AMERIQUE DU NORD 2018 ÉPREUVE DE LITTERATURE Nous établissons notre correction sur les éditions Folio pour les Faux-monnayeurs et l imaginaire Gallimard pour le Journal des Faux-Monnayeurs. QUESTION 1 (8 points) Pourquoi peut-on dire que Vincent Molinier n est pas un personnage secondaire, dans le roman et le journal des faux-monnayeurs? Remarques liminaires : - Le sujet souligne un écueil. Celui de commenter le roman et le journal avec les termes de la narratologie que l on applique classiquement au roman. Or, en ce sens que ces deux œuvres dont l une annonce l autre sont inédites, il ne faut pas tomber dans cet écueil. - La question suppose la réponse : on peut dire que Vincent Molinier n est pas un personnage secondaire dans l œuvre. Ceux qui sont partis dans l autre direction risquent donc le hors-sujet.
Publié en 1925 dans la Nouvelle Revue Française, les Faux-monnayeurs de Gide est un roman inédit à de nombreux égards. C est d abord la seule œuvre dont nous possédions le commentaire du vivant de l auteur, le Journal des faux-monnayeurs, publié en 1926 et entamé en 1919, parallèlement à l écriture du roman. Il convient donc de lire les deux œuvres pour les comprendre. Ce roman sera le seul que Gide appellera lui-même «roman». Nous voilà donc d emblée devant un genre littéraire connu et dont nous saisissons les codes. Cependant, Gide va jouer avec ces codes et son Journal nous l indique où il écrit qu il peut «sortir le roman de son ornière réaliste». Ainsi verrons-nous d abord que Vincent Molinier n est pas un personnage secondaire, ni dans le roman ni dans le journal en ce sens que le roman ne comporte pas de personnage principal ou secondaire mais plutôt des personnages centraux. Ce constat nous permettra de nous interroger sur la manière dont se conduit la narration : est-ce un personnage qui la conduit, la prend en charge ou bien Gide investit-il son œuvre de l énergie de plusieurs personnages dont aucun ne compte plus que les autres? Tout d abord, la narratologie classique nous enseigne que le roman se construit autour d un schéma narratif, qu une situation initiale est perturbée par un élément, entraînant des péripéties qui aboutissent à une situation finale. Cela se construit autour d une entité littéraire qu interrogent les romanciers dès le XIXème siècle, le personnage. Or, chez Gide, une volonté se fait jour : interroger la construction du roman ainsi qu il le dit «je ne dois noter ici que les remarques d ordre général sur l établissement, la composition et la raison d être du roman», Journal des faux-monnayeurs, P.36. Il ajoute qu il veut «dessiner les personnages», pas les décrire. Il ne s agit pas de jouer sur les mots ici. Au contraire, il faut comprendre que l auteur propose à son lecteur une vision différente du roman et de sa construction ; voilà pourquoi l expression de personnage secondaire nous semble inopérante puisque Gide dit lui-même dans le journal : «un de mes personnages (le romancier)», P.15 et non pas «mon personnage principal». Or, nous pourrions avoir tendance à considérer Edouard, ce double de Gide dont il avoue «je lui prête beaucoup de moi», P.67 comme le personnage principal et ce pour plusieurs raisons : il est le miroir du romancier, il tient lui-même un journal sur l œuvre qu il écrit, il est homosexuel. Autant d indices qui pourraient conduite à le
prendre pour le personnage principal. Ce serait une erreur. Il est un personnage central. Ainsi, Vincent n est-il pas secondaire. S il fallait à tout prix le situer, il serait un personnage satellite mais il faudrait prendre garde à ne pas trahir Gide en étiquetant des personnages dont il ne savait lui-même que dire : «J ai écrit ( ) les scènes entre Passavant et Vincent, sans du tout savoir ce que je ferais de ces personnages, ni qui ils étaient», P.86 du Journal. Au demeurant, le Journal des faux-monnayeurs donne à Gide un miroir de son travail. Ainsi y écrit-il «Je viens d écrire le chapitre X de la seconde partie (le faux suicide d Olivier) et je ne vois plus devant moi qu un embrouillement terrible», P.90. Gide réitérera ce constat et soulèvera la complexité de son œuvre à plusieurs reprises. Parlant de son texte, il dira «Il ne doit pas se boucler, mais s éparpiller, se défaire», P.94. Gide ne veut rien d autre que rendre la complexité de la vie dans le roman, il ne veut pas conclure, induisant que la conclusion de son roman n est pas une fin : voilà pourquoi il dit que «les sources de nos moindres gestes sont aussi multiples et retirées que celles du Nil». C est cette complexité que cherche à rendre le roman des Faux-monnayeurs. Et pour ce faire, un personnage ne suffirait pas. Voilà pourquoi Vincent Molinier existe dans une galerie de personnages qu il est délicat de classer selon un ordre d importance : à sa façon, il fait avancer la narration et porte une part de cette énergie vitale que cherche à rendre l auteur : «le livre, maintenant, semble parfois doué de vie propre», Journal P.78. Ainsi, pourquoi peut-on dire que Vincent Molinier n est pas un personnage secondaire, dans le roman et le journal des faux-monnayeurs? Tout d abord, s il n y a pas de personnage principal il ne peut y avoir de personnage secondaire. En effet, Gide cherche à composer un roman de la vie et non celui d une histoire unique ou de personnages principaux. De même, la narration nous conduit à suivre plusieurs personnages qui se croisent ou entretiennent les uns avec les autres des liens plus ou moins serrés. Vincent Molinier n est pas un personnage secondaire, pas plus qu il n est un personnage principal. Vincent Molinier est l'une de instances qui permet à Gide de faire vivre son roman ; Vincent Molinier est une force qui apparaît en liminaire dans les Journal «J en voudrais un (le diable) [de personnage] qui circulerait incognito à travers tout le livre et dont la réalité s affirmerait d autant plus qu on croirait moins en lui», P.36.
QUESTION 2 (12 points) «Gide écrit des romans qui ne ressemblent à nul autre», écrit un critique de son époque. En quoi le lecteur peut-il être déstabilisé à la lecture du journal des faux-monnayeurs et du roman? Remarque : il s agit ici de montrer combien inédite est l œuvre de Gide, Le Journal et le roman. Il ne faut donc pas en oublier un et ne concentrer son analyse que sur l une ou l autre oeuvre. CORRECTION C est en 1926 qu Henri Daniel-Rops entreprend une critique des Faux-monnayeurs et de son journal, critique où il affirme que «Gide écrit des romans qui ne ressemblent à nul autre». Tout lecteur qui aborde pour la première fois cette œuvre double, et à plus forte raison un lecteur de 1926, se sent en effet déstabilisé en ce sens qu il n y retrouve pas les classiques du genre romanesque, ceux qui lui permettent de dénouer entre le personnage principal et les personnages secondaires, l intrigue principale et les intrigues secondaires, le point de vue interne, externe ou omniscient ou encore le sous-genre du roman : historique, policier et son registre, réaliste, romantique Ainsi nous faut-il enquêter autour de la correspondance qui s établit entre le roman et le journal pour comprendre les raisons qui déstabilisent le lecteur et nous verrons qu elles sont nombreuses. Il apparaît tout d abord que cette œuvre double est d une richesse inouïe et inédite dans le monde du roman. Balzac ou Zola n auraient pas fait mieux. Par ailleurs, ce texte ne peut se soumettre à la classique définition du roman : il n est ni entièrement un roman d apprentissage ni entièrement un roman autobiographique. Enfin, le roman s aborde en même temps que son journal. Et cette constante mise en abyme révèle au sens photographique du terme l immense complexité de l œuvre. Tout d abord, il appert dans la narration gidienne une richesse tant par le nombre de personnages que celui d intrigue mais encore par l écriture même. En effet, si Edouard semble être un fil conducteur du récit, force est de constater que ce roman polyphonique donne la
parole à de nombreux personnages, brouillant les pistes de la recherche du narrateur ; le journal d Edouard, chapitre VIII de la première partie, prend le relais d un narrateur externe ou omniscient et nous fait suivre Bernard, Lilian, Vincent, Olivier sans qu aucun d eux ne s impose au détriment des autres. Bien plus, le titre lui-même, faisant référence à une bande de gamins qui fabriquent de la fausse monnaie, semble placer cette intrigue au premier plan. Or, la lecture de l œuvre nous démontre le contraire et ce fait-divers est un prétexte pour Gide qui veut «ne pas couper du tout» son roman qu il considère comme «une tranche de vie», les Faux-monnayeurs, P.184. Le roman promet alors une richesse qui confine à l excès et Gide en est conscient lorsqu il écrit dans le Journal : «Si touffu que je souhaite ce livre, je ne puis songer à tout y faire entrer. Et c est pourtant ce désir qui m embarrasse encore», Journal, P.13. Par ailleurs, la narratologie nous enseigne le classement : par genre, par registre, d abord, par école, par mouvement ensuite. Par époques. Or, le roman qui nous occupe échappe à ce genre de classifications et ce qui fait sa complexité et sa richesse lui confère aussi cette opacité, ce caractère d originalité. En effet, l on pourrait avoir tendance à classer les Faux-monnayeurs dans le genre du roman autobiographique : le mode même d écriture et de mise en abyme du roman indique au lecteur combien Edouard est proche de son auteur : «Personnage d autant plus difficile à établir que je lui prête beaucoup de moi», Journal des faux-monnayeurs, deuxième cahier, 1 er novembre. Ce double du romancier, qui se fait l écho des préoccupations esthétiques de Gide laisse bien peu de place au doute quant à la vocation en partie autobiographique de cette œuvre ; Gide se retrouve en Edouard. Laura ne dit-elle pas à Edouard : «dans ce romancier, vous ne pourrez faire autrement que de vous peindre», II, 3. On retrouve jusqu au titre du roman dans le journal d Edouard : «je lui ai exposé longuement mon plan des Faux-Monnayeurs», I, 11. Cependant, cette définition est insuffisante et donc à compléter. Les Faux-monnayeurs pourraient-ils être un roman d apprentissage? Dans une certaine mesure, il l est en ce sens tout d abord que le théâtre de l action est Paris, lieu de prédilection du héros de ce type de roman ; nous n oublions pas Eugène de Rastignac, qui contemple Paris à la fin du Père Goriot, prêt à le conquérir : «à nous deux maintenant». Par ailleurs, Edouard et Olivier grandissent en quelque sorte ensemble et se déclarent leur amour : «j ai honte ( ) de t avoir si mal attendu», III, 10. Bernard retourne à son père : «j apprends par Olivier que Bernard est retourné chez son père»,
III, 10, père qu il a quitté violemment au début du roman : «Je signe du ridicule nom qui est le vôtre, que je voudrais pouvoir vous rendre, et qu il me tarde de déshonorer», I, 2. L établissement du schéma actantiel nous montrerait donc que trois héros ont changé et non un seul d entre eux comme dans le classique roman d apprentissage. Enfin, le roman et le journal sont déstabilisants par les correspondances qu ils entretiennent et Gide annonce clairement son projet : «Je ne dois noter ici que les remarques d ordre général sur l établissement, la composition et la raison d être du roman», Journal, P. 36. Et Edouard de dire dans les Faux-monnayeurs : «c est une sorte de journal que je tiens, comme on ferait du journal d un enfant» et, enfonçant le clou : «ce carnet contient la critique de mon roman», Les Faux-monnayeurs, P.186. Le lecteur se trouve alors confronté d abord au texte du roman puis à son écho, son reflet et son analyse par l auteur même, au sein d un jeu de mise en abyme perpétuel qui tend à questionner le genre romanesque luimême. Gide s interroge sur l écriture romanesque en écrivant un roman et en commentant l écriture de ce roman. Vertigineuse imbrication, écriture virtuose et création littéraire inédite sont autant de ces facteurs qui déstabilisent le lecteur. Comment s y retrouver? Gide avoue lui-même s y être perdu : «j ai perdu prise», Journal, deuxième cahier, 14 février, P.81. Ou bien est-ce malice de la part de l auteur qui cherche à nous faire croire que ce «livre, maintenant, semble parfois doué de vie propre». Comme si le projet avait échappé au créateur. Comme si le roman n était plus roman mais réalité. C est Edouard (et pas Gide!) qui nous livre la clé : «je commence à entrevoir ce que j appellerais le «sujet profond» de mon livre. C est, ce sera sans doute la rivalité du monde réel et de la représentation que nous nous en faisons», les Faux-monnayeurs, V, deuxième partie, P.201. Les Faux-monnayeurs sont donc déroutants en ce sens qu ils ne sont pas une réalité parallèle, selon Gide. Ils sont réels. Nous nous demandions en quoi la lecture du journal des faux-monnayeurs et du roman pouvait être déstabilisante pour le lecteur. Nous avons d abord évoqué la richesse incroyable d une œuvre qui ne peut se résumer à une lecture unique. Personnages, intrigues, péripéties sont nombreux et diffus et empêchent de ramasser le roman autant que le journal dans une définition unique et classique. Par ailleurs, le roman lui-même est inclassable quant à son genre ; autant roman autobiographique que roman d apprentissage, il
brouille les codes habituels et joue du lecteur autant qu il le fait jouer. Enfin, le journal et le roman s interpénètrent sans cesse, tissant une relation complexe. Si Gide annonce au lecteur que le journal est une sorte de consignation des difficultés et des questions rencontrées par son auteur, le journal contribue à la lecture du roman et la réciproque est vraie. Les Faux-monnayeurs ne sont donc pas une œuvre que le lecteur peut aborder sans lire aussi le journal. Dernier facteur de déstabilisation du lecteur : pour lire le roman, il te faut la clé. Le journal.