Les mémoires : lecture historique

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Transcription:

Chapitre 1 Les mémoires : lecture historique j Les enjeux de la question Les relations entre Mémoire et Histoire Dans cette question, il ne s agit pas de retracer deux conflits ayant affecté la France : la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) et la guerre d Algérie (1954-1962) mais de comprendre la longue évolution de leur mémoire (mémoires officielles et mémoires collectives) et le travail de l historien. Deux démarches sont nécessaires pour comprendre la question Dégager et comprendre le processus de construction des mémoires de ces deux événements. À chaque fois, un long travail de mémoire s effectue avec sélections et occultation de mémoire, puis revendications des groupes mémoriels insatisfaits, disputes entre mémoire pour finir par une acceptation officielle. En revanche, on insistera sur le travail spécifique de l historien, la révélation du passé occulté par les mémoires concurrentes et la compréhension du rôle et des enjeux de ces mémoires dans la sphère du pouvoir et de l opinion publique. La démarche historique tente de s en affranchir en visant à l objectivité scientifique. Attention de ne pas étudier les deux questions des mémoires de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d Algérie : une seule sert d appui à l étude. Problématique possible Quelles lectures les historiens font-ils des mémoires de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre d Algérie? 8

J -15 j Les mots-clés de la question Mémoire : c est la notion clé de ce chapitre. La mémoire est un ensemble de souvenirs permettant la représentation du passé. La mémoire est, par nature, subjective : elle est affective et sélective. L approche du passé est plus émotionnelle et souvent commémorative. Groupe mémoriel : individus qui partagent une même mémoire collective. Une mémoire sert les intérêts du groupe qui l élabore ; ces intérêts peuvent être tout à fait légitimes. Histoire : science humaine qui cherche à comprendre et expliquer les faits, les événements et les évolutions des sociétés des temps passés. L historien tente de traiter les sources avec le plus d objectivité possible et selon des méthodes de recherche rigoureuses. Génocide : anéantissement délibéré et organisé d un groupe d hommes en raison de son appartenance ethnique et/ou religieuse. Résistancialisme : néologisme inventé par l historien Henry Rousso pour rendre compte d une mémoire officielle française exclusivement résistante de 1945 aux années 1970. j Les repères de la question La France pendant la Seconde Guerre mondiale Chronologie sommaire de la mémoire officielle de la Seconde Guerre mondiale 9

1. L historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale La Seconde Guerre mondiale a été un véritable traumatisme pour la France. La défaite totale de 1940, l armistice, la collaboration, l État français. Ni l action de la Résistance, ni la victoire n ont suffi à laver cette blessure. Quelles lectures les historiens font-ils des mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France? k Les mémoires plurielles de la Seconde Guerre mondiale Distinguer histoire et mémoire La mémoire est, par nature, subjective : elle est affective et sélective. On ne retient que ce que l on veut retenir. L approche du passé est plus émotionnelle et souvent commémorative. L histoire est une science humaine. Elle recueille des témoignages mais les confronte pour trouver la vérité. Esprit critique et objectivité sont nécessaires. La mémoire partisane est donc un objet d étude et un témoignage pour l historien. Un événement producteur de mémoires Si la mémoire de la Première Guerre mondiale est unanime et invite à l unité, celle de la Seconde Guerre mondiale est divisée. Cela tient évidemment à l attitude diverse des Français pendant ce conflit. On trouve donc : La mémoire officielle : c est la mémoire portée par l État. Elle s exprime par des commémorations. Elle est souvent influencée par le présent, et suspecte de vouloir être récupératrice. Les groupes mémoriels : c est la mémoire transmise par les acteurs et les témoins. la mémoire motrice de la Résistance. C est celle des héros de la guerre qui ont permis à la France de relever la tête. C est elle qui va être dominante jusque dans les années 1970 ; la mémoire blessée de la déportation. Cette mémoire s est, très vite à la Libération, estompée, murée dans le silence. Personne n a voulu entendre les déportés à leur retour ; la mémoire repliée des prisonniers de guerre (1,8 million d hommes). C est une mémoire de vaincus, présentés comme des fuyards dépassés par la ruée allemande de mai 1940 ; la mémoire sur la défensive de travailleurs français en Allemagne. Ils revendiquent le titre de «déportés du travail», mais se heurtent à la mémoire militante des résistants et des déportés. Quels facteurs ont contribué à cette «guerre des mémoires»? Un pays ruiné et traumatisé où il faut tout reconstruire : c est l urgence L ensemble du territoire a été affecté : infrastructures portuaires détruites, réseau ferroviaire gravement endommagé et des dizaines de milliers d immeubles, d exploitations agricoles et d usines détruits. 10

Restaurer l État La libération du territoire met fin à l occupation allemande et au régime de Vichy au Sud. Il faut rétablir les instances républicaines sur le territoire. La démocratie doit être restaurée dans un climat de guerre civile larvée. Restaurer l unité des Français À la libération, résistants et collabos règlent leurs comptes. L épuration sauvage frappe ceux qui sont suspectés d avoir collaboré avec l occupant : femmes tondues et exhibées dans les rues, collaborateurs traduits devant des tribunaux populaires et exécutés (parfois sans procès). Il faut rapidement rétablir l unité. C est le choix du général de Gaulle qui privilégie la mémoire résistante. k Le travail de mémoire de 1944 à 1995 : de l amnésie au réveil Une mémoire amputée et désunie : 1944-1995 Le «résistancialisme» est le nom donné à une vision mythique d une France résistante à l occupation allemande. Après 1945, seule une mémoire officielle se met en place, celle d une glorification d une France résistante. L histoire est verrouillée par le mythe, le mythe d une résistance de masse des Français face à l occupant allemand. Cette mémoire est portée par les communistes et le général de Gaulle dès 1944 puis à son retour au pouvoir en 1958. Cette mémoire s exprime de différentes manières : Par l école : les programmes et les manuels scolaires insistent sur cette vision héroïque. Par la littérature et le cinéma : dès 1946, le film La Bataille du rail de René Clément glorifie la France résistante. Sa projection aux enfants des écoles primaires se répète d année en année. Par les commémorations de la République française : dès 1946, chaque année a lieu une cérémonie au Mont-Valérien (forteresse où furent exécutés des milliers de résistants). Un mémorial est édifié en 1960. En 1964, le général de Gaulle fait transférer les cendres de Jean Moulin au Panthéon. Des mémoires passées sous silence Les crimes du régime de Vichy sont occultés. Il s agit d une mémoire sélective qui refoule le souvenir de Vichy et de la collaboration. La France éternelle ne saurait avoir versé dans de tels excès et une telle ignominie : la large adhésion en 1940 au maréchal Pétain, l horreur du génocide des juifs, les responsabilités des autorités françaises dans la politique d extermination sont passées sous silence et la collaboration avec l occupant. Les images compromettantes sont censurées comme pour le film Nuit et Brouillard de 1956. Le terme de «déportés» est un terme flou, évasif qui concerne certes les victimes de la déportation nazie, mais sans autre précision. La spécificité du génocide des juifs n est pas reconnue dans la mémoire officielle. 1972-1995 : le réveil des mémoires Il vient de trois facteurs : Le cinéma : Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls sorti en 1971 montre la collaboration ou Shoah de Claude Lanzmann, sorti en 1985, apporte des témoignages sur le génocide juif. J -15 11

Les historiens anglo-saxons et d une nouvelle génération d historiens français : les recherches menées en partie par des historiens américains mettent en évidence les responsabilités de l État français. Robert Paxton en 1973, a démontré dans son livre La France de Vichy. Plus tard, les historiens Henry Rousso et Jean-Pierre Azéma continueront ce travail. Les certitudes volent en éclat. Les procès : essentiels pour la mémoire mais aussi pour la vérité puisque la justice s appuie sur des preuves. Plusieurs exemples : Klaus Barbie en 1987, Bousquet en 1991, Touvier en 1994, Papon en 1998. Les associations revendiquent leur spécificité : les juifs revendiquent la singularité absolue de la Shoah, et c est en France une rupture avec le silence entretenu jusqu alors sur l antisémitisme de Vichy. k Une mémoire apaisée depuis les années 1990 La difficile reconnaissance de la République française L attitude des gouvernements Pourtant, les dirigeants français, du général de Gaulle à Mitterrand, persistent à concevoir Vichy comme une parenthèse illégitime et refusent de reconnaître la responsabilité collective de la France et de la République française. Une première reconnaissance en 1992 Mitterrand institue par décret le 3 février 1993, une journée nationale à la mémoire des victimes des persécutions racistes et antisémites commises sous l autorité de fait dite «gouvernement de l État français (1940-1944)», à la date anniversaire de la rafle du Vél d Hiv. La reconnaissance officielle des crimes de l État français En 1995, Jacques Chirac, rompt avec la tradition gaulliste et reconnaît progres sivement la responsabilité française. S il place la République au-dessus de tout soupçon, il met en cause, la «France», «la responsabilité de l État» et de l administration française, allant jusqu à stigmatiser la «faute collective» de la nation. François Hollande confirme en 2012 cette orientation. La guerre des mémoires s est apaisée ; la France assume son passé. Les lois mémorielles : vers un «devoir de mémoire»? L État a un devoir d entretenir le souvenir des souffrances subies par des groupes de population ; cela a abouti à la création de lois. La loi Gayssot en 1990 qualifie de délit la contestation de l existence des crimes contre l humanité. Elle vise à condamner le négationnisme (comme contestation de l existence de chambres à gaz). i Les historiens ont donc contribué à porter un regard plus critique sur la France dans la Seconde Guerre mondiale. «La France a encore mal à sa Seconde Guerre mondiale», écrivait Robert Franck. Pourtant, elle a fait un lourd travail de mémoire pour assumer les crimes de Vichy et les divisions de la Résistance. 12

J -15 2. L historien et les mémoires de la guerre d Algérie Comme pour la Seconde Guerre mondiale, la mémoire de la guerre d Algérie (1954-1962) est plurielle et conflictuelle. Un symbole : il faudra attendre 1999 pour que le mot «guerre» remplace celui d «opérations de maintien de l ordre» dans les textes officiels. L Algérie parle, elle, de «Révolution» ou de «guerre de libération». Quelles lectures les historiens font-ils des mémoires de la guerre d Algérie? k Le temps de l amnésie : 1962-années 1970 La «guerre sans nom» Les accords d Évian du 18 mars 1962 marquent la fin de la présence coloniale française en Algérie (130 ans), en ouvrant la voie de l indépendance. Elle marque la fin des hostilités entre l armée française et le FLN (Front de libération nationale). Jamais, le gouvernement n aura employé le terme de «guerre» mais a utilisé des termes de «maintien de l ordre», «pacification», des «événements» d Algérie «La guerre est ensevelie» affirme l historien Benjamin Stora. Pendant longtemps, la censure de l État dans les médias fait de cette guerre un tabou. En 1966, le film La Bataille d Alger de Gillo Pontecorvo est interdit en France, considéré comme un film de propagande du FLN. Le livre d Henri Alleg sur la torture, La Question, en 1958 est immédiatement retiré des ventes. L absence de mémoire officielle en France Il n y a pas de politique de commémoration de l État sur la guerre d Algérie après 1962. Comment l expliquer? Plusieurs raisons : Il est toujours difficile de commémorer une défaite : la nation a besoin de se ressouder face au traumatisme de la défaite et d un territoire. L unité nationale est recherchée. L utilisation de la violence qui remet en cause les valeurs mêmes de la République et de la démocratie. Des divisions internes aux Français : si 90 % des Français ont voté pour l indépendance au référendum, la question algérienne continue de diviser, ravivée par le rapatriement des Européens d Algérie. Les mémoires oubliées L absence de mémoire officielle occulte les groupes mémoriels qui ont vécu cette tragédie : les anciens combattants, les pieds-noirs et les harkis. Ces mémoires restent personnelles et privées. Tous sont d ailleurs mal reçus en France. Les harkis sont des Algériens musulmans engagés aux côtés de l armée française (supplétifs algériens). Leur nombre est incertain et oscille entre 200000 à 400000. Entre 1962 et 1970, plus de 40 000 harkis (et leur famille) sont passés par des camps de transit : hameaux forestiers dans les campagnes et les cités urbaines à la périphérie des villes. Les pieds-noirs (environ 900 000) se murent dans le silence cherchant à s intégrer et à reconstruire leur vie. Les lois d amnistie Les accords d Évian prévoyaient déjà une amnistie contre les infractions commises dans les deux camps avant le 20 mars 1962. Il s agit de réintégrer dans la communauté nationale ceux qui se sont égarés. En 1964, une nouvelle loi d amnistie est votée. 173 anciens 13

membres de l OAS (Organisation de l armée secrète) sont graciés par le président de la République. En 1968, le Parlement français a par exemple adopté une loi d amnistie concernant l ensemble des crimes commis pendant la guerre d Algérie. La mémoire officielle en Algérie De l autre côté de la Méditerranée, la mémoire est aussi manipulée. Le FLN au pouvoir impose sa vision de l événement à sa seule gloire, en occultant les autres mouvements indépendantistes. L État algérien tait également les massacres de civils européens et de harkis pendant et après le conflit (comme le massacre d Oran du 5 juillet 1962). L écriture de l histoire est entièrement contrôlée par l État jusqu au début des années 1990. k Le temps du réveil : années 1970-années 1990 Plusieurs acteurs contribuent à ce «réveil des mémoires». Le cinéma Des œuvres militantes comme Avoir 20 ans dans les Aurès de René Vautier (1972) ou RAS, d Yves Boisset (1973) montrent la réalité des combats. Le film La Bataille d Alger est autorisé en 1970 et ne sort que dans trois salles parisiennes, alors qu il a obtenu le lion d or à Venise en 1966. La Question de Laurent Heynemann (1976) est une adaptation littérale du livre d Henri Alleg. Les historiens Les premiers travaux d historiens sont également publiés à la fin des années 1960. Le premier tome de La Guerre d Algérie d Yves Courrière paraît en 1968. En 1972, l historien Pierre Vidal-Naquet est le premier à publier un travail consacré à la torture. La principale difficulté vient du manque de sources. Les archives militaires restent inaccessibles. Les associations Les associations d anciens combattants, de pieds-noirs, de harkis militent pour que leur situation soit reconnue. Ils obtiennent le statut d ancien combattant en 1974. Les harkis se battent pour faire reconnaître leurs droits. Il faudra attendre une loi de 1994 pour une indemnisation. L école En 1983, la guerre d Algérie est pour la première fois intégrée dans les programmes scolaires. k Le temps de l apaisement : depuis les années 1990 Une «accélération mémorielle» (Stora) Plusieurs facteurs contribuent à ce réveil mémoriel. En 1992, c est l ouverture des archives militaires. Une nouvelle génération d historiens, qui n ont pas vécu la guerre, s empare du sujet sans tabou : Benjamin Stora (La Gangrène et l Oubli) en 1991, Raphaëlle Branche (La Torture et l Armée) pendant la guerre d Algérie en 2001, Sylvie Thénault (Une drôle de justice), 2001. Parallèlement, des témoignages de témoins apportent de nouveaux éclairages comme celles du général Aussaresses où il explique l assassinat du chef FLN algérois Larbi Ben M Hidi et reconnaît l usage de la torture par l armée française. 14

La reconnaissance de la République française La première reconnaissance officielle vient de l Assemblée nationale qui par la loi du 18 octobre 1999 reconnaît le terme de guerre. Elle inaugure une nouvelle époque dans les relations de la France avec son passé et avec l Algérie. En 2002, le président Jacques Chirac inaugurait quai Branly le Mémorial national de la guerre d Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, portant le nom des 23000 militaires français et harkis officiellement tombés pour la France dans les combats d Afrique du Nord. En 2007, une journée d hommage aux harkis est instaurée, de même qu une commémoration nationale pour les victimes de la guerre. La mémoire de la guerre en Algérie En 1999, Bouteflika réintègre les fondateurs des autres mouvements nationalistes algériens dans l histoire officielle ; il rouvre les plaies des divisions du nationalisme. Il s agit pour l État algérien d assurer l unité de son peuple après la guerre civile des années 1990 entre les islamistes et l armée. Le travail des historiens est à nouveau contrôlé. Se posant exclusivement en victime, le gouvernement algérien souhaite la repentance de la France pour ses crimes coloniaux. Ils restent des difficultés Pour lever le voile sur le drame algérien, des obstacles demeurent pour l historien. Toutes les archives ne sont pas ouvertes : celles liées à la protection de la vie privée et la sûreté de l État (comme ce qui touche au nucléaire). La plupart des documents ne sont pas visibles avant 2022. La pression des groupes mémoriels : on parle de «guerre des mémoires» (Éric Savarese) car pieds-noirs, harkis, anciens combattants et autres, se concurrencent par des actions militantes pour imposer leur vision de l histoire comme mémoire officielle. L historien doit évidemment s en soustraire. i Ainsi, la mémoire n est pas l histoire d un événement : elle est une vision subjective et reconstruite a posteriori, pouvant faire l objet d une utilisation politique. La guerre d Algérie montre parfaitement cela, des deux rives de la Méditerranée. J -15 15