INSHS - Journée des entrants au CNRS 23 Juin 2014 Intervention de Marie-Emmanuelle Chessel Chères et chers collègues, Bonjour et bienvenue au CNRS! J ai été invitée ici à témoigner de mon parcours de recherche Je voudrais présenter une partie des caractéristiques de mon parcours de recherche au CNRS qui peuvent être utiles aux jeunes chercheurs que vous êtes. Il est d usage, lorsque l on présente son parcours, de mettre en évidence la ligne directrice qui a été définie puis suivie, et les travaux qu elle a permis de produire. Cela incite à présenter ses recherches de manière individuelle, linéaire, quasi indépendante du contexte dans lequel les travaux ont été produits. Je pourrais ainsi vous expliquer mon propre parcours de manière linéaire : après une thèse en histoire soutenue en 1996, je suis entrée au CNRS en 1998 comme chargée de recherche, j ai passé mon Habilitation à diriger des recherches en 2009, je suis devenue directrice de recherche en 2010 et j ai appris que j étais une des lauréates de la médaille d argent en 2014. Je pourrais aussi vous dire que je fais de l histoire économique et sociale contemporaine et que je m intéresse à la consommation. J ai d abord étudié les publicitaires dans ma thèse, puis que je me suis interrogée sur les consommateurs prétendument passifs, tels que les présentent les publicitaires. Une petite association a retenu mon attention. La Ligue sociale d acheteurs association qui fait la promotion de la consommation engagée entre 1900 et 1914 environ m est apparue comme un prisme particulièrement intéressant pour mettre au jour des acheteurs et des consommatrices actifs. Je peux en conclure que les publicitaires et les consommateurs construisent ensemble, parfois de manière conflictuelle, la société de consommation. Tout cela constitue un récit possible (vrai en partie) de mon parcours. Cela dit, les historiens des sciences nous ont appris que la «création de savoirs» se fait rarement de manière strictement personnelle. Je vais donc vous présenter dans un 1
premier temps les cadres institutionnels, humains et intellectuels dans lequel mes travaux ont mûri (et insister sur l importance du collectif et de la mobilité volontaire). Les historiens des sciences nous ont aussi appris que dans ces cadres, la recherche ne se fait pas nécessairement de manière linéaire et prévisible (il y a des tâtonnements et des résultats inattendus). Je voudrais du coup et dans un deuxième temps m interroger avec vous : comment garder une ligne directrice personnelle quand on change d objets de recherche et quand on participe à des projets collectifs? Comment articuler les sollicitations, l inattendu, et une «ligne rouge» personnelle? I. Le contexte dans lequel j ai pu effectuer mes recherches Trois éléments caractérisent ce contexte : une diversité de cadres institutionnels et humains, un statut qui donne du temps, des contraintes qui sont devenues des ressources. 1. Une diversité de cadres institutionnels et humains Ma thèse a été préparée entre trois environnements : l université Lyon 2, d où j étais originaire, l Institut universitaire européen de Florence, où j ai formellement fait ma thèse, et l Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), que je fréquentais déjà. De même, mon parcours au CNRS s est fait dans différents cadres : Lyon, l EHESS, un réseau européen et le monde académique américain. Vous allez, vous aussi, construire vos propres réseaux. Au Centre Pierre Léon d histoire économique et sociale, UMR CNRS-université Lyon 2 (désormais LAHRA), qui m a accueillie à mes débuts au CNRS, et où j avais fait ma formation initiale en histoire sociale, j ai paradoxalement effectué un nouvel apprentissage important en matière d histoire religieuse, grâce à un partenariat avec le collègue avec qui je partageais un bureau. J avais besoin de comprendre qui étaient les catholiques qui s intéressaient à la consommation. J ai été confrontée au cloisonnement entre deux histoires qui ne se rencontraient jamais (l histoire religieuse et l histoire économique et sociale à laquelle j appartenais). Nous avons essayé de les décloisonner un peu dans des projets collectifs. J ai ensuite souhaité effectuer une mobilité vers le Centre de recherches historiques (CRH), UMR CNRS-EHESS, où j ai été accueillie en 2002. L EHESS m a offert beaucoup plus qu un «lieu d accueil». Je me suis intégrée au sein du CRH et plus particulièrement à la toute nouvelle équipe Esopp (Études Sociales et Politiques des Populations, de la protection sociale et de la santé). Tout cela a offert un vrai terreau de discussion et d échange, une équipe pluridisciplinaire dans une institution qui valorise les échanges 2
multidisciplinaires. Or je suis devenue une adepte de la collaboration avec des sociologues, qui étudient les mêmes objets que moi. C est à mon avis essentiel et je crois que le CNRS favorise ces démarches. Les rencontres européennes commencées à l Institut de Florence se sont poursuivies ensuite, dans le cadre de différents colloques consacrés à la consommation, délibérément internationaux. J en ai co-organisé un à Paris en 2004 et cela a été l occasion de créer un réseau international autour d un thème. La confrontation fréquente avec des collègues étrangers permet de réfléchir en permanence aux spécificités nationales ainsi qu à une éventuelle spécificité européenne par rapport à un «modèle américain» en matière de société de consommation. Ce qui me permet de passer à mon dernier point : les Etats-Unis. Les Etats-Unis, ou plutôt la communauté académique américaine, ont enfin constitué un cadre important, par le biais d un séjour au Center for European Studies (à Harvard) en 2003 (c est une opportunité offerte par un accord entre le CNRS et Harvard et je vous encourage à le faire!) mais aussi par le biais des échanges avec plusieurs spécialistes américaines du genre, aux Etats-Unis ou en France. C est ainsi avec une Américaine installée en France, spécialiste du genre, que j ai animé mon premier séminaire à l EHESS. Les moments importants de mes recherches, qui ont abouti à des «déplacements de perspective», sont souvent liés à des rencontres dans ces différents environnements. Si je signale tous ces lieux, c est parce que je pense sincèrement que mes travaux reflètent mon passage (volontaire et favorisé par le CNRS) dans ces différents environnements. Les laboratoires ne sont pas de simples hôtels qui nous hébergent : ils offrent des «ressources humaines» dans tous les domaines. Vous allez vous aussi transformer le laboratoire qui vous accueille. Je pense aux chercheurs mais aussi aux autres personnels (CNRS ou non) qui font fonctionner les laboratoires et sans qui nous ne pourrions pas travailler. 2. Le statut de chercheur au CNRS Je serai très brève sur ce deuxième point mais je pense qu il mérite d être signalé. Si j ai pu mûrir ces travaux, c est aussi parce que j ai eu la chance d avoir le temps de le faire, que j ai eu un poste fixe et non précaire. Le temps d effectuer des mobilités, d investir dans de nouvelles historiographies, de passer des mois en archives et de perdre du temps Cela a aussi permis les hésitations et retours en arrière, par exemple pour moi autour de l histoire quantitative. J ai mis en place une base de données que j ai finalement choisi de n exploiter que partiellement. C est l une des pistes qui n ont pas été suivies jusqu au bout. Mais je crois que cela a fait avancer mon travail quand même. 3
3. Avoir eu du temps ne signifie pas l absence de «contraintes» Ces contraintes s avèrent le plus souvent être des ressources. Je n ai pas eu la «contrainte» de l enseignement, mais inversement j ai dû pallier le manque de contact avec les étudiants par d autres moyens, des projets collectifs ou l implication dans des séminaires de recherche. A présent j ai plus de contacts avec les étudiants, je participe à la «commission de la scolarité» qui s occupe des questions d enseignement à l EHESS et je participe aux jurys quand on m y invite. Autre «contrainte-ressource» : les contrats de recherche que j ai menés à bien à plusieurs reprises. Ils doivent bien entendu s ajouter aux nécessaires crédits récurrents. Cela me donne l occasion de parler de la recherche financée qui est certes une contrainte, mais dans laquelle je crois qu on peut être créatif. Vous aurez à faire avec différents types de financements (ANR, projets européens, etc.). Pour ma part j ai été en contact direct avec des «commanditaires», ce qui a donné lieu à des contrats entre mon laboratoire et l institution étudiée. Chaque contrat est une aventure où il faut articuler recherche et relation avec la société civile, et avoir des résultats en un temps donné. Ce n est pas facile mais stimulant. Les collaborations, les projets collectifs nourrissent les projets personnels de recherche, mais de nouvelles questions se posent. II. Projets collectifs et ligne personnelle Comment peut-on progresser quand on s intéresse successivement à différents objets de recherche et que l on participe et que l on monte soi-même une variété de projets (journées d études, numéros de revue, etc.)? Si on étudie des objets divers sur des périodes diverses, si on participe à des projets collectifs (colloques, journées d études, direction d ouvrages ou de numéros de revues), comment définir une ligne directrice? Fonctionner par «projets» (des recherches nouvelles, nourries par le collectif, et donnant lieu à publication) n empêche pas de construire sa propre ligne directrice, même si on s en rend compte chemin faisant. Mon parcours s est fait dans un environnement technique qui a changé. Dans les premières années de ma recherche, on commençait tout juste avec les ordinateurs portables et on n avait pas les ressources électroniques ou les appareils photos. La manière de gérer les masses d information dans les archives ont beaucoup évolué (on recopiait beaucoup, ce qu on fait de moins en moins). Cela dit, malgré ces évolutions techniques, malgré des objets de recherche divers, j ai le sentiment d avoir (inconsciemment) testé la même méthode historique : je regarde comment différents acteurs construisent le même objet, avec des démarches, des 4
préoccupations et des centres d intérêts divers. Comment ils se rencontrent alors que cette rencontre est improbable. Les publicitaires qui forment leur profession, les hommes d affaires et les affichistes modernes se rencontrent autour de la construction de la publicité moderne dans les années 1930. Dans les années 1960, les technocrates gaullistes qui cherchent à moderniser la France, les universitaires qui veulent créer une nouvelle discipline, et les patrons chrétiens modernisateurs se retrouvent autour d une Fondation destinée à développer de nouveaux outils de gestion. En 1900, les femmes catholiques qui cherchent un engagement entre la charité et le féminisme, les catholiques ralliés à la République et les radicaux qui souhaitent faire aboutir certaines réformes sociales se rencontrent autour de l utilisation de la consommation comme un outil de réforme sociale. Cette méthode, qui incite à décloisonner les types d histoire, pour comprendre les acteurs que l on étudie, permet de relire la France du XXe siècle dans une perspective de comparaison et de circulations internationales. C est une France nourrie d échanges et de transferts, notamment transatlantiques. C est une France qui n est pas «en retard» mais qui est confrontée, de différentes manières, à la «modernité». Ce qui m intéresse c est de regarder la manière dont les acteurs que j étudie, à leur manière, tentent de transformer leur environnement, par des manières réformatrices leur permettant de ne pas en être exclus. Les objets de recherche induisent eux-mêmes de nouveaux questionnements : alors que le facteur religieux n était pas essentiel au début de mes travaux, il s est imposé comme un élément de compréhension des consommateurs engagés et des patrons modernisateurs. C est ce qui m a incitée à lancer récemment un nouveau projet sur des patrons chrétiens. Cela n était pas une conclusion attendue, mais elle est à présent centrale dans mes réflexions. De même, la question du genre s est imposée quand j ai étudié la Ligue sociale d acheteurs, qui était animée par des hommes et des femmes. J espère pouvoir poursuivre mes travaux dans l avenir en comparant des engagements féminins et masculins, notamment dans les milieux chrétiens. Autrement dit, le fait de changer d objets de recherche et de multiplier les projets collectifs n empêche pas de construire une «ligne directrice» (vous aurez la vôtre). Il me semble que cela évite de se répéter, cela crée de nouvelles questions et permet d avancer et de construire une méthode et des questionnements par accumulation. Le type de questions évolue avec les objets de recherche, si on s astreint à poser la question de la spécificité de chaque objet de recherche, si l on s astreint à vouloir faire du neuf à chaque fois et si l on réfléchit à l articulation entre les sollicitations et ses propres recherches. 5
Conclusion Il est important de trouver une juste articulation entre la recherche, la définition et le renouvellement d une «ligne directrice» personnelle et une pluralité d environnements et de projets. Cet équilibre est difficile mais je crois qu il est important d avoir en tête cet idéal. Dans mon parcours, il y a eu de nombreux tâtonnements et retours en arrière. Les différents cadres dans lesquels je me suis insérée ont été essentiels. Enfin, mon parcours est lié pour une grande part au contexte institutionnel. En ce sens je crois qu il est représentatif d une partie au moins des parcours que vous pouvez faire au CNRS. C est pour cela qu il me semble que les rapports d activité que nous devons faire régulièrement sont des opportunités pour faire le point de manière lucide, tout comme l Habilitation à diriger des recherches. C est aussi pour moi un élément important du travail au CNRS que d être en lien avec l enseignement supérieur. Je vous remercie pour votre attention et je vous souhaite à toutes et à tous un beau parcours au CNRS! Marie-Emmanuelle Chessel CRH, Equipe ESOPP EHESS 10 Rue Monsieur le Prince 75006 Paris Email : chessel @ehess.fr http://esopp.ehess.fr/index.php?468 6
Eléments bibliographiques La publicité. Naissance d'une profession (1900-1940), CNRS Editions, 1998. (avec Fabienne Pavis), Le technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l enseignement supérieur de gestion, Belin, 2001. Histoire de la consommation, La Découverte, Collection «Repères», 2012. Consommateurs engagés à la Belle Epoque. La Ligue sociale d acheteurs, Presses de Sciences Po, 2012. «Le genre de la consommation en 1900. Autour de la Ligue sociale d acheteurs», L Année sociologique, numéro spécial «Sociologie de la consommation» (dirigé par Simon Langlois), volume 61, n 1, 2011, p. 125-149. (avec Bruno Dumons) (dir.), Catholicisme et modernisation de la société française (1890-1960), Lyon, Cahiers du Centre Pierre Léon, n 2, 2003. (avec Franck Cochoy) (dir.), Marché et politique. Autour de la consommation engagée. Sciences de la société, n 62, mai 2004. (avec Alain Chatriot et Matthew Hilton) (dir.), Au nom du consommateur. Consommation et politique en Europe et aux Etats-Unis au XX e siècle, La Découverte, 2004. (avec Alain Chatriot et Matthew Hilton) (dir.), The Expert Consumer. Associations and Professionals in Consumer Society, Londres, Ashgate, 2006. (avec Sandrine Nicourd) (dir.), La gestion des associations à but non lucratif, Entreprises et histoire, n 56, septembre 2009. 7