mandant puisse démontrer qu il a adopté un comportement fondé sur la confiance qu il avait dans l existence d une situation donnée. S il avait su que la situation était autre, il aurait agi autrement! Le devoir d information étant une obligation de moyens, sa violation est forcément fautive pour le mandataire au sens de l art. 398 CO. Si le devis a été fixé trop bas par 43 TF, 14.07.2009, 4A_187/2009, c. 4.1, BR/DC 2009, n. 164 p. 156. 44 TF, 14.07.2009, 4A_187/2009, c. 4.1, BR/DC 2009, n. 164 p. 156 ; PICHONNAZ, Le dépassement du devis, n.5 p. 8. 45 TF, 4C.424/2004, c. 3.2.1 ; PICHONNAZ, Le dépassement du devis, n. 6 p. 8 ; d un avis différent, ZEHNDER, Über Prognosen, Toleranzen und die Haftung der Architekten, BR/DC 2010, p. 48 ss, p. 49, qui distingue selon que le mandant est ou non conscient du fait qu il y a une certaine inexactitude dans le devis. 46 ZEHNDER, p. 52. 47 TF, 15.03.2005, 4C.424/2004, c. 3.2 ; 16.12.2009, 4D.131/2009, c. 3.3.3 ; ZEHNDER, p. 53 ss ; PICHONNAZ, Le dépassement du devis, n.5 p. 8 et n. 18 p. 10 s. 48 TF, 16.12.2009, 4D_131/2009, c. 3.3.3 s. 49 TF, 23.11.2007, 4A_118/2007, BR/DC 2008, p. 70 note F. WERRO. 50 TF, 25.05.2003, 4C.71/2003, c. 3. 513

Pascal Pichonnaz négligence, il n y aura pas culpa in contrahendo 51, mais bien responsabilité contractuelle, puisque l établissement du devis fait partie des obligations du mandataire, même si le devis est établi avant la conclusion d un contrat d entreprise entre le maître d ouvrage (mandant) et le(s) entrepreneur(s). Enfin, le dommage fixé peut conduire à une réduction des dommages-intérêts alloués en cas de faute du mandant ; tel peut être le cas si le mandant ne pouvait ignorer qu une modification de commande allait entraîner une augmentation des coûts 52. L architecte qui n informe pas le mandant sur le degré d incertitude de ses pronostics relatifs aux coûts lui donne l impression d une absence de risque sur le devis, de sorte que le Tribunal fédéral retient que le mandant est alors en droit de s attendre à ce que le devis ne soit pas dépassé 53. Il peut par ailleurs fixer une limite de coûts 54. Lorsqu une marge d erreur a été indiquée dans le contrat ou dans les conditions générales intégrées dans le contrat (SIA 102 art. 6.5.4), les coûts sur lesquels l architecte n a pas d influence doivent également être pris en compte 55. ZEHNDER estime qu il faut distinguer selon qu il n est pas indiqué qu il y a une marge de tolérance (cas où la règle empirique de 10 % vaudrait), que celle-ci n est pas précisée (ce qui serait une violation de ses devoirs par l architecte), ou encore que le mandant est conscient qu il y a une certaine incertitude (cas dans lequel s appliquerait également la norme empirique de 10 %) 56. En l absence de marge d erreur indiquée dans le contrat, le Tribunal fédéral a retenu qu en cas de dépassement du devis inférieur à 10 %, le mandant doit apporter la preuve que le mandataire a violé son obligation ; au-delà d un dépassement de 10 %, il y a une présomption de fait que le mandataire a violé son obligation de diligence 57. En conséquence, le mandataire (architecte/ingénieur) doit assumer l intégralité du dommage qu il a causé en violation de ses devoirs contractuels ; il s agira de la prise en charge de la différence entre le coût effectif et la valeur subjective 58 (soit le devis initial, les plus-values dues à des modifications de commande dans la mesure où le mandant a été 51 A tort, STÖCKLI, Zur Pflicht des Architekten, Kostenberechnungen anzustellen - TC GR 18.11.2008, ZF 08 56, BR/DC 2010, p. 56 ; pour le contrat d entreprise, cf. supra I A/2. 52 TF, 23.11.2007, 4A_118/2007, BR/DC 2008, p. 70. 53 TF, 15.03.2005, 4C.424/2004, c. 3.2.1 ; PICHONNAZ, Le dépassement du devis, n. 6 p. 8. 54 PICHONNAZ, Le dépassement du devis, n. 8 p. 8 ; ZEHNDER, p. 50. 55 SIEGENTHALER, Kostenvorschlag : Genaures zum Genauigkeitsgrad (TComm. ZH 08.04.2008, ZR 108 [2009] 31, p. 97 ss), BR/DC 2010 p. 57. 56 ZEHNDER, p. 49. 57 TF, 15.03.2005, 4C.424/2004, c. 3.2.1 ; ZEHNDER, p. 50 ; PICHONNAZ, Le dépassement du devis, n. 7 et 15 p. 8 s. ; TERCIER/FAVRE, n. 5371, p. 809 ; ABRAVANEL, Les devoirs généraux de l architecte, in Gauch/ Tercier, Le droit de l architecte, 3 e éd., Fribourg 1995, 99 ss, n. 360, p. 111. 58 TF, 23.11.2007, 4A_118/2007, BR/DC 2008, p. 70. 514

Le dépassement des coûts devisés informé des coûts ou en est conscient, et les autres fautes concomitantes selon CO 44) 59. Les honoraires de l architecte ne sont alors pas réduits, mais ils sont calculés sur la valeur subjective 60. II. Le régime de la prescription et de la péremption en cas de dépassement des coûts La présentation même succincte du régime du dépassement de devis/des coûts dans les contrats d entreprise et de mandat était essentielle pour comprendre la différence de nature des deux situations et, partant, leurs conséquences sur le régime de la prescription et de la péremption. Nous analyserons d abord la situation juridique telle qu elle découle de quelques arrêts récents du Tribunal fédéral (A.) pour présenter ensuite notre solution (B.). A. La situation juridique dessinée par le Tribunal fédéral Deux arrêts du Tribunal fédéral rendus en 2009, l un relatif à la responsabilité de l architecte pour le dépassement des coûts (CO 398) 61, l autre relatif au dépassement excessif du devis (CO 375) 62, ont montré combien le régime de prescription et de péremption qui s applique à ces deux institutions est fondamentalement différent. Après avoir brièvement rappelé les contours du régime de prescription relatif à la responsabilité de l architecte (1.), nous présenterons plus longuement le régime de péremption qui frappe les droits formateurs du maître d ouvrage en cas de dépassement excessif du devis (2.). 1. Le régime de prescription pour dépassement des coûts de construction devisés (CO 398) En cas de dépassement des coûts de construction devisés, la responsabilité du mandataire se traduit par l obligation de payer des dommages-intérêts fondés sur l art. 398 CO. En tant que créance contractuelle, la créance en dommages-intérêts du mandant (le maître d ouvrage) contre le mandataire (architecte/ingénieur) est frappée d un délai de prescription de dix ans, par application du principe général de l art. 127 CO. Le Tribunal fédéral l a indiqué dans un arrêt de 2009 (ATF 134 III 361, c. 6.2). 59 PICHONNAZ, Le dépassement du devis, n. 9 p. 8. 60 TF, 23.11.2007, 4A_124/2007, c. 6.1.1 BR/DC 2008, p. 70. 61 ATF 134 III 361. 62 TF, 31.03.2009, 4A_577/2008. 515

Pascal Pichonnaz Le délai de prescription de la créance du maître contre le mandataire (l architecte ou l ingénieur dans notre hypothèse) est sauvegardé selon les règles ordinaires. Partant, il sera interrompu si les actes interruptifs de prescription de l art. 135 CO sont respectés et pourrait même être suspendu dans les hypothèses de l art. 134 CO. Enfin, comme pour toute créance, le dépôt d une demande en justice aura les conséquences du nouvel article 138 CO (introduit lors de l entrée en vigueur du Code de procédure civile), à savoir que le délai sera suspendu jusqu au prononcé du jugement 63. La prescription en cas de responsabilité de l architecte ou de l ingénieur pour dépassement des coûts devisés est donc une situation tout à fait ordinaire. En soi, elle ne mérite qu une attention réduite. Toutefois, sa mise en parallèle avec le régime de la péremption dans le dépassement de devis de l art. 375 CO justifie une attention particulière. 2. Le régime de péremption dans le dépassement de devis (CO 375) Dans un arrêt du 31 mars 2009 (4A_577/2008), qui reprenait un arrêt plus ancien sur la question 64, le Tribunal fédéral a posé le principe que le droit formateur en réduction de la rémunération de l entrepreneur au sens de l art. 375 al. 2 CO ou en résolution du contrat d entreprise au sens de l art. 375 al. 1 CO se périme par un an dès que le dépassement des coûts se dessine pour le maître d ouvrage avec suffisamment de certitude. Il ne s agit donc plus ici d un délai de prescription, mais d un délai de péremption avec un point de départ subjectif. B. Notre solution pour le délai (de péremption) de l art. 375 CO S il est probablement approprié de retenir que le délai limitant le droit formateur à la réduction du prix est un délai de péremption 65, son point de départ et sa durée posent diverses questions délicates. Après avoir montré en quoi le parallèle tracé par le Tribunal fédéral entre le délai de l art. 31 CO pour l invalidation en cas d erreur et le délai de péremption de l art. 375 CO n est pas approprié (1.), nous examinerons d abord quelle doit être la nature du délai (2.) et ses caractéristiques (3.). 63 PICHONNAZ, Le point sur la partie générale du droit des obligations/entwicklungen im Obligationenrecht, Allgemeiner Teil, RSJ 106 (2010), p. 189-195, p. 189 ; ég. RSJ 107 (2011), p. 181 s. 64 TF, 18.8.2005, 4P.99/2005, c. 3.2. 65 Cf. notamment PICHONNAZ, CR-CO I, n. 10 ad art. 127 CO ; GAUCH/SCHLUEP/SCHMID/ EMMENEG- GER, n. 158 s. ; ég. VIONNET, p. 272 ss ; BERTI, ZKomm., n. 27 ad art. 127 CO ; DÄPPEN, BaKomm., n. 3. art. 127 CO ; KOLLER, Schweizerisches Obligationenrecht, Allgemeiner Teil, 3 e éd., Berne 2009, 14 n. 298. 516

Le dépassement des coûts devisés 1. Le parallèle erroné avec l art. 31 CO En suivant l avis d une partie de la doctrine 66, le Tribunal fédéral a tracé dans son arrêt de 2009 un parallèle entre le droit de réduire la rémunération de l art. 375 CO et le droit de se départir du contrat prévu à l art. 31 CO. Sa formule est toutefois lapidaire : «Il est admis que le droit à la réduction de prix est sujet à péremption, par application analogique de l'art. 31 al. 1 et 2 CO [avec des renvois à la doctrine]». Il retient dès lors un délai de péremption tant pour l exercice du droit de se départir du contrat que pour celui du droit de réduire le prix, par analogie avec l art. 31 CO 67. Cette analogie est suggérée par la doctrine 68 ; mais est-elle justifiée 69? Cette question appelle plusieurs considérations : 1 L art. 375 CO n est pas la sanction d un vice de la volonté. Pour admettre un parallèle avec l art. 31 CO, il faut retenir que l art. 375 CO est une concrétisation du régime de l erreur essentielle sur les motifs (CO 24 I/4). C est ce que fait une partie de la doctrine 70. L idée consiste à considérer que le maître d ouvrage s est engagé en considération d un certain coût de construction ; en quelque sorte, le fait que le devis ne dépasse pas un certain montant l a décidé à conclure le contrat. L idée que le maître d ouvrage s est fié à cette appréciation pour s engager définitivement n est toutefois pas encore suffisante pour admettre que l art. 375 CO constitue la sanction d un vice de volonté. En effet, le montant (excessif) des coûts de construction est un évènement futur, par rapport à la conclusion du contrat, et non concomitant ou passé. Ainsi, si l on retient que l art. 375 CO est la concrétisation du régime de l erreur, il s agirait d une erreur sur un fait futur. Or, il ne peut y avoir une erreur sur un fait futur que si les parties ont anticipé la survenance du fait futur, en ayant la certitude qu il se produirait. Lorsque celui-ci ne se produit finalement pas, «ce fait futur anticipé» ouvre la voie à l invalidation pour cause d erreur (CO 31), selon la jurisprudence 71 et une partie de la doctrine 72. 66 CHAIX, CR-CO n. 38 ad art. 375 CO ; ZINDEL/PULVER, BaKomm., n. 19 ad art. 375 CO ; GAUCH, n. 1005 p. 294. 67 Sur la nature du délai de l art. 31 CO, cf. ATF 114 II 131, c. 2b, JdT 1988 I 508 ; il cite d ailleurs CHAIX, CR-CO I, N. 38 ad art. 375 CO ; ZINDEL/PULVER, BaKomm., n. 19 ad art. 375 CO ; GAUCH, n. 1005, p. 294 ; KOLLER, OR AT, 14 n. 295. 68 Cf. TF, 31.03.2009, 4A_577/2008, c. 3.1. 69 Cf. TF, 31.03.2009, 4A_577/2008, c. 3.1, note P. PICHONNAZ, in BR/DC 2009 p. 155. 70 GAUCH, n. 985 p. 289, n. 988, p. 290 et n. 1004 s., p. 294. 71 TF, 4C.34/2000, c. 3c/bb, dont le point bb n est pas publié in ATF 127 III 300 c. 3c. 517

Pascal Pichonnaz En l espèce, il est difficile de penser que les parties considèrent les coûts retenus par le devis comme «acquis», ou certains, alors même qu il ne s agit justement que d une approximation. De jurisprudence constante, le fait sur lequel une partie se trompe ne saurait être de nature spéculative, risqué ou incertain 73. L exigence est ainsi la même pour un «fait futur anticipé». Comme le devis approximatif est par définition incertain, il ne peut constituer un fait sur lequel il peut y avoir erreur au sens juridique du terme, même lorsque les coûts sont finalement supérieurs à ce qui était initialement devisé. 2 L art. 375 al. 1 CO est la concrétisation d une résiliation pour justes motifs. A notre avis, le dépassement de devis doit être considéré comme un changement ultérieur des circonstances liées à la conclusion du contrat. On ne peut pas voir ici vraiment l expression d une situation d imprévision ou d exorbitance (clausula rebus sic stantibus), puisqu il ne s agit pas d une situation totalement imprévisible 74. Le caractère «excessif» du dépassement est toutefois un élément considéré comme suffisamment grave par le législateur pour faire perdre la confiance que le maître avait dans l exécution d un ouvrage conforme à ce qui était attendu. Il faut dès lors bien considérer ce dépassement excessif comme un juste motif permettant de résilier le contrat ou de l adapter par une réduction du prix des travaux. Cette approche fonde ainsi le droit de résoudre le contrat sur les règles de la bonne foi en affaires (CC 2 I) et concrétise le droit de résolution pour justes motifs retenus pour les contrats de durée 75. Non seulement, il est alors cohérent d admettre un rapport de liquidation tant pour l art. 375 al. 1 CO que pour l art. 375 al. 2 CO, mais surtout cela met en évidence que le parallèle avec 72 SCHMIDLIN, BKomm., n. 200, ad art. 23/24 CO ; KRAMER, BKomm., n. 306 et 309 ad art. 18 CO ; PICHONNAZ, Impossibilité et exorbitance, th., Fribourg 1997, n. 890, p. 207 ; SCHWENZER, BaKomm., n. 19 ad art. 24 CO ; SCHMIDLIN, CR-CO I, n. 36 ss ad art. 23-24 CO. 73 TF, 18.7.2006, 2A.432/2005, c. 3.5 ; ég. GAUCH/SCHLUEP/SCHMID/EMMENEGGER, OR AT I, n. 797 p. 168. 74 Sur la clausula, cf. notamment PICHONNAZ, Impossibilité et exorbitance, n. 748 ss p. 176 ss ; sur l historique de celle-ci, PICHONNAZ, De la «clausula rebus sic stantibus» au «hardship», Aspects d'une évolution du rôle du juge, in Ruelle/ Berlingin (édit.), Le droit romain d'hier à aujourd'hui, Collationes et oblationes, Liber amicorum en l'honneur du professeur Gilbert Hanard, Bruxelles 2009, p. 149-172 ; RUMMEL, Die «clausula rebus sic stantibus» : Eine dogmengeschichtliche Untersuchung unter Berücksichtigung der Zeit von der Rezeption im 14. Jahrhundert bis zum jungeren Usus Modernus in der ersten Hälfte des 18. Jahrhunderts, Baden-Baden 1991 ; FEENSTRA, Impossibilitas and Clausula rebus sic stantibus. Some aspects of frustration of contract in continental legal history up to Grotius, in Watson (edit.), Daube Noster, Essays in Legal History for David Daube, Edimbourg/Londres 1974, p. 77 ss. 75 ATF 129 III 320, JdT 2003 I 623, SJ 2003 I 374. 518

Le dépassement des coûts devisés l art. 31 CO n est pas justifié. Les effets de la résolution de l art. 375 al. 1 et 2 CO sont ainsi comparables à ceux de la résolution pour justes motifs des contrats de durée 76. Partant, les créances en restitution des prestations déjà faites ont un fondement dans un rapport de liquidation (Liquidationsverhältnis) et devraient être soumises à un délai de prescription de dix ans conformément à l art. 127 CO 77. 2. La péremption d un droit formateur Les droits affectés par le délai de péremption sont des droits formateurs, soit résolutoire pour la résolution (al. 1) et la résiliation (al. 2), soit modificateur 78 pour la réduction du prix des travaux (al. 2) 79. L exercice d un droit formateur exige une plus grande sécurité juridique, compte tenu de son impact dans la sphère juridique du destinataire. Partant, il est souvent soumis à un délai de péremption 80. Ce délai est alors l expression du souci d éviter un exercice du droit formateur contraire à la bonne foi. Certes, la créance en réduction du prix en cas de défaut de l ouvrage est soumise à un délai de prescription de cinq ans (CO 371) 81 ; de même, la créance en réduction du prix en cas de défaut de la chose vendue (CO 205) est soumise à un délai de prescription d une année (CO 210) 82. Toutefois, même dans ces hypothèses, l invocation du droit formateur n est possible qu en respectant d abord un devoir de vérification et d avis des défauts (CO 201 et 367) qui impose à l acheteur ou au maître d ouvrage d agir rapidement dès qu il a connaissance du défaut. Cette incombance joue un rôle comparable à celui assigné à la péremption. En soi, le Tribunal fédéral aurait pu construire un régime similaire à celui des art. 367 ss CO. Il a préféré un régime de péremption avec point de départ relatif, à l image de ce qui prévaut pour l art. 216e CO (pour l exercice du droit de péremption) ou l art. 929 al. 1 CC (péremption des actions pétitoires 83 ). 76 ATF 129 III 320, JdT 2003 I 623, SJ 2003 I 374 ; ZINDEL/PULVER BaKomm., n. 33 ad art. 375 CO ; GAUCH/SCHLUEP/SCHMID/EMMENEGGER, OR AT I, n. 945 p. 199. 77 ATF 129 III 320, JdT 2003 I 623, SJ 2003 I 374 (Klärschlamm) ; dans ce sens ég., BÜHLER, ZKomm., n. 30 ad art. 375 CO ; CHAIX, CR CO I, n. 39 ad art. 375 CO ; GAUCH, n. 976 p. 286 ; ZINDEL/PULVER, Ba- Komm., n. 32 ad art. 375 CO ; KOLLER, BR/DC 2006, p. 6 s. 78 ZINDEL/PULVER, BaKomm., n. 29 ad art. 375 CO. 79 ATF 115 II 460, c. 3b, JdT 1990 I 372 ; TF, 31.3.2009, 4A_577/2008, c. 3.1 ; CHAIX, CR CO I, n. 17 ad art. 375 CO. 80 CHAPPUIS, La péremption en droit de la responsabilité civile, in Werro (édit.), Le temps dans la responsabilité civile, Colloque du droit de la responsabilité civile 2005, Berne 2007, 107-138. 81 Pour tous les autres CHAIX, CR-CO I, n. 4 ad art. 371 CO ; TERCIER/FAVRE, n. 45 ss p. 64 s. 82 Pour tous les autres VENTURI, CR-CO I, n. 4 ad art. 210 CO ; TERCIER/FAVRE, n. 812 p. 120. 83 STEINAUER, Droits réels I, n. 349 et 369. 519

Pascal Pichonnaz 3. Les caractéristiques du délai de péremption de l art. 375 CO En l absence d une règle claire posée par le législateur pour l exercice du droit formateur, on peut légitimement se demander s il faut appliquer un régime aussi rigide que celui retenu par le Tribunal fédéral dans les deux arrêts mentionnés. Si le but recherché est celui d éviter un exercice du droit formateur contraire à la bonne foi, on pourrait se demander si une analyse au cas par cas ne serait pas plus appropriée. Cela impose toutefois de déterminer le point de départ du délai (dies a quo), la manière dont il est sauvegardé et sa durée (dies ad quem). Il n en reste pas moins que les créances issues de l exercice de ce droit formateur devraient elles aussi se prescrire. a) Le point de départ du délai Dans son arrêt du 31 mars 2009 (4A_577/2008), le Tribunal fédéral retient que le délai d une année commence à courir «à partir du moment où le dépassement excessif se dessine pour [le maître] avec suffisamment de certitude». Pour la doctrine alémanique, cela s exprime ainsi : «die Kostenüberschreitung muss hinreichend sicher voraussehbar sein» 84. Ce point de départ subjectif rend toutefois la situation du maître d ouvrage précaire. En effet, les conséquences du non-respect du délai de péremption sont drastiques, puisqu elles reviennent à imposer au maître de supporter la totalité de l augmentation des coûts ; ni résolution, ni réduction du prix ne sont alors possibles. Toutefois, déterminer avec précision à partir de quand le dépassement est (a) excessif et (b) se dessine avec suffisamment de certitude est affaire d appréciation, dépendant des circonstances. Or - nous l avons vu dans la présentation du régime - de nombreux facteurs entrent en ligne de compte pour déterminer le caractère excessif du dépassement 85 : la marge d erreur à retenir, les montants acceptés par le maître suite à des modifications de commande notamment. Comment dès lors assurer une mise en œuvre correcte du principe? On comprend certes que, pour le droit à la résolution du contrat, le droit formateur doit être exercé avant la fin des travaux 86 ; il est dès lors difficile de trouver un point de départ objectif durant les travaux. Ainsi, il est probablement justifié d admettre un point de 84 ZINDEL/PULVER, BaKomm, n. 18 ad art. 375 CO ; GAUCH, n. 1004, p. 294 ; BÜHLER, ZKomm., n. 31 ad art. 375 CO. 85 Cf. supra I/B/2. 86 ZINDEL/PULVER, BaKomm., n. 30 ad art. 375 CO ; GAUCH, n. 977 p. 286, 1005 p. 294 ; BECKER, BKomm., n. 10 ad 375 CO ; OSER/SCHÖNENBERGER, ZKomm., n. 13 ad 375 CO. 520

Le dépassement des coûts devisés départ subjectif pour le droit formateur de la résolution du contrat au sens de l art. 375 CO! En effet, passé un certain point, il faudra considérer comme abusif d invoquer la résolution du contrat, même dans l hypothèse de l art. 375 al. 2 CO. Cela ne signifie toutefois pas encore qu il faille nécessairement retenir le même délai pour le droit à la réduction du prix. En effet, il s agit d un droit formateur différent qui peut être soumis à d autres exigences. A y regarder de plus près, le droit à la réduction du prix ne permet pas d imposer l arrêt des travaux, mais une intervention sur le contrat après l exécution. Cela suppose dès lors de connaître le prix final, puisque ce n est qu en présence du prix final que l on pourra apprécier le montant de l excès des coûts par rapport au devis, et calculer le montant de la réduction. Certes, en présence d un dépassement important, il est probablement possible d anticiper le fait qu il y aura un dépassement excessif au sens de l art. 375 CO. Toutefois, on ne voit pas pour quelle raison le maître devrait à tout prix exiger avant la fin des travaux une réduction du prix qu il ne pourra de toute manière pas calculer avant l établissement des coûts définitifs. Il n y a dès lors aucun intérêt spécifique de l entrepreneur qu il faudrait protéger en exigeant une intervention rapide. En conséquence, le délai de péremption affectant le droit (formateur) à obtenir une réduction du prix devrait débuter à partir de l établissement de la facture finale. En effet, avec l établissement de la facture finale, les éléments objectifs pour apprécier le caractère excessif des coûts finaux sont donnés et il n y a en soi rien d abusif à attendre ce momentlà pour faire valoir une réduction du prix sur la base de l art. 375 CO. b) La sauvegarde du délai En présence d un délai de prescription, le créancier peut manifester au débiteur qu il entend obtenir l exécution de son droit ou de sa créance de nombreuses manières. L art. 135 CO prévoit ainsi des actes interruptifs du délai de prescription, ce qui entraîne l écoulement d un nouveau délai de même durée que le délai initial (CO 137 I). Or, rien de tel en matière de péremption. En principe, ces délais ne peuvent être ni interrompus, ni suspendus 87. Leur sauvegarde doit dépendre d un acte qui manifeste la volonté d exercer le droit. Il faut dès lors un acte suffisamment précis ou clair. Il peut 87 Dans le même sens : ATF 129 II 409 c. 2 ; ATF 126 II 348, c. 2c/aa, JdT 2002 IV 17 ; ATF 123 II 241, c. 3c ; ATF 74 II 97, c. 4, JdT 1948 I 592 ; PICHONNAZ, CR-CO I, n. 8 ad art. 127 CC ; ENGEL, Partie générale, p. 798 ; GUHL/KOLLER/SCHNYDER/DRUEY, Das schweizerische Obligationenrecht : mit Einschluss des Handels- und Wertpapierrechts, 9 e éd., Zurich 2000 38, n. 51 ; WYSS, La péremption dans le Code civil suisse, th., Lausanne 1957, p. 36 ; BUCHER, Schweizerisches Obligationenrecht, Allgemeiner Teil, 2 e éd., Zurich 1988, p. 451 ; opinion nuancée : SPIRO, Die Begrenzung privater Rechte durch Verjährungs-, Verwirkungs- und Fatalfristen II, Berne 1975, 397, p. 1031 s. et 1039 s. 521

Pascal Pichonnaz s agir parfois de l ouverture d une action 88, mais lorsque, comme en l espèce, l exercice du droit formateur n a pas besoin d être exercé par la voie judiciaire, un comportement suffisamment précis indiquant la manifestation de volonté du maître d obtenir une réduction du prix suffira. Bien entendu, l art. 375 CO ne donne aucune indication sur la manière de sauvegarder le délai, puisque ce dernier n est même pas indiqué dans la loi. Ainsi, on peut considérer que le délai est sauvegardé lorsque le droit formateur est exercé par son titulaire, le maître d ouvrage. A l instar de l avis des défauts 89, le maître doit donc indiquer par une manifestation de volonté suffisamment claire sa volonté d obtenir la réduction du prix et l indication des raisons pour cela. Dans l état actuel de la jurisprudence du Tribunal fédéral, il ne lui est toutefois pas possible d articuler un montant, puisque le montant des coûts définitifs peut ne pas encore être connu. En revanche, si l on retient le moment de l établissement de la facture finale comme dies a quo, alors on peut exiger du maître l articulation d un montant pour la réduction. c) La durée du délai de l art. 375 CO En l absence de délai de péremption fixé par la loi, le Tribunal fédéral a retenu, à titre de droit prétorien (CC 1 II), un délai de péremption d une année. Ce délai est toutefois trompeur, dès lors que certains des droits formateurs peuvent disparaître avant l échéance du délai de péremption. Ainsi, le droit de résoudre le contrat (Rücktrittsrecht) au sens de l art. 375 al. 1 CO s éteint avec l achèvement des travaux selon la doctrine 90. Cet achèvement peut évidemment intervenir avant l échéance du délai de péremption d une année. De même, la doctrine considère que l on ne peut pas invoquer un droit de résolution contrairement aux règles de la bonne foi, tel est notamment le cas lorsque le maître a consenti au dépassement ou l a même autorisé 91. Il y aurait toutefois aussi un comportement contraire à la bonne foi si le maître d ouvrage avait connaissance du dépassement excessif du devis, mais qu il ne réagissait pas pour faire suspendre les travaux dans un délai raisonnable. Les auteurs veulent voir dans cette dernière situation non une 88 Pour tous les autres : TERCIER, Le droit des obligations, 4 e éd., Genève/Zurich/Bâle 2009, n. 277 p. 73. 89 TF, 4.12.2009, 4A_460/2009 ; TF, 16.10.2009, 4D_112/2009 ; TF, 6.5.2009, 4A_83/2009 ; TF, 12.8.2009, 4A_275/2009 ; TF, 23.9.2008, 4D_76/2008 ; TF, 6.10.2008, 4A_297/2008 ; PICHONNAZ, Garantie pour les défauts, refus de réparer, Arrêt du Tribunal fédéral du 1 er avril 2010 (4A_89/2010), BR/DC 2010 p. 60 s. 90 ZINDEL/PULVER, BaKomm., n. 30 ad art. 375 CO ; GAUCH, n. 977 p. 286, 1005 p. 294 ; BECKER, BKomm., n. 10 ad 375 CO ; OSER/SCHÖNENBERGER, ZKomm., n. 13 ad 375 CO. 91 Cf. supra, I/A/2. 522

Le dépassement des coûts devisés suppression du droit formateur, mais sa péremption 92. Cela nous paraît juste, mais a toutefois un impact direct sur la durée du délai de péremption, qui n est alors plus d une année. En fait, si la péremption est la concrétisation de l interdiction d invoquer un droit formateur contrairement à la bonne foi, alors il faut plutôt fixer sa durée en fonction de ce dernier critère. Cela permet d avoir une règle identique pour toutes ces situations. La différence tient alors uniquement au moment de la forclusion qui dépend des circonstances différentes : la péremption est immédiate en cas d autorisation expresse ; elle est différée d un délai raisonnable en cas d inaction malgré la connaissance du problème, et elle peut être un peu plus longue à partir de l établissement de la facture finale. Dès lors, fixer un délai de péremption d une année, comme le fait le Tribunal fédéral, peut donner l impression de clarifier les choses, mais il n en est rien. En fait, ce délai ne tient pas suffisamment compte des diverses hypothèses ; il pourrait être plus juste d admettre que le maître doive faire valoir son droit de se départir du contrat dans un délai raisonnable depuis le moment où il dispose de suffisamment d éléments pour exiger de l entrepreneur la résolution, la suspension ou la réduction du prix. Le but est en effet de clarifier aussi rapidement que possible la situation juridique 93. En fonction des hypothèses, le délai pourra varier : (a) pour exiger la suspension des travaux ou la résolution du contrat, quelques semaines après avoir connaissance du dépassement excessif devrait suffire ; (b) pour la réduction du prix, quelques semaines après l établissement de la facture finale paraîtraient constituer une limite appropriée pour respecter les exigences de la bonne foi. Il faut en effet rappeler que le maître peut se limiter à faire valoir son droit formateur résolutoire ou modificateur ; il n est pas nécessaire qu il intente une action pour sauvegarder le délai. Ainsi, à notre avis, en voulant fixer un délai absolu d une année avec un point de départ relatif, le Tribunal fédéral n a pas tenu compte de la variété des situations qui se présentaient. Il se justifie bien plus de tenir compte d un délai de péremption de quelques semaines, mais dont le point de départ dépendrait de situations diverses : la connaissance du dépassement excessif (au-delà de la marge de tolérance et des autres éléments dont il faut tenir compte cf. supra, I/B/2) pour exiger une suspension des travaux ou une résolution ; l établissement de la facture finale pour exiger une réduction du prix. 92 Cf. ZINDEL/PULVER, BaKomm., n. 16 ad art. 375 CO ; GAUCH, n. 991 p. 290 s. ; GAUTSCHI, BKomm., n. 7c ad art. 375 CO. 93 CHAPPUIS, p. 135. 523

Pascal Pichonnaz d) La durée du délai de prescription de la créance issue de l exercice du droit Lorsque le maître invoque la réduction du prix, il exerce son droit formateur modificateur. Cela entraîne unilatéralement une réduction du prix, dont le montant doit parfois encore être déterminé. Etant donné que le droit à la réduction du prix final suppose un dépassement excessif du devis, le maître n a en principe pas encore versé la totalité du prix dû à l entrepreneur. En effet, soit il a fait l avance jusqu à concurrence du devis et un montant complémentaire sera dû en raison du partage du dépassement entre le maître et l entrepreneur 94, soit il n a pas payé de montant d avance et la totalité du prix (moins la réduction) reste due. Partant, le régime de l art. 375 CO donnera toujours au maître qui a exercé son droit formateur à la réduction du prix une exception à faire valoir à l encontre de l entrepreneur qui exige le paiement total des coûts. Il invoque ainsi le fait que le montant de la créance de l entrepreneur a été réduit unilatéralement c est le propre d un droit formateur par le maître dans la mesure et en application de l art. 375 al. 2 CO. En tant qu exception, ce droit à faire reconnaître que la créance en paiement de l entrepreneur a déjà été réduite par l exercice du droit à la réduction n est pas affecté d un délai de prescription spécifique 95. Lorsque le maître d ouvrage évoque le droit à la résolution du contrat, les éventuelles créances en restitution ou autres créances découlant du rapport de liquidation 96 se prescriront conformément aux délais affectant le rapport de liquidation, à savoir les délais ordinaires de dix ans 97. III. Quelques remarques conclusives Dans la même année, le Tribunal fédéral a rendu deux arrêts en matière de limitation des droits du maître en cas de dépassement des coûts. L un avait trait à la relation entre un maître d ouvrage et son architecte pour l estimation des coûts de construction (ATF 134 III 361), l autre portait sur la relation entre le maître d ouvrage et son entrepreneur pour le devis estimatif des coûts de construction (TF, 31.03.2009, 4A_577/2008). 94 Cf. supra ad note 36. 95 ENGEL, Traité des obligations en droit suisse, 2 e éd., Berne 1997, n. 255 p. 800. 96 Cf. supra ad note n. 80. 97 HARTMANN, Rückabwicklung von Schuldverträgen, th. habil. Lucerne, Zurich/Bâle/Genève 2005, n. 864, p. 347. 524