Lecture analytique n 12 : Bérénice et Titus 5 10 15 20 25 30 [Titus, empereur de Rome, aime la reine de Judée, Bérénice. Mais il renonce à l'épouser car le Sénat s'oppose à cette union. Il annonce sa décision à sa bien-aimée.] Eh bien? il est donc vrai que Titus m'abandonne? Il faut nous séparer ; et c'est lui qui l'ordonne! Il ne faut point ici nous attendrir tous deux. Un trouble assez cruel m'agite et me dévore, Sans que des pleurs si chers me déchirent encore. Rappelez bien plutôt ce cœur qui tant de fois M'a fait de mon devoir reconnaître la voix. Il en est temps. Forcez votre amour à se taire, Et d'un œil que la gloire et la raison éclaire Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur. Vous-même, contre vous, fortifez mon cœur, Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre ma faiblesse, A retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse ; Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs, Que la gloire du moins soutienne nos douleurs, Et que tout l'univers reconnaisse sans peine Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine. Car enfn, ma Princesse, il faut nous séparer. Ah! Cruel! est-il temps de me le déclarer? Qu'avez-vous fait? Hélas! je me suis crue aimée Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois Quand je vous l'avouai pour la première fois? A quel excès d'amour m'avez-vous amenée? Que ne me disiez-vous : "Princesse infortunée, Où vas-tu t'engager, et quel est ton espoir? Ne donne point un coeur qu'on ne peut recevoir". Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre, Quand de vos seules mains ce coeur voudrait dépendre? Tout l'empire a vingt fois conspiré contre nous. Il était temps encor : que ne me quittiez-vous? Mille raisons alors consolaient ma misère : Je pouvais de ma mort accuser votre père, Le peuple, le sénat, tout l'empire romain, Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main. Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée, M'avait à mon malheur dès longtemps préparée. Je n'aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel Dans le temps que j'espère un bonheur immortel, Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire, Lorsque Rome se tait, quand votre père expire, Lorsque tout l'univers féchit à vos genoux, Enfn quand je n'ai plus à redouter que vous. Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire ; Mon coeur se gardait bien d'aller dans l'avenir Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir. Je voulais qu'à mes voeux rien ne fût invincible, Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible. Que sais-je? j'espérais de mourir à vos yeux, Avant que d'en venir à ces cruels adieux. Les obstacles semblaient renouveler ma famme, Tout l'empire parlait, mais la gloire, Madame, Ne s'était point encor fait entendre à mon coeur Du ton dont elle parle au coeur d'un empereur. Je sais tous les tourments où ce dessein me livre, Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, Que mon coeur de moi-même est prêt à s'éloigner, Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner. Jean Racine, Bérénice, Acte IV, scène 5, 1670. SUPPORT Jean Racine, Bérénice, Acte IV, scène 5, 1670. PRÉSENTATION ET SITUATION DU PASSAGE L action de Bérénice se passe à Rome. Titus, empereur de Rome, aime une reine, Bérénice, et en est aimé. Antiochus, le meilleur ami de Titus l aime aussi silencieusement depuis 5 ans. Apprenant que leur mariage doit se faire le soir même, il décide d avouer son amour à Bérénice. Titus, parce qu il est empereur romain ne peut épouser une reine. Les lois de Rome l interdisent. Il décide donc d éloigner Bérénice. PROBLÉMATIQUES Comment Titus justife-t-il sa décision? Analysez l'attitude des deux personnages. Qu est-ce qui fait l effcacité dramatique de cet aveu? En quoi Bérénice est-elle un personnage tragique? En quoi les deux personnages s'opposent-ils? AI-JE BIEN LU? I. Une scène douloureuse. / Une scène tragique. / Une scène émouvante. 1. Bérénice demande à Titus une explication. a. Quelle phrase est répétée par Bérénice (vers 2) et Titus (vers 19)? b. Quel indice prouve que Titus éprouve une certaine gêne en la répétant? 2. Bérénice est respectueuse de l'autorité impériale. a. Relevez les termes qui désignent Titus dans les deux premiers vers. b. A quelle personne Bérénice s'adresse-t-elle à lui? 3. Bérénice, une héroïne tragique. a. Relevez les apostrophes dans les tirades de Titus. Sur quel ton Titus s'adresse-t-il à Bérénice? b. Relevez les apostrophes dans les tirades de Bérénice. Sur quel ton Bérénice s'adresse-t-elle à Titus? II. La justifcation de Titus.
1. Titus demande à Bérénice de cesser de l'aimer. a. Que demande Titus à Bérénice dans sa première tirade (v. 3 à 19)? b. Quel mode verbal emploie-t-il pour cela? 2. Titus invoque le devoir, la raison d'etat. a. Quels sont les deux champs lexicaux qui s'opposent dans la première tirade (v. 3 à 19)? b. Où se trouve placé le mot "devoir" dans les vers 8 et 11? En quoi se trouve-t-il accentué? 3. Titus exprime sa douleur : d'après lui, il est aussi triste que Bérénice. a. Qui est le "prince malheureux" (vers 3) évoqué par Titus? Quel est le procédé utilisé? b. Nommez le procédé suivant : " Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine". III. Bérénice digne dans la douleur. 1. Bérénice lui reproche de ne pas avoir pris plus tôt cette décision, de l'avoir laissée l'aimer et croire en cet amour. a. Quels reproches Bérénice adresse-t-elle à Titus dans sa première tirade (v. 20 à 44)? b. Comment nomme-t-on le procédé suivant : "est-il temps de me le déclarer? Qu'avez-vous fait?" 2. Bérénice fait la leçon à Titus. a. Quel est l'intérêt pour Bérénice d'insérer du discours direct dans sa première tirade (v. 26 à 28)? b. Dans cette réplique, relevez l'apostrophe utilisée. En quoi diffère-t-elle des apostrophes utilisées par Titus dans ce passage? c. Dans cette réplique, Titus tutoie-t-il ou vouvoie-t-il Bérénice? 3. Bérénice ne comprend pas qu'il prenne cette décision à cet instant, alors qu'il a le pouvoir et que les oppositions à leur amour ont été levées. a. Nommez le procédé suivant : "Je pouvais de ma mort accuser votre père, /Le peuple, le sénat, tout l'empire romain, / Tout l'univers". b. Nommez le procédé suivant : "Dans le temps que j'espère un bonheur immortel, Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire, Lorsque Rome se tait, quand votre père expire, Lorsque tout l'univers féchit à vos genoux, Enfn quand je n'ai plus à redouter que vous." I. Une scène douloureuse. / Une scène tragique. / Une scène émouvante. II. La justifcation de Titus. III. Bérénice digne dans la douleur. LES NEUF IDÉES ESSENTIELLES 1. Bérénice demande à Titus une explication. 2. Titus demande à Bérénice de cesser de l'aimer. 3. Titus exprime sa douleur : d'après lui, il est aussi triste que Bérénice. 4. Titus invoque le devoir, la raison d'etat. 5. Bérénice lui reproche de ne pas avoir pris plus tôt cette décision, de l'avoir laissée l'aimer et croire en cet amour. 6. Bérénice ne comprend pas qu'il prenne cette décision à cet instant, alors qu'il a le pouvoir et que les oppositions à leur amour ont été levées. 7. Titus tente de répondre aux reproches de Bérénice. 8. C'est une scène émouvante, tragique.
9. Bérénice reste digne dans la douleur. LES PROCÉDÉS Citations Procédés Interprétation Eh bien? il est donc vrai que Titus m'abandonne? Ah! Cruel! est-il temps de me le déclarer? Qu'avez-vous fait? Ignoriezvous vos lois Quand je vous l'avouai pour la première fois? A quel excès d'amour m'avezvous amenée? Que ne me disiez-vous : "Princesse infortunée, Où vas-tu t'engager, et quel est ton espoir? Ne donne point un coeur qu'on ne peut recevoir". Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre, Quand de vos seules mains ce coeur voudrait dépendre? Tout l'empire a vingt fois conspiré contre nous. Il était temps encor : que ne me quittiez-vous? Eh bien? il est donc vrai que Titus m'abandonne? Il faut nous séparer ; et c'est lui qui l'ordonne! Questions Questions rhétoriques Troisième personne Bérénice veut faire réagir Titus. Elle commence par une première question (dans la première réplique), puis poursuit avec une salve de questions rhétoriques (dans sa seconde réplique). Elle met Titus devant ses contradictions : elle ne comprend pas qu'il prenne cette décision, alors qu'il lui avait dit l'aimer et qu'il pouvait la quitter avant, bien avant que cet amour ne devienne aussi fort. Il lui annonce qu'il la quitte à un moment où elle est devenue très amoureuse. Dans la première réplique, Bérénice s'adresse à Titus à la troisième personne. Elle ne s'adresse pas directement à son amant, mais à l'empereur. Elle se montre ainsi distante. Ce n'est pas l'amante qui s'exprime, mais la citoyenne, respectueuse de l'empereur. Car enfn, ma Princesse, il faut nous séparer. Ah! Cruel! est-il temps de me le déclarer? Enfn quand je n'ai plus à redouter que vous. Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire. Tirades Le texte est constitué de trois tirades. Dans ce passage, c'est essentiellement Titus qui a la parole, mais les tirades sont équilibrées, à peu près aussi longues l'une que l'autre.
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner. Il ne faut point ici nous attendrir tous deux. Rappelez bien plutôt ce cœur qui tant de fois M'a fait de mon devoir reconnaître la voix. Il en est temps. Forcez votre amour à se taire, Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur. fortifez mon cœur, Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre ma faiblesse, il faut nous séparer. il faut régner. Un trouble assez cruel m'agite et me dévore, Sans que des pleurs si chers me déchirent encore. Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre ma faiblesse, A retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse ; Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs, Que la gloire du moins soutienne nos douleurs, Et que tout l'univers reconnaisse sans peine Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine. M'a fait de mon devoir reconnaître la voix. Et d'un œil que la gloire et la raison éclaire Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur. Que la gloire du moins soutienne nos douleurs, Il faut nous séparer il faut nous séparer. Impératifs Champ lexical de la douleur Champ lexical du devoir, de la raison Répétition La première tirade de Titus est émaillée de nombreux impératifs. Il donne des ordres (ou des conseils) à Bérénice. Il est l'empereur et c'est à ce titre qu'il s'exprime. Ce n'est pas un discours amoureux, mais le discours de l'homme politique, de l'empereur. La première tirade de Titus croise deux champs lexicaux contradictoires : d'un côté, le champ lexical de la douleur, qui montre que Titus est aussi affigé que Bérénice, qu'il partage ses sentiments ; de l'autre côté, le champ lexical du devoir. Titus reprend exactement la formule prononcée par Bérénice à la fn de la première réplique. Il ne répète cette injonction, cette nécessité qu'à la fn de sa tirade, pas au début, parce que c'est un aveu diffcile : il lui faut argumenter avant cela. Car enfn, ma Princesse, il faut Apostrophes Les apostrophes donnent des renseignements concernant la relation entre les personnages. Bérénice utilise le mot «cruel», qu'elle répète. C'est un mot emprunté à la tragédie. Elle est ici une héroïne tragique. Elle insiste sur sa
nous séparer. Ah! Cruel! est-il temps de me le déclarer? Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre, Je n'aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel douleur, sur son ressentiment : elle en veut à Titus. Elle reste néanmoins respectueuse, puisqu'elle utilise fnalement le mot «Seigneur» : elle considère Titus comme empreur, moins comme amant. Titus affche une certaine distance, une certaine froideur, en appelant Bérénice «Madame», à deux reprises. Une seule fois, il laisse échapper de la douceur, de l'affection : «ma Princesse». Tout l'empire parlait, mais la gloire, Madame, Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine Rappelez bien plutôt ce cœur qui tant de fois M'a fait de mon devoir //reconnaître la voix. Contemplez mon devoir //dans toute sa rigueur. Forcez votre amour à se taire Périphrase Champ lexical du pouvoir Répétition Césure à l'hémistiche Métaphore Personnifcation Afn de bien montrer qu'il est aussi malheureux qu'elle, Titus utilise le champ lexical de la souffrance et se désigne lui-même comme "un prince malheureux". Titus répète le mot "devoir", mis en valeur par sa position dans le vers : il est à la césure à l'hémistiche : "M'a fait de m o n d e v o i r / / reconnaître la voix." "Contemplez mon devoir // dans toute sa rigueur." Cette fgure de style insiste sur la nécessité de mettre un terme à l'amour. Titus demande à Bérénice de ne plus exprimer ses sentiments. Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine Qu'avez-vous fait? Hélas! je me suis crue aimée Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée Ne vit plus que pour vous. "Princesse infortunée, Où vas-tu t'engager, et quel est ton espoir? Ne donne point un coeur qu'on ne peut recevoir". Parallélisme Enjambement Discours direct Tutoiement Il établit un parallèle entre leurs situations respectives : elle n'est pas la seule à souffrir ; il souffre autant. La douleur de Bérenice est relativement contenue. Elle se montre digne. Néanmoins, cette douleur se perçoit à travers les nombreuses questions rhétoriques qui inaugurent sa tirade et à travers l'enjambement : le vers déborde, l'alexandrin ne parvient pas à contenir ce qu'elle a à dire. Bérénice insère dans sa tirade une réplique au discours direct : elle imagine ce que Titus aurait dû lui dire. Elle lui fait la leçon, d'une certaine façon. Plutôt que de lui annoncer si tardivement que la raison d'etat lui interdisait de l'aimer, il aurait dû, dès le début, refuser de se lancer dans une histoire d'amour impossible. Dans cette réplique imaginaire, elle utilise le tutoiement, qui montre une certaine proximité avec l'empereur. En lui parlant ainsi, il aurait témoigné davantage d'amour. Elle emploie également une apostrophe ("princesse infortunée") qui montre une attitude plus tendre : si Titus lui avait parlé ainsi, il aurait manifesté plus de compassion.
Je pouvais de ma mort accuser votre père, Le peuple, le sénat, tout l'empire romain, Tout l'univers Gradation Bérénice énumère tout ce qui a été un obstacle pour leur amour, à commencer par le père de Titus, qui est en train de mourir. Bérénice ne comprend pas l'attitude de son amant, qui renonce à elle au moment où plus rien ne s'opposait à leur amour. Dans le temps que j'espère un bonheur immortel, Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire, Lorsque Rome se tait, quand votre père expire, Lorsque tout l'univers féchit à vos genoux, Enfn quand je n'ai plus à redouter que vous. Indications de temps Anaphore A la fn de sa tirade, Bérénice énumère une série de raisons qui montrent que Titus avait le loisir de mettre fn à leur union avant : Titus renonce à l'amour au moment où l'amour devient possible, au moment où les obstacles ont été levés : Titus est devenu empereur, son père est en train de mourir, il est le maître du monde. Malgré tout, Titus prend une décision qu'elle ne comprend pas : «je n'ai plus à redouter que vous». Le seul obstacle qui demeurait était Titus lui-même. D'après elle, l'amour entre eux n'était plus impossible.