Le problème du temps chez Saint Augustin et Saint Thomas d Aquin L élaboration d une réflexion sur le temps ou plus précisément sur son contenu ou sa réalité a conduit à créer dans l histoire de la philosophie deux temps différents, l un subjectif et l autre objectif. Pour juger (c'est-à-dire accepter ou réfuter) cette séparation totale entre ces deux notions, notre recherche a abordé le concept du temps chez deux philosophes considérés par leurs successeurs comme les tenants de deux théories différentes, celle de Saint Augustin considéré comme l un des fondateurs de la phénoménologie du temps et qui défend la thèse de la réalité subjective du temps et celle de Saint Thomas d Aquin qui lui, défend la thèse de l objectivité aristotélicienne du temps. Le choix de ces deux philosophes nous permet d atteindre deux cibles: - Le premier qui établit que la séparation totale entre le temps subjectif et le temps objectif chez ces deux philosophes ne peut se démontrer. - Le second qui révèle l intérêt que peut avoir cette étude pour le monde arabe auquel j appartiens. En ce qui concerne le premier objectif qui représente le but principal de cette recherche, nous voulons démontrer qu à l opposé de la majorité des études sur le concept du temps dans les réflexions philosophiques aussi bien que théologiques de Saint Augustin et de Saint Thomas d Aquin, la séparation totale entre le temps comme catégorie cosmique et le temps comme catégorie psychologique semble être une thèse difficile à soutenir. La réflexion augustinienne sur le temps ne peut pas se situer seulement dans la lignée des méditations sur le temps phénoménologique, de même que la réflexion thomasienne ne peut pas non plus s inscrire seulement dans les spéculations sur le temps objectif car la lecture et l analyse des textes augustiniens et thomasiens nous a fait prendre conscience que leurs réflexions sur le temps concernent successivement le rapport entre l âme humaine et le monde extérieur, ainsi que le rapport entre le Principe - Dieu- et le monde physique (l origine du temps), et enfin le rapport entre l âme humaine et le Principe (la fin du temps). Toujours dans ce premier objectif et tout au long de cette recherche, j ai traduit ces relations à travers deux axes de réflexion : - La réalité et la mesure du temps dans les pensées de Saint Augustin et Saint Thomas d Aquin. - Le temps entre son origine et sa fin, c'est-à-dire la création et l éternité dans les réflexions de Saint Augustin et Saint Thomas d Aquin. Pour ce qui concerne le premier axe, notre démarche a consisté à déterminer la réalité du temps en essayant de préciser si elle peut se définir comme une propriété fondamentale du monde 1
objectif ou simplement comme le produit du monde subjectif ou bien, si nous privilégions l un ou l autre avons-nous pour autant une conception intégrale du temps. Notre compréhension des textes de Saint Augustin et ceux de Saint Thomas nous a permis de réaliser le rôle considérable du rapport que le temps entretient avec le mouvement. Il nous est apparu comme la clé permettant non seulement d apporter une réponse précise à la question précédente, mais aussi de construire une grande partie de cette thèse. L analyse que nous avons faite à cet égard, nous a amenée à déduire que si le lien inséparable entre le temps et le mouvement établit le terrain commun que partagent, dans les grandes lignes, les réflexions augustinienne et thomasienne à propos de la conception et de la mesure du temps, préciser la nature de ce lien revient également à définir le terrain qui ne produit pas seulement les points qui les distinguent l une de l autre, mais qui est aussi ce sur quoi nous nous sommes appuyés pour la démonstration d une grande partie de notre thèse. Nous avons trouvé, dans la philosophie augustinienne, la volonté de lier exclusivement ce mouvement à l âme humaine. Selon Saint Augustin, la conception du temps naît dès qu il y a des temps passants, c est-à-dire que l existence du temps, sa perception et sa mesure s effectuent simultanément pendant le passage du temps, qui n est ni le temps passé car il n est plus ; ni le temps présent, lequel n a pas d espace, ni le temps futur qui n a pas encore d existence. C est le passage de ces trois dimensions temporelles dans le champ de la conscience qui ne peut unir ces modalités temporelles, pour les rendre perceptibles et mesurables, qu à la condition qu elle se présente selon trois modes en accord avec ces trois modalités, c est-à-dire la mémoire qui est conscience du présent de ce qui est passé ; l attention qui est conscience du présent de ce qui est présent et l attente qui est la conscience du présent de ce qui sera le futur. Le temps, par conséquent, n est qu une propriété fondamentale de notre univers intérieur, ou plus simplement le produit de notre conscience. Contrairement à l essentiel de ce raisonnement qui démontre une subjectivité pure du temps, nos lectures et analyses des textes philosophiques de Saint Thomas d Aquin m ont montré qu il acquiert la conviction que les réalités subjective et objective doivent être nécessairement complémentaires. Il insiste sur le rôle déterminant de la corrélation entre le mouvement objectif et subjectif dans l élaboration de la notion du temps mettant ainsi en exergue le second élément sur lequel nous nous sommes penchés à l appui de notre démonstration. Dans le prolongement de la majorité des études consacrées à la théorie thomasienne du temps, nous nous sommes appuyés sur le rôle clé du mouvement objectif dans la saisie du temps pour démontrer une dimension objective dans la pensée thomiste sur la réalité du temps et sa mesure. L originalité de ce travail, par rapport aux études précédentes, est la démonstration d une dimension subjective dans la réflexion thomiste sur la réalité du temps. Notre lecture des ouvrages de Saint Thomas nous ont permis comprendre que même si ce dernier fait appel au rôle du mouvement objectif dans la saisie du temps, ce dernier pourtant doit être aussi situé dans le domaine subjectif, donc dire que le temps est la mesure de la durée successive signifie que la notion du temps est la succession d un mouvement fractionné par notre conscience en parties qui doivent être toutes entre elles dans la relation d antériorité et de postériorité. Cette insistance sur le rôle déterminant de l âme, ou plus précisément sur la corrélation entre ses facultés sensitives externes et 2
internes, dans la constitution d une conception globale du temps est pour nous le socle permettant de démontrer cette dimension subjective du temps. En se basant sur elle, Saint Thomas d Aquin parvient à conclure que le temps n est ni perceptible, ni mesurable en l absence de l âme humaine. Mais, pour que cette dernière puisse rendre le temps perceptible et mesurable, elle doit en se référant à ses facultés être en un mouvement unifié selon l ordre de ces dernières : les sens externes, le sens commun, l imagination, la mémoire et sa vie cogitative. Par conséquent, la conception parfaite du temps est constituée de la corrélation entre le mouvement unifié de notre âme et celui du monde extérieur. D ailleurs, puisqu il nous a semblé que dans la pensée de Saint Augustin et de Saint Thomas d Aquin, il y a une relation réciproque entre la philosophie et la théologie, si bien qu il est exact de dire que s appuyer seulement sur l une ou sur l autre est insuffisant pour comprendre parfaitement leurs pensées, nous avons acquis la conviction qu en l absence de l une d elles, avoir une analyse complète du temps est impossible. De là, il nous est apparu comme capital d analyser la problématique du temps entre son origine et sa fin (la création et l éternité). En voulant la traiter en détails, nous avons trouvé que la subjectivité du temps chez Saint Augustin ne peut que s ajouter à son objectivité car le temps objectif ne dérive pas du temps subjectif. L interrogation sur l origine et sur la fin du temps et la recherche sur le point de savoir s il est possible de considérer l âme humaine comme l origine du temps ou s il y a autant de commencements ou de fins du temps qu il y a de variétés d âmes humaines conduisent Saint Augustin à démontrer une perspective objective dans le concept du temps. Sous l influence de la théologie chrétienne, l évêque d Hippone rapporte l origine absolue du temps à ce qui précède non temporellement mais éternellement les temps, à ce qui est l artisan des temps, c est-à-dire à Dieu, lequel à partir du néant a non seulement créé le temps mais aussi tous les moyens cosmologiques et subjectifs permettant de le percevoir et de le mesurer. D ailleurs, chercher à déterminer le lien entre le temps et la créature nous a amené à démontrer non seulement une perspective objective dans le temps mais aussi à voir une sorte de priorité temporelle entre les perspectives objective et subjective. Le développement de ce raisonnement nous a permis de dire que dès qu il faut accepter avec Saint Augustin que le temps se définisse comme extension et que l esprit ne peut le saisir qu en tendant son attention en des directions opposées, il faut alors avouer que cela écartèle l esprit et lui fait éprouver qu il est luimême soumis au temps. Ainsi, il faut conclure que temporellement et ontologiquement, le temps cosmologique précède le temps subjectif, mais hors du sujet, le temps cosmologique existe concrètement mais sans être perceptible ou mesurable. Cette priorité temporelle et ontologique de la perspective objective sur la perspective subjective du temps et l importance de l expérience intérieure à conceptualiser l objectivité temporelle se trouve aussi évidemment dans l analyse thomiste de la problématique de l origine du temps. Dans le prolongement de Saint Augustin et de la théologie chrétienne, Saint Thomas d Aquin démontre que le temps n existe que par l activité créatrice de l Agent Universel, lequel à partir du néant a créé non seulement le temps mais aussi toutes les conditions objective et subjective 3
nécessaires à son existence ainsi qu à sa formulation en conception précise et déterminante. Ceci d autant plus, qu avant la création du monde, il n y avait pas de temps, le monde n a pas été créé dans le temps, c est le temps qui a été créé avec le monde et puisque par sa définition, le temps est une mesure du mouvement, Saint Thomas en déduit que le temps n est autre qu un concept qui mesure le fait de la création en train de s opérer. Selon nous, un tel concept ne peut être en principe qu objectif mais, fonder la structure spécifique de ce concept n est pas possible en dehors de notre expérience intérieure. Donc, même si la perspective objective du temps précède temporellement la perspective subjective, nul ne songe à nier l importance de cette dernière vis-à-vis de la première. Notre cheminement au cœur des réflexions augustiniennes et thomasienne sur la problématique de la fin du temps, nous a montré que la rencontre ou l articulation entre l objectivité et la subjectivité temporelle est contenue toute entière dans le lien intime entre l âme temporelle et le Dieu Éternel. L impossibilité de parvenir à une fin définitive du temps en sa globalité sur le plan existentiel conduit nos deux auteurs à s orienter vers le plan eschatologique pour chercher à savoir jusqu à quel point ce dernier permet d arriver à une conception précise d une fin définitive du temps. L analyse détaillée de plusieurs thèmes liés à la question de la fin du temps nous a autorisée à affirmer que le temps revêt une réalité subjective-objective. Cette réalité procède d un aspect subjectif selon lequel l articulation entre la connaissance de soi et la connaissance de Dieu faite par la nature intellectuelle de l âme humaine ramène cette dernière de façon privilégiée à l image de Dieu. Elle parvient ensuite à démontrer un aspect spirituel dans lequel il est aussi possible de distinguer deux perspectives : l une objective représentée par l Incarnation qui s est faite par Dieu pour parachever l ascension du temps à l éternité et la seconde subjective-spirituelle incarnée par l acte de foi à ce mystère divin. En arrivant au terme de cette étude, nous sommes parvenus à élaborer une triade dont les éléments se présentent en trois aspects fondamentaux caractérisant les analyses augustinienne et thomasienne sur le problème du temps, triade que j ai définie de la façon suivante : sortir de Dieu (c est-à-dire de l origine absolue du temps), s écarter de Dieu (c est-à-dire l expérience objective et subjective temporelles) et retourner à Dieu (c est-à-dire la fin du temps). Ce mode de réflexion nous a permis d énoncer l impossibilité de concevoir parfaitement et de mesurer le temps sans elle, ou en l absence de l une de ses trois composantes. La réalité du temps selon nous, ne peut être donc considérée ni comme une réalité subjective pure, ni comme une réalité objective pure, mais plutôt comme située entre ces deux notions. Ainsi, loin de supposer deux temps différents (objectif et subjectif) ou d un tiers-temps opérant une médiation entre eux, notre thèse consiste à dire que le temps dans sa globalité se trouve à mi-chemin du temps vécu du sujet et du temps cosmologique car l analyse des textes de Saint Augustin et de Saint Thomas d Aquin consacrés à ce thème nous a donné la certitude que le temps est une réalité mixte présentant à la fois un caractère objectif et subjectif, si bien que considérer le monde physique comme fondement commun de toute temporalité n empêche pas de relever le rôle clé joué par l âme humaine consciente. C est par cette dernière et par ses pouvoirs de représentation, qu il est possible de concrétiser la temporalité sur le plan de la personne humaine, c est elle qui a la capacité de conceptualiser le temps, car elle seule peut convertir le futur en passé, à travers le présent et nombrer ainsi le cheminement de l univers crée. 4
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