Le sujet. 1. Définition

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1. Définition Le sujet En philosophie, le sujet désigne l homme en tant qu il est capable de dire je et d être conscient de lui-même. Quand on s intéresse au sujet, on ne s intéresse pas à l homme considéré comme un être objectif faisant partie du monde ; on s intéresse à lui comme étant le support d une pensée consciente d elle-même et se projetant vers le monde. 2. Le cogito, vérité indubitable de la conscience Personne ne peut raisonnablement douter qu il est un sujet. Le simple fait de savoir que je pense me garantit de manière indubitable que je suis un être pensant ; cette vérité absolument certaine, impossible à remettre à doute, c est ce qu on appelle depuis Descartes le cogito. Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu'un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j'aurai droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable. Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente; je pense n'avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain. Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute? N'y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l'esprit ces pensées? Cela n'est pas nécessaire, car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose? Mais j'ai déjà nié que j'eusse aucun sens ni aucun corps. J'hésite néanmoins, car que s'ensuitil de là? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux? Mais je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point? Non certes, j'étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. Descartes, Méditations métaphysiques (1641) Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n est que l expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir l homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute. Pascal, Pensées, 339 3. La scission entre le sujet et l objet 1

Le phénomène fondamental de notre vie consciente va pour nous tellement sans dire que nous en sentons à peine le mystère. Nous ne nous interrogeons pas à son sujet. Ce que nous pensons, ce dont nous parlons, c'est toujours autre chose que nous-mêmes, c'est ce sur quoi nous sommes braqués, nous sujets, comme sur un objet situé en face de nous. Quand par la pensée je me prends moi-même pour objet, je deviens autre chose pour moi. En même temps, il est vrai, je suis présent en tant que moi-qui-pense, qui accomplis cette pensée de moi-même ; mais ce moi, je ne peux pas le penser de façon adéquate comme objet, car il est toujours la condition préalable de toute objectivation. Ce trait fondamental de notre vie pensante, nous l'appelons la scission sujet-objet. Nous sommes toujours en elle, pour peu que nous soyons éveillés et conscients. Nous aurons beau tourner et retourner notre pensée sur elle-même, nous n'en resterons pas moins toujours dans cette scission entre le sujet et l'objet et braqués sur l'objet ; peu importe que l'objet soit une réalité perçue par nos sens, une représentation idéale telle que chiffres et figures, un produit de la fantaisie, ou même la conception purement imaginaire d'une chose impossible. Toujours les objets qui occupent notre conscience sont, extérieurement ou intérieurement, en face de nous. Comme l'a dit Schopenhauer, il n'y a ni objet sans sujet, ni sujet sans objet. Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1951 Le sujet n appartient pas au monde, mais il est une frontière du monde. - Wittgenstein 4. La capacité à dire Je : privilège de l homme et fondement de sa dignité morale Une chose qui élève infiniment l homme au-dessus de toutes les autres créatures qui vivent sur la terre, c est d être capable d avoir la notion de lui-même, du Je. C est par là qu il devient une personne ; et, grâce à l unité de conscience qui persiste à travers tous les changements auxquels il est sujet, il est une seule et même personne. La personnalité établit une différence complète entre l homme et les choses, quant au rang et à la dignité. À cet égard, les animaux font partie des choses, dépourvus qu ils sont de raison, et l on peut les traiter et en disposer à volonté. [...] Mais il est à remarquer que l enfant, lorsqu il peut déjà s exprimer passablement, ne commence cependant à parler à la première personne, ou par Je, qu assez longtemps après (une année environ). Jusque-là, il parle de lui à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.). Lorsqu il commence à dire Je, une lumière nouvelle semble en quelque sorte l éclairer ; dès ce moment, il ne retombe plus dans sa première manière de s exprimer. - Auparavant, il se sentait ; maintenant, il se pense. Kant, Anthropologie, 1798 5. La nécessité de la décentration du sujet égocentrique pour la constitution d un sujet épistémique indispensable à la connaissance objective 2

Quand la physique travaille sur des objets à notre échelle courante d observation, on peut considérer son objet comme relativement indépendant du sujet. Il est vrai que cet objet n est alors connu que grâce à des perceptions, qui comportent un aspect subjectif, et grâce à des calculs ou à une structuration métrique ou logico-mathématique, qui relèvent eux aussi d activités du sujet. Mais il convient dès l abord de distinguer le sujet individuel, centré sur ses organes des sens ou sur l action propre, donc le moi ou sujet égocentrique source de déformations ou illusions possibles de nature subjective en ce premier sens du terme ; et le sujet décentré qui coordonne ses actions entre elles et avec celles d autrui, qui mesure, calcule et déduit de façon vérifiable par chacun et dont les activités épistémiques sont donc communes à tous les sujets, même si l on remplace ces sujet par des machines électroniques ou cybernétiques pourvues au préalable d une logique et d une mathématique isomorphes à celles qu élaborent les cerveaux humains. Or, toute l histoire de la physique est celle d une décentration qui a réduit au minimum les déformations dues au sujet égocentrique pour la subordonner au maximum aux lois du sujet épistémique, ce qui revient à dire que l objectivité est devenue possible et que l objet a été rendu relativement indépendant des sujets. Jean Piaget, Epistémologie des sciences de l homme (1972) 6. L importance de la connaissance de soi Pascal a bien exprimé le devoir de la connaissance de soi : Il faut se connaître soi-même : quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à régler sa vie, et il n y a rien de plus juste. (66) La lecture aide à réaliser cette connaissance de soi : Ce n est pas dans Montaigne, mais dans moi, que je trouve tout ce que j y vois. (64) Cependant cette connaissance de soi est une tâche ardue et nous n arrivons peut-être jamais à nous connaître complètement ; nous ignorons par exemple presque tout du fonctionnement de notre propre corps : Nous nous connaissons si peu que plusieurs pensent aller mourir quand ils se portent bien ; et plusieurs pensent se porter bien quand ils sont proches de mourir, ne sentant pas la fièvre prochaine, ou l abscès prêt à se former. (175) De plus, la vanité, l envie de plaire aux autres, nous conduit souvent à déformer l image de notre moi : Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons 3

le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus-là à notre autre être, et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l'autre ; nous serions de bon cœur poltrons pour acquérir la réputation d'être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être, de n'être pas satisfait de l'un sans l'autre, et d'échanger souvent l'un pour l'autre! (147) Pire encore : presque tous les hommes sont incapables de comprendre leur propre condition humaine parce qu ils préfèrent s aveugler eux-mêmes plutôt que de regarder l amère vérité : Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. (183) Pour connaître sa condition humaine, il faut accepter des vérités amères difficiles à digérer ; mais celui qui veut vraiment se connaître ne craint pas de regarder la vérité en face : Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C'est l'image de la condition des hommes. (199) Enfin, chercher à se connaître soi-même ne doit pas nous faire tomber dans le vice du narcissisme et l obsession pathologique de soi ; il est vain d excessivement s aimer soi-même car de toute façon notre moi est détestable par sa nature même : Le moi est haïssable. [...] En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu il les veut asservir : car chaque moi est l ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. (455) 7. Notre identité personnelle est-elle fugitive ou substantielle? Deux visions irréconciliables de l identité du sujet s opposent sur cette question. a. La conception empiriste de l identité personnelle : le moi n est qu une suite de sensations sans unité Nous sommes tous de lopins et d une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment, fait son jeu. Et se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui. Montaigne Pour ma part, quand j entre le plus intimement dans ce que j appelle moi-même, je bute toujours sur quelque perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d ombre, d amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais, à aucun moment, me saisir moimême sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception. Quand mes perceptions sont supprimées pour un temps, comme par un sommeil profond, aussi longtemps que je suis sans conscience de moi-même, on peut vraiment dire que je n existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé, et je ne conçois pas ce qu il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité[ ] 4

Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans faire varier nos perceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue, et tous nos autres sens et toutes nos autres facultés contribuent à ce changement. Il n est pas un seul pouvoir de l âme qui demeure inaltérablement identique peutêtre pour un seul moment. L esprit est une sorte de théâtre où différentes perceptions font successivement leur apparition, passent, repassent, glissent et se mêlent en une infinie variété de positions et de situations. Hume, Traité de la nature humaine, 1740 b. La conception idéaliste de l identité personnelle : il existe une substance impérissable de notre moi qui garantit la stabilité de notre identité à travers le temps La substance, au sens philosophiques du mot, est ce quelque chose d'indescriptible qui sert de support aux phénomènes ; une foule de faits psychologiques, sensations, sentiments, idées, déterminations volontaires se succèdent en nous et cependant sous ces phénomènes qui passent quelque chose reste puisque nous disons toujours que c'est le même moi qui pense, qui sent et qui veut. Ainsi, il y a dans chacun de nous, d'une part des modifications de l'âme, d'autre part ce qui reste, ce qui est immuable, le moi, la substance qui demeure sous chacune et sous l'ensemble de ces modifications. Quand nous parlons de nous-mêmes, il ne nous vient jamais à l'esprit de dire que notre moi ait été remplacé par un autre. Je me transporte vingt ans en arrière ; à cette époque, je n'avais peut-être aucune des idées que j'ai aujourd'hui. Les sentiments que j'éprouvais alors, je ne les éprouve plus. Je ne me déciderais plus comme je me décidais à cette époque. Rien en moi ne se passe à la lumière d'alors ; cependant je dis toujours je ou moi, en parlant de cet être d'autrefois et c'est bien le même moi [...] Ainsi, bien qui tous les actes, tous les états, toutes les modifications de ce moi aient changé, il est resté identique à lui-même, il est donc autre chose que ces modifications, autre chose que ces phénomènes ; il est substance. Ainsi la conscience nous révèle l'existence d'une substance que chacun de nous appelle je ou moi. Il est facile de montrer que non seulement le moi nous apparaît comme substance, mais que de plus c'est la seule substance que nous connaissions. On parle souvent de la substance matérielle. Les corps qui nous entourent, que nous voyons, que nous touchons, nous font l'effet de substances, mais une analyse même peu approfondie nous fait voir bien vite que nous ne connaissons de la matière que des qualités, que nous n'atteignons pas, que nous n'atteindrons jamais la substance ou comme on dit le substratum qui les suit. Par exemple, une feuille de papier me fait l'effet d'une chose douée d'existence substantielle. Qu'est-ce que je connais cependant de cette feuille de papier?[...]. Otez à cette feuille de papier toutes ses qualités forme, couleur, résistance, pesanteur, etc...que reste-t-il? Nous serions fort embarrassés pour le dire. Une fois les qualités enlevées, il semble que rien ne restera, que sous ces phénomènes on ne trouvera pas de substance. Un objet matériel n'est donc pour nous qu'une agglomération de qualités ; mais il n'en est pas ainsi pour le moi. Otez lui par la pensée toutes ses qualités, retranchez-en tous les phénomènes dont il est le théâtre, il restera cependant une force, un être bien déterminé que notre conscience perçoit et que chacun de nous appelle je ou moi. Bergson 5