Les nouvelles relations internationales à l heure de l interrogation culturelle FREDERIC CHARILLON Le XXIe sera-t-il celui du triomphe des analyses et des stratégies culturelles dans les relations internationales? Á l heure d une mondialisation souvent mal maîtrisée, les grilles de lecture de la scène mondiale se brouillent, déstabilisées plus encore par ceux qui, comme Samuel Huntington, prétendent les simplifier. En 1990 pourtant, dans un ouvrage intitulé Turbulence in World Politics, 1 le politiste américain James Rosenau Rosenau nous mettait déjà en garde contre la tentation de vouloir encore lire le monde sous la forme d un système trop clairement identifiable et bien découpé. La scène mondiale, selon lui, était plutôt marquée par la coexistence entre des tendances contraires : regroupement ici (la réunification des deux Allemagnes par exemple), éclatement ailleurs (comme en Yougoslavie, ou en URSS) ; retour du religieux (aux États-Unis), ou son déclin (en Europe) ; autoritarisme de l'état (en Russie) ou son retrait (de l'union Européenne aux collapsed states) Il imputait cette complexité / confusion au rôle croissant de l individu comme acteur international, libre de ses choix, de ses affinités et de ses arbitrages. L individu citoyen qui fait et défait les pouvoirs, l'individu consommateur qui fait et défait les marchés, l'individu observateur du monde, plus simplement, qui choisit ses médias, juge les acteurs internationaux, boycotte ou visite un pays, s indiffère ou bien soutient une cause. Plusieurs années après, plusieurs conflits, plusieurs attentats terroristes ou plusieurs débats intellectuels plus tard, des constats émergent, et des interrogations demeurent, lourdes de sens. Elles mobilisent une véritable sociologie de l international, là où de trop nombreuses chancelleries ne font qu échafauder des plans d états majors pour répondre à ce qu elles perçoivent comme les nouveaux défis. 1 J.N. Rosenau, Turbulence in World Politics, Princeton University Press, Princeton, 1990.
Les enjeux d une lecture du monde Trois questions au moins structurent l agenda politique actuel. La première porte sur les principales variables explicatives qui permettraient de lire des grandes tendances à l œuvre sur la scène mondiale, et leurs lignes de partage. La deuxième concerne la nature conflictuelle ou non de ces lignes de partage. La troisième enfin, porte sur la possibilité d anticiper ou pas les tendances à venir : les nouvelles relations internationales peuvent-elles faire l objet d une analyse prospective? La première question pose le problème des points de repères, celle de leur caractère repérable ou non. Á quelles tendances doit-on accorder de l importance? Les stratégies d'état prennent-elles toujours le pas sur les forces sociales? Y a-t-il des dynamiques sociales qui, plus que d autres, modèleraient les structures internationales, et dont la distribution sur la surface du globe préfigurerait une nouvelle géopolitique? Peut-on expliquer le monde d aujourd hui par cette socio-politique comparée? Par le fait qu il y a plus de ferveur religieuse ici, moins de croyance en l autorité là, ou un refus de la guerre chez les uns pour une glorification de celle-ci chez d autres? 1 Cette question, on le mesure aisément, est fort différente des problématiques de l époque de la guerre froide, faites de rapports de force militaires, de doctrines de sécurité nationale et d équilibres diplomatiques. L agenda international est aujourd hui rythmé par les guerres civiles et non plus intertétatiques, 2 la violence privée et disséminée (celle milices, des coupeurs de route, des insurgés ou des mercenaires), voire «l'individu totalitaire» qui n a pour objectif que l élimination de «l autre». Cette revanche des sociétés impose un décryptage nouveau. Ce sont les mouvements sociaux qui bousculent les projets étatiques (en Irak ou en Afghanistan, en Tchétchénie, en Palestine ou au Liban). C est le faible qui s oppose au fort, et la «nuisance» qui s impose à la puissance. 3 S il existe une carte du monde des dynamiques sociales, celle-ci est-elle conflictuelle? Oui, répond Samuel Huntington, qui dans son choc des civilisations prophétise un affrontement par atavisme entre des mondes fermés, exclusifs les uns des autres. Cette vision qui veut s autoproclamer paradigme, s est imposée dans le débat public, par son simplisme et son efficacité, alors même qu elle demeure floue (le concept de civilisation demeure mal défini), et fausse (les conflits donnés en exemple peuvent 1 Parmi les études qui avaient entrevu ces interrogations, voir Z. Laïdi, Géopolitique du sens, Desclée de Brouwer, Paris, 1998. 2 J-P. Derrienic, La guerre civile, Presses de Sciences Po, Paris, 2001. 3 B. Badie, L impuissance de la puissance, Fayard, Paris, 2005. 158
s interpréter de façon très différente). Que peut-on en faire aujourd hui? Huntington a le mérite de l ambition, puisqu il prétend fournir une lecture aux grands conflits à venir, dont il annonce même les localisations. Mais son simplisme militant et héritier d un réalisme désormais appliqué au monde de l'après guerre froide et de l après 11 septembre 2001, rend son hypothèse suspecte, et fait de ses travaux plus récents 1 un combat d arrière garde dans un monde fait de mouvements et d échanges, davantage que de caractères civilisationnels. Son schéma est néanmoins difficile à combattre : il n est pas aisé d ignorer l efficacité réelle des discours d exclusions, des obscurantismes radicaux qui travaillent le corps social, mobilisent les populations dans le sens du conflit, aidés en cela par la misère et la frustration politiques, économiques et sociales. Aidés également par les technologies nouvelles, qui d Internet à Radio Mille Collines entretiennent, diffusent et amplifient l esprit d affrontement. Leurs grilles de lecture du monde seront toujours plus simples, donc plus pédagogiques et plus influentes, que celles des négociateurs. D où une troisième question : peut-on, en dépit de l avertissement de James Rosenau et sur un terrain aussi mouvant, mobiliser la science politique ou les sciences sociales pour anticiper les tendances à venir? Certaines des tendances actuelles vont-elles se prolonger pour modeler les relations internationales des années qui viennent? Les affrontements d aujourd hui ne sont pas nécessairement ceux de demain, pas plus que les paix actuelles ne sont garanties dans le futur. Mais plusieurs caractéristiques des dynamiques actuelles semblent se dessiner, de façon durable, sous nos yeux. La désétatisation de la guerre, avec ses résistances sociales, ses acteurs privés, l échec de l'intervention militaire extérieure à vocation «modificatrice», semble bien partie pour figurer au premier rang des paramètres à prendre en compte, ouvrant ainsi un boulevard aux entrepreneurs identitaires, religieux et autres. En transférant l initiative de l un des principaux moteurs des relations internationales (le dialectique guerre / paix, ou conflit / coopération) à des acteurs fragmentés, privés, difficiles à identifier et mouvants, la nouvelle scène mondiale devient imprévisible, mais ses règles émergent peu à peu. Cette tendance a peu de chance de s inverser et il importe d en prévenir les décideurs : le monde ne sera pas remis en carte par les seuls États, selon leurs critères diplomatiques et militaires. 1 S. Huntington, Who are we? The Challenges to America's National Identity, Free Press, Londres, 2004. 159
Un monde mouvant et multicentré Les schémas classiques d analyse des relations internationales sont devenus caducs. Le paradigme dit «réaliste», qui annonçait une issue conflictuelle au face-à-face bipolaire, s est trouvé mis à mal par la chute de l URSS. Les illusions libérales d une «fin de l Histoire» marquée par l éloignement de la guerre n auront pas survécu aux drames des années 90 et 2000. Surtout, chaque nouvel événement international semblait remettre en question ce que l on croyait savoir. Si la première guerre américaine du Golfe en 1991 semblait consacrer la pertinence de l'intervention militaire, l aventure irakienne de 2003 montrait à l inverse l impuissance d une puissance purement militaire face à une résistance aux ressorts sociaux nombreux. Aux portes de l'europe, les conflits Yougoslaves montraient que la purification ethnique n était pas l apanage de l'afrique. En Afghanistan ou au Kosovo, l intervention extérieure et ses multiples méthodes, d abord considérée comme efficace, a finalement débouché sur des impasses. Les attentats du 11 septembre 2001, sans avoir été pour autant la rupture historique que certains avaient encore cru déceler dans le système international, marquaient tout de même l avènement de l hyper-terrorisme en réseau, la vulnérabilité civile de la puissance américaine. Cette accélération des ruptures n a jamais laissé à l analyste le temps de tirer les conclusions de ses observations, pour lui imposer sans cesse une donne encore et toujours nouvelle. Admettre que les relations internationales n étaient plus faites, après un demi-siècle de stabilité, que de ruptures et bouleversements permanents, était difficilement acceptable aussi bien pour les décideurs de politique étrangère que pour les observateurs. Dans ce besoin de cadres nouveaux, les États-Unis ont tenté de réhabiliter l idéologie pour se muer en puissance révolutionnaire et reprendre en main un monde qui semblait échapper à tout contrôle. Ainsi les néo-conservateurs ont-il développé une théorie du monde souhaitable, prônant la force pour y parvenir. C était naturellement oublier que les rouages de la nouvelle société internationale ne se trouvaient plus dans les couloirs officiels, mais dans les sociétés elles-mêmes. Car l'état n est plus le seul acteur en piste. Il est concurrencé par une multiplication des visions rivales, d actions internationales privées, de stratégies d acteurs aux logiques multiples : le Hezbollah, International Crisis Group, Al Jazeera, ou d autres, sont devenus des acteurs à part entière du système international. C est probablement l un de leurs seuls points communs, mais il est loin d être négligeable. Que George Soros ou Bill Gates aient leur propre vision du monde n est pas un événement en soi. Que 160
le numéro un chinois, en visite aux États-Unis, rend visite au directeur de Microsoft avant de rencontrer le président des États-Unis, comme ce fut le cas en avril 2006, voilà qui marque une inflexion. Qu un acteur religieux entretienne un discours sur le monde opposé à celui de l'état n est pas non plus inédit : la logique de souveraineté et de frontières du second n a jamais rencontré la logique d appartenance spirituelle à prétention universaliste du premier. 1 Mais que certains États parlent désormais de plusieurs voix, comme au Liban ou en Palestine, est un fait plus troublant. Plusieurs notions classiques des relations internationales s'en trouvent bouleversées : celle d'interlocuteur d'abord, puisque celui-ci prend plusieurs voix sinon plusieurs visages ; celle de partenariat ensuite, puisque les contractants étatiques dont plus l'assurance de pouvoir imposer leurs engagements aux sociétés ; celui de culture nationale, et peut-être même celui de politique comparée, volent en éclat. Que reste-t-il des ouvrages sur «la politique au Liban» lorsque celle-ci se conjugue différemment au sud du pays ou dans le Beyrouth chrétien? Que reste-t-il du «problème irakien» lorsqu il se scinde en plusieurs sous-dossiers aux codes éloignés? Fléau inhérent au sud? La Yougoslavie nous a prouvé le contraire et, d une manière certes moins dramatique, la Belgique nous rappelle que même un État européen inscrit fermement dans les repères de la prospère Union Européenne n est pas à l abri de l éclatement multiculturel. Face à cet éclatement d États par ailleurs moins bien outillés qu avant pour affronter la rapidité d un monde en réseau dont les temporalités économiques et politiques s accélèrent, des acteurs privés, souvent sociaux et identitaires, prennent le relais. Ils mobilisent des registres d allégeance qui ne sont plus citoyens ni nationaux, mais plutôt communautaires. Ils jouent sur des leviers qui demeurent politiques mais s imprègnent de références culturelles, où le charismatique et le traditionnel, pour reprendre les catégories de Max Weber, concurrencent voire dépassent le légal-rationnel. Le prochain système international sera-t-il culturel? Plusieurs questions s'imposent alors. La première concerne notre propre capacité à lire encore des relations internationales devenues si complexes. La deuxième porte sur la distinction de plus en plus floue entre ce qui serait du domaine du rationnel et de l irrationnel. La troisième enfin porte sur la culture : doit-on la mettre au centre de l'analyse, pour expliquer les 1 F. Charillon, La politique étrangère à l épreuve du transnational, L Harmattan, Paris, 1999. 161
dynamiques de la société mondiale, avec quels avantages et quels inconvénients? Sur le premier point, on penchera nettement du côté d'un Rosenau qui nous mettait en garde contre la turbulence, plutôt que du côté d'un Huntington qui prétend mettre le monde en cartes. Le monde actuel n'est uni, ni bi, ni multipolaire. Ni complètement globalisé, ni fragmenté à l'extrême. Ni ordonné en «civilisations», ni uniforme. Si la globalisation va de pair avec un repli identitaire, si les tendances à l'harmonisation suscitent en retour une demande particulariste de sens qui remet les valeurs au centre de l action internationale, le monde devient plus complexe, mais pas illisible pour autant, pour peu que l on adhère à une sociologie des relations internationales qui exclue les schémas simplistes. L'auto-production de valeurs et de symboles par les individus citoyens et consommateurs, qui arbitrent entre les différentes sources d'information et de discours disponibles, est analysable. Elle témoigne d une quadruple crise, qui laisse «l'individu compétent» 1 en première ligne. Crise de la modernité d'abord : le monde nouveau est perçu, à Gaza comme à Kaboul, à Bagdad comme à Abidjan, comme ayant amoindri la qualité de vie, et les discours «revivalistes», ou qui évoquent un âge d or, trouvent là un créneau. Crise de l'intégration ensuite : la globalisation fabrique des laissés pour compte à l'échelle de continents entiers (comme l'afrique), qui viennent en retour nourrir la crise mentionnée précédemment. Crise de l'état également, qui n'a plus comme hier les moyens de l'état providence pour subvenir aux besoins des plus faibles, ni les capacités du Léviathan de jadis pour protéger ses citoyens de la violence des autres. Crise de l'occidentalisation enfin, à qui l'on prêtait les vertus de rationalité et de développement, applicables à des «Tiers Mondes» demandeurs d' «États importés 2», mais qui se trouve aujourd'hui contesté. Le FMI, la Banque Mondiale, ne sont plus vus comme des références mais des facteurs de déstabilisation symboles d une domination occidentale productrice de désordre. D'où la deuxième question. La seule rationalité des relations internationales actuelles est-elle celle de l'occident? Doit-on estimer que l Occident incarne la bonne gouvernance, la logique et l'efficacité? Doit-on estimer que ce qui sort des sentiers battus par lui appartient nécessairement aux domaines de l'affectif, de l'obscurantisme ou de l'incompétence? Reléguer à ces catégories péjoratives les comportements internationaux qui ne correspondent pas au modèle politique occidental suscite vexations et humiliations. C'est pourtant ce qui est fait lorsqu'on sanctionne un État qui 1 Le "skilful individual" de James Rosenau, dans son Turbulence in World Politics, op. cit. 2 B. Badie, L'État importé, essai sur l'occidentalisation de l'ordre politique, Fayard, Paris, 1992. 162
ne suit pas les préceptes de la Banque Mondiale. C'est ce qui est fait également lorsqu'on interdit la détention de l'arme nucléaire à un pays qui, contrairement à l Inde, au Pakistan ou Israël, n est pas un proche de l'occident. On suscite ainsi une nouvelle grammaire de la contestation, et on encourage d ailleurs les solidarités entre ses acteurs. Á Téhéran, Minsk, Caracas, Damas, Belgrade et ailleurs, des fronts se constituent. Ce qui n échappe pas d ailleurs à Moscou ni à Pékin. Á force de reléguer la logique non occidentale à celle du voyou ou même du fou, on produit une contre culture internationale. Il ne s agit plus là du déterminisme culturel figé de Huntington, mais d une culture de protestation, changeante et évolutive, sculptée par des acteurs foisonnants. La faire passer pour une non culture, ou un comportement irrationnel, ne fait que la précipiter dans une posture de résistance plus dure encore, et plus efficace car plus mobilisatrice : les ressorts de l exclusion et de la stigmatisation, en créant une nouvelle frustration, de nouvelles humiliations, un besoin de reconnaissance, contribuent au renforcement d une contre culture, opposée au «consensus de Washington», et plus généralement aux ambitions occidentales. L'une des clefs de la compréhension est donc bien sociologique : face à cette situation, il est plus judicieux de mobiliser Ted Gurr 1 ou Georg Simmel, 2 que Clausewitz. Cela signifie-t-il qu elle est culturelle, avec toutes les dérives susceptibles d intervenir alors? S'il s'agit d'opérer un retour aux valeurs, croyances et perceptions des acteurs comme facteurs explicatifs de leurs comportements, l'évolution peut être salutaire. Clifford Geertz a su nous dire à quel point l homme est un «animal suspendu dans une toile de significations qu'il a lui-même tissée», et l'explication de ses actes passe donc par la compréhension de l'interprétation qu'il donne aux évènements et aux actions. Appliquée aux relations internationales, cette approche est particulièrement riche. Nourri par un accès à d'innombrables informations, l'individu citoyen est en effet devenu producteur de sens, et choisit sa lecture de la scène mondiale. L analyse va alors dans le sens de la diversité, plaide pour un individualisme méthodologique, et la redécouverte des stratégies d acteur. La tendance n est plus aux déterminismes culturels collectifs, mais le retour du culturel, sous une autre forme, est patent. La contradiction n est là qu apparente. Les valeurs font en effet leur retour, mobilisées par des individus agrégés entre eux qui forment ainsi autant de forces sociales, de mouvements politiques, d acteurs en tout cas. Les notions d humiliation, de frustration, de revanche, de légitimité, de loyauté, d honneur, comptent davantage que les stratégies de «nation building», les «phases» d impositions de l ordre, ou les planifications militaires échafaudées de 1 T. Gurr, Why Men Rebel, Princeton University Press, Princeton, 1970. 2 G. Simmel, Le conflit, Circé, Paris, 1984. 163
l extérieur, et qui n ont précisément aucune chance de s imposer à cette complexité sociale esquissée ci-avant. Le «fire power» ne peut se transformer en «staying power» 1 sans prise en compte de l élément culturel et de sa résistance sociale, comme les États-Unis l ont expérimenté à leurs frais en Irak. La supériorité militaire de grande échelle ne fait pas disparaître un adversaire qui suit une autre logique que la victoire totale, et se trouve en phase avec une société donnée, comme Israël, cette fois, l a expérimenté au Liban à l été 2006 face au Hezbollah. Le militaire ne peut s imposer au culturel, et là n est pas l une des moindres évolutions des relations internationales récentes. Conclusion : la revanche des sociétés Ces tendances marquent, surtout dans les zones de conflit, un retour au culturel, et une revanche des sociétés. S agit-il d une évolution réelle et profonde des mécanismes de la scène mondiale, ou bien d une prise en compte de processus en réalité à l œuvre depuis longtemps déjà? La fin de la guerre froide a-t-elle généré un retour au culturel et au social, ou bien estce plutôt la fin de l affrontement bipolaire qui a fait prendre conscience aux observateurs que ces dimensions n avaient en réalité jamais disparu? «L effet frigidaire», pour reprendre les termes de Pierre Hassner, a pris fin au tournant des années 1989-90, et avec lui l illusion d un monde qui se serait réduit à une partie d échecs Nord Nord, entre deux adversaires qui se partageaient le monde en lui imposant leurs logiques exclusives. Il a fallu reconnaître que les dynamiques sociales existaient, autrement que comme résultats exclusifs des stratégies américaines et soviétiques. Il a fallu admettre que les processus identitaires n avaient pas été annulés par un demi siècle de guerre froide, que les acteurs afghans, somaliens, angolais ou autres existaient sans leurs alliés du Nord, et que les sociétés du monde ne se réduisaient ni aux rangs d alliés ou d ennemis de l une des deux superpuissances, ni à une dialectique patron-client. Et, plus tard, que le Hezbollah existait comme acteur libanais indépendamment de la Syrie ou de l Iran, qu Al Qaida n était pas la marionnette des Talibans, ou que les mouvements chi ites d Irak n étaient pas nécessairement à la solde de la puissance iranienne. Il fallut admettre, en d autres termes, que la complexité sociale se nourrissait de stratégies d acteurs de plus en plus nombreux, et qu elle ne se laisserait pas mettre en carte. Que l on représente le monde sous l angle d une nouvelle guerre froide, dans le schéma d une «guerre 1 A. de Hoop Scheffer, Hamlet en Irak, CNRS, Paris, 2007. 164
contre la terreur», ou sous les traits d un choc des civilisations, on est forcément loin du compte. Si l approche culturelle des relations internationales aide à saisir cette complexité, alors elle est utile. Si elle le réduit à des découpages caricaturaux, alors mieux vaut l éviter. 165