CHAPITRE 1 Le cadre général de la fonction publique Tour à tour décriée et admirée, celle vers qui chacun se tourne et que tous tiennent pour responsable de ce qui ne fonctionne pas, ou mal, immortalisée par Georges Courteline dans Messieurs les ronds-de-cuir, respectée à travers ses préfets, ses grands commis, la fonction publique est en France davantage qu une institution : une culture, mais c est surtout un pilier essentiel d une société française qui depuis un demi-siècle a connu et relevé deux défis aussi importants que la construction européenne et la décentralisation. Aujourd hui, un Français sur huit relève de la catégorie des «fonctionnaires», qui se répartissent en trois fonctions publiques, et maintiennent, au gré des changements politiques et sociaux, l unité de la nation dans la diversité de ses composants. Les différents corps, ou cadres d emplois, se répartissent quant à eux en trois catégories, dans un souci de rationalisation.très féminisée, mais inégalement, la fonction publique, qui travaille désormais sous le régime de l ARTT (aménagement de la réduction du temps de travail), dispose de sa propre juridiction pour trancher dans les litiges qui la touchent. Le grand défi que doit relever la fonction publique au XXI e siècle est enfin surtout celui de la démographie, avec l arrivée à l âge de la retraite des générations nombreuses issues du baby-boom de l après-guerre. NAISSANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE La fonction publique fait aujourd hui partie intégrante du paysage institutionnel français. Il n en a pas toujours été ainsi, même si, depuis la haute 13
antiquité, la figure du fonctionnaire apparaît en filigrane derrière les organisations publiques. Une fonction qui se construit avec l émergence de l État D une certaine manière, on pourrait dire que l état de fonctionnaire est aussi ancien que l histoire,dans la mesure où l histoire c est l irruption de l écriture et que l écriture a d abord servi à ce qu il faut bien appeler des fonctionnaires pour noter sur leurs tablettes d argile la nature de l impôt.l État,lorsqu il a pu être question d État,s est souvent construit sur un corps de fonctionnaires,tels les scribes égyptiens. Mais il n y a pas entre le percepteur d Hammourabi et le fonctionnaire français d aujourd hui une histoire continue et linéaire. Baillis et sénéchaux du Moyen Âge. Au Moyen Âge,il existe dans les domaines ou les châteaux des intendants, des régisseurs, et, dans certains fiefs, des baillis ou des sénéchaux détenteurs de l autorité.mais cela ne constitue pas une fonction publique.les liens qui unissent ces exécutants au pouvoir sont d abord des liens personnels,qu ils soient féodaux,pour les nobles,ou de subordination domestique pour les manants,hommes de confiance nommés et révoqués à merci. La fonction publique royale. C est du règne de Louis IX qu il faut dater la naissance de la fonction publique en même temps que celle de l État.Le roi crée un corps de serviteurs chargés de noter, classer et entretenir les archives royales. Un tiers de siècle plus tard, son petit-fils Philippe le Bel montre un réel souci déontologique en édictant le premier code de la fonction publique, qui, par bien des aspects, conserve toute son actualité. Petit à petit vont se créer des «bureaux» chargés d assister le souverain, et à l intérieur desquels vont se dérouler de véritables carrières.ainsi, celle de Colbert, d abord assistant de Louvois, puis de Fouquet, et qui parviendra, après la disgrâce de celui-ci, aux plus hautes charges. L absolutisme royal de Louis XIV, en même temps qu il vide les provinces des nobles détenteurs de véritables pouvoirs locaux, en les attirant àversailles, envoie dans celles-ci des intendants dont les pouvoirs préfigurent ceux des préfets et des trésoriers-payeurs généraux. Le système créé par la Révolution. Mais cette fonction publique survivra mal à la Révolution, qui voit en elle l image du pouvoir royal, et s empresse de 14
Repères Les débuts de l administration du roi «est pendant le règne de Louis IX [...] que l on fixe le commencement C des Registres des Chartes et des Registres des Parlements, usage qui fut aussitôt suivi par toutes les juridictions inférieures du Royaume.» (Recherches sur le sacre des Rois de France, Nicolas Gobet, 1775) guillotiner les fermiers généraux, et de remplacer le système administratif par un système révolutionnaire policier et politique à la fois.en décembre 1789, le territoire est divisé en départements, eux-mêmes subdivisés en arrondissements, puis en cantons. À chaque niveau des conseils élus sont institués. Dès juillet 1789, la Déclaration universelle des droits de l homme et du citoyen avait fondé le principe de la responsabilité des agents publics. Leur légitimité ne leur vient plus du monarque, mais de la souveraineté de la nation qui s exprime par la voix de ses représentants.tout est prêt pour qu apparaisse la fonction publique moderne. Bonaparte crée une fonction publique structurée et hiérarchisée Préfets et sous-préfets. Le Premier consul, Napoléon Bonaparte, pour remettre de l ordre dans la République, fonde une fonction publique dont l organisation se calque sur celle des armées. Le décret consulaire du 17 février 1800 crée ainsi un corps nouveau :le corps préfectoral,et prévoit qu un préfet, représentant de l État, siégera dans chaque chef-lieu de département (qui devient dès lors une préfecture) et de la même façon, un sous-préfet dans chaque chef-lieu d arrondissement.ces fonctionnaires d autorité nommés par le gouvernement seront entourés de quelques collaborateurs, dont le nombre restera d ailleurs à la fois stable et réduit pendant tout le XIX e siècle.ni les restaurations, ni les révolutions,ni les guerres n auront raison de cette institution, solidement installée dans le paysage français. Dans le même temps, le pays est sillonné par des corps d ingénieurs, de gardes forestiers, de gardes-chasse qui contribuent également à la construction de cette vaste fonction publique, cependant que des policiers, dans les villes, travaillent au maintien de l ordre, et que des employés du fisc veillent à la rentrée régulière des deniers de l État. 15
Repères Un fonctionnaire modèle selon Courteline «n moyenne, il faisait le mort une fois la semaine sans que El administration, bonne bête, eût l air de s en apercevoir; mais la question était de savoir jusqu à quel point tiendrait, devant l abus, une tolérance faite, en partie, d inertie et d habitude prise. Surtout que, depuis quelque temps, M. de La Hourmerie, son chef, changeait d allures à son égard, affectait, ses lendemains d absence, une raideur sèche et mécontente [...].» (Messieurs les ronds-de-cuir, Georges Courteline, 1893) Les ronds-de-cuir. En même temps que l administration vit et s organise en province, à Paris, l administration centrale s installe. Les ministères se dotent de bureaux dirigés par des chefs de bureau, eux-mêmes chapeautés par des directeurs et composés de commis, de rédacteurs, de coursiers.ces fonctionnaires,qui posent sur leur siège un coussin rond (le fameux rondde-cuir) et enfilent sur leur blouse des protègemanches, sont des privilégiés. Disposant d un revenu qui peut aller jusqu à représenter dix fois celui d un ouvrier (pour ne pas parler des ouvrières!), ils travaillent beaucoup moins : sept à huit heures l été, mais seulement trois ou quatre en hiver. Leur bureau est chauffé et ils disposent généralement de la stabilité de l emploi. Enviés, ils sont aussi moqués, car très vite, ils s installent dans un fonctionnement bureaucratique que l usager ne peut décrypter que difficilement. C est l image formée à cette période qui subsiste parfois aujourd hui, et constitue la caricature du fonctionnaire dont chacun se gausse. Mais la fonction publique,si elle va connaître au XX e siècle d immenses évolutions,est bien née. LA MUTATION DU XX E SIÈCLE Si la fonction publique semble fixée dans ses structures quand débute le XX e siècle, elle va pourtant connaître un ensemble de transformations sans 16 coussin Les fonctionnaires du XIX e siècle posaient un cousin rond en cuir sur leur siège pour protéger leur pantalon de l usure.
Zoom La féminisation de la fonction publique L e XXe siècle aura aussi été celui de la féminisation de la fonction publique. Si, avant 1914, on ne connaît encore que les institutrices laïques et les demoiselles de téléphone, le déclenchement du premier conflit mondial va changer toute la donne. Les femmes prennent la relève des combattants dans les champs, les usines et dans les bureaux. La guerre finie, beaucoup d hommes, hélas, ne reviendront pas, ou infirmes, et les femmes resteront. Cependant, cette féminisation reste inégale selon les grades. Ce sont d abord les catégories les moins bien payées qui ont été concernées. La féminisation dans le cadre C des administrations est d ailleurs écrasante, puisque les femmes y représentent la quasi-totalité des agents. Encore très présentes dans le cadre B, avec un rapport numérique plus proche de la parité, elles deviennent minoritaires parmi les attachés et l encadrement supérieur. Il faut par exemple attendre 1969 pour connaître la première «femme préfet» (on ne dit pas encore préfète), et actuellement on peut encore les compter sur les doigts d une main. précédent qui en feront ce qu elle est aujourd hui devenue.tout au long du XX e siècle, la fonction publique subit en France un triple mouvement d unification,de rationalisation et d expansion. Un mouvement d unification On constate encore, au début du siècle, une très faible mobilité entre les administrations.cependant,dans les grades supérieurs (ainsi les directeurs,les chefs de bureau), l intérêt d une circulation des hommes commence à se révéler. La création de l ENA. C est ainsi que, en pleine Seconde Guerre mondiale, au sein de l administration de la France libre, le projet d un recrutement unique des hauts fonctionnaires se fait jour. En 1945, c est chose faite : l ENA (École nationale d administration) est créée (voir page 177). Les 17