Doctrine et jurisprudence : une liaison de 25 siècles. Philippe Jestaz



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Doctrine et jurisprudence : une liaison de 25 siècles Philippe Jestaz Table des matières On peut se procurer le présent ouvrage à : Les Éditions Thémis Faculté de droit, Université de Montréal C.P. 6128, Succ. Centre-Ville Montréal (Québec) H3C 3J7 CANADA Courriel : themis@droit.umontreal.ca Internet : http://www.themis.umontreal.ca Téléphone : (514) 343-6627 Télécopieur : (514) 343-6779 2004 Éditions Thémis Inc. Toute reproduction ou distribution interdite Disponible exclusivement à http://www.themis.umontreal.ca

Données de catalogage avant publication (Canada) Jestaz, Philippe Doctrine et jurisprudence : une liaison de 25 siècles 4 e Conférence Albert-Mayrand, 2001 Comprend des réf. bibliogr. ISBN 2-89400-150-9 1. Droit Philosophie. 2. Jurisprudence. 3. Droit ancien. 4. Droit Québec (Province) Philosophie. 5. Droit France Philosophie. I. Titre. K230.J47D62 2001 340.1 C2001-941362-2 Composition : Lise Cummings Graphisme : Claude Lafrance Ouvrage publié grâce à l aide financière du gouvernement du Canada par l entremise du Programme d aide au développement de l Industrie de l Édition. On peut se procurer le présent ouvrage aux ÉDITIONS THÉMIS Faculté de droit Université de Montréal C.P. 6128, Succ. Centre-ville Montréal (Québec) H3C 3J7 Téléphone : (514) 343-6627 Télécopieur : (514) 343-6779 Courriel : thémis@droit.umontreal.ca Internet : http//www.themis.umontreal.ca Tous droits réservés 2001 - Les Éditions Thémis inc. Dépot légal : 4 e trimestre 2001 Bibliothèque nationale du Canada Bibliothèque nationale du Québec ISBN 2-89400-150-9

Doctrine et jurisprudence : une liaison de 25 siècles INTRODUCTION... 1 I. L ANCIEN DROIT OU LA SÉPARATION... 5 A. Le divorce lent à la française... 6 1. La doctrine précède sans suivre (du XII e au XVI e siècles)... 6 2. La doctrine cesse de précéder (du XVII e et XVIII e siècles)... 7 B. Le divorce rapide à l anglaise... 11 1. L essor de la jurisprudence... 12 2. L essor d une doctrine praticienne... 13 II. LA PÉRIODE CONTEMPORAINE OU LES RETROUVAILLES... 15 A. Les ressemblances franco-québécoises... 16 1. Une première phase d exégèse législative... 16 2. Une deuxième phase d exégèse jurisprudentielle... 17 B. Les dissemblances québéco-françaises... 21 1. L abondance du jugement québécois... 21 2. La brièveté du jugement français... 23 CONCLUSION... 25

Doctrine et jurisprudence : une liaison de 25 siècles Philippe Jestaz * En 1992, lors des journées Maximilien-Caron consacrées au nouveau Code civil du Québec, Albert Mayrand fait remarquer que, pour la connaissance et l interprétation de ce code, «la doctrine a plusieurs années d avance sur la jurisprudence». Et il interpelle la doctrine en ces termes : «C est donc vous, mesdames et messieurs les professeurs et auteurs de traités ou d études, qui serez les premiers interprètes du nouveau Code civil, les guides et les précurseurs des précédents à venir. Vous précédez les précédents» 1. Cette harangue, comme celles des généraux à leurs troupes, en appelle à l esprit de revanche. Elle promet au docteur, trop souvent contraint de suivre le juge, une occasion de précéder victorieusement celui-ci : revanche qui ne se peut comprendre qu à la lumière d une lutte de préséance à laquelle doctrine et jurisprudence se livrent depuis toujours. Or voilà le sujet dont j ai choisi de vous * 1 Professeur à l Université de Paris XII et membre de l Institut universitaire de France. Albert MAYRAND, «Le recours aux précédents comme moyen d interprétation du nouveau Code civil», dans Pierre-André CÔTÉ (dir.), Le nouveau Code civil, interprétation et application Journées Maximilien-Caron 1992, Montréal, Éditions Thémis, 1993, p. 257 (les italiques sont du soussigné).

2 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND parler en hommage à Albert Mayrand, qui incarne les deux à lui seul : au cours de sa carrière, le professeur a suivi l avocat, mais précédé le juge 2. Depuis les origines connues de nos droits, européens ou américains, en substance depuis l instauration de la République à Rome, doctrine et jurisprudence forment un couple théoriquement inséparable, mais souvent désuni. Entendons : la doctrine et la jurisprudence au sens actuel du terme (lequel date du XIX e siècle). Par souci de simplification, je commettrai volontairement un anachronisme de langage en utilisant ces deux mots pour désigner respectivement, à quelque époque que ce soit, les docteurs et leur oeuvre, les juges et leur oeuvre. Précéder les précédents! N y a-t-il pas dans ce programme toute la nostalgie de celui qui reste notre modèle inégalé, le jurisconsulte romain? Le jurisconsulte, il est vrai, faisait mieux encore : il produisait lui-même les précédents, servi en cela par une conjoncture exceptionnelle 3. À Rome en effet, l appareil de justice échappe complètement aux professionnels du droit : il est entre les mains, pour l essentiel, du préteur qui délivre les actions, mais le préteur est un fonctionnaire; et aussi, pour une plus faible part, du juge, mais ce juge est une personne privée, un notable désigné par le préteur pour rendre une décision 2 3 En ce sens, voir la 1 re conférence Albert Mayrand par l honorable Claire L HEUREUX-DUBÉ, Albert Mayrand : l homme et son oeuvre, Montréal, Éditions Thémis, 1998. Le dédicataire fut en effet avocat à partir de 1934, puis professeur de 1948 à 1965, et enfin juge de 1965 à 1980. Sur la période romaine, Jean GAUDEMET, Les naissances du droit : le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Paris, Éditions Montchrestien, 1997, p. 256 à 286; Jean-Marie CARBASSE, Introduction historique au droit, Paris, P.U.F., 1998, n os 14 et suiv.

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 3 plus proche du simple arbitrage que de la véritable fonction juridictionnelle. De sorte que la jurisprudence au sens actuel de décision judiciaire ne présente aucun intérêt pour la science juridique et personne n aura l idée de la recenser, encore moins de la commenter : à peine peut-on dire qu elle existe. Le mot de jurisprudence, quant à lui, existe bien, mais avec une tout autre acception. Les romanistes ne s accordent pas toujours sur son sens exact, mais disons qu il semble désigner une réalité de l époque qui n a plus son équivalent aujourd hui, à savoir une sorte de fusion organique entre la science des docteurs et la pratique judiciaire. En consultant pour les parties (comme chez nous), en consultant pour le préteur ou le juge (ce que permettait la procédure romaine), les jurisconsultes produisent le droit et sa pratique, ils élargissent les actions dites «de la loi», ils inventent des actions nouvelles, bref ils guident en grande partie l activité du préteur et celle du juge. Dès lors le précédent, si ce mot a un sens, se trouve intellectuellement dans la consultation du docteur, même s il réside matériellement dans la formule ou l édit du préteur. En aucun cas il ne réside dans la décision du juge : celui-ci interprète la musique du droit sans l avoir composée. Mais le monopole des jurisconsultes dans la production du droit ne pouvait avoir qu un temps. Le préteur a peu à peu conquis son autonomie, qui paraît acquise à l époque de la loi Aebutia, vers le milieu du II e siècle avant J.-C. Les docteurs ne cessent pas pour autant de consulter, mais ils doivent désormais compter avec une puissance rivale dont l émancipation les conduit à cultiver une autre activité, celle d auteur juridique. Ces auteurs rédigent des traités, mais ils s attachent aussi à commenter l édit du préteur et à systématiser ses créations. Pour la

4 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND première fois, les docteurs suivent, au moins en partie, et ne précèdent plus complètement. Ils suivent et précèdent une oeuvre prétorienne dont on peut dire qu elle est, de par son caractère casuistique, ce qui ressemble le plus à notre actuelle jurisprudence. Sous l Empire, le développement exponentiel de la législation aura raison des deux protagonistes. Le préteur, qui s étiole dès le I er siècle après J.-C., disparaît au III e siècle : la justice est désormais rendue par des fonctionnaires impériaux qui appliquent docilement la loi et dont la jurisprudence n a laissé aucun souvenir. Le jurisconsulte résistera plus longtemps : la doctrine romaine brille même de son plus grand éclat sous les Antonins et les Sévères, avant de sombrer dans la paraphrase législative au cours du Bas-Empire. Mais en raison de la vitesse acquise, le droit romain conserve sa structure fondamentalement doctrinale. À preuve Justinien ne se contentera pas de recenser la législation : il ordonnera de compiler les opinions des plus grands jurisconsultes. Si de nos jours le premier ministre du Québec ou de la France voulait marcher sur les traces de Justinien, il n aurait sûrement pas l idée de composer une anthologie des meilleurs passages de Mignault ou d Albert Mayrand, de Demolombe ou de Planiol, car quelle que soit la valeur de ces auteurs, leurs opinions ne sauraient constituer la trame du droit québécois ou français. Notre moderne Justinien codifierait plutôt les grands arrêts aux côtés de la loi. À ce stade de l exposé, nous commençons à mieux comprendre notre héritage lointain. Rome a inventé la science du droit et le docteur, encore qu elle n ait pas inventé l université (tout juste quelques écoles publiques sous le Bas-Empire). Elle n a pas vraiment inventé le juge, ni le Palais de Justice, ni la jurisprudence au sens actuel. Le docteur celui de l âge classique a donc plusieurs

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 5 longueurs d avance et il les conserve à titre posthume jusqu à la déposition de Romulus Augustule... Mais la chute de Rome bouleverse complètement la donne. L Ancien droit verra la séparation du docteur et du juge. Et les retrouvailles mesurées n auront lieu qu à l époque contemporaine. Nous verrons donc l Ancien droit ou la séparation (I), puis l Époque contemporaine ou les retrouvailles (II). I. L ANCIEN DROIT OU LA SÉPARATION Après la chute de l empire romain, les docteurs disparaissent complètement du paysage occidental. Ils ne réapparaissent, avec la création des universités, que beaucoup plus tard : au X e siècle (peut-être) ou plutôt au XI e siècle. Or tout au long de leur éclipse, des juges avaient rendu la justice. C est donc les juges qui ont désormais plusieurs longueurs d avance. Mais les docteurs universitaires, qui tendent à monopoliser la figure du savant, ne veulent pas jouer le rôle du brillant second. Loin de naviguer dans le sillage des tribunaux, ils vont tout au contraire rappeler à eux le souvenir des grands jurisconsultes, diffuser leur pensée et la faire revivre en l adaptant au goût du jour. Comme eux, ils consultent, ils inventent même la consultation payante, peut-être parce que l université ne les paie pas assez. Donc en dépit de leurs fonctions universitaires, ils ne se désintéressent nullement de la pratique puisqu ils essaient encore de précéder les précédents et, par le fait, de romaniser la jurisprudence. Mais de cette jurisprudence, ils se désintéressent largement une fois qu ils l ont suscitée.

6 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND Bien pis, le moment viendra où le docteur ne précède même plus : c est le divorce complet. Ce divorce met quelques siècles à se produire en Europe continentale et notamment en France (A), mais il est quasi instantané en Angleterre (B). A. Le divorce lent à la française 4 Dans une première phase qui va jusqu à la fin du XVI e siècle, la doctrine précède la jurisprudence sans consentir à la suivre (1). Puis le fossé s élargit sous la monarchie absolue, seconde phase au cours de laquelle la doctrine ni ne suit ni ne précède, parce qu elle ignore désormais toute espèce de pratique (2). 1. La doctrine précède sans suivre (du XII e au XVI e siècle) La renaissance des docteurs coïncide avec la redécouverte du droit romain et avec un besoin grandissant de solutions juridiques nouvelles auquel ce droit va pouvoir répondre. Les glossateurs, puis les postglossateurs, le font alors revivre à la façon ancienne des jurisconsultes, mais aussi à la façon nouvelle des professeurs. Alors que les jurisconsultes se reproduisaient par réseau de relations, cours privés et apprentissage sur le tas, les juristes universitaires forment les futurs avocats, juges, notaires ou fonctionnaires, en quoi ils influent encore, quoique de manière plus indirecte, sur la production du droit. 4 J. GAUDEMET, op. cit. note 3, p. 287 à 343; J.-M. CARBASSE, op. cit., note 3, passim; Jean-Louis THIREAU, «Le Juriconsulte», Droits. 1994.20.21; du même auteur, «La Doctrine civiliste avant le Code civil», dans Yves POIRMEUR (dir.), La Doctrine juridique, Paris, P.U.F., 1993, p. 13 et suiv.

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 7 Premiers en date de ces professeurs, les glossateurs, ceux qui glosent sur le Digeste, inaugurent une tradition des textes qui va constituer le pilier de la culture juridique occidentale. À leurs côtés, les professeurs de droit canonique sont aussi, et par définition, des enfants du Livre. Et tous communient au fond dans le même culte de l écrit : de même que les romanistes voient dans le Digeste un quasi-évangile laïque, de même les canonistes considèrent le Décret de Gratien comme une sorte de Digeste chrétien! De là leur commun dédain pour tout ce qui n est pas écrit : coutume et bien entendu jurisprudence. Les docteurs se désintéressent de celle-ci, alors pourtant que les arrêtistes commencent à la mettre en mémoire à partir du XIV e siècle. Qui sont ces arrêtistes? Ce sont des avocats, des procureurs, des fonctionnaires. Et à l exception de Jean Le Coq, il n y a pas de gens d envergure parmi ces praticiens qui n entendent que faciliter leur tâche quotidienne afin de pouvoir invoquer un précédent, ou faire la preuve d une coutume (lorsque l arrêt en a reconnu l existence), ou tout simplement constituer un répertoire de solutions, voire un aidemémoire. Comme tous les répertoires, ceux-là sont de qualité fort inégale, la plupart d entre eux présentant les décisions ou leurs résumés de façon routinière et en vrac. De même les docteurs se désintéressent des coutumes : aucun d eux n aura l idée de s associer aux premières rédactions privées de certaines d entre elles, ni de les commenter une fois la rédaction achevée. Et à l exception cette fois de Beaumanoir, on ne trouve pas un seul grand esprit parmi les juristes coutumiers du Moyen- Âge. Mais le paysage change lorsque Charles VII, en 1454, ordonne la rédaction officielle des coutumes. L entreprise, qui demande plus d un siècle, transforme celles-ci en quasi législation et leur enlève une bonne partie de leur authenticité. Du moins leur caractère d écrit officiel

8 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND retient-il enfin l attention des docteurs, qui consentent désormais à étudier le droit coutumier : au XVI e siècle, Du Moulin, Guy Coquille ou Loysel sont de grands juristes coutumiers, à la fois auteurs et consultants, d ailleurs les seuls juristes de leur époque qui aient encore une influence sur la pratique du droit. Car de leur côté, les romanistes, à la suite de Cujas, ne se consacrent plus qu à l étude purement historique du droit romain. Ainsi les romanistes du Moyen-Âge et les juristes coutumiers de la Renaissance ont précédé la jurisprudence sans jamais la suivre, car ils ne l ont ni commentée, ni vraiment intégrée à leurs ouvrages. Mais c est encore pire sous la monarchie absolue. 2. La doctrine cesse de précéder (XVII e et XVIII e siècles) Les deux derniers siècles de la monarchie voient surgir une figure entièrement inédite du docteur, celle du pur théoricien, qui ne consulte plus et donc cesse d inspirer la pratique, sans pour autant renverser la vapeur et s inspirer d elle. L École divorce du Palais, et porte entièrement les torts de cette séparation. Elle n en tire d ailleurs aucun avantage, bien au contraire : mis à part ces deux météores qui s appellent Domat et Pothier, il n y a plus de grands docteurs aux XVII e et XVIII e siècles. Les écoles de droit entrent en décadence. Les professeurs romanistes continuent d enseigner un droit romain purement historique et sans prise directe sur la réalité de leur époque. Les professeurs canonistes dispensent un enseignement qui, avec la laïcisation croissante de la société, perd de son utilité. Quant aux autres professeurs, ils donnent des cours consacrés à ce qu on appelle désormais, à la suite de Le Caron et

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 9 Coquille, le «droit français», mais du fait de la grande diversité des coutumes, celui-ci n existe encore qu à l état prospectif : les juristes dits de droit français ont certes raison de s atteler à l unification de leur système juridique c est la solution du progrès, mais ils pèchent par un excès de rationalisme qui leur fait sacrifier le présent à l avenir, la pratique à la théorie et leurs étudiants à un futur code civil... Enfin, et c est peut-être la plus grave lacune dont souffrent les écoles de droit, personne n y enseigne la procédure. Par voie de conséquence, celles-ci n attirent plus les bons éléments et d ailleurs bradent les diplômes. Les étudiants sérieux, quant à eux, se forment désormais par la pratique. Ils s instruisent au Palais, en particulier dans les cabinets d avocats. Et ce sont maintenant les avocats ou encore les magistrats qui publient les ouvrages, à la fois didactiques et pratiques, dont les professions juridiques et judiciaires ont besoin, ouvrages de bonne qualité, mais qui n ont a priori pas de grande ambition théorique. Certains d entre eux, toutefois, ne manquent pas d envergure : on se doit ici de citer quelques noms célèbres comme Argou, Guillaume de Lamoignon, Bourjon, Muyart de Vouglans et, bien entendu, Guyot. Ainsi que l écrit un de nos historiens, «la doctrine se réfugie au Palais» 5. Mais c est une doctrine essentiellement praticienne. Du moins ses représentants connaissent-ils la jurisprudence! De fait, ils en tiennent compte dans leurs ouvrages. Mais ils ne lui consacrent pas de commentaires analytiques, ni n en font de synthèse systématique : rien de comparable avec l inlassable travail de déconstructionreconstruction auquel nous sommes habitués aujourd hui. 5 Jean-Louis GAZZANIGA, «Quand les avocats formaient les juristes et la doctrine», Droits.1994.20.31.

10 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND La jurisprudence évolue ainsi sans véritable guide doctrinal. Chose curieuse : à l heure où, grâce au développement de l imprimerie, il se publie quantité de bons ouvrages pratiques, les recueils d arrêts demeurent d une inconcevable médiocrité, les arrêtistes se contentant le plus souvent de résumer les arrêts en les tronquant et en les déformant. Et l idée de consacrer des commentaires savants à la jurisprudence ne vient à l esprit de personne : il aurait suffi, pourtant, de regarder vers l Angleterre! Mais même au XVIII e siècle où sévit une forte anglomanie, les Français ne s intéressent qu à la constitution politique de ce pays et non à son droit privé. D où vient cette indifférence à l endroit des arrêts français? De ce qu ils ne sont pas motivés? C est l explication la plus répandue. La tradition monarchique voulait en effet que le Roi n eût pas à donner ses motifs, ni par conséquent les juges quand ils rendaient la justice au nom du Roi. La motivation n apparaît donc qu à partir de la Révolution. Mais de ce côté-ci de l Atlantique, les mauvaises langues diront qu en France il n y a pas tant de différence entre l arrêt qui donne ses motifs et celui qui ne les donne pas... Le fait est que la brièveté de nos motivations oblige les commentateurs actuels à des exercices de divination dont on s étonne qu ils n aient pas commencé quelques siècles plus tôt. Donc l explication manque de pertinence. Ne faut-il pas alors penser que, sous la monarchie absolue, l exercice eût été politiquement risqué? Il est vrai aussi que certaines idées, aujourd hui banales, comme celle d écrire un roman ou de commenter un arrêt, mettent de longs siècles à voir le jour. En attendant, la jurisprudence est mal aimée de la doctrine française.

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 11 Mais les docteurs anglais ne l apprécient pas davantage; et dans leur cas, c est beaucoup moins pardonnable. B. Le divorce rapide à l anglaise 6 En Angleterre, les conditions particulières nées de la conquête normande et de l insularité entraînent la montée en puissance du juge et font que le recours au droit romain présente une pertinence bien moindre. Les professeurs vont-ils alors se détourner de Justinien au profit du monde réel? Nullement! Ils continuent d enseigner le droit romain et se résignent à n avoir aucune influence sur les juges (sauf indirectement, par leurs élèves devenus praticiens : mais nous verrons que la plupart des praticiens ne sont pas allés à l université!). Et ils ne commentent pas une jurisprudence pourtant mille fois plus intéressante que celle du continent. En fait, c est surtout vrai pour les romanistes, car une certaine osmose se produira au contraire entre les professeurs de droit canonique et le personnel de la Chancellerie, donc entre l Université et l Equity. Mais s agissant de la common law strictement entendue, le divorce est total. L essor de la jurisprudence (1) a certes fait naître une doctrine de haut niveau, mais praticienne et non universitaire (2). 6 Jacques VANDERLINDEN, Histoire de la common law, Bruxelles/Cowansville, Éditions Bruylant / Éditions Yvon Blais, 1996.

12 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND 1. L essor de la jurisprudence Confidentielle ou dépourvue de motifs, la jurisprudence n est rien, si ce n est une masse de contentieux à l état brut. Elle commence à exister par sa divulgation, plus encore par son explicitation, que celle-ci soit interne (sous forme de motivation) ou externe (sous forme de commentaire). En ce sens, la jurisprudence britannique est devenue digne de ce nom beaucoup plus vite que son homologue française. À l origine, les rois normands gouvernent avec l aide de leurs vassaux. Ayant à organiser leur conquête, ils cherchent une voie moyenne entre deux extrêmes aussi périlleux l un que l autre : imposer leur propre droit ou laisser subsister les coutumes locales. À cette fin, ils envoient pragmatiquement leurs vassaux en mission dans l ensemble du pays conquis, avec la dénomination de justiciers royaux, mais avec des attributions plus administratives que judiciaires dans un premier temps. Puis, sous le règne d Henri II (1154-1189), les attributions judiciaires des seigneurs justiciers connaissent un grand développement grâce à l organisation systématique des eyres, qui sont un circuit judiciaire d assises couvrant la totalité du royaume. Se dessine alors l idée que les souverains imposeront progressivement un droit unifié, à travers leur organisation judiciaire et par la voie de procédures qui revêtiront ainsi une importance primordiale. Et les grands traits de la common law apparaissent en germe dès la fin du XII e siècle, en même temps que se constitue un corps de spécialistes juges et intermédiaires de justice formés sur le tas.

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 13 La production jurisprudentielle du droit suscite peu à peu des pratiques entièrement nouvelles en Europe : la décision de justice se doit d être persuasive, explicative et aussi largement connue que possible. Au début, cette connaissance se répand plutôt de manière orale par les soins d un appareil judiciaire largement itinérant : c est grâce au bouche à oreille que se constitue le caractère commun du nouveau droit. Mais la centralisation du système commence déjà sous Henri II, avec la création du Banc, qui siège à Westminster et traite des affaires les plus délicates. Les premières diffusions écrites apparaissent peu après sous la forme des plea rolls, qui sont des comptes rendus de procès, encore assez sommaires. Puis, un siècle plus tard, se répandent les Year Books, qui reproduisent les prétentions des parties, les arguments de leurs avocats et les opinions des juges. Même s il faut y voir des répertoires à caractère didactique plutôt que de vrais recueils de jurisprudence, ces ouvrages fournissent une bien meilleure information que ceux des arrêtistes français : aussi ne doit-on pas s étonner que les meilleurs parmi les praticiens se soient très tôt astreints à une réflexion sur les décisions ainsi diffusées. 2. L essor d une doctrine praticienne Il n y a certes pas encore beaucoup de jurisprudence à étudier lorsque Glanvill (mort en 1190, l année même où l on redécouvre le Digeste) écrit son Tractatus. Du moins n hésite-t-il pas à répertorier plus de 80 writs, ces documents qui autorisent l accès à une cour royale et qui jouent un rôle aussi important que les actes du préteur à Rome. Bien mieux, c est sur la base des writs que Glanvill fonde son exposé de la common law commençante, dont il met en évidence le caractère de judge-made law.

14 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND Un siècle plus tard, Bracton, bien que bon connaisseur de Justinien et de Gratien, ne craint pas de rédiger une première synthèse de jurisprudence en utilisant quelques 2000 plea rolls où sont retracés les moyens des parties et les étapes de la procédure. Bracton, à vrai dire, était juge d assises et n avait fréquenté l université que comme étudiant. Plus près de nous, Edward Coke publie ses Institutes au premier tiers du XVII e siècle. En dépit de ce nom et d un plan romaniste, l ouvrage est bien un traité de common law, le premier qui vise à présenter celle-ci dans son ensemble : on mesure ici la différence avec la démarche ultra-rationaliste d un Domat, qui est légèrement postérieur à Coke. En vérité, l Angleterre avait eu son Domat quelque temps plus tôt avec Francis Bacon (1561-1626), dont le projet de compilation ne tendait rien moins qu à détruire et reconstruire la common law, mais ce projet n eut pas de suite. Toutefois la grande trouvaille doctrinale des praticiens anglais réside dans les Law Reports dont la paternité revient à Plowden, au XVI e siècle. Mettant à profit la disparition, récemment acquise, des Year Books, celui-ci invente une méthode plus savante pour rendre compte de la jurisprudence. Après lui, Coke fixe les canons du genre et le fait accéder à son âge classique. Désormais le compte rendu porte sur la décision ellemême, et non plus, comme dans les Year Books, sur le processus antérieur à celle-ci : et ce qui, en amont de la décision, intéresse surtout le commentateur, c est la chaîne des décisions antérieures, chaîne qu il reconstitue. La doctrine anglaise a ainsi trouvé sa voie propre, adaptée aux besoins de la common law, à telle enseigne qu une préfiguration de la théorie du précédent a pu voir le jour dès la fin du XVII e siècle.

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 15 Mais cette voie ne passe pas encore par l Université. Blackstone, au XVIII e siècle, sera le premier professeur à écrire un traité de common law, de la même façon que son contemporain Pothier, à qui on le compare souvent, sera le premier universitaire français à traiter du droit positif. La réconciliation véritable des docteurs et de la jurisprudence viendra un peu plus tard dans les deux pays, en fait au XIX e siècle. II. LA PÉRIODE CONTEMPORAINE OU LES RETROUVAILLES À partir du XIX e siècle, la common law prend son visage quasi définitif, mais sans rupture avec le passé. Quittons-la donc pour les pays de droit civil, où des ruptures interviennent. Mais nous ne la quitterons pas tout à fait, car il sera hautement instructif de comparer le droit civil pur, celui de la France par exemple, avec le droit civil du Québec, quelque peu frotté de common law. J étudierai d abord les ressemblances francoquébécoises (A) : je mets la France en premier parce qu elle a précédé le mouvement. Mais il y a aussi des dissemblances québéco-françaises (B) : cette fois, je place le Québec en tête parce qu il pourrait peut-être nous donner l exemple.

16 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND A. Les ressemblances franco-québécoises 7 Les deux pays ont en commun, quoiqu avec un certain décalage temporel, une première phase d exégèse législative (1) et une seconde phase d exégèse jurisprudentielle (2). 1. Une première phase d exégèse législative Napoléon nous a dotés en 1804 d un Code civil, puis de quatre autres codes, toutes coutumes et législations antérieures se trouvant abolies. Il recrée aussi les écoles de droit, qui deviendront plus tard facultés, et où les professeurs lisent le Code, comme les glossateurs lisaient le Digeste : toujours la tradition des textes! En vérité, ces professeurs se livrent à une remarquable exégèse tant devant les étudiants que sous forme de commentaires écrits. La France a de nouveau de grands docteurs et l enseignement du droit regagne son prestige en moins d un demi-siècle. Plus tard, on caricaturera cette prétendue «école» de l Exégèse, qui en tant que telle n a jamais existé. On dénoncera les insuffisances de la méthode exégétique en oubliant que celle-ci, au demeurant fort raffinée, s imposait dans un premier temps. On accusera les exégètes d avoir préféré à la pratique de leur époque la fréquentation du droit romain et des précurseurs du Code, comme Domat et Pothier : c est méconnaître qu à un moment où l interprétation jurisprudentielle des nouveaux textes commençait à peine, les exégètes n avaient pas d autre nourriture à leur 7 Sur doctrine et jurisprudence en France depuis le XIX e siècle, Frédéric ZENATI, La jurisprudence, Paris, Dalloz, 1991, p. 55 à 80.

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 17 disposition. S il y en a qui ont précédé les précédents, c est bien eux! Les exégètes ont formé des générations d avocats et de magistrats. Loin de les avoir abandonnés à eux-mêmes après les avoir diplômés, ils ont publié des ouvrages de grande valeur pour les guider dans leur tâche. Ainsi ils ont acclimaté le Code civil en le faisant entrer sans peine dans la pratique quotidienne. Or pendant ce temps, le statut de la jurisprudence a changé du tout au tout. Son unification par les soins d une Cour de cassation unique, nouvellement créée, ainsi que l obligation générale de motivation qui sous-tend le système, lui ont fait prendre une importance insoupçonnée. Comme d habitude, les avocats ont démarré les premiers : ils ont immédiatement compris qu en présence de cette nouveauté inouïe que constitue un code entièrement abstrait, toute décision de justice sera utile à connaître, voire indispensable s il s agit de la Cour de cassation. Làdessus, ils investissent les maisons d édition ou se font eux-mêmes éditeurs. Désiré Dalloz, Jean-Baptiste Sirey sont au départ des avocats, qui fondent des revues hebdomadaires et publient à jet continu des décisions de justice dans leur intégralité, assorties de courts commentaires anonymes. C est un début et la jurisprudence sort enfin de l ombre. La légende veut que les exégètes l aient ignorée et méprisée : rien de plus faux. Bien que s étant donné pour tâche principale d expliquer et développer les textes, ils ont un oeil sur la jurisprudence dont ils comprennent assez vite l importance croissante et ils la citent, à défaut de la commenter eux-mêmes. Au Québec 8, le Code civil voit le jour en 1866, donc 62 ans après le code français. Les mêmes causes 8 Serge GAUDET, «La doctrine et le Code civil du Québec» dans P.-A. CÔTÉ (dir.), op. cit., note 1, 223; Pierre-Gabriel JOBIN, «L influence de la doctrine française sur le droit civil québécois : le

18 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND produisant les mêmes effets, l exégèse va fleurir sous la forme du commentaire article par article. En France, ce genre disparaît vers la fin du XIX e siècle. Au Québec, il durera jusqu aux environs de 1955. Le décalage reste constant! Les tout premiers ouvrages québécois, à la fin du XIX e siècle, étaient même pour la plupart des codes annotés. Les traités proprement dits viendront au XX e siècle. À la différence de la France qui les a toujours connus, le Québec n a pas de professeurs à plein temps ou presque pas avant les années 1960 : Albert Mayrand, recruté en 1948 par l Université de Montréal, figure parmi les précurseurs. La doctrine émane alors de praticiens, juges ou avocats. De là deux conséquences : d abord cette doctrine est moins nombreuse qu en France et doit donc chercher du renfort de l autre côté de l Atlantique. Pour commenter le Code civil du Bas Canada, elle se tournera volontiers vers les exégètes français : si j ai bien compris, un auteur québécois écrivant par exemple en 1930 citera plus volontiers Demolombe ou Toullier, qui répondent mieux à ses besoins, qu un Français de 1930 (sauf peutrapprochement et l éloignement de deux continents», dans H. Patrick GLENN (dir.), Droit québécois et droit français : communauté, autonomie, concordance, Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 91; du même auteur, «Les réactions de la doctrine à la création du droit civil québécois par les juges : les débuts d une affaire de famille», (1980) 21 C. de D. 257; Sylvio NORMAND, «Une analyse quantitative de la doctrine en droit civil québécois», (1982) 23 C. de D. 1009; Roderick A. MacDONALD, «La nature, le rôle et l influence de la doctrine universitaire en droit administratif québécois», (1985) 26 C. de D. 1071; Adrian POPOVICI, «Dans quelle mesure la jurisprudence et la doctrine sont-elles source de droit au Québec?», (1973) 8 R.J.T. 189; Patrice DESLAURIERS, «Droit québécois et droit français des obligations : divergence et concordance», dans H. Patrick GLENN, op. cit., note 8, 311.

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 19 être Ripert). Seconde conséquence : la doctrine praticienne du Québec a rédigé des ouvrages moins construits, moins abstraits et moins développés que ceux des universitaires français, encore qu il y ait eu de notables exceptions. À cet égard, il faut citer, dès le début du siècle, le monumental Traité de droit civil du Québec du juge Mignault, lequel donne le ton pour 40 ans au moins, jusqu à la relève assurée par le traité de Trudel. Exégète, Mignault l est à coup sûr, qui ne cache pas sa dette à Mourlon : du moins voit-on que cette qualité n a rien d incompatible avec une bonne connaissance de la jurisprudence! Étant praticienne, la doctrine québécoise s adonne aussi aux recueils de jurisprudence, ce que ne fait pas son homologue française durant sa période exégétique. Mais il s agit de recueils et non de commentaires : sur ce point, les deux traditions restent parallèles. La deuxième phase, que j ai cru pouvoir caractériser par l exégèse de la jurisprudence, n apparaîtra qu à partir de 1960, avec le développement d une doctrine québécoise proprement universitaire. La France avait commencé dans le dernier tiers du XIX e siècle : décalage à peu près constant. 2. Une deuxième phase d exégèse jurisprudentielle Au fond, un code civil est une espèce de trou noir qui attire à lui et cannibalise la doctrine pendant une période de 50 à 100 ans. Au cours du premier demi-siècle qui suit le Code Napoléon, les auteurs français ne peuvent matériellement rien faire d autre que de le commenter. Puis, après avoir réalisé ce premier inventaire, ils commencent à inventorier timidement la jurisprudence. C est notons-le bien la première fois que le fait se produit depuis quelque 700 ans qu il y a des docteurs en pays de droit civil! Mais c est aussi la première fois que les docteurs n ont plus devant eux un travail de Sisyphe,

20 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND comme celui de faire revivre le Digeste ou d unifier le droit français, et qu ils se trouvent donc en quête d horizons nouveaux. Que faire, alors que de commenter le droit romain ou les canons ecclésiastiques ou les coutumes n offre plus d intérêt qu historique? Et alors que le chantier de l exégèse est déjà bien avancé? L idée se fait jour que le droit, c est aussi la jurisprudence! L air du temps s y prêtant, Labbé crée le genre de la note d arrêt dans les débuts de la III e République. S il avait fait breveter cette invention, ses descendants n auraient plus eu besoin de gagner leur pain jusqu à la huitième génération au moins... Romaniste de formation, Labbé applique la tradition des glossateurs aux arrêts, mais le succès de la formule tient aussi à d autres causes. À la charnière de 1900, alors que le Code civil s apprête à fêter son fatidique centenaire, les auteurs évoquent l hypothèse de son vieillissement et de son progressif remplacement par une jurisprudence qui deviendrait, selon le mot d Adhémar Esmein, le véritable droit positif 9. En outre, la nostalgie du jurisconsulte joue encore son rôle. La jurisprudence, en effet, a pris une importance qui oblige le docteur à la suivre, au double sens de «se tenir au courant» et «venir après». Or la note d arrêt n est-elle pas une sorte de consultation en aval qui permet de suivre en ayant l air de précéder? Ce qui tend à le confirmer, c est le caractère hautement académique de l exercice : un avocat, par exemple, n a pas a priori le goût de s y adonner ou bien alors on dit qu il se coule dans le moule universitaire. Au Québec d ailleurs, le commentaire d arrêt n entame son remarquable essor qu avec la venue de chercheurs universitaires à plein temps. 9 Adhémar ESMEIN, «La jurisprudence et la doctrine», Rev. trim. dr. civ. 1902.12.

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 21 Aujourd hui, la doctrine québécoise n a plus rien à envier à son homologue française, sauf peut-être sa masse. Empruntant comme moi au langage des astronomes, certains auteurs québécois relèvent que leur doctrine n atteint pas la «masse critique». En France, il s agirait plutôt de masse critiquable, au moins en ce qui touche les commentaires d arrêts : la même décision est commentée dix fois, soit à vue de nez sept fois de trop. Les commentaires sont souvent plaqués ou bavards ou pesamment inutiles. L exégèse de la jurisprudence tourne à l adoration et tourne à vide, ce qui est la pire façon de suivre les précédents. Pareil inconvénient n existe pas au Québec, mais... je vous donne rendez-vous dans 60 ans! En vérité, ce risque ne menace pas tellement, dès lors que chez vous, une partie du commentaire se trouve déjà dans la décision elle-même. Mais j arrive ici aux dissemblances. B. Les dissemblances québéco-françaises A l abondance du jugement québécois (l) s oppose la brièveté du jugement français (2). 1. L abondance du jugement québécois La rédaction des jugements québécois emprunte les techniques de la common law, ce qui lui confère un caractère discursif et personnalisé. Même si la règle du précédent ne joue pas officiellement, la jurisprudence pèse d un poids très grand. On résume ordinairement cette situation en qualifiant le système québécois de «mixte» (intermédiaire entre la common law et le droit civil).

22 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND Selon une opinion répandue, les docteurs auraient beaucoup plus d influence en pays civiliste qu en terre de common law, et le Québec se rattacherait à la common law de ce point de vue. Mais je n en crois pas un mot. Les professeurs de droit ont, en Europe continentale, un meilleur statut social que le juge ou l avocat, mais ce statut n est pas synonyme d influence juridique, car celle-ci se trouve limitée par le poids de la loi, au moins égal à celui de la décision judiciaire en pays de common law! En vérité, les différences sont mineures sur ce point, car en tout lieu, le docteur conserve son incompressible mission qui consiste à ordonner le matériau, qu il soit légal ou jurisprudentiel, par la voie d un enseignement oral ou d ouvrages publiés. Dans le cas particulier du Québec, j observe que les juges citent souvent et abondamment la doctrine, ce qui prouve sa qualité et son influence. Jadis ils citaient volontiers les auteurs français, mais aujourd hui ce genre d importation n a plus de raison d être : ils citent les auteurs québécois, et pas de manière formelle comme en Suisse, où le Tribunal fédéral inonde ses lecteurs de références doctrinales, mais purement postiches, car ainsi que le disent avec humour mes amis suisses, ces références renvoient en réalité à des passages où les auteurs se bornent à citer la jurisprudence du Tribunal fédéral, de sorte que tout le monde tourne en rond! Comme vous le savez mieux que moi, la situation n est pas la même au Québec, où la référence postiche, ce mal universel, reste une pratique minoritaire chez les juges. Toutefois les décisions québécoises, tout comme celles de la Cour suprême d Ottawa, présentent d autres défauts et en particulier chacun en convient celui d une excessive prolixité. C est que vos juges veulent faire concurrence aux auteurs! À l exemple des juges de

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 23 common law, ils se livrent à de véritables dissertations doctrinales. Mais loin d affaiblir la doctrine, cette pratique réalise peut-être un mariage réussi avec l université, mariage en tout cas préférable au célibat orgueilleux et aux liaisons secrètes de la jurisprudence française. 2. La brièveté du jugement français Relative dans le cas des juges du fond, cette brièveté confine à la sécheresse avec les arrêts de la Cour de cassation, les seuls dont je parlerai ici, car selon un dicton français, «il n y a de jurisprudence que de la Cour de cassation». En fait, tout se tient et la brièveté s explique par la technique même de la cassation. Sous l Ancien Régime, c était une décision royale, de caractère purement administratif, et bien entendu dépourvue de motivation. Aujourd hui la décision, bien que motivée et confiée à des juges, conserve quelque chose de cette brutalité originelle. La Cour donne la leçon aux juges qui ont mal interprété la loi ou bien, dans le cas contraire, aux avocats qui l ont saisie à tort d une prétendue erreur d interprétation. Elle ne statue qu en droit et son argumentation dépasse rarement les trois lignes, ce qui oblige le commentateur à un véritable travail de décryptage. Quand par extraordinaire elle atteint huit ou dix lignes, on dit alors, sans même mesurer l énormité du propos, que la Cour de cassation «nous gratifie d un cours de droit». Souvent notre Haute juridiction se contente d affirmer sans fournir de motifs. Et elle émet de courtes propositions, générales et abstraites, qui ont exactement le même style qu un bref article de loi.

24 4 e CONFÉRENCE ALBERT-MAYRAND L un de nos meilleurs connaisseurs en matière de jurisprudence, Frédéric Zenati, parle à ce propos de «jurisprudence législative» 10. On ne saurait le contredire : la jurisprudence ainsi conçue n est qu un sous-produit de la loi. Et l on comprend pourquoi les juristes français passent sans difficulté de l exégèse de l une à l exégèse de l autre. Bien entendu, la Cour de cassation ne cite jamais un auteur, car sa mission consiste seulement à vérifier si la loi a été correctement appliquée aux faits de l espèce : or à cette fin, elle n a officiellement pas le droit de se fonder sur une opinion doctrinale, ni sur un précédent jurisprudentiel, ni sur tout autre élément considéré comme étranger au litige. Au surplus, l interprétation de la loi découle en théorie de la pure déduction logique, et, en théorie toujours, ne prête pas davantage à un phénomène d opinion que deux et deux font quatre. Dans son extrême fictivité, ce système s oppose de façon presque caricaturale au pragmatisme du jugement québécois. Mais il faut tout de même relativiser l opposition. D abord il arrive qu une revue française publie, en même temps que l arrêt, le rapport du conseiller rapporteur, les conclusions de l avocat général et une note d un professeur : en ajoutant à l arrêt ces trois opinions extérieures, qui chez vous se trouvent à l intérieur du jugement, on aboutit à un certain rééquilibrage entre nos deux pratiques, encore que chez nous, la relation des faits reste des plus succinctes et jamais incorporée au raisonnement de droit. Ensuite, la Cour de cassation lit les auteurs et s en inspire, même si elle ne le dit pas. Au cours des 20 dernières années, on l a même vue se rallier, par trois fois au moins, à des solutions préconisées dans des 10 F. ZENATI, op. cit., note 7, p. 177 et suiv.

DOCTRINE ET JURISPRUDENCE : UNE LIAISON DE 25 SIÈCLES 25 thèses récentes. Dans un cas, elle a exprimé sa décision en une phrase directement recopiée, mais sans guillemets, d une chronique à la Revue trimestrielle de droit civil! Reste que la doctrine et la jurisprudence ont en France un style de rapports très particulier. En forçant le trait, on pourrait dire que le juge feint par coquetterie d ignorer le docteur, qui de son côté se précipite comme un mort-de-faim sur la décision judiciaire pour se raconter luimême sous couleur de la faire parler : «je l avais bien dit dans mon traité...» Mais ne faisons pas de mauvais esprit : il y a quand même une coopération de la jurisprudence et de la doctrine, encore que la technique stérilisante de la cassation ne facilite pas leurs rapports, qui demeurent un peu gourmés et parfois agressifs. * * * En conclusion, je manifesterai une préférence pour le style de rapports qui est le vôtre, mais cette opinion n engage que moi et surtout pas la communauté universitaire de mon pays. Si la fusion organique de la doctrine et de la jurisprudence la fusion à la romaine constitue bien un modèle, certes impossible à reproduire, mais propre à nous guider, force est de reconnaître que paradoxalement les systèmes de common law (et le Québec par osmose) s en rapprochent davantage que les systèmes romanisés d Europe. Mais faut-il encore rêver de ce modèle? Et ne devrions-nous pas plutôt nous inquiéter de nos rêves? Comme le disait encore Albert Mayrand dans le texte précité, «tout juriste a un devoir d inquiétude» 11. 11 A. MAYRAND, op. cit., note 1, 253.