MER NOIRE (1/2) : UN CARREFOUR EURO-ASIATIQUE Cette émission a été diffusée la première fois en octobre 2008 Depuis la fin de la guerre froide, la mer Noire suscite un intérêt croissant parmi les États riverains, l Union européenne et l OTAN, ainsi que les États-Unis. Coup de projecteur sur la troisième mer de l UE après la Méditerranée et la Baltique. Situation de la Mer Noire La Mer Noire est située au point de rencontre entre le sud-est de l Europe, l Asie, et le Sud de la Russie. Cette mer s étend sur près de 420 000 km2, soit un peu plus que la superficie de l Allemagne. C est une mer quasi-fermée, reliée à la Méditerranée par les détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles. Un lac devenu mer La fin de la dernière glaciation, il y a quelque 11 000 ans, aurait provoqué la montée du niveau de la Méditerranée. Cette mer aurait alors inondé le détroit du Bosphore et submergé ce lac, situé beaucoup plus bas, donnant ainsi naissance à la Mer Noire (voir schéma ci-contre). Certains ont d ailleurs fait une corrélation entre cet événement spectaculaire, et le récit du Déluge raconté dans la Bible. L origine de la mer Noire : un lac d eau douce Il y a environ 17 000 ans, cette Mer était un lac d eau douce. Une salinité plus faible qu en Méditerranée Malgré cet apport d eau salé, la mer Noire a une faible salinité : de 12 à 16 grammes par litre, contre 36 à 39 grammes en moyenne en Méditerranée. 1
Pour cela, il faut passer par le détroit du Bosphore (voir carte), qui est un détroit international depuis 1936, traversant la Turquie au niveau d Istanbul. Or ce passage, depuis plusieurs années est saturé : 53 000 navires l ont traversé en 2004, dont 10 000 pétroliers, soit plus de 130 navires par jour. L apport des eaux fluviales Ce phénomène de faible salinité est renforcé par le fait que plusieurs grands fleuves se jettent dans la mer Noire, comme le Danube ou le Don.Ce qui entraîne un écosystème particulier, donc fragile. La pollution en Mer Noire La Mer Noire est polluée par les rejets des villes industrielles situées le long de ces fleuves. Elle est aussi polluée par le trafic maritime très important, vu la position géographique de la mer Noire. En effet, cette mer est l une des routes qui permet d évacuer le pétrole venant de Russie et du Caucase, pour passer en Méditerranée, et de là vers l Atlantique. Les risques de marée noire La Turquie a donc pris des mesures pour limiter le trafic : - d abord, elle a interdit le passage des navires sans double coque, celui des supertankers au-delà des 150 000 tonnes. - ensuite, elle a placé de nouveaux systèmes de radars et de navigation, surtout pour éviter les marées noires. Cela n a pas empêché en novembre 2007 le naufrage du pétrolier Volgoneft 139 dans le détroit de Kertch (cf photo).le navire a libéré 3000 tonnes de fioul, provoquant la mort de près de 15 000 oiseaux, et des dégâts sur le littoral, évalués à près de 170 millions d'euro. Une région carrefour depuis l Antiquité Le détroit du Bosphore Cette mer est un carrefour énergétique, donc stratégique, ce en quoi, elle ressemble au statut qu elle a toujours eu depuis l Antiquité. Les Grecs appelaient la mer Noire Pont-Euxin, ce qui veut dire «la mer hospitalière». Ils avaient installé plusieurs colonies sur son pourtour, pour contrôler le commerce du blé et ainsi ravitailler Athènes. 2
L empire byzantin A partir du XVIIIe siècle, c est la Russie qui commence à s intéresser à la Mer Noire. Sous l impulsion de Pierre Le Grand, puis de Catherine II, la marine russe cherche un accès aux mers chaudes. A la fin du XVIIIe siècle, la Russie livre deux guerres aux Ottomans, au terme desquelles elle obtient le contrôle des côtes septentrionales de la Mer Noire. D où le port militaire de Sébastopol, et le port de commerce d Odessa. Mais la Russie ne parviendra jamais à contrôler les détroits turcs, à cause de l opposition de la Grande-Bretagne lors de la Guerre de Crimée, en 1853-56. L Empire romain en reprit le contrôle, suivi par Byzance qui établit sa domination, pendant presque 1000 ans, sur les rives sud et est du Pont-Euxin. La période de la guerre froide La période ottomane Mais la prise de Constantinople en 1453 marque une rupture, puisque le Pont-Euxin passe sous domination ottomane et prend d ailleurs son nom actuel de Kara Deniz, ce qui veut dire Mer noire, en turc. Les Turcs ont l'habitude de donner des noms de couleurs aux points cardinaux : noir pour le Nord, blanc pour le Sud (La Méditerranée en turc se dit ainsi mer blanche). Une autre étymologie serait que le nom de Mer Noire se réfère à la couleur de la mer pendant les tempêtes. Pendant les quelque 50 ans que dure la Guerre Froide, la mer Noire forme l un des fronts entre les deux blocs : la Russie soviétique et ses satellites roumain et bulgare font directement face à la Turquie, qui est membre de l OTAN. L attrait de l OTAN et de l UE L intérêt de la Russie pour la mer Noire Après la dissolution de l URSS en 1991, l espace maritime se recompose. L Ukraine, la Moldavie, la Géorgie deviennent indépendantes. Certains États comme la Roumanie ou la Bulgarie, qui eux aussi étaient dans la zone d influence soviétique, intègrent l OTAN en 2004, puis l Union européenne en 2007.Et aujourd hui, l Ukraine et la Géorgie cherchent à se rapprocher de ces organisations. Au sommet de Bucarest de mai 2008, Washington a 3
d ailleurs fortement appuyé la candidature de ces deux pays à l OTAN. Le jeu des Etats-Unis dans la région L objectif de la stratégie américaine dans la région est de contrecarrer l influence russe : - d abord en soutenant en 1997 la formation de l Organisation régionale GUAM (c est-à-dire Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan, Moldavie).- Et à travers des fondations, Washington soutient les révolutions pro-démocratiques en Géorgie en 2003, en Ukraine en 2004. La mer Noire, une mer dans le voisinage de l Europe De son côté, l Union européenne commence également à s intéresser à la région. Depuis que la Roumanie et la Bulgarie ont rejoint l UE en janvier 2007, les États du pourtour de la Mer Noire font partie de ce qu on appelle la «politique de voisinage» de l Union. La Mer Noire est en train de devenir la troisième mer d intérêt pour l Union européenne (les deux autres étant la Méditerranée et la Baltique). En fait l'union européenne se sent de plus en plus de responsabilités vis-à-vis d une région qui connaît plusieurs instabilités. Pour Bruxelles, en effet, les États-Unis ne doivent plus endosser seuls le rôle du «protecteur», car cela a pour effet de tendre les relations avec une Russie convaincue de faire l'objet d'une nouvelle politique d'endiguement. La mer Noire et le redéploiement militaire américain Washington a aussi obtenu plusieurs facilités militaires en Roumanie, et en Bulgarie dont une base aérienne, dans le cadre d un redéploiement militaire global visant à se rapprocher des théâtres du Caucase, et de ceux du Moyen-Orient. La position de la Russie La Russie a dû partager la flotte soviétique de la Mer noire basée à Sébastopol avec l Ukraine. Après des difficiles négociations, Kiev a accepté en 1997 de louer la base navale de Sébastopol à Moscou pour une durée de 20 ans, soit jusqu en 2017 (pour un loyer annuel de 100 millions de dollars), mais il s agit de ne pas aller au-delà de cette date. Or la Russie voudrait se maintenir après 2017, quitte à payer plus cher le bail. Le maire de Moscou a même 4
réclamé en mai 2008 le rattachement du port à la Russie. D'ailleurs, la Crimée est ukrainienne mais peuplée à 67% de russes, et reste également un objet de contentieux entre Russes et Ukrainiens. La guerre russo-géorgienne de l'été 2008 modifie plus encore la donne régionale. Moscou soutient les revendications d'indépendance des régions séparatistes d'ossétie du Sud et d'abkhazie, en Géorgie.Cette entité abkhaze offre en fait plusieurs avantages à Moscou:- d abord l'abkhazie est située à quelques km de Sotchi en Russie où auront les Jeux Olympiques d'hiver de 2014.- Ensuite, la façade littorale abkhaze pourrait servir à l'installation d'une base navale si les Russes devaient quitter Sébastopol, en Crimée. L enjeu de la Géorgie MER Espace stratégique pour la Russie, l Europe et les États-Unis, la mer Noire est aussi un carrefour énergétique. Le transport du pétrole et du gaz est au cœur des rivalités de pouvoir dans la région, comme l a encore révélé la guerre russo-géorgienne de l été 2008. Une région carrefour La mer Noire est bordée par la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, l Ukraine, la Russie, et la Géorgie.C est une mer quasi-fermée, qui communique avec la Méditerranée par les détroits turcs du Bosphore et des Dardanelles, et sa position entre sud-est de l Europe, le sud de la Russie et du Caucase en fait un carrefour pour les réseaux énergétiques. 5 La question de l évacuation des ressources de la Caspienne Après la fin de l URSS, les États qui deviennent souverains cherchent à sortir de la dépendance de la Russie. C est le cas notamment de l Azerbaïdjan, et dans une moindre mesure du Kazakhstan. Ces États exploitent du pétrole et du gaz, surtout en offshore sur la mer Caspienne, et cherchent de nouvelles voies d évacuation pour leurs hydrocarbures. Cet objectif rejoint d ailleurs les intérêts des Européens, qui cherchent eux aussi à diversifier leurs sources d approvisionnement, et à réduire leur dépendance à l égard de la Russie pour leurs importations de gaz et de pétrole. La
Caspienne étant une mer enclavée, la région de la mer Noire apparaît dès lors comme une voie d évacuation privilégiée pour exporter ces ressources vers les principaux pays consommateurs, en Europe mais aussi aux États-Unis. poussé pour que la Roumanie et la Bulgarie rejoignent l OTAN en 2004. L UE et le projet Nabucco Les intérêts américains dans la région En 1999 est inauguré un oléoduc entre Bakou et le port géorgien de Soupsa. C est le premier construit hors du réseau russe, il est financé par des compagnies pétrolières américaines, et il entre alors en concurrence directe avec l oléoduc russe Bakou- Grozny-Novorossiisk. Il est aujourd hui complété par l oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, le BTC, qui transite par la Turquie en contournant la Russie.Là aussi, ce gazoduc est construit par un consortium dirigé par des compagnies américaines, et fonctionne depuis 2005. L Union européenne est devenue elle-même riveraine de la mer Noire, depuis que la Roumanie et la Bulgarie ont rejoint l Union en 2007.Bruxelles a soutenu un projet de gazoduc (Nabucco) devant relier la Turquie à l Autriche, passant par la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie. À partir de 2015, l Europe devrait donc recevoir du gaz venant directement de la Caspienne. Ce projet Nabucco pourrait aussi être alimenté par du gaz venant d Iran, mais cela reste incertain du fait des pressions exercées par Washington. Donc la question qui demeure aujourd'hui est : le gazoduc Nabucco pourra-t-il être rentable s il ne fait transiter ni gaz russe, ni gaz iranien? La stratégie de Washington L oléoduc Constanta-Trieste Les intérêts américains dans cette région sont énergétiques, mais ils sont aussi stratégiques. Washington cherche à contrecarrer l influence russe dans la région, en s appuyant sur l Ukraine et sur la Géorgie. Les États-Unis ont notamment 6 Le deuxième projet soutenu par l Union, c est un oléoduc reliant le port de Constanta en Roumanie, à Trieste en Italie. Il doit acheminer vers l Europe de l ouest le pétrole de la Caspienne, d abord transporté par bateaux depuis l est de la mer Noire,
avant d emprunter cet oléoduc long de 1300 km.ce projet offre plusieurs avantages :-c est la route la plus courte depuis la Caspienne jusqu à l Europe centrale puis l Europe de l ouest, et le trajet évite les détroits turcs, qui sont saturés.- Ensuite, à Trieste, l oléoduc peut être rattaché au système de pipeline transalpin, qui alimente l'autriche et l'allemagne.- Et bien sûr il permet de réduire la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.La Roumanie, la Serbie et la Croatie ont signé ce projet en avril 2008, mais pas encore la Slovénie ni l Italie. Or vu sa position géographique, la participation de l Italie est primordiale à la réalisation de cet oléoduc. Ensuite, pour sortir le brut venant du Kazakhstan, la Russie a participé comme principal actionnaire à la construction d un oléoduc entre Tenguiz et Novorossiisk. Il a été inauguré en 2001, doublant ainsi le trafic du port. Enfin, il y a un projet d'oléoduc devant relier le port bulgare de Bourgas à celui d'alexandroupolis, au nord de la Grèce. Il faut savoir que la Grèce est dépendante à 80% du gaz russe. Ce futur oléoduc vise à transporter le pétrole de la Caspienne vers l'europe de l'ouest et les États-Unis, en contournant là aussi les détroits turcs. Les compagnies russes Transneft, Rossneft et Gazprom Neft détiendront 51% du capital, les 49% restant étant répartis à égalité entre la Bulgarie et la Grèce. Le jeu de la Russie La Russie répond à ces projets américains et européens par la réorganisation de ses réseaux.la guerre en Tchétchénie a conduit la Russie à construire une dérivation de l oléoduc Bakou- Novorossiisk, au nord de la Tchétchénie (en vert sur la carte). Le gazoduc russe Blue Stream En ce qui concerne le transport du gaz, la Russie a deux projets qui concurrencent le réseau Nabucco : En novembre 2005 a été inauguré le gazoduc Blue Stream, qui passe sous la mer Noire pour arriver en Turquie. Une extension vers Ceyhan est en projet, plus une prolongation vers l'italie, la Grèce et Israël. En fait, Gazprom voudrait obtenir des Européens que Blue Stream soit à terme connecté à Nabucco, et ainsi faire échouer l objectif initial du gazoduc européen, c est-à-dire le contournement de la Russie. Les oléoducs russes 7
Le gazoduc russe South Stream Il y a aussi le projet South Stream, lancé par Gazprom avec l Italien ENI. Il devrait transporter le gaz caucasien à partir de 2013, passant également sous la mer Noire, pour être livré en Bulgarie, où il se divisera en 2 branches : l'une allant vers l'autriche, et l'autre vers la Grèce et l Italie. Et Moscou a déjà réussi à rallier la Bulgarie et la Hongrie à ce projet South Stream, concurrent du projet européen Nabucco. Un argument dans les négociations de la Turquie avec l UE D abord, le gaz russe représente 65% des approvisionnements de la Turquie, qui est donc très dépendante. Et il y a en fait convergence d intérêts entre la Russie et la Turquie sur ce qu on pourrait appeler «l espace énergétique de la mer Noire».Ensuite, la Turquie a de plus en plus de besoins en énergie. Ankara a donc multiplié ces dernières années les contrats d approvisionnement en gaz. En conséquence, la Turquie pourrait se retrouver avec un excédent de gaz d environ 25% d ici à 2012, qu elle cherchera alors à revendre aux États membres de l Union.La Turquie détient là un argument supplémentaire, en faveur de son adhésion à l Union européenne. La Turquie, au centre des projets En fait, ce qui apparaît en regardant les cartes de ces réseaux, c est que la Russie sait que les infrastructures énergétiques sont des leviers, voire des armes dans les négociations. Et autour de la mer Noire, il y a pour le moment un grand gagnant, c est la Turquie. En effet, par sa position géographique, la Turquie participe à presque tous les projets qu ils soient américains, européens ou russes. Et donc, elle se retrouve dans une position centrale, qui est très agaçante pour les Américains comme pour les Européens. Les enjeux stratégiques Enfin, il y a les questions proprement stratégiques. Pour Ankara, qui cherche depuis le milieu du XIXe siècle à protéger ses détroits du Bosphore et des Dardanelles, la mer Noire ne doit être ouverte qu aux flottes militaires des États riverains (conformément à la Convention signée à Montreux en 1936). Mais cette position turque est en contradiction avec son appartenance à l OTAN (Etats en, violet sur la carte), en particulier depuis la guerre entre la Russie et la Géorgie. Ainsi, fin août 2008, Ankara a dû laisser passer un garde-côte militaire américain du nom de Dallas, venu à Batoumi livrer 35 tonnes d aide humanitaire aux Géorgiens. 8