Charlotte Lacoste, Séductions du bourreau Paris, Presses universitaires de France, coll. «Interventions philosophiques», 2010, 472 p.

Documents pareils
Thème 3 : La Seconde Guerre mondiale, une guerre d anéantissement ( )

Histoire Leçon 15 La marche vers la guerre ( 1938 / 1939) Dates : 1936 : remilitarisation de la Rhénanie 1938 : Anschluss de l Autriche

Ancienne gare de déportation de Bobigny. Rencontre avec les enseignants de Bobigny Connaître les ressources locales

Cour suprême. simulation d un procès. Canada. Introduction génér ale. Comment réaliser une simulation de procès?

I) La politique nazie d extermination

Chap. 5 : la 2 nd guerre mondiale : une guerre d anéantissement Pourquoi parle-t-on de la 2 nd guerre mondiale comme d une guerre d anéantissement

Conseil canadien de la magistrature Voies de fait et autres infractions contre la personne n entraînant pas la mort

27 Janvier : Journée internationale de commémoration en mémoire des victimes de l'holocauste

C était la guerre des tranchées

La seconde guerre mondiale

Emplacement de la photo d ouverture du domaine

S organiser autrement

Méthode universitaire du commentaire de texte

HARCÈLEMENT CRIMINEL. Poursuivre quelqu un, ce n est pas l aimer!

IBUKA. Mémoire et Justice. Section suisse STATUTS

III. Comment les nazis ont-ils organisé ces deux génocides?

Cinzia Grassi, Loredana Ceccacci, Anna Elisa D Agostino Observatoire pour le contraste de la pédophilie et de la pornographie enfantine

L ÉVOLUTION DE LA DÉFENSE ET DU DROIT DE LA DÉFENSE À PARTIR DE LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L HOMME (*)

Les jeunes contre l oubli

CORRIGE DU LIVRET THEMATIQUE NIVEAU 3 ème

27 janvier 2015 Journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l Humanité

LE HARCELEMENT A L ECOLE

TROISIEME PARTIE LA FRANCE DE 1945 A NOS JOURS. Bilan et mémoires de la seconde guerre mondiale

La responsabilité des directeurs d unité

Révision de l ombudsman du texte sur le camp d extermination nazi de Sobibor en Pologne, diffusé au Téléjournal le 30 novembre 2009.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I. Mme la juge Elizabeth Odio Benito M. le juge René Blattmann

Feuillet récapitulatif Gestion des causes de niveau intermédiaire : droit criminal

Le Journal d Anne Frank. De Julian Y. Wolf et Nagaoka Akiyoshi France/Grande-Bretagne/Irlande/Japon. 89 min. Animation. Couleurs.

Service d Aide à la jeunesse en Milieu Ouvert

régime d assurance collective

Title: L'extermination comme matière fabuleuse : Les Bienveillantes ou I'art de rendre le nazi fréquentable

Rapport d'activité.

ETUDE COMPAREE DE VALSE AVEC BACHIR ET DE SHOAH

Un seul droit de la famille pour toutes les femmes.

LUTTER CONTRE LE HARCÈLEMENT

DISCOURS MADAME SIMONE VEIL. Présidente de la FONDATION POUR LA MEMOIRE DE LA SHOAH

Nous constatons de nos jours

ACCRÉDITATION DES CENTRES PRIVÉS ET DES PROGRAMMES DE FORMATION PROFESSIONNELLE EN HAÏTI. Formulaire de demande d une autorisation de fonctionnement

REPUBLIQUE DU CONGO Ministère de la Justice et des Droits Humains REPONSE AU QUESTIONNAIRE SUR LA VIOLENCE CONTRE LES ENFANTS.

LE HARCÈLEMENT PSYCHOLOGIQUE AU TRAVAIL AU QUÉBEC

Organisation des Nations Unies pour l éducation, la science et la culture POURQUOI

De l Etat français à la IVème République ( )

Polémique autour des droits de retransmission de la CAN

Un camp candien à Saint-Cloud

Base de données opérationnelle pour les phénomènes PAN Commission SIGMA 2 - AAAF

Hannah Arendt. Le système totalitaire

Exposition Camps d internement du Limousin ( )

Avant-propos Le problème de la spécificité du texte dramatique... 7 Genres du dramatique et descriptions linguistiques Conclusion...

Ressources pour Faire la classe MÉMOIRE ET HISTOIRE DE LA SHOAH À L ÉCOLE

LES NOTES EN BAS DE PAGE

ECOLE SUPERIEURE DE L EDUCATION NATIONALE

DÉVELOPPER DES GROUPES DE MAISON QUI S ÉDIFIENT ET SE REPRODUISENT

Pour en savoir plus sur l histoire des Juifs de Vire, sur Lublin, Majdanek, Belzec, l Aktion Reinhard rdv sur

Master Etudes françaises et francophones

Films à la Fiche. NUIT ET BROUILLARD Un dispositif d alerte NUIT ET BROUILLARD

Infolettre #18 : Les graphiques avec Excel 2010

HISTOIRE. Chapitre 1. Lecture historique de mémoires : l historien et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France

Les responsabilités des professionnels de santé

Master européen en traduction spécialisée. Syllabus - USAL

Qu est-ce qu une problématique?

La IIe Guerre mondiale, une guerre d anéantissement et génocides Introduction : «radicalisation de la violence» une guerre d anéantissement

L Indice Environnemental

utilisés en faveur d un relativisme culturel, allant à l encontre de l universalité des droits de l homme,

«Banalité du mal et sens du devoir chez les administrateurs de l extermination»

RESPONSABILITES ET ASSURANCE DANS LE DOMAINE ASSOCIATIF

Consolidation de fondamentaux

LA RESPONSABILITE DES DIRIGEANTS

L Illusion comique. De Corneille. L œuvre à l examen oral. Par Alain Migé. Petits Classiques Larousse -1- L Illusion comique de Corneille

Étude : Les PME à l heure du travail collaboratif et du nomadisme

De la discrimination à l extermination

Titre : POLITIQUE AFIN DE CONTRER LE HARCÈLEMENT PSYCHOLOGIQUE OU TOUTE AUTRE FORME DE VIOLENCE EN MILIEU DE TRAVAIL

AVENIR EMPRUNTEUR. Etude Personnalisée. Caractéristiques du (des) prêt(s) Cotisations ASSURE 1 ASSURE 2. Votre conseiller

Nouvelle demande de permis d agent ou de courtier d assurances I.A.R.D.

ACAT-France. Et si la prison n était pas toujours la solution? SANCTIONNER AUTREMENT. Et si la prison n était pas toujours la solution?

La présente brochure vous permet de faire plus ample connaissance avec la cour d assises. À la fin de la brochure figure un lexique explicatif 1.

«En avant les p tits gars» Chanté Par Fragson Mais que chantait-on en Décembre 1913, à quelques mois du déclenchement de la grande tragédie?

Qu est-ce que je dois faire lorsque je reçois une assignation à comparaître?

Page1 LE DROIT AU RESPECT DE LA DIGNITE

CERTIFICATS DE SÉCURITÉ Qu est-ce qu un certificat de sécurité?

Luxe et Internet: Danger ou opportunité. Gérer la cohérence des marques de luxe sur Internet PAROLES D EXPERT. devrait peser 4,7 % du

# 7 : Lundi 13 janvier 2014 «HANNAH ARENDT EST-ELLE UNE NAZIE?»

Les paroles s envolent les écrits restent

Interview du journaliste Phocas Fashaho de la Voix de l Amérique avec Abdul Ruzibiza ancien officier de l Armée du FPR, Dimanche le 2 mai 2004.

RESSOURCEMENT SUR MESURE

Voici des exemples de cyberintimidation :

Travail en groupe Apprendre la coopération

EXPRESSION CORPORELLE - EVALUATION CONTROLE ADAPTE

Varia. L enseignement de l histoire et les mémoires douloureuses du XX e siècle. Laurence Corbel Benoit Falaize

Les Américains, les Britanniques et les Canadiens ont une position sévère envers la criminalité

1/ LES CARACTÉRISTIQUES DU CYBER-HARCÈLEMENT

Un violon dans la nuit

RISQUE SPORTIF ET ASSURANCE

LA RESPONSABILITE DU MEDECIN DU SPORT. par le Dr. Marc LEWINSKI EXPERTISES MEDICALES 5bis, rue ANTOINE CHANTIN PARIS

«Selon les chiffres de la BNS, l évasion fiscale prospère»

Joe Dassin : L été indien

Concours & Talent show

ASSURANCE AUTO : POINT IMPORTANTS

Le téléphone public, cent ans d usages et de techniques de Fanny CARMAGNAT

Transcription:

Charlotte Lacoste, Séductions du bourreau Paris, Presses universitaires de France, coll. «Interventions philosophiques», 2010, 472 p. Désirée Lamoureux University of Western Ontario Depuis la parution des Bienveillantes de Jonathan Littell en 2006, le monde littéraire se questionne sur le rôle de la parole du bourreau fictif dans la compréhension des génocides. Si plusieurs critiques croient que la parole du bourreau fictif nous aide à comprendre les raisons qui existent derrière l extermination des Juifs d Europe ou le massacre des Tutsis au Rwanda, Charlotte Lacoste demeure convaincue que ce genre d ouvrage perpétue l idéologie du bourreau en usurpant la place de la victime et en banalisant la violence génocidaire. Son ouvrage, Séductions du bourreau, cherche à démontrer que la parole du bourreau fictif n est pas fiable.

analyses, vol. 7, nº 3, automne 2012 La première partie expose un historique du témoignage en commençant par les recherches de Jean Norton Cru sur le sujet à la suite de la Première Guerre mondiale. En effet, c est en rentrant de cette guerre des tranchées que certains soldats ont décidé de mettre par écrit ce qu ils avaient vécu. À ces témoignages véridiques, Cru oppose les récits romancés qui continuent d édulcorer la guerre et à en faire un spectacle glorieux. C est donc Témoins (1929), l inventaire commenté des témoignages et des récits sur la Première Guerre mondiale de Cru, qui aurait ouvert la voie aux rescapés des camps de concentration nazis. Cependant, tout comme ceux des «témoins honnêtes» (p. 31) de la Grande Guerre, les témoignages des survivants seront largement ignorés au profit de romans mettant en scène l horreur des camps. Lacoste estime que le public préfère ces derniers à cause de leur style «comme si vous y étiez» (p. 121) qui répond à la curiosité du lecteur au détriment de la distanciation nécessaire à la compréhension de l expérience génocidaire. Pourvus d un «ethos d humilité» (p. 50), les survivants transcrivent pour leur part uniquement des expériences dont ils ont été témoins en négligeant toute chronologie et toute différenciation entre les événements : autant de preuves de l absence de temporalité dans le camp et de l horreur omniprésente dans toutes les sphères de l existence. Lacoste ne cache pas son mépris pour les romanciers (Jean-François Steiner, Sylvain Reiner et Erich Maria Remarque) qui, en narrant l expérience concentrationnaire à la place de la victime, ont défriché le terrain pour le bourreau. 450

DÉSIRÉE LAMOUREUX, «Charlotte Lacoste, Séductions du bourreau» Justement, si Annette Wieviorka, dans son ouvrage de 1998, parlait de l avènement de L ère du témoin depuis le procès d Eichmann à Jérusalem, Lacoste y voit plutôt une tendance à faire de chacun un témoin, le bourreau inclus. Lacoste est d avis qu en démocratisant le témoignage, on usurpe la position de la victime, on normalise et on banalise le génocide. Lacoste ne voit ni un témoin dans le bourreau, ni un témoignage dans son récit : elle renomme «l ère du témoin» de Wieviorka «l ère du bourreau». C est à l aide d une analyse rigoureuse de l œuvre phare de «l ère du bourreau» (p. 246), dans sa deuxième partie, que Lacoste se positionne à l encontre de plusieurs critiques et chercheurs qui ont vu en la parole de Maximilien Aue, le narrateur des Bienveillantes, une voix légitime et fiable. Effectivement, l idée que le bourreau fictif détient la vérité sur le génocide fait son chemin, même chez les historiens (p. 157). Lacoste ne manque pas de souligner le paradoxe qui englobe pourtant ce nouveau rôle du romancier : il a tous les droits en matière de création, mais il détient aussi une légitimité historiographique. On a donc attribué aux Bienveillantes une fonction pédagogique et explicative que Lacoste nie. Selon elle, le but du roman ne joue pas le rôle de prévenir le génocide en l élucidant, mais de déculpabiliser le coupable. Elle interprète le point central de l œuvre le bourreau existe dans chaque être humain, non pas comme un gage de l humanité de Aue, mais comme un processus de manipulation qui cherche à rétablir le statut du bourreau. Selon son hypothèse, le roman serait un procès une réécriture de l Orestie d Eschyle où le lecteur forme le jury, Aue l accusé et Littell l avocat. En faisant du jury 451

analyses, vol. 7, nº 3, automne 2012 un bourreau potentiel, on lui enlève la capacité de juger sans hypocrisie : il doit disculper le bourreau afin de rester lui-même innocent des crimes qu il pourrait (ou aurait pu) commettre. Lacoste considère Littell comme un avocat, car il aide Aue à gagner les sympathies de ses lecteurs en faisant de son protagoniste un être cultivé, intelligent et moral. Notamment, Littell arme son personnage principal d une grande culture, d une grande intelligence et d une morale infaillible : il adore la musique, il pontifie constamment sur une variété de sujets, il vit selon la philosophie kantienne. Lacoste démontre non seulement que ces attributs sont des leurres pour amadouer le lecteur, mais elle souligne que le matricide, les divagations oniriques et les passages bucoliques du roman demeurent tous des fausses routes pour distraire le lecteur de la vérité : Aue est un génocidaire. De plus, Lacoste voit en la transformation de tous les êtres humains en monstres une mauvaise interprétation de la «banalité du mal» d Arendt. Pour Arendt, la «banalité du mal» signifie un processus d autoabrutissement par lequel Eichmann s est convaincu que ce qu il faisait envoyer des centaines de milliers de Juifs vers la mort était banal. Littell, au contraire, voit dans la «banalité du mal» l idée selon laquelle n importe qui tout être ordinaire, voire banal pourrait devenir bourreau (p. 227). À cause de cette lecture superficielle d Arendt, Lacoste voit dans ce roman la relativisation des crimes nazis. Dans la troisième partie, Lacoste établit des liens entre les procédés présents dans Les Bienveillantes et les récits d autres génocidaires fictifs : les «machetteurs» du Rwanda et les parachutistes français en Algérie. Notons que, d un point de vue 452

DÉSIRÉE LAMOUREUX, «Charlotte Lacoste, Séductions du bourreau» méthodologique, la comparaison de SS, de génocidaires rwandais et de tortionnaires français dans une guerre postcoloniale pose problème. D abord, l absence de définition du terme «bourreau» fait en sorte que des tortionnaires, des bourreaux fonctionnaires, des tueurs, des «machetteurs», des opérateurs de chambre à gaz, etc. sont placés sur le même plan alors qu il nous semble que ces divers «types» de bourreau demandent une perspective individuelle. De plus, l auteure place ensemble une guerre et deux génocides en omettant toute explication historique et contextuelle. Cette absence demeure inquiétante, surtout du fait que l auteure désigne justement l omission du contexte historique comme un moyen de légitimer les actions du bourreau. Malgré nos réserves méthodologiques, cette dernière partie cherche à dévoiler les objectifs de ce genre de littérature en mettant en relief les similarités entre Aue et les autres bourreaux fictifs. D après les exemples relevés, le trope du bourreau «homme ordinaire» refait fréquemment surface : l universalisation de la responsabilité se marie à la déresponsabilisation des responsables. Lacoste nous invite à considérer que cela participe à la fois d une culpabilisation des victimes et d «une vague de réhabilitation des criminels politiques» (p. 387). Ainsi, «l ère du bourreau», en littérature, devient un moyen de légitimer la torture, la guerre et la violence qui continue à exister malgré le «plus jamais» qu on a répété à la suite de la Seconde Guerre mondiale. 453