LES SANCTIONS DU POUVOIR DANS LES SOCIETES. Rapport luxembourgeois. Alex ENGEL Avocat au Barreau de Luxembourg



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Transcription:

LES SANCTIONS DU POUVOIR DANS LES SOCIETES Rapport luxembourgeois Alex ENGEL Avocat au Barreau de Luxembourg Quelle est la notion de société dans votre droit? Y a-t-il une définition légale ou un concept défini par la jurisprudence? Au Luxembourg, le droit des sociétés commerciales ne contient pas de véritable définition de la notion de société. La principale loi, celle du 10 août 1915 concernant les sociétés commerciales, se contente d affirmer en son article 1 er alinéa 1 que «les sociétés commerciales sont celles qui ont pour objet des actes de commerce». Mais le Code civil, en son article 1832, fournit une définition : «Une société peut être constituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent de mettre en commun quelque chose en vue de partager le bénéfice qui pourra en résulter ou, dans les cas prévus par la loi, par acte de volonté d'une personne qui affecte des biens à l'exercice d'une activité déterminée.» Dans la mesure où l article 1873 du Code civil déclare applicables aux sociétés de commerce les dispositions du Code civil 1 (c est-à-dire les articles 1832 à 1872), la définition précitée est valable pour les sociétés commerciales. D ailleurs, la loi du 10 août 1915 concernant les sociétés commerciales renvoie à son tour au droit civil. 2 Les éléments caractéristiques du contrat de société sont dès lors au nombre de trois : - les associés (voire un seul associé) - les apports mis en commun (qu il s agisse d apports en espèces, en nature ou en industrie) - le but lucratif. 3 A remarquer que la notion de société n est pas tributaire de la personnalité juridique reconnue le cas échéant à l entité ainsi désignée. Pour preuve : la loi n accorde pas la personnalité juridique aux associations commerciales. 4 Or, de par la loi, ces associations sont considérées comme des sociétés commerciales (au sens large). 5 1 «Les dispositions du présent titre ne s'appliquent aux sociétés de commerce que dans les points qui n'ont rien de contraire aux lois et usages du commerce.» 2 Art. 1 er al. 2 de la loi du 10 août 1915 : «Elles [les sociétés commerciales] se règlent par les conventions des parties, par les lois et usages particuliers au commerce et par le droit civil.» 3 J.-P. Winandy, Manuel de droit des sociétés, Legitech, éd. 2008, p. 124 et suivants 4 Art. 2 de la loi du 10 août 1915 : «Les associations commerciales se subdivisent en associations commerciales momentanées et associations commerciales en participation. 1

Ceci étant dit, en droit luxembourgeois, la plupart des sociétés ont une personnalité juridique propre, distincte de celle de leurs associés. La loi du 10 août 1915 concernant les sociétés commerciales reconnaît la personnalité juridique à chacune des sociétés commerciales proprement dites. 6 De manière quelque peu surprenante, la même loi sur les sociétés commerciales accorde la personnalité juridique aux sociétés civiles 7, démontrant une fois de plus qu il existe une réelle complémentarité entre les dispositions du droit civil et celles du droit des sociétés. Distinguez-vous entre les concepts de société et d entreprise? A travers les diverses branches du droit, le terme d entreprise est régulièrement employé par le législateur luxembourgeois, mais sans qu il faille y voir la volonté d une réelle opposition avec le terme de société. Les acceptions des deux notions sont tout simplement trop différentes, de sorte que le principe même de leur distinction ne donne guère lieu à discussions devant les tribunaux. 1. Le Code du travail utilise le terme d entreprise à plusieurs endroits (ex. «responsabilité quant aux risques de l entreprise» 8, «transfert d entreprise» 9 ). De nombreuses dispositions du Code du travail se réfèrent encore au «chef d entreprise» pour désigner celui qui détient le plus haut degré d autorité au sein de l entreprise. De manière générale, le terme d entreprise vise ici l unité économique. Plus précisément, et par référence à la définition qu en fournit le législateur en matière de transfert d entreprise, l entreprise est entendue comme «une entité économique qui [a une] identité et qui constitue un ensemble organisé de moyens, notamment personnels et matériels, permettant [l exercice] d une activité économique essentielle ou accessoire» 10. A cet égard, plusieurs sociétés juridiquement distinctes peuvent former une seule et même entreprise. 2. Le Code de commerce, pour l application de son titre II relatif aux livres de commerce, regroupe expressément sous le terme d entreprise «les commerçants personnes physiques» d un côté, et «les sociétés commerciales, les groupements européens d'intérêt économique et les groupements d'intérêt économique» de l autre côté. 11 Elles ne constituent pas une individualité juridique distincte de celle des associés.» 5 Cf. art. 1 al. 3 de la loi du 10 août 1915 : «Elles [les sociétés commerciales] se divisent en sociétés commerciales proprement dites et en associations commerciales.» 6 Art. 2 al. 1 er 7 Art. 3 al. 1 er «Les sociétés dont l objet est civil et qui se placent sous le régime des art. 1832 et suivants du Code civil, [ ], constituent pareillement une individualité juridique distincte de celle des associés, [ ].» 8 Art. L. 121-9 du Code du travail 9 Art. L. 127-1 et suivants du Code du travail 10 Art. L. 127-2 du Code du travail 11 Art. 8 du Code de commerce 2

Pareille définition prouve de nouveau que pour le législateur, la notion d entreprise, en ce qu elle englobe tous les acteurs de la vie commerciale, est beaucoup plus large que la notion de société. 3. En droit de la consommation, le terme d entreprise est utilisé en rapport avec les pratiques commerciales déloyales et vise alors le professionnel par opposition au consommateur. 12 Si le terme d entreprise est donc utilisé dans un sens qui varie quelque peu selon la branche du droit dans laquelle on se situe, le terme de société a, dans le langage juridique commun, une signification plus précise : il désigne une personne (morale) bien déterminée, qu elle soit ou non dotée de la personnalité juridique. A. La responsabilité civile Si votre droit prévoit une responsabilité civile de l entreprise, quel est son fondement et son régime général? Pour autant que la société ait la personnalité juridique, la jurisprudence luxembourgeoise a toujours admis la possibilité de rechercher sa responsabilité civile, indépendamment de la question de savoir si le dirigeant ou le préposé à travers lequel la société a commis la faute civile, puisse aussi voir sa responsabilité être engagée. 13 (En effet, dans la mesure où la société est une fiction de la loi, elle doit nécessairement accomplir ses actes fautifs et autres à travers une personne physique.) Ni la responsabilité délictuelle ni la responsabilité contractuelle de la société ne sont soumises à une législation spécifique. Par voie de conséquence, à défaut de relation contractuelle avec la victime, cette dernière devra rechercher la responsabilité de la société sur le fondement des articles 1382 et 1383 du Code civil (responsabilité du fait personnel), de l article 1384 alinéa 1 er du Code civil (responsabilité du fait des choses dont la société avait la garde au moment du fait dommageable) ou encore de l article 1384 alinéa 3 du Code civil (responsabilité des commettants du fait de leurs préposés). Le fait est considéré comme personnel à la société, s il fut commis par un organe de la société (ex. le gérant d une société à responsabilité limitée) et à condition qu il entre dans la sphère des attributions de l organe dirigeant. Les limitations statutaires aux pouvoirs des dirigeants sociaux n exonèrent pas la société ; il faut, et il suffit, que l acte critiqué entre dans le champ de compétence des organes sociaux tel que défini par la loi. 14 12 Art. L. 121-2. 2) du Code de la consommation (cf. «pratiques commerciales des entreprises vis-à-vis des consommateurs») 13 G. Ravarani, La responsabilité civile des personnes privées et publiques, Pasicrisie luxembourgeoise, 2 e éd., p. 40, n 39 14 A. Steichen, Précis de droit des sociétés, éd. Saint-Paul, 2006, n 111 3

Si le fait dommageable est le résultat d un acte fautif d un salarié de la société, la responsabilité s apprécie par rapport à l article 1384 alinéa 3 du Code civil. La responsabilité de la société peut également être contractuelle, auquel cas elle est soumise aux règles générales applicables aux contrats (cf. articles 1101 et suivants du Code civil), et, le cas échéant, aux dispositions légales spécifiques qui gouvernent tel ou tel type de convention (ex. contrat d entreprise, mandat). Quelles sont les principales différences que le droit de la responsabilité civile établit selon les diverses sortes de sociétés civiles et commerciales? Dans la relation société victime, il n y a pas de différence selon que l auteur du dommage est une société civile ou une société commerciale. Dans la relation associé victime, les associés d une société civile ne sont pas solidairement tenus des dettes sociales. 15 Il en résulte que les associés, à moins d une convention contraire, sont obligés envers les créanciers non pas solidairement, mais chacun pour une somme et part égales. Par ailleurs, les associés d une société civile sont chacun tenus pour une somme et part égales (c est-à-dire une part virile) envers le créancier avec lequel ils ont contracté, et cela même si la part de l'un d'eux dans la société fût moindre. 16 En matière de sociétés anonymes, quelles actions sont prévues dans votre droit pour la protection des intérêts de la société, des associés ou des tiers et des minorités sociales? 1. Il arrive que la société prenne des décisions qui sont contraires à son intérêt général et qui ne poursuivent pas d autre but que de favoriser les membres de la majorité au détriment d une minorité : pareille situation est alors constitutive d un d abus de majorité. Au sein de la société anonyme, ce genre de situation peut être le résultat d un vote d une majorité d actionnaires lors d une assemblée générale, ou d une décision prise par l organe de la société (en l espèce le conseil d administration). Bien qu il n existe pas de disposition légale en droit des sociétés qui prévoit une action en annulation de la décision litigeuse dans ce cas précis, la jurisprudence admet que les administrateurs ou actionnaires minoritaires puissent agir à ces fins sur base du droit commun de la responsabilité civile, l article 1382 du Code civil. 17 2. Quant aux tiers qui s apprêtent à passer des contrats avec la société, il a fallu les prémunir contre des irrégularités dans la nomination des personnes qui agissent comme organe de la société. 15 Art. 1862 du Code civil 16 Art. 1863 du Code civil 17 J.-P. Winandy, op. cit., p. 187 4

Dans un premier temps, la théorie du mandat apparent a permis de tenir en échec les demandes en nullité de contrats passés entre le tiers et un prétendu administrateur qui n avait pas valablement reçu mandat par la société. Aujourd hui, la question est réglée par la loi : «L accomplissement des formalités de publicité relatives aux personnes qui, en qualité d organe, ont le pouvoir d engager les sociétés, rend toute irrégularité dans leur nomination inopposable aux tiers, à moins que la société ne prouve que ces tiers en avaient connaissance.» 18 Tant qu un changement au niveau du conseil d administration n a pas été publié au Memorial C qui, au Luxembourg, est le recueil officiel de législation la société ne pourra donc s en prévaloir dans ses rapports avec le tiers (sauf à la société de prouver que le tiers en avait déjà connaissance). Y-a-t-il un régime particulier pour les dirigeants de sociétés anonymes? Les administrateurs ont une double responsabilité, l une conforme au droit commun, l autre dérogatoire au droit commun. 1. Envers la société, ils sont responsables de l exécution du mandat qu ils ont reçu et des fautes commises dans leur gestion. La base légale est certes un texte spécial, à savoir l article 59 alinéa 1 er de la loi du 10 août 1915. Mais tel que cela résulte de l énoncé même de l article, il s agit d une responsabilité conforme au droit commun. L article visé ne constitue ainsi qu une application particulière de la responsabilité du mandataire telle qu elle est régie par les articles 1991 et suivants du Code civil. 19 Envers toute autre personne, la responsabilité du dirigeant est de nature délictuelle, et trouve son fondement dans les principes généraux de la responsabilité civile. A l égard des véritables tiers, la nature extracontractuelle de la responsabilité du dirigeant s impose comme une évidence. A l égard des cocontractants de la société, la solution s explique par le fait que ceux-ci sont des tiers par rapport au dirigeant qui n a servi que de personne physique susceptible de matérialiser la conclusion du contrat au nom de la société. 2. L alinéa 2 de l article 59 de la loi du 10 août 1915 instaure une responsabilité aggravée à charge des administrateurs, car il les déclare «solidairement responsables, soit envers la société, soit envers tous tiers, de tous dommagesintérêts résultant d infractions aux dispositions de la présente loi ou des statuts sociaux. Ils ne seront déchargés de cette responsabilité, quant aux infractions auxquelles ils n ont pas pris part, que si aucune faute ne leur est imputable et s ils ont dénoncé ces infractions à l assemblée générale la plus prochaine après qu ils en auront eu connaissance.» 20 18 Art. 12 al. 2 de la loi du 10 août 1915 19 G. Ravarani, La responsabilité civile des personnes privées et publiques, Pasicrisie luxembourgeoise, 2 e éd., p. 455, n 561 20 Art. 59 al. 2 de la loi du 10 août 1915 5

Cette responsabilité déroge au droit commun en ce qu elle présume fautif tous les administrateurs de la société, sans qu il soit besoin d établir une faute individuelle dans le chef de chacun des dirigeants. Il suffit à la victime de rapporter la preuve : - d une violation de la loi du 10 août 1915 ou des statuts sociaux 21, - du préjudice subi, et - du lien causal entre les deux. Afin d échapper à une condamnation solidaire avec ses co-dirigeants, chaque administrateur devra ensuite démontrer son absence de participation à l infraction, et la dénonciation de celle-ci à la première assemble générale qui a suivi la constatation de l infraction. Quel est le régime de responsabilité de l entreprise pour le fait de ses préposés? S agit-il d un régime subjectif ou objectif et quelles en sont les grandes lignes (exonération, facteur d attribution, responsabilités subsidiaires ou solidaires, etc.). Chaque fois qu un salarié de la société a causé un dommage par un acte qui est rattachable à ses fonctions, la responsabilité du commettant en l occurrence la société est susceptible d être engagée vis-à-vis de la victime. Si la victime est un véritable tiers, la responsabilité de la société sera délictuelle. Il s agit alors d une responsabilité de plein droit à laquelle le commettant ne saurait échapper en prouvant qu il n a commis aucune faute ni en démontrant que le fait du préposé a constitué, dans son chef, une cause étrangère. Si la victime a subi le dommage dans le cadre de l exécution d un contrat entre ellemême et la société, la responsabilité sera forcément de nature contractuelle, auquel cas elle obéira aux règles ordinaires de la responsabilité des contrats. B. La responsabilité pénale Votre droit prévoit-il certains délits ou crimes relatifs à l activité de l entreprise? La loi du 10 août 1915 contient diverses infractions pénales propres au droit des sociétés. Pour ne citer que celles qui occupent le plus les tribunaux : 1. l abus de biens sociaux, tel que défini par l article 171-1 : «Seront punis d un emprisonnement d un an à cinq ans et d une amende de 500 euros à 25.000 euros ou d une de ces peines seulement, les dirigeants de sociétés, de droit ou de fait, qui de mauvaise foi, 21 P. ex. le fait pour un administrateur de signer seul des documents pour lesquels les statuts exigent la signature conjointe de deux administrateurs (v. Trib. Arr. Lux., 10 mars 2004, Bulletin d information sur la jurisprudence n 7/2005, p. 128) 6

auront fait des biens ou du crédit de la société un usage qu ils savaient contraire à l intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils étaient intéressés directement ou indirectement ; auront fait des pouvoirs qu ils possédaient ou des voix dont ils disposaient, en cette qualité, un usage qu ils savaient contraire aux intérêts de la société à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils étaient intéressés directement ou indirectement.» L infraction se caractérise par un usage des biens ou du crédit de la société qui est contraire à l intérêt social et qui a pour but de favoriser la personne du dirigeant ou une autre entreprise ou société dans laquelle le dirigeant est intéressé directement ou indirectement. 22 2. l absence de publication de bilan endéans le délai légal, tel que visé à l article 163 : «Sont punis de la même peine : [ ] 2 les gérants ou les administrateurs qui n ont pas soumis à l assemblée générale dans les six mois de la clôture de l exercice les comptes annuels, les comptes consolidés, le rapport de gestion et l attestation de la personne chargée du contrôle ainsi que les gérants ou les administrateurs qui n ont pas fait publier ces documents [ ] ;» Cette infraction est sans doute celle qui guette le plus les dirigeants sociaux, car de nombreuses sociétés restent en défaut de publier leurs bilans annuels endéans le délai légal. En ce domaine, les condamnations des dirigeants sont relativement fréquentes, surtout parce que la jurisprudence affirme inlassablement qu il s agit d une infraction purement matérielle. 23 Observation : Par une loi du 3 mars 2010, le législateur luxembourgeois a introduit la responsabilité pénale des personnes morales 24, permettant désormais de sanctionner pénalement la société elle-même pour des comportements pour lesquels le chef d entreprise (ou son délégué) était jusqu à présent seul à subir une condamnation pénale. «Pour que la responsabilité pénale d une personne morale puisse être engagée, deux conditions cumulatives doivent être remplies. 22 Trib. Arr. Lux., 9 décembre 2010, Bulletin d information sur la jurisprudence n 8/2011, p. 128 23 Trib. Arr. Lux., 13 décembre 2004, Bulletin d information sur la jurisprudence n 5/2005, p. 101 24 Memorial A, 2010, p. 613 (Pour un premier commentaire de la loi, v. J.-L. Schiltz, Les personnes morales désormais pénalement responsables, in JT lux. n 11, p. 157.) 7

Le fait délictueux doit d abord avoir été commis par un organe, un représentant de la personne morale ou un dirigeant de fait de la personne morale. Il en résulte qu un crime ou délit peut uniquement être imputé à la personne morale, s il peut être caractérisé et prouvé en la personne de l auteur immédiat de l infraction, p.ex de l organe légal de la personne morale, d un organe opérationnel ou d un dirigeant de fait (cf. doc. parl. no 5718/00, commentaire des articles, p.14 ; no 5718/00, amendements gouvernementaux p. 3). L infraction doit ensuite avoir été commise «au nom de la personne morale et dans son intérêt», autrement dit, l infraction doit lui profiter. Peuvent ainsi être considérées comme réalisées «dans l intérêt» de la personne morale «toutes les infractions qui ont été sciemment commises par le(s) dirigeant(s) d une personne morale en vue d obtenir un gain ou un profit financier pour la personne morale ou encore en vue de réaliser des économies en sa faveur ou de lui éviter des pertes» (cf. doc. parl. no 5718/00 id p.14).» 25 C. La responsabilité administrative Un régime de responsabilité administrative s applique-t-il à l entreprise dans votre système juridique? Non. D. La responsabilité en droit du travail Comment est configurée la responsabilité de l entreprise et de ses organes sociaux en droit du travail? En principe, la responsabilité des organes sociaux (administrateurs, gérants) obéit aux règles de la responsabilité civile telle que décrite ci-dessus (v. sub A.). Les développements suivants concernent donc uniquement le salarié, c est-à-dire la personne liée par un contrat de travail à la société. [Ceci étant dit, il convient de remarquer qu un administrateur ou gérant peut, à côté de son contrat de direction, se trouver dans un lien de subordination à l égard de la société. Pour vérifier la réalité du lien de travail d un dirigeant, la jurisprudence luxembourgeoise applique le double critère dégagé par la doctrine et la jurisprudence française, «à savoir d une part, des fonctions et des rémunérations distinctes, et, d autre part, un lien de subordination, c.à.d. un contrôle continu, générateur de dépendance exercé par la société sur la personne qui se prétend salarié». 26 De manière générale, le cumul entre mandat social et contrat de travail n est pas facilement admis en jurisprudence. Ce constat s applique surtout aux sociétés de 25 Cour d appel, 12 décembre 2011, n 587/11 VI 26 Cour d appel, 3 mars 2011, Bulletin d information sur la jurisprudence n 2/2011, p. 20 8

petite taille où une seule personne est souvent dirigeant et associé en même temps, de sorte que le lien de subordination envers la société devient de plus en plus abstrait.] La responsabilité du préposé à l égard de la victime En principe, la responsabilité du commettant vis-à-vis de la victime (v. plus haut) n exclut pas celle du préposé. Bien que la jurisprudence luxembourgeoise ne soit pas définitivement fixée à ce sujet, elle semble ne pas vouloir suivre la jurisprudence Costedoat (issue d un arrêt de la Cour de cassation française du 25 février 2000). 27 Rappelons que cette jurisprudence accorde au préposé une immunité civile à l égard des tiers pour autant qu il agisse sans excéder les limites de sa mission. La responsabilité du préposé à l égard de son commettant D après les règles du droit du travail, une éventuelle action récursoire de l employeur à l encontre de son salarié n est envisageable que si ce dernier a causé le dommage par un acte volontaire ou par une négligence grave. 28 En d autres mots, le comportement dommageable du salarié doit revêtir une certaine gravité pour engager la responsabilité personnelle du salarié vis-à-vis de son employeur ; une faute simple n est pas suffisante. Le législateur justifie cette entorse au droit commun de la responsabilité civile par le fait que «l employeur supporte les risques engendrés par l activité de l entreprise». 29 E. La responsabilité en matière de procédures collectives Quel est le régime de responsabilité des dirigeants de la société en cas de procédures collectives? 1. En cas de faillite, la responsabilité pénale du dirigeant est susceptible d être engagée du chef de banqueroute simple, voire de banqueroute frauduleuse. Les différents cas de banqueroute simple sont énumérés par le Code de commerce 30, le plus classique étant l aveu tardif de la faillite. La banqueroute frauduleuse vise le détournement ou la dissimulation d une partie de l actif du failli, ou encore la soustraction des documents comptables. 27 Cour d appel, 24 février 2010, Pas. 35, p. 161 28 Cf. art. L. 121-9 du Code du Travail. 29 Ibid. 30 Art. 573 à 576 9

Le dirigeant reconnu coupable de banqueroute, simple ou frauduleuse, risque des peines d emprisonnement. 31 En pratique, bon nombre de dirigeants échappent cependant à une condamnation pénale, le Ministère Public ne semblant poursuivre que les excès les plus manifestes. 2. Conformément à l article 444-1 du Code de commerce, les dirigeants qui ont contribué à la faillite par une faute grave et caractérisée peuvent être frappés d une interdiction professionnelle, les empêchant notamment d exercer une activité commerciale, une fonction d administrateur ou de gérant, ou toute fonction conférant le pouvoir d engager une société. 32 3. Le dirigeant d une société déclarée en état de faillite s expose en outre à deux actions dont les conséquences financières sont bien plus importantes qu une condamnation, souvent symbolique, par le juge pénal, ou qu une interdiction professionnelle, inefficace en pratique : a) la faillite personnelle du dirigeant D après l article 495 du Code de commerce, «en cas de faillite d'une société, peut être déclaré personnellement en faillite tout dirigeant de droit ou de fait, apparent ou occulte, rémunéré ou non, qu'il s'agisse d'une personne physique ou d'une personne morale, qui a: - sous le couvert de la société masquant ses agissements, fait des actes de commerce dans un intérêt personnel ou - disposé des biens sociaux comme des siens propres ou - poursuivi abusivement, dans son intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu'à la cessation des paiements de la personne morale. Le passif de la faillite du dirigeant comprend, outre le passif personnel, celui de la société. [ ]» b) l action en comblement de passif En vertu de l article 495-1 du Code de commerce, «lorsque la faillite d'une société fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut décider, à la requête du curateur, que les dettes doivent être supportées, en tout ou en partie, avec ou sans solidarité, par les dirigeants sociaux, de droit ou de fait apparents ou occultes, rémunérés ou non, à l'égard desquels sont établies des fautes graves et caractérisées ayant contribué à la faillite.» En pratique, ces actions ne sont que rarement exercées. D une part, elles sont réservées aux comportements graves ayant conduit à la faillite. 33 (La jurisprudence 31 Art. 489 et 490 du Code pénal 32 Trib. Arr. Lux., 14 mai 2004, Bulletin d information sur la jurisprudence n 10/2004, p. 205 33 A titre d illustration, v. Cour d appel, 29 octobre 2008, Bulletin d information sur la jurisprudence n 1/2009, p. 7 : «En contractant de nouvelles dettes en 2004 nonobstant la mauvaise situation financière de la société et en attendant jusqu au 8 mars 2005 pour faire l aveu de cessation des paiements, les gérants X. et Y. ont de par 10

fait référence à des fautes impardonnables. 34 ) D autre part, l action en comblement de passif ne pourra être entamée que par le curateur. Or, la plupart des curateurs sont de jeunes avocats fraîchement assermentés qui manquent, par la force des choses, de l expérience requise pour engager une action d une telle importance. leurs agissements impardonnables sensiblement et inutilement augmenté le préjudice de la masse des créanciers. C est partant à bon droit que les juges de première instance ont condamné solidairement X. et Y. au paiement du montant de 233.912,92, montant auquel sont évaluées les dettes qui sont venues s ajouter au passif à partir du 1 er janvier 2004 jusqu à la déclaration en faillite en mars 2005.» ; Trib. Arr. Lux., 13 juillet 2007, Bulletin d information sur la jurisprudence n 9/2007, p. 174 34 Trib. Arr. Lux., 19 décembre 2008, Bulletin d information sur la jurisprudence n 4/2009, p. 72 11