À EN PERDRE LA TÊTE Je m appelle Lena, j ai treize ans et j étudie dans un collège de Saintes, là où j habite. Aujourd hui ma journée avait bien commencé. J avais eu d abord des cours de mathématiques, SVT, français et anglais. Je me dirigeai maintenant vers mon cours d histoire. Notre professeur était debout devant la porte de la salle et attendait le silence, ce qui, je le savais, n était pas près d arriver. Il nous fit entrer et chacun s assit à sa place. Aujourd hui nous allions étudier la Révolution française. Prenez votre manuel page 23, fit notre professeur. Tous les élèves prirent donc leur manuel et l ouvrirent à la page demandée. Comme à chaque fois ils se mirent à discuter, ce qui avait le don d agacer notre professeur. Pendant qu il essayait de faire taire les élèves, je regardai la page du manuel en essayant de voir de quoi elle parlait. Sur la page, il y avait plusieurs documents écrits et deux images. La première était une illustration d une machine en bois. La seconde était une peinture. On y voyait un homme avec les cheveux 25
blancs attachés et des yeux noisette. Il n affichait pas d expression particulière. Ni triste, ni joyeux. Je lus la description au-dessous : Joseph-Ignace Guillotin (1738-1814), médecin et homme politique, inventeur de la guillotine. L autre photographie n avait pas de légende, juste un titre : La guillotine. Donc la leçon devait concerner Guillotin. Une fois le désordre contrôlé, le professeur commença à parler : Donc, aujourd hui, nous allons étudier le rôle de Guillotin dans la Révolution de 1789. Guillotin était un médecin et un homme politique. Il est né en 1738, en Charente-Maritime, à Saintes, dans notre ville, et il est mort en 1814. Il inventa la guillotine, que nous étudierons plus en détail tout à l heure, pour que les exécutions soient plus faciles... Ah non! cria une voix. Regardant autour de moi, je vis que personne ne semblait l avoir entendue. Le professeur continuait de nous expliquer la leçon et les élèves gribouillaient sur leur cahier. Ce n est pas vrai du tout, continua la voix. Cette fois je pus voir d où elle provenait, même si je n étais pas très rassurée. Le manuel, ou plus exactement Guillotin, venait de me parler. Oui, oui, la peinture du livre. Il semblait vivant et me regardait en secouant la tête. Il avait l air agacé et énervé. Euh... pardon? demandai-je à mon manuel, priant pour que les autres ne s en rendent pas compte. Bonjour, je m appelle Joseph-Ignace Guillotin, annonça le personnage. Je sais, répondis-je. 26
Ah, il y a donc au moins une personne cultivée dans cette pièce. Ne sachant pas quoi répondre, j essayai de tourner la tête et de me concentrer sur le professeur. Je trouve ça ignoble, reprit la voix. Quoi? demandai-je. Eh bien, regardez-le. Cet homme ne comprend décidement rien à l histoire. Je n ai jamais inventé la guillotine pour que les exécutions soient plus faciles. Ah bon? Mais évidemment, répondit Guillotin. Et pour quoi, alors? J avais parlé un peu trop fort. Tony, la grosse brute de notre classe et sûrement la personne la plus ignare du collège, en profita pour se faire remarquer, ce dont il avait l habitude. Eh, r gardez! Y a Lena qui parle à son bouquin! Bien sûr, ce commentaire déclencha l hilarité générale, au grand désespoir de notre professeur. Voyons, voyons, fit celui-ci. Pendant que les autres en profitaient pour mettre encore plus la pagaille, je retournai à ma conversation avec Guillotin. Donc, tu disais? Je disais donc que je n avais pas inventé la guillotine pour faire plus de mal mais pour en faire moins. Comment ça? Tu inventes une machine à tuer et tu dis que c est pour faire le bien? demandai-je. Comprenez-moi, reprit Guillotin. À mon époque, quand les gens faisaient quelque chose de mal, ils étaient tués. Certains souffraient beaucoup. Les nobles 27
étaient décapités au sabre, les roturiers à la hache, les criminels étaient écartelés, les voleurs roués ou pendus, les hérétiques brûlés, sans parler de ceux que l on faisait bouillir tout vifs dans un chaudron. Et donc, tu voulais que ça soit moins compliqué. Oui, pour les victimes, pas pour les bourreaux. Je voulais que tout le monde ait le droit à la même peine, peu importe le rang de l accusé. Et donc, c était plutôt pour améliorer la justice. Eh oui, fit-il. Tu dois être heureux, tu es entré dans l histoire avec cette machine qui porte ton nom. Hélas non, se plaignit-il. Je n ai jamais voulu que cette chose porte mon nom. Au début c était une très bonne idée, mais elle s est transformée en cauchemar et on tuait les gens de plus en plus souvent. Je me demandais ce que ça faisait d avoir un nom qui servait pour une horrible machine. Eh bien, tu sais, fis-je, l avantage, c est qu aujourd hui il y a des incultes qui ignorent qui tu es, alors... Si tu me disais ce qui se passe aujourd hui quand quelqu un doit subir la peine de mort en France, me coupa-t-il. Eh bien, la peine de mort n existe plus. Mais nous avons des choses pires que la guillotine. Les revolvers, la chaise électrique pour les peines de mort dans certains autres pays que la France. Comment faites-vous alors quand quelqu un a fait quelque chose de grave? demanda-t-il. Il est jugé, répondis-je. Si cette personne a fait quelque chose de très grave, elle va en prison et paye une amende. 28
Guillotin semblait réfléchir. Il n y a donc plus de peine de mort en France? Plus aucune, répondis-je. Guillotin sourit. Je le comprenais. Il avait dû, toute sa vie, supporter l idée que son nom soit associé à son invention. Les gens n avaient pas compris l importance de la guillotine, pas pour davantage de morts, non, mais pour une mort plus rapide, sans souffrance. Guillotin, même si certains le percevaient autrement, n était pas un homme qui avait soif de mort ou de vengeance. C était quelqu un qui avait voulu l égalité des peines et qui n en serait jamais remercié. Je lui souris. Vous êtes plein d humanité, fis-je. Guillotin me sourit en retour et de nouveau l image se figea. Il semblait joyeux, calme, apaisé. Je voulus lui parler encore mais la cloche sonna et tout le monde sortit. Quand je pense qu il est né à Saintes... Je pris mon manuel et le mis dans mon sac, me demandant encore combien de personnes avaient réellement vu en Guillotin ce qu il était vraiment. Quelqu un de brillant. J en aurais mis ma tête à couper...