On connaît Raymond Depardon, le célèbre photographe et réalisateur, moins Claudine Nougaret. Et pourtant, elle fait la moitié du travail : production, financement, prise de son, et bien plus encore. Première femme cheffe opératrice du son dans le cinéma français, elle a échangé avec Les Nouvelles NEWS, avant la sortie le 27 avril du film Les Habitants, «une photographie de la France avec des femmes en colère». ENTRETIEN. Les Nouvelles NEWS : Raymond Depardon a déclaré un jour que vous auriez pu cosigner tous les films que vous avez faits ensemble. C était le cas pourjournal de France, pourquoi pas celui-ci? Claudine Nougaret : Oui, j aurais pu le co-signer, mais ce film est une idée de Raymond. C est son parcours, cette histoire de photographier, filmer la France. Je continue à faire 50% du film d une certaine façon puisque je le produis, je m occupe des financements mais aussi du son direct, et de la bande son. Je suis partie prenante et très proche de lui dans la réalisation et le reste. Donc oui, ça aurait été plus clair de mettre mon nom, mais ce n est pas très grave. Peut-être que je cosignerai le prochain. Comment a émergé l idée du film? De 2004 à 2011 Raymond a photographié la France, il a entendu beaucoup de conversations qu il avait envie de filmer. Mais il fallait trouver un moyen de garder cette liberté de ton que les gens avaient dans leur intimité. D où l idée d une caravane comme lieu de tournage? Oui, parce que ça permet d être isolé des bruits et des regards extérieurs, donc on a aménagé la caravane en studio. Une personne de l équipe faisait du casting sauvage, elle accostait les gens dans la rue, et leur demandait s ils voulaient continuer leur conversation dans la caravane. On les mettait à l aise mais on ne leur posait aucune question, le but était vraiment que la parole soit libre. On se mettait derrière un panneau pour qu ils aient l impression d être seuls.
En tant qu ingénieure du son, comment crée-t-on une ambiance dans une caravane? Ma technique de prise de son est surtout axée sur les voix. Mais mon idée était de restituer les ambiances de chaque ville, donc j ai mixé les voix en intérieur avec des sons extérieurs, pour créer des différences entre chaque lieu. Le montage s est fait de façon artistique et pas sociologique. Bien sûr, on n allait pas mettre uniquement des mamans avec leur fils pendant tout le film, on a essayé de varier. Mais le choix est surtout cinématographique au niveau de l envie de continuer à écouter les gens, de comprendre ce qu ils disent, de mettre en visibilité des situations. Justement dans Les Habitants il y a beaucoup de femmes, des femmes qui racontent leur souffrance ; une femme battue, des femmes divorcées, la désillusion de la vie en couple, les difficultés financières, les violences de genre C était un parti pris? «Dès le départ, quand on a commencé à filmer, on s est aperçu que les femmes étaient en colère. Et cela dans toute la France. C était vraiment une tendance.» Dès le départ, quand on a commencé à filmer, on s est aperçu que les femmes étaient en colère. Et cela dans toute la France. C était vraiment une tendance. Beaucoup nous ont dit : «J ai des choses à dire et je n en parle jamais». Et elles se
sont mises à parler des violences subies parce qu elles étaient femmes, soit dans le cadre familial, soit dans le cadre du travail, soit dans les difficultés d élever des enfants toutes seules. Il y avait une envie pour beaucoup de femmes de dire ce qui n allait pas. Est ce que ça vous a surpris, cette violence verbale très frappante de plusieurs jeunes hommes envers les femmes? D une fille vierge ils disent qu elle «est propre», d une autre que c est «une chienne de garde», ils évoquent un viol collectif : «On est passé dessus à 4 ou 5» J ai été effectivement très surprise. On a vraiment une sensation d impunité quand ils racontent cette histoire de viol collectif. Est-ce que c est de la flagornerie? Je ne sais pas exactement. Mais j étais effondrée d entendre ça, j ai trouvé ça incroyable de parler de femmes comme des objets. C est étonnant, la barrière qu il y a entre ces jeunes femmes et ces jeunes hommes, on a l impression que le dialogue n est absolument pas là. Ils nous montrent une facette où le vivre ensemble est complètement mis de côté. C est assez compliqué ce qui se passe, comme si le fait que les jeunes femmes prenaient la parole faisait réapparaître des stéréotypes complètement éculés. Les Habitants, c est un film féministe? «Si on ne donne pas la parole à ces femmes, si on ne répond pas à leurs attentes, il ne faudra pas s étonner qu elles se réfugient dans des extrêmes, politiques ou religieux. Il faut faire attention, c est un signal.» Je pense que ce film-là est plus féministe que ceux qu on fait d habitude. Il donne plus la parole aux femmes et il dénonce, sans faire de leçon, sans mettre une voix off pour dire : «Oh là là, les femmes sont malheureuses». On ne veut pas transmettre un message mais finalement toutes ces touches impressionnistes, ces bribes de vies, font qu on ne peut pas faire comme si on n avait pas entendu ces femmes. Du coup, c est un film qui dénonce les préjugés sur les relations hommes/femmes. C est un des films les plus féministes qu on ait faits. Le montage est le reflet de ce qu on a vu au tournage. C est vraiment une photographie de la France avec des femmes en colère. Et je vais aller jusqu au bout : si on ne donne pas la parole à ces femmes, si on ne répond pas à leurs attentes, il ne faudra pas s étonner qu elles se réfugient dans des extrêmes, politiques ou religieux. Il faut faire attention, c est un signal. Pourquoi on ne les entend jamais?
Parce qu il n y a pas une volonté des producteurs, des metteurs en scène de parler de cela. Moi j ai toujours été très claire là dessus, je suis féministe, je produis des films et je veux qu on appelle un chat un chat : je pense que si on ne parle pas ouvertement de ces choses là, il n y a aucune raison que le problème se débloque. Aujourd hui la parole s est libérée, il y a 10 ans, elles ne parlaient pas comme cela. D habitude ce genre de choses est mis sous le tapis. Est-ce que vous, en tant que première femme cheffe opératrice du son en France, vous vous êtes reconnue dans les propos de certaines femmes? Oui, enfin j ai quand même une vie plus privilégiée. Je me reconnais dans la difficulté au travail, dans les boulots d hommes, oui. Mais je pense que quand j ai débuté, c était plus difficile que maintenant. On n était pas nombreuses et il y avait dans le cinéma ce sexisme et ces propos graveleux, des remarques salaces incessantes. Cela a changé? Il y a plus de parité dans les équipes, on peut parler de choses dont ne parlait pas avant. Le fait que les femmes rentrent dans le métier, ça donne de l air. On est à un tournant. L histoire n est pas linéaire, on ne peut pas dire qu on a gagné au niveau de la parité, mais il y a du mieux. Le constat est dur à entendre mais malheureusement ces choses là existaient avant et on ne le disait pas. Donc vous n auriez pas pu réaliser un film dénonciateur comme celui-ci? Le problème c est que les gens ne racontaient pas ça. Ce qu il faudrait, c est refaire ce film-là dans 10 ans pour voir comment les choses ont évolué. Précédemment, on a fait des films avec des cas très précis ; avec des psychiatres, avec des juges, et où ça n était pas forcément le lieu de parler de ça. Dans Les Habitants la parole est libre, c est totalement différent des films précédents, on n était pas dans un film dans lequel on pouvait vraiment cadrer les choses. Enfin si, on cadrait, mais c était totalement libre pour les gens et pour nous. C était difficile de faire un film et de ne pas savoir ce que les gens vont dire. «Les gens n ont pas parlé de ce dont les médias nous parlent en permanence, de la déchéance de nationalité, de terrorisme ; ils ont parlé de ce qui leur importait à eux, de leur vie familiale, leurs proches.» Ça vous a surpris que les gens parlent aussi peu de politique?
On a abandonné un projet de film au Tchad après l attentat de Charlie et on a voulu faire un film sur le vivre ensemble en France. On a tourné entre mai et juillet parce qu il n y avait pas d élections, le but étant de rechercher une parole qui soit la plus quotidienne possible. Spontanément les gens n ont pas parlé de politique, on n a pas voulu les orienter. En fait, ils n ont pas parlé de ce dont les médias nous parlent en permanence, de la déchéance de nationalité, de terrorisme ; ils ont parlé de ce qui leur importait à eux, de leur vie familiale, leurs proches, «J suis jalouse, t es pas jaloux», de leurs enfants, de leurs parents. De ce qui fait que les gens avancent dans la vie. Les Habitants, réalisé par Raymond Depardon. Produit par Claudine Nougaret pour Palmeraie et Désert, France 2 Cinéma. Distribué par Wild Bunch. Sortie en salles le 27 avril.