Le Fonds de solidarité de la FTQ : un Tricofil national.



Documents pareils
«La solidarité serait une invention de Dieu lui-même»

Dorval BRUNELLE Sociologue, Directeur de l'observatoire des Amériques, UQAM (2004)

L éditorial du 28 décembre de Serge Truffaut du quotidien Le Devoir. Un bon exemple du parti pris idéologique et de l ignorance de l Ukraine.

mission Le conflit des «gars de Lapalme»,

Ce que doit inclure un projet de mémoire ou de thèse

HISTORIQUE DE LA POSITION FNEEQ SUR LES ÉTABLISSEMENTS PRIVÉS

Le Fonds de solidarité FTQ : Partie prenante à la solution pour l industrie du capital de risque au Canada

Syndic. (articles 50 (10) et 50 (5) de la Loi sur la faillite et l insolvabilité)

Entretien avec Jean-Paul Betbéze : chef économiste et directeur des études économiques du Crédit agricole, est membre du Conseil d'analyse économique

I. Employés. Priszm Income Fund Communications relatives à la LACC. A. Foire Aux Questions Employés

COGECO CÂBLE INC. RÉGIME D OPTIONS D ACHAT D ACTIONS. 17 juin 1993

Éditeur officiel du Québec À jour au 1er août 2015 Ce document a valeur officielle.

ENTENTE DE FUSION UNIFOR

Document de réflexion - RACHETER OU NE PAS RACHETER?

Bulletin en recours collectifs

Appel à projets Incubation et capital-amorçage des entreprises technologiques de mars 1999 L'appel à projets est clos

Comment influer sur la vie d une entreprise?

DOCUMENT DE TRAVAIL SUR LES RÉGIMES DE RETRAITE PRIVÉS DU MINISTÈRE DES FINANCES (JANVIER 2009)

Les noms de domaines: le bien immobilier du 21ème siècle

IHD 3400 INTERNATIONAL (EN LIGNE UNIQUEMENT) Version 2 3 septembre 2012

Document d information n o 1 sur les pensions

B Qui sont les propriétaires et les gestionnaires des entreprises?

L'assurance responsabilité civile des administrateurs et des dirigeants

Document de réflexion - RACHETER OU NE PAS RACHETER?

Demande de renouvellement et de fusion des permis. d'exploitation de la centrale nucléaire Gentilly-2 et. de ses installations de gestion des déchets

ACTIVITÉS & ÉVÉNEMENTS

Table des matières Introduction... 2

La protection sociale obligatoire et complémentaire au cœur de notre bataille!

Fiche thématique sur l équité salariale. Au Québec. Parties de loin 1

Le Fonds de solidarité de la FTQ: une révolution syndicale au Québec

LETTRE D'INFORMATION AU CE - Février

ACCORD DE PRÊT. Membre ou Conseil de (ci-après appelé «l'emprunteur»)

REVENDICATIONS PARTICULIÈRES : NÉGOCIER L ACQUITTEMENT DE LA DETTE NATIONALE DU CANADA

APPEL A PROPOSITION ET CAHIER DES CHARGES. Mise en œuvre de la Préparation Opérationnelle à l'emploi Collective

Accord sur l égalité professionnelles entre les femmes et les hommes

Guide de présentation. Programme de subventions aux entreprises adaptées

2 Traité de gestion bancaire

Réduire l effet de levier des banques, un impact néfaste sur notre économie? (2/2)

L'appel public à l'épargne, pour quel besoin de financement? (2/3)


Il n'existe pas de contrat "type", mais des types de contrat. Nous pouvons instruire ensemble ces différents types de contrat.

CONDITIONS GENERALES DE VENTES -REFERENCEMENT NATUREL

CONDITIONS GENERALES D UTILISATION. L application VAZEE et le site internet sont édités par :

Service public et bien commun

NOUVEAUX REPRÉSENTANTS DES RETRAITÉS AU CIRR

Pour les interventions des régions : article L du Code général des collectivités territoriales

Concerne : réforme et précision sur le système de pensions complémentaires.

AVIS RENDU EN VERTU DE L'ARTICLE 228 DU TRAITÉ CE. Prise de position de la Cour

Recherches mises en valeur

CONSTATATIONS DÉTAILLÉES GOSSELIN

Les mises à disposition de personnels ou de matériels

I. Dénomination, siege social et objectifs. Article 1 (Dénomination et cadre légal)

Le travail continue! Message du président

Notes de recherche de l

LES CRITÈRES D'ATTRIBUTION ET RÈGLES D APPLICATION DE RÉMUNÉRATIONS ADDITIONNELLES POUR LES EMPLOYÉS COUVERTS PAR L UNITÉ SCRC

LE CONTROLE DE GESTION DANS L'ASSURANCE : UNE REHABILITATION VITALE EN TUNISIE

Pour l exclusion des offices d habitation des décrets sur le personnel d entretien des édifices publics

SafeNet La protection

La responsabilité civile et l'entreprise

N 518 SÉNAT QUATRIÈME SESSION EXTRAORDINAIRE DE

Formulaire d ouverture

CONTRAT DE LICENCE DE REUTILISATION DES INFORMATIONS PUBLIQUES MONTPELLIER AGGLOMERATION EN ACCES LIBRE

Principales autorisations d absence. Référence : circulaire n du 02 août 2002 r elative aux autorisations d absence de droit et facultatives

Contrat Type DroitBelge.Net. Contrat de travail AVERTISSEMENT

A quoi sert un brevet?

BULLETIN DE FISCALITÉ. Mai 2015

INNOVATION TECHNOLOGIQUE ET FINANCEMENTS DU PREDIT DANS LE SECTEUR AUTOMOBILE

Réduisez votre ISF en 2015 Et profitez du dynamisme de l industrie du cinéma

ACCORD RELATIF A L'APPLICATION DE L'AMENAGEMENT ET DE LA REDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL AUX INTERIMAIRES

Associations, Syndicats, Ordre. Mardi 21 octobre 2014 Ecole de Pédicurie-Podologie BORDEAUX

PEL et CEL. Mots clés : Sommaire : PEL et CEL. 1. Caractéristiques et fonctionnement du PEL. 2. Gestion du PEL du CEL.

CONDITIONS PARTICULIERES DES OFFRES 100% GRATUITES

La reddition de comptes dans le cadre du soutien à la mission globale

Le Lab 1:1 de Xerox contribue à fidéliser les actionnaires du Fonds de solidarité FTQ

UTILISATION DES FONDS ET DES BIENS DES COOPERATIVES ET DES FOYERS COOPERATIFS

Rapport du comité d experts du Québec sur les moyens de pérenniser le système de retraite

Chapitre 9 : La transformation de la SA

Fédération suisse des aveugles et malvoyants (FSA) Section vaudoise

Master Administration des Entreprises - MBA. De l Université Internationale Senghor. IGA-Maroc est un campus de l Université Internationale Senghor

TRANSPORT EN COMMUN - SERVICE DE DESCENTE ENTRE DEUX ARRÊTS VISANT EN EXCLUSIVITÉ LES FEMMES : DISCRIMINATION FONDÉE SUR LE SEXE?

données à caractère personnel (ci-après la "LVP"), en particulier l'article 29 ;

Commentaires de la Confédération des syndicats nationaux. au Ministère des Finances du Canada sur les régimes de retraite à prestations cibles

Théâtre de l'escalier des Doms en Avignon Adresse du siège social : rue de Flandre, 46 à 1000 Bruxelles N d'entreprise :

POLITIQUE FINANCIÈRE

Loi du 20 décembre 2002 portant protection des conseillers en prévention (MB )

PROPOSITIONS EN VUE DE LA TENUE DU CONGRÈS DE LA FSSS 2009 «POUR LE MEILLEUR ET POUR L AVENIR»

Anticiper pour avoir une innovation d'avance : le leitmotiv de Pierre Jouniaux, entrepreneur du big data!

Concours RÈGLEMENT DE PARTICIPATION

SYNTHÈSE HISTORIQUE VÉCU DE L'AAR PARTIE 2

Notre engagement de service

STATUTS DE L'AGENCE DEPARTEMENTALE DE L ORNE

Comité sectoriel de la Sécurité sociale et de la Santé Section «Sécurité sociale»

COMMISSION EUROPÉENNE

Contexte de la présentation

Page 1. Page 2. Système de gestion de la vérification - HempAge AG - Juin /10 Indice 1. Introduction. 2. Résumé. 3. Des résultats positifs

Bulletin concurrence et antitrust

La démocratie sociale et la participation des syndicats et des représentants des salariés aux décisions économiques en France

CHAMBRE REGIONALE DES COMPTES D'ALSACE OBSERVATIONS DEFINITIVES

COMMENT LA PENSION DE RETRAITE EST-ELLE CALCULÉE ACTUELLEMENT?

COMMUNIQUÉ pour diffusion immédiate LA BANQUE LAURENTIENNE DÉCLARE UN BÉNÉFICE NET LE 1 ER JUIN 2007

Transcription:

Louis GILL Économiste, retraité de l UQÀM (1984) Le Fonds de solidarité de la FTQ : un Tricofil national. Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi Page web. Courriel: jean-marie_tremblay@uqac.ca Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 2 Politique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l autorisation formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle: - être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html,.doc,.pdf,.rtf,.jpg,.gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles. Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est également strictement interdite. L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisateurs. C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 3 Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi à partir de : Louis Gill, économiste québécois Professeur retraité de l UQAM Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. Montréal : Département des sciences économiques, UQAM, 23 février 1984. Des extraits ont été publiés dans La Presse, Montréal (28 mars 1984) et Le Soleil, Québec (29 mars 1984). Louis GILL est économiste et professeur retraité du département de sciences économiques de l'uqàm où il a œuvré de 1970 à 2001. Tout au cours de cette carrière, il a eu une activité syndicale active. Il a publié plusieurs ouvrages, sur la théorie économique marxiste, l'économie internationale, l économie du socialisme, le partenariat social et le néolibéralisme, ainsi que de nombreux essais et articles de revues et de journaux sur des questions économiques, politiques, sociales et syndicales. [Autorisation formelle accordée par l auteur le 11 janvier 2005 de diffuser cet article en accès libre à tous dans Les Classiques des sciences sociales.] Courriel : gill.louis@uqam.ca Polices de caractères utilisée : Times New Roman, 14 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11. Édition numérique réalisée le 20 mai 2015 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 4 Un grand merci à l auteur pour avoir accepté avec enthousiasme de réviser le texte numérique de cet article avant diffusion dans Les Classiques des sciences sociales. Merci beaucoup. Jean-Marie. Mercredi, le 19 mai 2015.

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 5 Louis Gill [économiste, retraité de l UQÀM.] Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. Montréal : Département des sciences économiques, UQAM, 23 février 1984. Des extraits ont été publiés dans La Presse, Montréal (28 mars 1984) et Le Soleil, Québec (29 mars 1984).

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 6 [1] Louis Gill Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. Montréal : Département des sciences économiques, UQAM, 23 février 1984. Des extraits ont été publiés dans La Presse, Montréal (28 mars 1984) et Le Soleil, Québec (29 mars 1984). En février 1975, on s'en souvient, naissait Tricofil. La création de l'entreprise "autogérée" de Saint-Jérôme, fondée sur l'actionnariat ouvrier, était la solution envisagée pour faire face à la fermeture de la Regent Knitting Mills de la famille Grover survenue en juin 1974. Tricofil allait devenir une épopée nationale, une aventure qui allait occuper le devant de la scène publique pendant plusieurs années jusqu'à ce que se produise la consécration de l'échec, la fermeture définitive en 1981. Actionnariat ouvrier et "autogestion" Pour combattre la fermeture de leur usine et préserver leur emploi, les ouvriers et ouvrières de la Regent Knitting, regroupés dans un syndicat affilié au Congrès du Travail du Canada (CTC) connu pour ses glorieuses traditions de militantisme (sept grèves de plusieurs semaines de 1939 à 1974), engageaient une action pour la réouverture. Ils réclamaient surtout que le gouvernement assume seul les risques financiers de cette réouverture. Conseillés par la direction de la FTQ, par des péquistes connus tels Pierre Marois, Jacques Parizeau et Lise Payette, tous trois futurs ministres du gouvernement Lévesque, et par des personnalités religieuses dont l'évêque de Saint-Jérôme Mgr Bernard Hubert et le chanoine Jacques Grand-Maison, les travailleurs de

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 7 la Regent Knitting étaient finalement amenés à racheter leur usine. Comme condition de leur réembauche, ils devaient devenir actionnaires de l'entreprise (tout travailleur devait détenir au moins une action de $100), en financer la relance à même leur salaire réduit en acceptant des conditions générales de travail inférieures à la moyenne de l'industrie (un salaire hebdomadaire moyen de $130 pour 42 heures de travail). Pour récolter le reste des fonds nécessaires on lançait une vaste campagne de financement auprès du public, dans les coopératives, les syndicats et les institutions religieuses ; il s'agissait selon Alfred Rouleau, président du Mouvement Desjardins et coprésident du Comité de soutien à Tricofil fondé en 1976, de mettre sur pied un vaste fonds de contributions (fonds de Solidarité) destiné à constituer du "capital de risque" à investir dans Tricofil. Aux sommes consenties bon gré mal gré par les travailleurs de l'usine comme condition de leur emploi, venaient ainsi s'ajouter des centaines de milliers de dollars de financement récoltées auprès de la population, dans les familles des employé(e)s de l'usine, dans le mouvement syndical, etc.. [2] Un symbole national? Pour les protagonistes de ce mode de réouverture dans lequel les travailleurs actionnaires étaient également appelés à participer à la gestion de l'usine, Tricofil allait devenir un symbole national. Pour la ministre Lise Payette, ex-animatrice de la télévision, le soleil s'était levé dans les Laurentides ; "la libération du Québec passe par Saint- Jérôme", disait-elle. Pour le chanoine Grand-Maison, Tricofil était l'incarnation d'un "nouveau modèle de communauté de travail", où les "sécurités acquises" deviennent secondaires par rapport aux "aspirations créatrices". Pour la revue Dossiers "Vie Ouvrière", Tricofil était un "message d'espérance", une "résurrection pascale", une "victoire de la vie sur la mort, grâce à la solidarité des petits et des faibles". Pour les autogestionnaires de tout poil, le mot d'ordre était : Deux... dix... cent Tricofils!"

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 8 Un bilan d'échec Mais pour les travailleurs et travailleuses de l'usine, quels ont été les résultats de l'expérience? Au plus fort des activités de Tricofil, et cela pour une période de quelques mois seulement, à peine plus de la moitié des 300 emplois perdus à la fermeture de la Regent Knitting ont pu être restaurés. En juin 1977, un an seulement après la création de la société "autogérée", le Conseil d'administration présidé par l'ancien président du syndicat, Paul-André Boucher, procédait au licenciement de près de la moitié des 165 employé(e)s! Et d'autres mises à pied allaient suivre après : en février 1980, il ne restera dans l'usine que 50 employé(e)s. Après avoir financé la relance de l'usine à même leurs salaires et leurs conditions de travail détériorées, les travailleurs impliqués se voyaient mis à pied par un Conseil d'administration sur lequel ils devaient théoriquement avoir une prise par la vertu de l'autogestion. La gestion de l'usine étant devenue "l'affaire de tous les travailleurs", le syndicat, jadis militant, s'était à toutes fins utiles effacé au profit de la représentation ouvrière au Conseil d'administration. La "défense de l'entreprise" et de sa rentabilité se voyait imposée aux nouveaux gestionnaires indépendamment de leurs intentions initiales. L'ex-président du [3] syndicat, devenu PDG était soumis aux contraintes du marché, aux conditions de la concurrence, aux exigences de la rentabilité. Il était forcé, comme tout PDG dans les mêmes conditions, à licencier, à "dégraisser", à restructurer, à user de la "maturité" qu'il avait acquise comme chef d'entreprise, à prendre en bout de ligne la décision définitive de la fermeture de l'usine, décision prononcée officiellement par le directeur du service de la recherche de la FTQ, Jean-Guy Frenette, en 1981. Le Fonds de Solidarité de la FTQ Maintenant que cette aventure appartient à l'histoire, certains de ses protagonistes, du moins au sein du mouvement syndical, en tirent le bilan d'échec qui s'impose. Notamment, le président de la FTQ,

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 9 Louis Laberge, tenait récemment à souligner que sa centrale ne s'engagerait plus jamais dans cette voie. Il faisait cette déclaration à l'occasion du lancement officiel, le 3 février dernier, de la campagne de souscription publique pour le financement du Fonds de Solidarité de la FTQ. Il précisait surtout que le Fonds de Solidarité nouvellement créé n'a selon lui absolument rien à voir avec le type d'expérience qu'a été Tricofil. Mais qu'en est-il au juste? Rappelons d'abord que le Fonds de Solidarité est une compagnie à fonds social constituée à la demande de la direction de la FTQ par une loi de l'assemblée Nationale du Québec, la loi 192, adoptée le 23 juin 1983. Le "projet", comme on le sait, a par la suite été soumis, six mois plus tard, en décembre dernier, à l'instance décisionnelle suprême de la FTQ, le Congrès de ses membres, qui a été invité à l'entériner. Le Fonds de Solidarité est un fonds d'investissement en capital de risque qui sera investi principalement dans les petites et moyennes entreprises, "en vue de créer, maintenir ou sauvegarder des emplois au Québec". Il sera alimenté à partir de la vente d'actions, d'abord auprès des syndiqués de la FTQ à qui un appel pressant a été lancé, puis dans la population en général. Mais surtout, précise clairement la FTQ, le Fonds "vise à être rentable". La "viabilité économique sera le critère de base" à partir duquel les investissements seront orientés. [4] La rentabilité nécessaire On peut penser que s'il s'agit de viser à tout le moins à préserver des emplois existants, le capital de risque du Fonds sera appelé notamment à s'investir dans des entreprises faisant face à une situation financière difficile et ayant besoin d'être renflouées. Qu'adviendra-t-il dans de tels cas? Faisons une première hypothèse, celle d'une entreprise non rentable qui fait face à la fermeture. Une telle entreprise peut-elle s'attendre à bénéficier de la bouée de sauvetage que lui offrirait le Fonds"? "Nullement, répondrait la direction de la FTQ! Nous ne sou-

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 10 tiendrons pas des canards boiteux, des entreprises comateuses". Cela découle en fait directement de l'impératif de rentabilité auquel est soumis le Fonds. Notre entreprise non rentable fermera vraisemblablement ses portes et il va sans dire que le Fonds n'aura ici permis de ne sauver aucun emploi. Les travailleurs de l'entreprise, syndiqués ou non, devront compter sur un autre programme de préservation d'emplois que celui du Fonds. Deuxième hypothèse. Deux entreprises, disons deux PME comparables, sont candidates au financement du Fonds. Les travailleurs des deux entreprises sont syndiqués à la FTQ. L'une obtient le financement du Fonds, 1'autre, jugée non rentable, ne l'obtient pas et est contrainte de fermer ses portes. Qu'adviendra-t-il dans un tel cas? N'y aura-t-il pas conflit entre travailleurs impliqués dans des mises à pied si le choix se porte en faveur des uns au détriment des autres. Pour Fernand Daoust à qui la question était posée le 24 novembre dernier sur les ondes de Radio Canada, de telles situations devront se résoudre dans des débats démocratiques entre les travailleurs impliqués, débats "qui vont amener une grande maturité parmi les syndiqués". Cela laisse peu de doute quant au sens à donner à l'un des objectifs du Fonds qui est "de favoriser la formation des travailleurs et travailleuses dans le domaine de l'économie". La "maturité" acquise par les syndiqués consistera sans doute à comprendre que l'entreprise qui ferme, doit fermer parce qu'elle n'est pas rentable et que le Fonds auquel ils auront peut-être été amenés à contribuer à même leur maigres épargnes ne peut rien pour eux. [5] La nature du Fonds : fructifier On pourrait imaginer ainsi toutes sortes d'hypothèses, mais qu'on tourne l'affaire comme on voudra, on revient inévitablement à l'essentiel. Quel que soit le but proclamé par les dirigeants de la FTQ dans la création de ce Fonds de Solidarité, à savoir "créer, maintenir et sauvegarder des emplois", la nature même du Fonds, comme celle de tout fonds d'investissement, est de fructifier, et cette nature impose "la viabilité économique" comme critère de base. D'ailleurs, pour ne laisser aucun doute quant au respect de cette exigence de la rentabilité, la di-

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 11 rection de la FTQ choisissait comme PDG du Fonds, un administrateur recruté dans les rangs du patronat pour ses qualités de gestionnaire. Des objectifs incompatibles Mais ce principe moteur du Fonds qu'est l'investissement rentable est-il compatible avec l'objectif déclaré qu'est le maintien et la création d'emplois? Il n'y a là rien de moins sûr. La réalité de tous les jours suggère justement le contraire. N'est-ce pas la recherche de la rentabilité qui commande les restructurations, les "dégraissages", lesquels se traduisent inévitablement en licenciements, en mises à pied, en pertes d'emplois? D'autre part, si on pose la "viabilité économique" comme critère de base, le maintien de l'emploi est-il compatible avec le maintien ou l'amélioration des autres conditions de travail? Ici encore, la réalité de tous les jours suggère plutôt le contraire. Systématiquement, pour des raisons de rentabilité, le patronat réclame la détérioration des conditions de travail comme condition du maintien de l'emploi. N'est-il pas chose courante que de se voir proposer le gel des salaires, la réduction des pensions, des normes de sécurité au travail, etc.. comme conditions du maintien de l'emploi? [6] Les exigences de la rentabilité Comment alors les gestionnaires d'un fonds d'investissement comme le Fonds de Solidarité de la FTQ peuvent-ils avoir une attitude différente de celle que commande la rentabilité face à ces questions? Comment le C.A. du Fonds réagira-t-il face aux entreprises auxquelles il octroie du financement lorsque celles-ci poseront ces exigences à leurs salarié(e)s? Le C.A. du Fonds fonctionnera-t-il différemment de Paul-André Boucher à Tricofil lorsque celui-ci était amené à faire valoir les impératifs du marché, de la concurrence et du profit, à traduire ces exi-

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 12 gences en restrictions pour les travailleurs et à la limite en pertes d'emplois? À Tricofil tout se passait sans Fonds de Solidarité interposé. Les travailleurs étaient actionnaires de l'usine dans laquelle ils travaillaient. Le lien était direct. Il n'y avait pas de séparation entre la propriété du capital et son application à la production. Avec la formule du Fonds de Solidarité, le lien n'est plus direct. Le Fonds de solidarité joue le rôle d'intermédiaire entre les actionnaires et les entreprises auxquelles le financement est accordé. C'est là la seule différence. Le Fonds de Solidarité est l'équivalent d'un Tricofil national, d'un Tricofil généralisé. Le Fonds permet la séparation entre l'origine du capital et son application à la production, c'est tout. C'est là l'aspect mystificateur du capital financier. Mais rien n'est changé pour autant en ce qui concerne les motivations à investir et les conditions du profit. Les mêmes contraintes et les mêmes exigences existent dans les deux cas. À la limite même, la séparation peut être considérablement réduite du fait que le Fonds, octroyant du capital de risque, peut par ses représentants participer à la gestion directe des entreprises dans lesquelles il investit. Comment agira-t-il alors lorsque la rentabilité de l'entreprise posera à ses gestionnaires la question des mises à pied, ou celle de la réduction ou du gel des salaires par exemple, comme condition du maintien de l'emploi? Il devra se soumettre à la loi du profit, y compris contre l'emploi si cela l'exige [7] sous peine de cesser d'exister comme Fonds d'investissement au sens propre du terme. Réduction du temps de travail : quelle position? Dans la lutte pour le plein emploi, une revendication centrale refait de plus en plus surface aujourd'hui dans tous les pays du monde capitaliste industrialisé ; la réduction du temps de travail, sans réduction de salaire. Déjà des victoires ont été remportées dans un certain nombre de pays européens et les batailles se poursuivent. Au nom des coûts de production et de la rentabilité, patronat et gouvernements ont engagé une lutte sans merci contre cette revendication.

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 13 Une prise de position claire face à cette revendication était l'un des enjeux majeurs du dernier congrès de la FTQ en décembre dernier, après qu'un Colloque organisé quelques mois plus tôt et réunissant plusieurs centaines de membres de cette centrale se soit prononcé à une écrasante majorité en faveur de cette revendication malgré une position contraire défendue par la direction. Quelle position la direction de la FTQ a-t-elle alors défendue à son Congrès? Refusant de proposer une position de centrale pour la réduction du travail sans réduction de salaire, elle a soutenu une résolution laissant aux syndicats locaux le choix de déterminer eux-mêmes s'ils doivent, "en tenant compte de leur rapport de force et de la situation de l'entreprise", tenter ou non de négocier une diminution de travail sans réduction de salaire. Cette position qui laisse la porte ouverte aux réductions du temps de travail avec réductions de salaire, par exemple dans les cas où on invoquerait la situation de l'entreprise pour les justifier, est une position tout à fait compréhensible si on l'envisage dans la logique du profit, de la "viabilité économique", qui est notamment le critère de base du fonctionnement d'un Fonds de Solidarité dont la finalité est de fructifier. [8] La voie des concessions Elle est par contre inconciliable avec les intérêts et aspirations des travailleurs et des travailleuses dont les revendications, toutes aussi légitimes les unes que les autres et parfaitement réalisables à l'époque actuelle à partir du niveau de développement atteint aujourd'hui, ne s'opposent pas les unes aux autres, ni ne se troquent les unes contre les autres. Seul l'impératif du profit crée cette opposition, comme s'il était devenu aujourd'hui normal qu'on consente une réduction de salaire comme prix à payer pour conserver son emploi. Il n'en était pas ainsi il y a 10 ans ou 20 ans. Comment cela se justifierait-il davantage aujourd'hui sur le strict plan de la capacité productive de l'économie? Dans les pires conditions, cette capacité est restée inentamée, à ce qu'on sache, au cours des récentes années. Elle n'a pas été diminuée par quelque fléau ou conflit d'envergure mondiale qui nous aurait fait reculer en arrière d'une ou deux décennies.

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 14 La mise sur pied d'un Fonds d'investissement dont la finalité est de fructifier amène naturellement à voir les choses avec l'œil de la rentabilité, des profits. On est alors conduit, qu'on le veuille ou non, dans la logique de la défense de l'entreprise, à faire appel à la "maturité" des travailleurs, à leur "responsabilité sociale", à leur compréhension de la nécessité des sacrifices et des concessions à faire pour le soutien du profit, sans lequel il n'y a pas d'emploi dans le régime capitaliste, mais qui exige souvent aussi, pour son maintien, que des emplois soient massivement supprimés. Une initiative "responsable" Nul étonnement donc à ce que la création du Fonds de Solidarité de la FTQ ait été acclamée par toutes les voix du patronat, du gouvernement, des éditorialistes, comme une initiative "responsable". Le gouvernement Lévesque s'est empressé de répondre à la demande de la direction de la FTQ d'instituer le Fonds en faisant adopter la loi 192 par l'assemblée Nationale. Il a par la suite octroyé au Fonds un prêt de démarrage de [9] $10 millions pour 5 ans, à des taux d'intérêts très bas. Il s'agit en fait de subventions de $10 millions accordées par le gouvernement aux PME, en quelque sorte sous administration syndicale, par l'intermédiaire du Fonds de Solidarité qui en assurera la répartition entre les entreprises de son choix. Voilà à l'œuvre une des formes du "partenariat social" que propose maintenant pour l'ensemble du pays, le ministre Lalonde dans son budget de février 84. Il ne s'agit là bien sûr que d'une expression de l'appui que la direction de la FTQ donne de toutes ses forces au gouvernement anti-ouvrier de René Lévesque. Comme autre manifestation de cette collaboration, il n'est pas inutile de rappeler qu'au dernier Congrès de la FTQ, la direction a réussi à évacuer complètement le débat sur l'action politique pourtant prévu à l'ordre du jour et à renvoyer ce débat à un congrès spécial. La grande campagne de souscription publique lancée le 3 janvier par la FTQ sous le thème Une "action" pour l'emploi, pour recueillir $12 millions en contributions au Fond de Solidarité en 1984, n'est pas sans rappeler la campagne lancée en 1976 pour le soutien à Tricofil. Il

Louis Gill, Le Fonds de Solidarité de la FTQ : un Tricofil national. (1984) 15 faut souhaiter que peu de travailleurs cèderont aux pressions de la direction, qu'ils refuseront massivement de se laisser engager dans cette entreprise de mystification, dans cette voie de faillite, en un mot dans ce Tricofil national, où ils n'ont rien à gagner. Fin du texte