Existe-t-il un prix d équilibre du pétrole pour la décennie en cours? Sadek Boussena The Premium Review SG CIB 2 Décembre 2004 Sommes-nous dans une nouvelle phase de l industrie pétrolière? Voilà une question lancinante pour tous ceux qui sont directement intéressés par les développements de ce marché mais aussi pour tous les autres qui sont concernés par cette industrie. Et dans ce cas, quel est le prix d équilibre pour la décennie en cours? L expérience de 2004 et l incapacité de la plupart d entre nous à anticiper l ampleur de la flambée des cours (55 $/b pour le WTI en octobre), devraient nous imposer plus de sagesse et de modestie en matière de prévision de prix. En général, les analystes pétroliers, échaudés par cette expérience, sont devenus encore plus prudents, quant aux autres - qui n ont pas une expertise particulière à défendre dans ce domaine ils osent des prédictions et parfois, comme en octobre dernier, ils ont eu raison. Existe t il un prix d équilibre sur le marché? On entend par prix d équilibre le prix moyen sur une certaine période, moyenne obtenue à partir des cours quotidiens. Sans sous estimer l importance des prix à court terme pour les décisions liées à l investissement, en général, c est le prix moyen qui intéresse les investisseurs alors que les cours quotidiens, plus volatils, préoccupent les consommateurs, les opérateurs et les spéculateurs des divers marchés. Ce sont les mécanismes du marché qui, en dernière analyse, fixent les niveaux des cours de toute marchandise et sur le long terme leur prix d équilibre. Le pétrole en tant que commodité n échappe pas à cette loi. Mais ce dernier a, en plus, la singularité d être un produit absolument indispensable pour toute économie moderne, d où une plus grande sensibilité des opérateurs aux conditions de sa disponibilité. La volatilité des marchés pétroliers a atteint plus de 40 % en 2004 alors qu elle dépasse rarement les 15 % pour les autres commodités. C est donc avec une loupe que les experts scrutent les divers facteurs qui peuvent affecter l offre et la demande au niveau mondial, et en particulier les décisions, le comportement et la stratégie des principaux acteurs de cette industrie (producteurs ou consommateurs). Plus que pour les autres marchandises compte tenu des enjeux on est aussi à l affût des moindres événements géopolitiques qui peuvent affecter les régions productrices et donc réduire l offre pour une période plus ou moins longue. Ainsi donc, à tout moment le prix du pétrole résulte d une situation d équilibre entre l offre et la demande. En période de stabilité, les cours oscillent autour d un niveau donné qui est considéré généralement comme un prix d équilibre tenant compte aussi bien de la rareté du produit que du coût de développement marginal à long terme. Mais comment déterminer avec précision ce niveau? Il n y a pas de méthode objective et incontestable. C est souvent après une certaine période, et ex-post que l on peut le confirmer en faisant la moyenne des cours enregistrés. Ainsi pour la décennie 1990, on a constaté, mais seulement après coup, que cet équilibre s est établi aux environs de 18 $/b (panier OPEP), avec des fluctuations qui lorsqu elles restent dans une marge de 3 $/b
étaient jugées comme normales (sans exclure des pointes limites passagères allant de 10 à 32 $/b). En même temps, on note que ce niveau de 18 $ était curieusement celui que prônait comme référence pendant cette période la grande majorité des acteurs principaux (notamment l OPEP, les compagnies internationales, les gouvernements, les agences concernées etc..) ou les analystes du marché. En fait, ce prix de référence, même si on l observait rarement sur le marché concret, servait de point de repère pour les opérateurs et les spéculateurs. On lui attribue le statut de point d équilibre en situation considérée comme stable. Il n y a pas une seule solution de niveau de prix à un équilibre de l offre et de la demande. Il existe plusieurs valeurs d équilibre possibles autour desquelles se stabilisent les cours. A mon avis, parmi ces diverses possibilités, ce sont les acteurs, sur la base de leurs expériences, de leurs contraintes et leurs stratégies, qui arrêtent ce niveau de référence. Ce niveau de prix serait, en quelque sorte, le point de convergence des anticipations des acteurs. Peut-on, avec cette approche, identifier un niveau virtuel de prix (et sa marge des fluctuations) qui aurait le même statut pour la décennie 2000-2010? Les évolutions erratiques en cours et les records enregistrés cet automne sur les marchés pétroliers reflètent-ils le passage à un nouvel équilibre de prix? Quel serait donc le niveau de prix qui aurait la même signification à long terme que le 18 $ des années 1990, c est à dire une référence qui puisse prendre en charge les diverses préoccupations et objectifs des principaux acteurs en ce qui concerne l offre, la demande, les coûts et profits, le degré d accessibilité aux ressources, la concurrence, la diversification énergétique, les développements géopolitiques, etc. La forte volatilité des marchés pétroliers annonce-telle un nouvel équilibre? Si les hausses importantes des cours de 2004 n étaient que la résultante d une conjoncture liée aux craintes de pénurie suite aux événements géopolitiques, mouvement amplifié artificiellement par la spéculation, les prix devraient revenir à des niveaux plus raisonnables dès que le calme revient dans les régions productrices concernées. Si en revanche, il s agit d un changement structurel, ces fortes fluctuations sont le signe d une recherche par le marché (et les acteurs) d un nouvel équilibre. A mon avis, cette flambée des prix relèvent de ces deux raisons qui ne sont pas exclusives. Les causes conjoncturelles expliquent des records enregistrés mais la tendance était déjà haussière pour des raisons plus profondes. En effet, en 2004, il y a eu, certes, ces facteurs que l on peut considérer comme conjoncturels telles que les craintes d interruptions des approvisionnements à partir du Moyen-Orient après la guerre contre l Irak menée ou aux troubles qui ont concerné d autres régions productrices (grèves au Venezuela, au Nigeria voire en Norvège, attentats en Arabie Saoudite), les conséquences des phénomènes climatiques (l ouragan Ivan) et même la détérioration de la valeur du dollar US. D aucuns pointent également leur doigt vers la spéculation, en exagérant notamment le rôle des Fonds d investissements alors que ces derniers ne font qu amplifier (certes fortement) des mouvements déjà engagés. Mais, à bien y regarder, les cours étaient déjà soutenus par d autres facteurs plus structurels et en particulier la hausse de la demande mondiale de pétrole qui est devenue durablement plus rigoureuse que dans la période précédente, la difficulté persistante à constituer des stocks confortables, l apparition de limites dans la capacité de production de l OPEP, l insuffisance des capacités de raffinage et l importance prise par les marchés à terme dans la formation des prix. Mais alors pourquoi n a-t-on pas vu venir cette vague de fonds? En dehors des conséquences des événements géopolitiques, en 2004 la plupart des opérateurs et des analystes n ont pas correctement anticipé l évolution du marché. Cela vient du fait qu ils accordaient une trop grande confiance aux informations et aux statistiques pétrolières
disponibles. Or ces statistiques, tant sur la demande que sur l offre, se sont révélées souvent contradictoires et leur fiabilité a été remise en doute à plusieurs reprises. On n a pas vu arriver la crise du raffinage, on a sous-estimé la demande et on a sur estimé les capacités mondiales de l offre. En effet, plusieurs fois, en 2004, on a procédé à des rectifications importantes (vers le haut) des prévisions de la demande pétrolière mondiale. Finalement, il semble qu on ait résolu le mystère du pétrole manquant : il aurait été tout simplement consommé ou stocké, surtout en Asie, mais le système statistique ne permet pas d évaluer avec précision ces flux. Et justement, si, en général, ces révisions sont de pratique courante dans la confection des statistiques, pourquoi ont-elles eu un tel impact cette fois-ci? Pourquoi, la hausse, plus forte que prévue cette année, de la demande de pétrole, est-elle apparue comme une grosse surprise? Alors que nous savons qu elle est due, d abord, à la reprise économique dans la zone OCDE, notamment aux Etats-Unis et ensuite, à la hausse des importations des pays émergeants, en particulier de la Chine, de l Inde et de quelques autres. Les pays en développement consommeront de plus en plus de pétrole et des carburants. Même si la croissance de leur demande ne se maintient pas au niveau de 2004, les importations devraient encore augmenter à des rythmes soutenus. Le taux de croissance des importations pétrolières de la Chine en 2004 et l offensive tous azimuts des Compagnies pétrolières et de la diplomatie de ce pays (au Moyen Orient, en Afrique, en Amérique Latine, en Asie centrale) pour s assurer des positions en vue de son approvisionnement pétrolier futur a fait prendre soudainement conscience des besoins futurs énormes des pays émergeants. A moins que les prix ne s installent au niveau de 50 $/b, ce qui est peu probable sans crise grave, je ne crois pas à un réajustement substantiel de la demande qui puisse ramener les prix à des niveaux très bas. Des prix durables de plus de 50 $/b constitueront certainement un handicap pour les pays émergeants, notamment dans leur compétitivité commerciale mais leur préoccupation croissante semble plutôt se situer dans la recherche d une sécurité de leur approvisionnement physiques en pétrole et en gaz naturel. A terme, on risque même de voir s accroître les tensions et la compétitivité entre ceux qui estiment vital la garantie de leur approvisionnement de pétrole et de gaz à partir des principales sources de production. Il n y aura pas de tassement ni de baisse absolue de la demande pétrolière mondiale comme se fut le cas pour la période 1974 1985, l augmentation de l offre est absolument indispensable pour assurer les équilibres pétroliers à venir. De plus, il faudra certainement élargir l offre (surtout des carburants) à d autres sources telles le gaz naturel, le pétrole non conventionnel et les liquides de charbon, ce qui implique des prix du pétrole suffisamment incitatifs. Il n y a pas très longtemps, on prévoyait encore des surplus et des risques de chute des cours. Aujourd hui, on craint des insuffisances de capacités de production pour le proche avenir. Comment se fait-il que dans des délais aussi rapprochés et pour un secteur aussi important, on puisse faire de telles erreurs d appréciation? Difficulté objective de la collecte des informations ou manque de transparence de la part des grands producteurs. Probablement pour ces deux raisons. On a pris conscience avec les problèmes en Irak, au Nigeria, au Venezuela, des limites de l offre potentielle mondiale. Heureusement, d ailleurs, que ces interruptions ne se sont pas manifestées en même temps car l OPEP n aurait pas pu y faire face. Les capacités d offre de pétrole (et en particulier celles du pétrole brut dit léger) supposées être en réserve, notamment celles de l OPEP et de l Arabie Saoudite, se sont avérées être plus faibles que ne laissaient croire les estimations antérieures. Les polémiques à ce sujet (et à propos des réserves ou du peak oil) n ont fait qu accroître la confusion. La tendance haussière des prix depuis 2000 n est pas liée à l insuffisance des réserves
géologiques de pétrole ni au problème dit du peak oil qui sont des questions qui pèseront sur le long terme. Elle est directement la conséquence d un rétrécissement progressif de la capacité de production non utilisée qui était localisée surtout dans les pays de l OPEP. L équilibre offre/demande risque d être fragile pour le moyen terme. Ainsi, on s est aperçu, cette année, que quelques défaillances dans l offre de pétrole, une révision en hausse de la demande ou une variation inattendue des stocks dans les pays de l OCDE, pouvaient induire de fortes réactions dans les marchés futures et physiques. Il devient évident, surtout pendant les périodes de pointes de la demande, que l appareil de production existant fonctionne quasiment à pleine capacité (y compris pour le raffinage). On peut donc, raisonnablement, en déduire que l équilibre offre/demande actuel est fragile et qu il existe des risques de déséquilibre virtuel. C est probablement cette appréhension qui est à la base des réactions disproportionnées des opérateurs et de très forte volatilité des marchés suite à des événements ou des informations qui n auraient pas eu cet impact il y a quelques temps. En effet, 2004 a révélé les limites réelles de la capacité de production en réserve de l OPEP qui s est considérablement restreinte au point où les opérateurs craignent qu elle ne suffise plus pour gérer correctement l approvisionnement mondial. Pour l heure, au vu des estimations les plus crédibles, l OPEP qui a produit près de 30 Mb/j en novembre 2004, disposerait encore à ce niveau de production - d environ 1 Mb/j de capacité non utilisée (surtout localisée en Arabie Saoudite mais offrant du pétrole lourd non demandé malgré les forts rabais proposés). Le problème ne se poserait donc pas pour les prochains mois. On reparle même, avec le reflux des cours qui sont retombés à moins de 40 $/b pour le Brent, d un surplus de l ordre de 1.5 Mb/j sur le marché mondial, surplus constitué surtout de pétroles lourds du Moyen Orient et de Russie qui malgré des rabais impressionnants ne trouvent pas preneurs. Mais, au vu de cette expérience, il n est pas insensé de se poser des questions sur l aptitude réelle de l OPEP à couvrir dans les délais, quantitativement et qualitativement, la défaillance subite d une source importante de production telle l Irak. A moyen terme, compte tenu des prévisions de la demande mondiale après 2005, les capacités de production annoncées dans les diverses régions productrices importantes ne semblent pas permettre d assurer une couverture confortable avec, par exemple, comme dans le passé au moins une capacité en réserve de l ordre de 3 Mb/j. Dès lors, pendant 3 à 4 ans, l approvisionnement mondial se réalisera plus ou moins en flux tendus permettant, certes, de couvrir la demande moyenne mais probablement avec plus de difficultés à prendre en charge les éventuels dysfonctionnements. Quel prix d équilibre pour la décennie en cours? Tous les acteurs du marché savent que le commerce du pétrole, même si ce dernier est une marchandise stratégique, n échappe pas aux règles du marché et de ses cycles. Les cours du pétrole ne peuvent pas rester trop hauts longtemps. Les pays de l OPEP (pour leurs recettes) et les pays importateurs (pour les économies d énergie et le développement des autres sources d énergie) ont, certes, intérêt à des prix suffisamment incitatifs mais en même temps ils savent d expérience qu il y a des limites. Ainsi du fait de l élasticité, des prix durablement trop élevés (par exemple de l ordre de 50 à 60 $/) entraîneront une contraction de la demande et freineraient la croissance de la consommation mondiale. Pour les pays exportateurs, le risque est d attirer trop vite d autres offreurs de pétrole cher, de pétrole non conventionnel, l usage du gaz naturel comme carburant, le retour au charbon et au nucléaire attisant encore plus la concurrence et le repli des cours. C est le fonctionnement de ce cycle que craint l OPEP : un mouvement qui, dans un contexte de forte volatilité, peut entraîner les cours vers des niveaux
bas. Si un tel scénario ne semble pas d actualité à très court terme, rien n est à exclure à moyen terme si sont relancés les investissements et que se détende la situation géopolitique. Dans ce cas, pendant quelques temps, le prix moyen pourrait redescendre à 25$/b. Mais la concrétisation de ce cas de figure suppose un certain nombre de conditions économiques et politiques qui ne sont pas prêtes d être réunies à court terme. La flambée des cours va probablement retomber mais la période à venir reste pleine d incertitudes, le marché mondial ne disposera plus d une capacité en réserve équivalente à celle des années 1990. Il devra s adapter à cette nouvelle donne où les cours du pétrole connaîtront une volatilité encore plus grande que dans le passé. Cet été, c était la demande de l essence aux Etats Unis qui justifiait la forte hausse des cours, en novembre c est l augmentation des stocks et le climat qui explique la chute de 10 $/b, en attendant qu une possible vague de froid alliée à un incident géopolitique ne deviennent la cause d une nouvelle flambée. Alors face à ces incertitudes et les fluctuations qui en découlent, quel niveau d équilibre peuton envisager comme référence pour les prochaines années? Au delà de la forte volatilité actuelle avec laquelle il faudra s habituer, si l on doit prêter une signification stratégique aux déclarations d intentions et aux non-dits de ceux que l on considère comme les représentants des principaux acteurs (Ministres de l OPEP, PDG de grandes Compagnies Pétrolières internationales, autres producteurs, Ministres des finances de grands pays importateurs pour leurs équilibres budgétaires, etc..), on note que la référence récurrente tourne autour d hypothèses ou de propositions dont le barycentre se situe dans la fourchette de 30-35 $/b. Il me semble, en effet, admis qu avec l assurance d un tel prix moyen pendant une certaine période, les investissements pétroliers seraient confortés, les pays de l OPEP rassurés et un encouragement discret serait donné aux énergies alternatives dont le développement est de toute façon indispensable.