La négociation franco-russe sur la question de la dette russe André Straus L histoire des emprunts russes reste un souvenir écran dans la mémoire collective française. Cette histoire est au croisement de l histoire politique, économique et financière de l Europe dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale. Le tableau général est bien connu. Les véritables vainqueurs de la première guerre mondiale sont les Etats-Unis. L Allemagne, même si elle reste loin derrière le leadership américain, menace la suprématie britannique en Europe et joue un rôle fondamental dans l économie du continent. La fin des empires centraux et les conséquences des traités de paix d une part, de la révolution russe d autre part mettent à mal les structures géopolitiques d avant-guerre. Les nations sont profondément endettées, de manière structurelle d une part, pour les pays qui comme la Russie ont largement fait appel aux capitaux étrangers ; en second lieu car le financement de la guerre a largement reposé sur l emprunt, intérieur ou extérieur. Les trois problèmes essentiels qui se posent concernent tout d abord la viabilité des nouveaux Etats. En second lieu, il s agit de reconstruire les économies européennes qui ont été les plus touchées par le conflit, humainement (26 millions de morts pour la Russie, 5,5 millions pour l Allemagne, plus de 5 millions pour l Autriche-Hongrie, plus de 3 millions pour la France et plus de 2,7 millions pour l Italie) 1, matériellement, et ici la France et la Belgique sur le territoire desquelles se sont déroulés la majeure partie des combats ont été particulièrement éprouvées. Or la reconstruction des économies ravagées par la guerre va coûter cher, et ici se pose le double problème des dettes interétatiques et des réparations allemandes. Dans «Les conséquences économiques de la paix», Keynes qui prône l effacement des dettes interétatiques, une diminution drastique du montant des réparations dues par l Allemagne, la modération des clauses relatives au charbon et au minerai de fer, se montre essentiellement soucieux de donner à l Allemagne les moyens de régler les réparations allégées et de retrouver la 1 En additionnant les morts au combat et le déficit des naissances dû à la guerre 1
place dynamique essentielle qu elle jouait dans les relations économiques et commerciales de l Europe continentale d avant-guerre. Ce détour semble nous éloigner de notre propos. Mais ce n est qu apparent. Car fondamentalement, Keynes se retrouve sur la position des bolcheviques. Non content de décerner à Lénine un brevet d expert en matière monétaire («On dit que Lénine a déclaré que le meilleur moyen de détruire le capitalisme était de corrompre la circulation [...]. Lénine avait certainement raison. Il n y a pas de moyen plus subtil et plus sûr de bouleverser la base actuelle de la société que de corrompre la circulation monétaire»). Car l inflation d après-guerre bénéficie aux entrepreneurs, et «en canalisant la haine contre cette classe, les Gouvernements de l Europe poursuivent leur marche sur la voie fatale, que l esprit fin de Lénine a parfaitement indiquée». De son côté, il est piquant de voir les références de Lénine à Keynes, qu il qualifie par ailleurs de «bourgeois authentique, [ ], ennemi implacable du bolchevisme [ ] petit-bourgeois anglais», et qu il ne connaît que par «Les conséquences économiques de la paix». En s adressant aux membres de la délégation à Gênes le 1 er février 1922 Lénine déclare : «5). Tous les membres de la délégation doivent parfaitement connaître le livre de Keynes («Les conséquences économiques de la paix»), ainsi que tout ou partie de semblables livres bourgeois et pacifistes-bourgeois [ ]» Et le 6 février 1922 dans un projet de directives pour la délégation soviétique a la conférence de Gênes, il écrit «[ ] III. Enumération approximative des points essentiels de ce programme : 1. Annulation de toutes les dettes ; 2. Application de la solution irlandaise à toutes les colonies et aux pays et nations dépendants ; 3. Révision radicale du traité de Versailles ; 4. Octroi d emprunts à de conditions avantageuses aux pays qui, parmi ceux où la guerre a causé le plus de ruines, sont trop faibles pour se relever par leurs propres moyens, alors qu ils comptent parmi les plus importants pour l économie mondiale, à laquelle ils pourraient éventuellement fournir des quantités considérables de produits alimentaires et de matières premières ; 5. Détermination d un étalon-or international [ ] 2
6. Accord entre les divers pays sur les mesures à prendre contre l inflation et la dépréciation de la monnaie 7. Accord entre les divers pays sur les moyens de combattre la crise des combustibles [ ] sur la base d un plan d électrification unique 8. La même chose en ce qui concerne les mesures les plus urgentes visant à la réorganisation et à l amélioration du transport international pour permettre les livraisons de matières premières et de produits alimentaires.» Retournons aux propos de Keynes, antérieurs de plus de deux ans. «Nous proposons maintenant à ceux qui pensent que la paix de Versailles ne peut durer, de discuter un nouveau programme dans les chapitres suivants : 1. La Révision du Traité 2. Le règlement des dettes interalliées 2 3. L emprunt international et la réforme de la monnaie 4. Les relations de l Europe centrale avec la Russie» Ces rapprochements que l on pourrait multiplier étayent la concordance des diagnostics économiques entre le dirigeant bolchevique et Keynes sur la situation de l Europe au lendemain du conflit et un parallélisme qui va assez loin dans les remèdes envisagés. Le diagnostic partagé réside dans le fait que le système économique européen qui comptait à la veille de la guerre près de 300 millions d individus vivant à l intérieur des trois empires de Russie, d Allemagne et d Autriche-Hongrie se groupait autour de l Allemagne, «prise pour soutien central», et que la prospérité du reste du continent dépendait principalement de sa prospérité et de son esprit d entreprise. Les statistiques de l interdépendance de l Allemagne et de ses voisins sont écrasantes. Les échanges de l Allemagne représentaient 38,2 % des échanges de la Russie avec l extérieur, le Royaume-Uni 15,2 %, la Hollande 6,9 % et la France 5,4 %. En ce qui concerne l avenir, l idée commune de base était l appui que la Russie trouverait auprès de l Allemagne pour se développer, soit sous la direction des bolcheviques (Lénine), soit sous un régime plus conforme aux perspectives d un Keynes. Mais quoiqu il en soit, et en forçant à peine le trait, des deux côtés, l ennemi et le frein à la croissance économique étaient dans le développement 2 Une fois le problème des Réparations liquidé, la première proposition financière est celle qui «tend à l annulation complète de la dette interalliée (c est-à-dire de la dette des Gouvernements des Puissances alliées et associées), contractée en vue de la poursuite de la guerre» 3
des frontières et des barrières douanières, dans la multiplicité des Etats, facteur de nationalisme. L amélioration de la situation des peuples de l Europe se ferait soit sous la direction d une Allemagne, soit sous la direction communiste, soit pour Keynes dans le cadre d une Union libre-échangiste qui viendrait remédier à la perte de désorganisation et à la perte d efficacité économique due à l apparition de nombreux nouveaux Etats indépendants. Mais la France? Mais les emprunts russes? L importance relativement faible des échanges franco-russes s expliquait, outre l accaparement économique de la Russie par l Allemagne, par les particularités de la structure économique des deux pays. La Russie était un immense pays, techniquement arriérée et qui commençait son développement industriel, la France restait un pays encore à demi agricole, plutôt artisan et banquier que commerçant et industriel. La France exportait surtout en Russie des produits de consommation directe et des produits de luxe ou de demi-luxe (articles de Paris, soieries ou liqueurs et champagnes), ou encore des matières premières et des semi-produits, comme des fils de coton ou des métaux nonferreux. Mais au total très peu de produits industriels. Les importations françaises de Russie se regroupaient en deux types différents, d importance à peu près égale : le groupe des matières premières (lin, bois, huiles minérales encore à leur début, peaux, chanvre, métaux), et un groupe de produits alimentaires (céréales, légumes secs, œufs, volaille, caviar, ) La balance commerciale des échanges franco-russes était très défavorable à la France dans une échelle de 1 à 5 ou à 8 à la veille de la guerre. Mais ce déficit était largement comblé par les revenus des capitaux français placés en Russie, soit sous forme d emprunts, soit sous forme d investissements industriels. Par conséquent, la balance des comptes se soldait, constamment par un actif en faveur de la France. René Girault résume ainsi : «Au 1 er janvier 1914, 10 123 000 000 de francs avaient quitté les rives françaises pour la lointaine Russie sous la forme d emprunts publics ou 4
assimilés ; les investissements directs représentaient 2 245 000 000 de francs, donc un stock total de 12 368 000 000 de franc-or s en était allé chez l allié.» 3 Certes les estimations chiffrées sont particulièrement ardues. Anne Hogenhuis- Seliverstoff insiste sur la difficulté que l on rencontre lorsqu on essaye d estimer le montant des fonds français en Russie au lendemain de la guerre. A. de Monzie atteint un total de 16 337 millions de francs pour l ensemble des chefs de revendications, dont 13 897 pour les fonds d Etat et 2 037 pour les emprunts garantis. Il y ajoute 4 milliards d avances faites par le gouvernement français. D autres estimations sont avancées. Mais, sans entrer dans des détails complexes et souvent fastidieux à étudier, on peut estimer comme les commissions d experts russes et français le montant estimé par les uns (9 milliards) et les autres (10,5 milliards) pour le montant de la dette publique russe due aux Français et on peut avancer le chiffre de 7 milliards pour la valeur des anciens biens français nationalisés. Que représentent ces sommes? La France était de très loin la première créancière de la Russie et dès lors il n est pas étonnant de voir se développer alors plusieurs organisations de défense des intérêts français en Russie, agissant souvent de concert avec l Etat. L importance des fonds français placés en Russie s illustre par le fait qu à la cote du marché de Paris on compte 1 rente russe pour deux rentes françaises. Les experts russes et français évaluent à 1 600 000 le nombre de porteurs français de titres d Etat, alors qu ils ne sont que 250 000 en Angleterre. D où l importance particulière que va revêtir la question de la dette russe dans la vie politique française La communication montre aussi qu au sein du concert des nations européennes, la politique de la France qui a cherché à se distinguer des autres puissances de l Entente à propos des Réparations, va aussi se démarquer d elles dans sa politique russe. Alors que, passée l époque des affrontements où la France soutient les armées blanches contre le pouvoir soviétique, les négociations peuvent réellement s engager avec la Russie pour renouer des liens politiques certes, mais aussi économiques et financiers, des fenêtres de discussions s ouvrent avec le Cartel des Gauches en France et la NEP en Union soviétique ; alors que paraissent au premier plan des personnels diplomatiques ouverts aux compromis comme A. 3 René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie, 1887-1914, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 1999, p.580. 5
de Monzie ou K. Rakovski, la France ne paraît pas s apercevoir du jeu de billard à trois bandes où cherche à la conduire le pouvoir soviétique : reconnaissance de jure du nouveau pouvoir, règlement de la question des dettes et prêts à la Russie pour lui permettre d une part de s acquitter d une partie de sa dette visà-vis des porteurs et d autre part de relancer un courant d échanges et aussi de permettre à la France d intervenir comme partenaire dans l exploitation pétrolière russe. La reconnaissance de droit de l Etat soviétique par Briand en 1924 n a pas permis aux avancées majeures effectuées par Rakovski-de Monzie, à partir de 1925, de vaincre l hostilité des milieux politiques conservateurs en France ; hostilité qu incarnera le retour aux affaires de Poincaré, et qui est concomitant de la fin de la NEP et de la victoire du «socialisme dans un seul pays» de Staline. L enchaînement des problèmes mis en avant par la France (règlement des dettes, reconnaissance de l Union soviétique, discussion sur la question des crédits dont elle pourrait être bénéficiaire) n a pas franchi le niveau deux, savoir le rang de la France dans les échanges commerciaux, qui étaient de loin l enjeu le plus important dans les relations entre les deux pays. Il ne peut être question ici d entreprendre l histoire des concessions franco-soviétiques, ni de juger non plus du degré de sincérité des dirigeants soviétiques lors de la NEP, ni de leur liberté d action par rapport à un appareil devenu tout puissant. Mais il est clair que brandi comme un étendard, la question de la dette russe et «des petits porteurs français» a servi d argument à une politique non coopérative qui s est avérée néfaste aux développements économiques et commerciaux avec l Union soviétique. 6
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