Doc 5 La jurisprudence La jurisprudence, ainsi que les principes généraux du droit formulés notamment par la «doctrine» (la recherche scientifique), ne sont que partiellement reconnus comme des sources du droit. Il est toutefois admis que la jurisprudence contribue à la fabrication du droit. Mais la nature de cette contribution varie selon que l on considère la jurisprudence d un point de vue strictement juridique, ou selon une approche sociologique. Approche juridique de la notion de jurisprudence On peut définir juridiquement la jurisprudence comme l ensemble des interprétations du droit qui se dégagent des décisions de justice. En France, les juridictions (terme générique désignant tous les organes officiellement chargés de rendre la justice) ne sont pas autorisées à produire des règles de droit générales et abstraites (article 5 du code civil ), prérogative réservée au seul législateur, ni à se substituer au pouvoir réglementaire : la notion de «précédent judiciaire» n existe pas, à la différence des États de «common law». Les décisions qu elles rendent n ont de force obligatoire qu à l égard des parties aux procès. Toutefois, simultanément, il leur est interdit de refuser de juger sous prétexte du silence, de l obscurité ou de l insuffisance de la loi (article 4 du code civil). C est dans l interstice entre ces deux impératifs que se développe, en France, le phénomène de la jurisprudence. Par ailleurs, les juridictions sont indépendantes non seulement des pouvoirs législatif et exécutif, mais aussi entre elles, hormis dans le cadre des voies de recours. Ainsi, le tribunal administratif (TA) de Paris peut parfaitement interpréter tel règlement dans un sens différent du tribunal administratif de Lille, voire du Conseil d État. Les juridictions ne sont pas non plus liées par leurs propres décisions : ainsi, le TA de Paris peut interpréter un règlement dans un certain sens à l occasion d un contentieux particulier entre certaines personnes à telle date, et dans un autre sens à l occasion d un contentieux particulier entre d autres personnes à une date ultérieure. Ces mécanismes introduisent, certes, une certaine dose d «insécurité juridique», mais sont indispensables afin d assurer une interprétation, donc une application, du droit proche des circonstances particulières des litiges et capable d adaptation à leurs évolutions (cf. infra, la notion de p. 1
«revirement de jurisprudence). Les juridictions supérieures ont pour fonction d assurer une certaine cohérence, Afin d appliquer le droit de manière optimale à la résolution des litiges particuliers qui leur sont soumis, les juridictions disposent ainsi de la faculté de, et sont souvent conduites à interpréter les règles de droit, générales et abstraites. Ce sont ces interprétations, tantôt explicites, tantôt mises à jour par la doctrine, qui constituent «la jurisprudence». Leur légitimité, et donc leur autorité «morale», est débattue aussi bien par la doctrine que par les divers acteurs sociaux. Elles peuvent entraîner des modifications de la loi, et sont parfois recherchées dans ce but par certains justiciables (cf. l action juridique syndicale). On s accorde à considérer que la jurisprudence émane essentiellement des juridictions supérieures, en ce qu elles sont titulaires d une autorité «hiérarchique» sur les juridictions inférieures dont elles contrôlent le «professionnalisme» (choix des textes fondant les décisions, interprétation de ces textes, respect des règles du procès), d une autorité professionnelle tirée de la compétence de leurs membres, et d une autorité de prestige. Les décisions faisant jurisprudence sont dites «de principe». Mais toute décision de ces juridictions ne fait pas jurisprudence! Nombreuses sont celles où une interprétation du droit n est pas nécessaire pour la résolution du litige (décisions dites «d espèce»). Ainsi, une décision isolée de tribunal administratif n est généralement pas considérée comme «faisant jurisprudence», mais reste pouvoir être invoquée dans d autres procès similaires. Cependant, s agissant des juridictions inférieures, on parle parfois de jurisprudence, à tort selon moi, à propos de simples habitudes ou usages ne concernant pas le sens des normes, mais relatives aux marges de manœuvre laissées au juge par la loi. C est, notamment, le cas en matière de fixation des dommages-et-intérêts dans certains contentieux de masse : les avocats savent que les barèmes officieux varient d un tribunal à un autre. C est aussi le cas en matière processuelle : tel tribunal travaille un peu plus vite que tel autre, dirige plus activement le procès, etc. Contrairement à une idée largement répandue, la formation d une jurisprudence ne nécessite pas la répétition de décisions exprimant une même interprétation du droit : une seule décision peut y suffire. En cela, la jurisprudence se distingue de la coutume. Les juridictions supérieures se dotent, parfois très explicitement, de ce que l on peut appeler des «politiques jurisprudentielles» : il s agit d orientations générales relatives à l interprétation du droit, qu elles s efforcent de mettre en œuvre à l occasion des affaires qui leur sont soumises tantôt dans l objectif, légitime, d améliorer le droit en éclairant le sens de certaines règles obscures, complexes, mal rédigées, etc. p. 2
Parfois, il s agit d inciter le Parlement à modifier la loi lorsque sa teneur entre en contradiction avec ce que le juge pense qu elle devrait être ; dans cette perspective, la Cour de cassation s est illustrée à de multiples reprises, notamment en droit social. Ces politiques jurisprudentielles sont généralement exposées dans le rapport annuel que les juridictions supérieures sont tenues de remettre au président de la République, dans des communiqués relatifs à des décisions particulières, ou encore dans des mémoires ou communications de colloque de leurs membres ; plus rarement, dans des revues juridiques spécialisées dans la publication des travaux de la doctrine. On constate donc que le juge est conduit, et ne s en prive pas, à participer à l élaboration de règles générales et abstraites, quoique de manière indirecte afin de respecter l interdiction qui lui est faite de concurrencer le législateur. Le mécanisme même de l interprétation l y pousse inexorablement. La science administrative admet, d ailleurs, que la jurisprudence des juridictions administratives supérieures est à l origine (historique et contemporaine) des principes du droit administratif, et les administrations lui réservent une réception particulièrement déférente. Approche sociologique du phénomène de la jurisprudence La jurisprudence fait aussi l objet d études sociologiques, tantôt quantitatives, tantôt qualitatives. Les premières se préoccupent généralement de la construction de données chiffrées, statistiques, sur l activité des juridictions. Les secondes, qui nous intéressent surtout ici, s efforcent de comprendre les mécanismes sociaux qui «fabriquent» la jurisprudence. Ces travaux présentent l intérêt de démythifier le phénomène, voire de le démystifier. Par quelles étapes une décision de justice passe-t-elle pour acquérir le statut de «jurisprudence»? Elle doit être : a) connue ; b) présentée comme exprimant une interprétation inédite du droit. Le ministère de la justice publie chaque année des «chiffres-clés» de la justice : les juridictions françaises rendent annuellement plus de quatre millions de décisions, les juridictions supérieures des milliers, mais seules quelques-unes sortent du lot pour acquérir le statut jurisprudentiel. Comment et par qui sont choisies les décisions appelées à faire, éventuellement, jurisprudence? Certes, toutes les décisions de justice sont rendues publiquement, sauf exceptions (le «huis-clos» en droit pénal, notamment), mais, si elles peuvent être consultées par tout citoyen aux greffes des juridictions, les p. 3
décisions des juridictions inférieures ne font, sauf exceptions, l objet d aucune publication au grand public. Il est évidemment hors de question de visiter tous les greffes de toutes les juridictions pour les collecter aux fins d y rechercher celles qui présentent un intérêt en termes d interprétation du droit. Les enseignants-chercheurs et chercheurs peuvent, sous certaines conditions, collecter des décisions auprès de certaines juridictions du fond, via soit le ministère de la justice, soit la Cour de cassation ; mais ils ne sont généralement en mesure d étudier, donc de collecter que des petits nombres de décisions ou auprès d un petit nombre de juridictions, et ce type de recherche est peu fréquent. Toutefois, ces travaux, de type monographique, sont très instructifs. Heureusement, on s accorde à reconnaître que, sauf exceptions, seules les décisions des juridictions supérieures ont vocation à faire jurisprudence, ce qui réduit considérablement le champ de sélection. Et quasiment toutes ces décisions font l objet d une publication aisément accessible sur le site internet officiel «legifrance» et/ou sur les sites internet des juridictions supérieures. Il reste, pour procéder à la sélection, à les analyser, tâche nécessairement dévolue aux experts que sont au premier rang les enseignants-chercheurs et chercheurs juristes, parfois les avocats (de préférence docteurs en droit) disposant du temps nécessaire ou, moins souvent, des magistrats soucieux de se doter d un CV scientifique. On comprend que cette analyse comporte un caractère aléatoire, fonction du niveau de compétence des analystes, de leurs champs et orientations de recherche, des conditions matérielles dans lesquelles ils mènent leurs activités scientifiques et, notamment, de leurs options méthodologiques ainsi que de leurs convictions personnelles. Tel analyste sera persuadé de l intérêt majeur de telle décision, où tel autre ne trouvera aucune originalité. S il souhaite promouvoir son analyse de cette décision qu il juge digne d intérêt, le premier n a d autre ressource que de tenter de la publier. S il franchit les divers obstacles qui se dressent dans son environnement de recherche, il pourra adresser son article aux revues spécialisées dans la publication de ce type de production. Or, dans les disciplines juridiques, ces revues, en tout cas les principales, sont toutes éditées par des sociétés commerciales, certes dotées de comités scientifiques de lecture, mais qui restent régies par des objectifs de profit et fixent leurs lignes éditoriales largement en fonction de ces derniers Seuls les plus grands noms de la recherche juridique sont en position de publier ce qu ils veulent dans ces revues. Enfin, l analyse publiée, ainsi soumise à la communauté scientifique, devra emporter la conviction de cette dernière, ce qui n est évidemment pas toujours le cas. p. 4
En dernier lieu, la jurisprudence n ayant de portée (autre que purement intellectuelle) que dans l usage pratique qui peut en être fait, encore faudra-t-il que les membres des professions judiciaires (avocats, magistrats, notaires ) adhérent à cette analyse et l utilisent dans l exercice de leur activité professionnelle pour qu enfin elle fonctionne comme une référence jurisprudentielle susceptible d influer sur les décisions ultérieures d autres juridictions. Et que les professeurs de droit l intègrent dans leur enseignement et leurs manuels. Ou que le législateur s en inspire pour modifier le droit. p. 5