Université Paris I Panthéon-Sorbonne Maison des Sciences économiques Table-ronde DERPI- EHESE Vendredi 25 octobre 2013 Les personnes morales étrangères, comme objet d'une sanction pénale française David Chilstein En juin dernier, lors de la table-ronde organisée à Moscou, j avais analysé la question de principe de la responsabilité pénale des personnes morales étrangères. Nous avions vu qu il existait un certain nombre d objections théoriques la concernant, mais que les textes ne s y opposaient pas, que la doctrine était divisée, et que la Cour de cassation, comme à son habitude, avait refusé de trancher clairement la question, alors qu elle avait la possibilité. Aujourd hui, je souhaiterais aborder l étape suivante. A supposer que le principe soit admis, il convient à présent de mettre en œuvre la responsabilité pénale des personnes morales étrangères. A cet égard, la question de l imputation de l infraction à la personne morale doit être particulièrement examinée, puisqu elle est la condition principale de la mise en jeu de cette responsabilité. Or, la question de l imputation se présente sous deux formes différentes : une forme simple, lorsque l infraction est commise dans le cadre de l activité de la société étrangère (imputation directe) ; une forme plus complexe, lorsque l infraction a été commise dans le cadre d un groupe international de sociétés. Il s agit de savoir si l infraction commise par la filiale française d une sociétémère étrangère peut être imputée à cette dernière. I. L imputation directe
A. Pour imputer une infraction à une personne morale, il faut qu elle ait été commise par son «organe ou représentant» (selon l article 121-2 Code pénal). Cela ne pose pas de difficulté lorsque l infraction est commise par le dirigeant de la société étrangère (dirigeant de fait ou de droit). Inversement, si l infraction est commise par un employé, l infraction n est pas imputable à la société étrangère. Exemple : un employé d une société étrangère détourne à son profit l argent que lui a remis une société française. La question se complique en revanche lorsque l infraction est matériellement commise par un employé, à la demande de sa direction. En ce cas, l infraction peut-être imputée à la société. Le seul cas de jurisprudence reconnaissant la responsabilité pénale d une personne morale étrangère concernait une telle situation : un transporteur routier espagnol utilisait des citernes réservées aux aliments pour transportée de l huile de pétrole (destinée à fabriquer des lubrifiants). En outre, il présentait des faux documents aux entreprises agro-alimentaires françaises pour garantir que les citernes étaient conformes à la réglementation française. Il y avait tromperie sur la qualité des prestation de services faux (donc deux infractions). La société espagnole est condamnée pénalement en France : Deux enseignements : 2 a) Sur le principe même de la responsabilité : La Cour d appel déclare «; que les personnes morales étrangères peuvent être déclarées pénalement responsables de l'infraction d'usage de faux commise en France conformément aux dispositions de l'article 441-12 du code pénal».
La Cour de cassation ne la désavoue pas. b) Sur l imputation de l infraction : la Cour d appel estime que le «système s'inscrivait donc dans le cadre d'une politique en tout état de cause acceptée par la société (espagnole) pour lui permettre au plan économique de ne pas faire revenir à vide ses camions-citernes en Espagne Il apparaît ainsi que si l infraction s inscrit dans la politique de la société, qu elle est réalisée par le salarié à la demande de sa direction, la personne morale étrangère peut être poursuivie. La portée de cette solution est importante. Toute société étrangère qui envoie un salarié en France pour proposer, en son nom, des commissions pour l obtention de marchés en France pourrait être poursuivie pour corruption active. B. Une question se pose. Faut-il que l infraction ait nécessairement été commise en France? De façon générale, il n est pas nécessaire que l infraction soit commise en France. La compétence répressive française ne repose pas uniquement sur la territorialité de l infraction, mais également sur la nationalité de l auteur ou de la victime de l infraction. Ainsi, même si l argent est remis à l étranger au cours d un voyage de la personne française que l on veut corrompre, la France sera compétente pour juger le corrupteur (c est-à-dire la société étrangère). 3
Dans certains cas exceptionnels, il en va différemment. En matière de contrefaçon (violation des droits de propriété intellectuelle), il faut que l infraction ait lieu en France. Si des chansons françaises sont diffusées illégalement (sans payer les droits à l auteur) sur un site russe, écrit en russe, à destination du public russe, il n est pas possible de poursuivre la société qui exploite le site en France. Il faut, sur le plan pénal, agir en Russie. C. La question du placement en France de fonds d origine délictueuse Dans l hypothèse où l entité étrangère (société, collectivité territoriale) a placé l argent d origine délictueuse sur des comptes bancaires en France, ou a acheté des biens en France (meuble ou immeubles), il est possible de la poursuivre pour blanchiment. L infraction est très efficace, car elle permet de poursuivre celui qui a placé l argent en France même si l infraction dont l argent est issu est prescrite, et même si le juge français n est pas compétent pour juger les auteurs de cette infraction. C est par le biais du blanchiment que l on parvient en France à poursuivre les dirigeants africains qui ont, soit détourné l argent de l Etat étranger (détournement de fonds publics), soit touché des commissions illégales (corruption passive). Cette question est connue en France sous le nom d affaire des biens mal acquis. II. Imputation indirecte : Responsabilité pénale de la société-mère à raison des infractions commises par ses filiales 4
Peut-on poursuivre une société-mère à raison de l infraction commise par l une des ses filiales. La question se pose en raison du fait qu il pourrait s agir d un cas de responsabilité pénale du fait d autrui? Or, selon l article 121-1 du Code pénal : «Nul n est responsable que de son propre fait». Il s agit de savoir si, compte tenu des relations particulières entre la filiale française et la société mère étrangère, les infractions commises par la filiale sont imputables à la société mère. Plusieurs hypothèses : 1 ère Hypothèse : L infraction s inscrit dans la politique générale de la maison-mère 2 e hypothèse : La société-mère n a pas ordonné mais a laissé la filiale commettre les infractions A. Hypothèse où l infraction s inscrit dans la politique générale de la maisonmère On raisonnera à partir d un exemple, tiré de l actualité en France. Une banque Suisse (l UBS) demande à sa filiale française de démarcher des clients en France en violation de la législation pénale française sur le démarchage bancaire. Dans cette affaire : non seulement la filiale française, mais également, la banque suisse ont été mises en examen (sont poursuivies pénalement). L affaire n est cependant qu au stade de l instruction. Techniquement, il existe plusieurs méthodes pour mettre en jeu la responsabilité pénale de la société-mère : 5
La première est de lui imputer l infraction reprochée à la filiale : - en ant que co-auteur (c est la société-mère qui a décidé de cette politique de démarchage agressif) - ou en tant qu instigateur (c est-à-dire, en droit français, de complice par provocation) : elle provoque à la commission de l infraction (au sens de l article 121-7 al. 2 du Code pénal La principale difficulté est une difficulté de preuve : comment prouver que la prise de décisions s est fait au siège de la société-mère? Ce n est pas évident ; il conviendra d analyser l autonomie dont dispose la filiale La deuxième méthode : utiliser une infraction autonome, imputable uniquement à la société-mère, comme le recel, qui consiste à profiter en connaissance de cause du produit d une infraction commise par un tiers- : Ainsi on pourra poursuivre : o La filiale française, pour infraction à la législation sur le démarchage bancaire o La société-mère, pour recel du produit de cette infraction (puisqu elle recueille les sommes issues de l infraction) Voyons à présent la deuxième situation : B L hypothèse où la société-mère a laissé faire (n a pas donné tous les moyens à la filiale ) Il conviendrait, selon nous, de distinguer entre les infractions intentionnelles et les infractions non-intentionnelles. 1) Cas des infractions intentionnelles 6
Si l infraction intentionnelle a été ordonnée par la direction de la filiale, sans que ne soit au courant, la direction de la société-mère, il ne nous semble pas possible de mettre en jeu la responsabilité pénale de cette dernière. Par hypothèse, l infraction intentionnelle suppose l adhésion psychologique à l acte délictueux réalisé. Si cette connaissance fait défaut au niveau des organes ou représentants de la société-mère, seule la filiale pourra être poursuivie. Il est vrai cependant que si, en théorie, il appartient à l accusation de prouver l élément intentionnel, en pratique, on présume souvent cette connaissance en droit pénal des affaires, en considérant que l auteur «ne pouvait ignorer» le caractère délictueux des actes réalisés. Mais sur le principe, cette situation est exclusive de responsabilité pour la société-mère. Il en va différemment en matière d infractions non-intentionnelles - 2) Le cas des infractions non-intentionnelles La responsabilité pénale de la société-mère étrangère nous paraît envisageable en cas d infractions non-intentionnelles commises par sa filiale. S il s agit, par exemple, d une filiale à 100 %, et que la société-mère ponctionne (accapare l argent) de sa filiale, et que, en conséquence, l entretien du matériel, est rendu impossible, et qu il y a un accident lié à la déficience du matériel, on peut envisager la responsabilité pénale de la société-mère, comme auteur indirect du dommage (accident). 7
En effet, la société-mère a en ce cas contribué à créer la situation à partir de laquelle le dommage s est réalisé et n a pas pris, manifestement, les mesures permettant de l'éviter. * * * 8