CINQUIÈME SECTION DÉCISION Requête n o 31201/11 L.T. contre la Belgique La Cour européenne des droits de l homme (cinquième section), siégeant le 12 mars 2013 en un Comité composé de : Angelika Nußberger, présidente, André Potocki, Paul Lemmens, juges, et de Stephen Phillips, greffier adjoint de section, Vu la requête susmentionnée introduite le 19 mai 2011, Après en avoir délibéré, rend la décision suivante : EN FAIT 1. La requérante, M me L. T. est une ressortissante iranienne d origine kurde née en 1983 et résidant à Louvain. Elle est représentée devant la Cour par M e Y. Flachet, avocat à Bruxelles. A. Les circonstances de l espèce 2. Les faits de la cause, tels qu ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit. 3. La requérante a grandi au nord-ouest de l Iran dans une famille kurde traditionnelle. Après le divorce de ses parents, elle vécut avec son père. Quand elle avait neuf ans, la nouvelle femme de son père fit entrer des hommes dans sa chambre qui la violèrent. Quand elle atteignit l âge de quatorze ans, son père décida qu elle devait arrêter l école. Un an après, elle
2 DÉCISION L.T. c. BELGIQUE fut «donnée» en mariage à un homme de treize ans son aîné qu elle ne connaissait pas. Cet homme était un opposant au régime iranien. Il la maltraita physiquement. Un enfant naquit alors qu elle avait seize ans. Durant sa grossesse, elle tenta de se suicider par voie médicamenteuse. Un deuxième enfant naquit de leur relation. Son mari prit ensuite une autre femme, abandonna la requérante et garda les enfants. 4. En 2007, la requérante se maria de façon traditionnelle avec un autre activiste kurde. En 2008, elle suivit son mari en Irak. Ils vécurent là pendant plusieurs mois durant lesquels son mari travailla dans un camp du Parti démocratique du Kurdistan iranien («PDKI»). Elle devint membre du parti. A la fin de ce séjour, son mari se rendit en France où il demanda l asile. La requérante retourna en Iran où elle reprit ses activités de couturière. Elle se lia à des étudiants activistes et servit d intermédiaire auprès d étudiants en vue de la distribution de tracts. Elle participa également à des manifestations contre le régime iranien. 5. Après l arrestation de plusieurs étudiants, la requérante se rendit à Téhéran et, avec un faux passeport, en janvier 2011 elle quitta l Iran et se rendit en Turquie. Là, elle apprit que des membres de la famille de son deuxième mari (son père et ses frères) avaient été arrêtés. Elle tenta une première fois de quitter la Turquie pour la France mais la falsification de son passeport fut repérée. Elle fut arrêtée et placée dans le centre fermé de Kum Kapi où elle déposa une demande d asile. Après dix-huit jours de détention, elle fut libérée et sommée de quitter le pays. Finalement, elle rencontra un passeur qui lui obtint des papiers pour se rendre en Belgique. 6. A son arrivée en Belgique le 16 mars 2011, en possession d un faux passeport turc, d une fausse carte d identité belge et des documents afférents à sa demande d asile en Turquie, la requérante déposa une demande d asile. Elle reçut de la part des autorités chargée du contrôle aux frontières une attestation («annexe 25») délivrée en application de l article 72, alinéa 1 er, de l arrêté royal du 8 octobre 1981 sur l accès au territoire, le séjour, l établissement et l éloignement des étrangers ainsi qu une mesure d éloignement, dite «décision de refus d entrée avec refoulement demandeur d asile» («annexe 11ter») en application de l article 52/3 de la loi sur les étrangers et de l article 72 alinéa 2 de l arrêté royal précité. 7. La requérante fut placée au centre fermé pour illégaux «127». 8. Le 22 mars 2011, son dossier fut transmis, dans le cadre de la procédure d asile accélérée, par l office des étrangers («OE») au Commissaire général aux réfugiés et apatrides («CGRA») qui l auditionna le 29 mars 2011. 9. Le 8 avril 2011, le CGRA adopta une décision refusant à la requérante le statut de réfugiée et la protection subsidiaire. Il considéra qu elle n avait pas pu démontrer son identité dès lors qu elle avait pénétré le territoire avec un faux passeport. De plus, elle était restée en défaut de produire un certificat de naissance. Ses déclarations relatives à son parcours et aux
DÉCISION L.T. c. BELGIQUE 3 contacts qu elle aurait eus avec sa famille n étaient pas cohérentes. Son manque de connaissance des activités du PDKI affectait également la crédibilité de son récit : elle ne connaissait pas l ordre exact des dirigeants ni quand et où ils avaient été assassinés, elle a affirmé que l actuel viceprésident du parti était président et elle ne se souvenait pas de certains jours de commémoration importants pour le parti et les Kurdes. Son récit était ensuite entaché de contradictions quant à sa participation à des manifestations. Elle n était pas non plus à même de donner les noms des étudiants avec lesquels elle avait collaborés ni de dire ce qui leur était arrivé ni encore de dire ce que contenaient les tracts. 10. Elle introduisit un recours en annulation contre cette décision devant le conseil du contentieux des étrangers («CCE»). Dans sa requête, elle invoquait les risques d atteinte à son intégrité physique en cas de retour en Iran et produisit de nouveaux éléments de preuve : une lettre d attestation du bureau du PDKI à Paris ainsi qu une déclaration écrite du représentant du PDKI à Bruxelles selon laquelle la requérante était en danger en cas de retour en Iran. Elle fit également état de son divorce et de la maltraitance physique et sexuelle dont elle avait été victime durant son premier mariage. 11. Par un arrêt du 12 mai 2011, le CCE rejeta le recours et confirma la décision du CGRA. 12. Le 19 mai 2011, l OE tenta d expulser la requérante vers l Iran, via Istanbul en application de la Convention de Chicago relative à l aviation civile internationale, mais elle refusa d embarquer. Le jour-même la requérante saisit la Cour d une demande de mesures provisoires en application de l article 39 du règlement de la Cour. 13. Le 20 mai 2011, il fut décidé d indiquer au gouvernement belge dans l intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de ne pas expulser la requérante vers l Iran avant le 20 juin 2011. Le 21 juin 2011, la mesure provisoire fut prolongée jusqu à nouvel ordre. 14. Entre-temps, le 27 mai 2011, la requérante avait saisi le Conseil d Etat d un recours en cassation administrative de l arrêt du CCE. Cette procédure semble toujours pendante. 15. Le 21 juin 2011, la requérante introduisit une deuxième demande d asile auprès de l OE et soumit des éléments de preuve supplémentaires : copie de la demande d asile introduite par son deuxième époux en France ainsi que plusieurs photos de celui-ci notamment en compagnie du viceprésident et du président du PDKI. 16. Le 24 juin 2011, l OE prit une décision de non-prise en considération de la demande d asile. Cette décision fut retirée le 15 juillet 2011 avec pour conséquence que le dossier fut transmis pour examen au CGRA. 17. Selon un courrier de l avocat de la requérante du 23 novembre 2012, la procédure d asile est toujours pendante devant le CGRA.
4 DÉCISION L.T. c. BELGIQUE B. Le droit et la pratique internes pertinents 18. Les dispositions applicables en l espèce figurent dans la loi du 15 décembre 1980 sur les étrangers. Le principe de non-refoulement, prévu par l article 33 de la Convention de Genève de 1950 relative au statut des réfugiés, n est pas explicitement formulé par la loi sur les étrangers mais résulte de l article 39/70 qui se lit ainsi: «Sauf accord de l intéressé, aucune mesure d éloignement du territoire ou de refoulement ne peut être exécutée de manière forcée à l égard de l étranger pendant le délai fixé pour l introduction du recours et pendant l examen de celui-ci.» 19. Les dispositions relatives à la procédure d asile et les recours applicables en l espèce sont décrits dans l arrêt Singh et autres c. Belgique (n o 33210/11, 21 à 42, 2 octobre 2012). GRIEFS 20. Invoquant l article 3 de la Convention, la requérante se plaint que son expulsion en Iran l exposerait à des risques de traitements contraires à cette disposition du fait de son profil politique d activiste en faveur du parti démocratique du Kurdistan d Iran («PDKI») et son sexe. Ce risque est d autant plus important qu elle a quitté le pays avec de faux papiers pour demander l asile à l étranger et qu elle risque, de ce fait, de se voir infliger une détention de un à trois ans et des mauvais traitements en prison. 21. Invoquant l article 3 pris isolément et l article 13 de la Convention combiné avec l article 3, la requérante se plaint de ne pas avoir bénéficié d un recours effectif pour faire valoir ses griefs tirés de l article 3. Elle reproche aux instances d asile de ne pas avoir pris en considération tous les éléments qu elle a soumis pour prouver ses allégations et d avoir fait reposer sur elle toute la charge de la preuve des risques qu elle encourrait. Elle soutient que la brièveté des délais qui lui ont été imposés dans le cadre de la procédure accélérée l ont privée d une chance réaliste de prouver ses allégations. Elle se plaint également de l approche restrictive du CCE quand il s agit de prendre en considération des éléments nouveaux. EN DROIT 22. La requérante se plaint que son expulsion en Iran l exposerait à des risques de traitements contraires à l article 3 de la Convention. 23. La Cour constate qu à la suite de la mesure provisoire qu elle a indiquée en application de l article 39 de son règlement, la requérante n a pas été expulsée et a pu poursuivre sa procédure de demande d asile en
DÉCISION L.T. c. BELGIQUE 5 Belgique. Elle a déposé une deuxième demande d asile qui est en cours d examen par le CGRA. 24. La Cour note que durant la procédure d examen de la demande d asile, la requérante ne pourra pas faire l objet d une mesure d éloignement forcé en raison de l article 39/70 de la loi sur les étrangers (paragraphe 18 ci-dessus). Ensuite, s il y a lieu, elle bénéficiera d un recours de plein contentieux devant le CCE qui est suspensif de plein droit de l exécution d une éventuelle mesure d éloignement (Singh précité, 28). 25. Par conséquent, la Cour considère que la requérante ne risque pas, pour le moment et pour une période de temps considérable, d être expulsée vers l Iran. Dans l hypothèse où la nouvelle demande d asile devait être rejetée par les instances d asile, la requérante aura la possibilité d introduire une nouvelle requête devant la Cour, y compris la possibilité de demander des mesures provisoires sur la base de l article 39 de son règlement. 26. La requérante se plaint également de ne pas avoir bénéficié d un recours effectif au sens de l article 13 de la Convention pour faire valoir son grief tiré de l article 3. 27. La Cour rappelle qu elle ne saurait déduire du fait que la requérante n est, à ce jour, pas menacée d expulsion, qu elle n a, de ce fait, plus de «grief défendable» à faire valoir au sens de l article 13. En effet, pour évaluer la situation sous l angle de cette disposition, elle doit se placer au moment où la procédure litigieuse interne s est déroulée même si, comme en l espèce, le risque de traitements contraires à l article 3 a évolué dans le temps (I.M. c. France, n o 9152/09, 100, 2 février 2012, Singh précité, 80). 28. Toutefois, la Cour a également jugé que le point de savoir si elle peut ou non rayer une requête du rôle est indépendante de la question de savoir si un requérant conserve ou non la qualité de «victime» au sens de l article 34 (El Majjaoui et Stichting Touba Moskee c. Pays-Bas (radiation) [GC], n o 25525/03, 28, 20 décembre 2007 ; Pisano c. Italie [GC] (radiation), n o 36732/97, 37-50, 24 octobre 2002). Il s ensuit que si un requérant peut continuer à se prétendre victime d une violation alléguée de l article 13 combiné avec l article 3 même après avoir obtenu le statut de réfugié (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, n o 25389/05, 56, CEDH 2007-V), le maintien de la qualité de victime n interdit pas la radiation de la requête. La Cour ne voit aucune raison de ne pas appliquer la même logique en l espèce. 29. La Cour constate que le grief que la requérante tire de l article 13 combiné avec l article 3 tient principalement au refus des instances d asile d avoir pris en considération tous les éléments qu elle avait soumis pour prouver ses allégations. La requérante met également en cause le caractère accéléré de la procédure. 30. La Cour note, en premier lieu, que dans le cadre de sa deuxième demande d asile, la requérante a pu soumettre tous les éléments dont elle
6 DÉCISION L.T. c. BELGIQUE disposait pour prouver ses allégations. La Cour observe ensuite que le point de savoir si le refus opposé par l OE de prendre en considération des éléments nouveaux porte atteinte au droit à un recours effectif au sens de l article 13 fait l objet d autres requêtes pendantes devant la Cour. Dès lors, il n y a aucun risque qu une question d intérêt général échappe à tout examen si la Cour décide de rayer la présente affaire de son rôle. 31. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu il ne se justifie plus, conformément à l article 37 1 c) de la Convention, de poursuivre l examen de la requête. Elle constate par ailleurs qu aucun motif particulier touchant au respect des droits de l homme garantis par la Convention n exige la poursuite de l examen de la requête en vertu de l article 37 1 in fine de la Convention. 32. Partant, la Cour conclut qu il y a lieu de rayer l affaire du rôle. L application de l article 39 du règlement prend ainsi fin. Par ces motifs, la Cour, à l unanimité, Décide de rayer la requête du rôle. Stephen Phillips Greffier adjoint Angelika Nußberger Présidente