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1 8p Matisse_Odalisques_REV01_Mise en page 1 12/06/14 11:57 Page1 H e n r i M AT I S S E O d a l i s q u e a u c o f f r e t r o u g e, H u i l e s u r t o i l e. 5 0 x 6 5 c m M u s é e M a t i s s e, N i c e. P h o t o : A r c h i v e s H e n r i M a t i s s e / D. R.

2 8p Matisse_Odalisques_REV01_Mise en page 1 12/06/14 11:57 Page2 HENRI MATISSE : NICE, LE RÊVE DES ODALISQUES 21 JUIN - 29 SEPTEMBRE 2014 À la suite de la célébration de ses cinquante ans en 2013 avec l exposition Matisse, la musique à l œuvre, le musée Matisse apporte un nouvel éclairage sur le lien de Matisse avec Nice, à travers le thème des odalisques, ensemble d œuvres connues sous le terme générique de «période niçoise» ( ), dont des échos ponctuels se retrouvent tout au long de son œuvre, et cela par une nouvelle exposition intitulée Henri Matisse : Nice, le rêve des odalisques. Au-delà de leur production abondante, les odalisques permettent de s interroger sur le retour surprenant de Matisse à la figuration, après les avancées du fauvisme de En 1921, quand il s installe à Nice au 1 place Charles-Félix, sur le cours Saleya, le peintre fait évoluer son interprétation du thème des odalisques depuis une série surprenante de lithographies pour rejoindre ses préoccupations profondes, liées à la forme et à la ligne. De la représentation traditionnelle d un modèle alangui, émanant des atmosphères rencontrées par Matisse en Algérie et au Maroc, émerge un personnage féminin, dont la plasticité du corps et la pose transforment la composition. Le tableau prend une nouvelle unité : la structure du personnage rejoint la sculpture. L exposition décline cette évolution picturale en accompagnant peintures, dessins, lithographies et sculptures, d objets personnels, de mobiliers et de tissus, dont la plupart appartiennent aux collections du musée, et que le peintre utilisait pour créer le décor qui entourait les modèles devenus odalisques. Dans le cadre des collaborations internationales du musée Matisse et en relation avec le musée Kunstmuseum Pablo Picasso de Münster et le professeur Dr. Markus Müller, une étude a été menée sur le thème des odalisques avec Ann- Katrin Hahn sur la tradition iconographique des odalisques dans l art du XIX e siècle en France, et avec Markus Müller sur l engouement d Henri Matisse pour les ornements. À la suite de l exposition Henri Matisse, Figur und Ornament, présentée au musée Kunstmuseum Pablo Picasso de Münster du 24 novembre 2013 au 16 février 2014, le musée Matisse développe ce même thème sous l angle particulier de sa collection, afin de contribuer à la connaissance de l œuvre de Matisse selon sa vocation culturelle. Cette exposition rassemble des œuvres provenant de musées et d institutions, tels le Museum Of Modern Art (MoMA) de New York, le Kunstmuseum de Solothurn (Suisse), le musée national d art moderne, Centre Georges-Pompidou, le musée d art moderne de la Ville de Paris, le musée de l Orangerie, de Paris, le musée départemental Matisse du Cateau- Cambrésis, les Ballets de Monte-Carlo, ainsi que de collections particulières, notamment celle de la famille du peintre. 1 place Charles-Félix (cours Saleya), Nice Musée Matisse INFLUENCE DE L ORIENTALISME Dès le début du XVIII e siècle, les contes des Mille et Une Nuits et le personnage central de Shéhérazade constituent une des principales sources de la représentation mythique et romanesque que l imaginaire européen se forme de l Orient. Viendront s y ajouter, au cours du XIX e siècle, les récits de voyageurs et d explorateurs. Une culture particulière, l «orientalisme», et le goût pour les «turqueries» se développent, notamment à travers le commerce d objets et l apparition de nouvelles modes dans le domaine des arts décoratifs. La littérature reflète aussi cette évolution. Les poètes louent la douceur et la beauté de pays d Orient imaginaires. Ainsi son voyage au Maroc, mêlé à cette influence culturelle, représentera pour Matisse un élément important de son expérience picturale dont il retiendra, en dehors du caractère exotique du lieu, la luminosité pure et intense dont le soleil emplit les rues de la casbah, mêlant perceptions visuelles et sensorielles. Le blanc et la chaleur illuminées des murs, la fraîcheur des ombres, les couleurs des portes et des vêtements donnent aux œuvres de cette période une profondeur et une vision très particulières de l espace. NICE, UNE ATMOSPHÈRE PROPICE AU RÊVE DES ODALISQUES Nice n a pas attendu l engouement de l'europe pour «l'obsession orientale» pour en présenter les influences. Dès le Moyen Âge jusqu aux périodes plus contemporaines, savants botanistes, écrivains, peintres, architectes, cinéastes et même carnavaliers, dont Matisse a certainement vu les chars lors de ses séjours hivernaux, ont été dans cette mouvance. Après les palmiers ramenés à l époque des croisades, Gustave Thuret acclimate, dès 1857, des végétaux exotiques qui contribuent à la transformation du paysage végétal de la Côte d Azur, et des «folies» comme le «Château de l'anglais» et une floraison de villas mauresques en témoignent encore de nos jours. 1 Matisse, séduit par «la richesse et la clarté argentée de la lumière de Nice 2» dès son premier séjour à la fin de l année 1917, revient régulièrement dans cette ville. Il demeure à l hôtel Beau Rivage, à la Villa des Alliés, à l hôtel de la Méditerranée. 1 Comme chaque année, le musée présente un ensemble d œuvres et de documents sur l histoire de Nice, en relation avec le thème de l exposition, témoignant du contexte historique et culturel de la création du peintre. Recherches, textes, documentation : Alex Benvenuto, en collaboration avec Jean-Michel Bessi. 2 Entretien radiophonique de 1942, cité par Pierre Schneider in cat. Henri Matisse, Exposition du Centenaire, avril-septembre 1970, Grand Palais, Paris, éd. Réunion des Musées Nationaux, p

3 8p Matisse_Odalisques_REV01_Mise en page 1 12/06/14 11:57 Page3 Il transforme ses chambres d hôtel en atelier, et entoure son modèle d un décor de fleurs, de fruits, de tissus colorés, agrémentant souvent la pose en lui faisant revêtir différents costumes. Il organise son travail, afin de poursuivre ses recherches dans une atmosphère qu il compose soigneusement. La richesse des motifs et de la lumière qui les anime constitue pendant plus de quinze ans un des aspects essentiels de son œuvre au cours de sa période dite «niçoise». Matisse s installe d une façon plus permanente à Nice à partir de Il loue un appartement donnant sur le cours Saleya, tout près de la mer, en contrebas de la colline du Château. De 1921 à 1938, en relation avec l intérêt de l artiste pour l art islamique et ses voyages en Algérie (1906) et au Maroc (entre 1912 et 1913), le thème des «odalisques» sera l un des plus caractéristiques de cette période. Henriette Darricarère dans un décor orientalisant, 1 place Charles-Félix, Nice, milieu des années Henri Matisse et son modèle Place Charles-Félix, Nice, 1928 LE TEMPS IMAGINAIRE DES ODALISQUES À la fin du XIX e siècle, le thème des odalisques enflamme l imaginaire européen qui en retient la représentation d un monde de volupté merveilleuse. C est l occasion pour les artistes de se libérer des modèles classiques européens dans lesquels la nudité féminine oscillait entre la pose hiératique d une déesse et celle souple d une danseuse. Après Ingres, Delacroix et bien d autres, Matisse s empare lui-même de ce thème, qu il traite d une façon particulière avec la volonté constante d une expression personnelle toujours renouvelée. Cette démarche, selon les propos du peintre, sera aussi celle d autres «Fauves». «Tout un groupe travaillait dans cet esprit : Vlaminck, Derain, Dufy, Friesz, Braque. Plus tard, chacun renia, selon sa personnalité, la partie du Fauvisme qu il trouvait excessive, en sorte de suivre son propre chemin 3.» S agissant de Matisse, c est le contact qu il eut directement avec l Afrique du Nord, ses paysages, ses habitants et leur mode de vie, qui va stimuler le renouveau qu il souhaitait apporter à son œuvre. Ainsi la peinture Les Pervenches - Jardin marocain, 1912 (coll. MoMA, New York) qui dans sa composition végétale permet à l artiste d explorer de nouveaux espaces picturaux : «Les voyages au Maroc m aidèrent à accomplir cette transition et à reprendre contact avec la nature mieux que ne le permettait l application d une théorie vivante mais quelque peu limitée comme le Fauvisme. J ai trouvé les paysages du Maroc exactement tels qu ils sont décrits dans les tableaux de Delacroix et les romans de Pierre Loti 4.» Ainsi, durant la période niçoise, en prolongement des peintures de nus réalisées à l hôtel de la Méditerranée en comme La jeune fille et le vase de fleurs (coll. musée de l Orangerie, Paris), de nombreuses toiles sur le thème des odalisques vont se succéder, dont quelques-unes sont en correspondance avec des lithographies, telles Odalisque au coffret rouge 5, Dans un décor orientalisant, composé de mobilier et d objets agencés par Matisse, la représentation des odalisques va évoluer, passant de la pose alanguie, comme dans les peintures Odalisque à la culotte rouge, 1921 (coll. musée national d art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris) et Odalisque au fauteuil turc, 1928 (coll. musée d art moderne de la Ville de Paris), à la représentation plus hiératique du corps féminin (cf. la peinture Figure décorative sur fond ornemental, , coll. musée national d art moderne, Centre Georges- Pompidou, Paris). Par la suite, la figure de l odalisque donnera lieu à de nouvelles interprétations du modèle féminin, telle la peinture Nu dans un fauteuil, plante verte, 1937 (coll. musée Matisse, Nice). Henri MATISSE Odalisque au coffret rouge, 1927 Huile sur toile Legs de Madame Henri Matisse, Extrait de «Matisse speaks», entretien avec Tériade, Art News Annual, n 21, 1952 (retraduit de l anglais), cité dans D. Fourcade, Henri Matisse Écrits et propos sur l art, Paris, Éd. Hermann, 1972, p (ouvrage noté par la suite ÉPA). 4 Tériade, extrait de «Matisse speaks», Art News Annual, op. cit. (ÉPA, p. 117). Matisse ajoute : «Un matin, à Tanger, je montais à cheval dans une prairie, les fleurs venaient jusqu'à la bouche du cheval. Je me demandais où j'avais déjà connu pareille expérience c'était en lisant une description de Loti dans Au Maroc». Pierre Loti avait voyagé au Maroc entre avril et mai La peinture et la lithographie portent le même titre. Coll. Musée Matisse de Nice pour les deux œuvres

4 8p Matisse_Odalisques_REV01_Mise en page 1 12/06/14 11:58 Page4 L ALGÉRIE, LE MAROC, SOURCES DE RÉVÉLATIONS ET D INSPIRATION Au sortir de «l été fauve» de 1905 à Collioure, Matisse se rend en Algérie du 10 au 26 mai 1906, à la découverte de Biskra et de son oasis. Depuis plusieurs années, l art du Moyen-Orient et de l Afrique du Nord lui étaient devenus familiers. Ce premier voyage sera marqué par une impression écrasante d espace et de luminosité. Il décrit ainsi à Pierre Manguin le désert d El- Kantara : «Je cherchais toujours la mer à l horizon. Par le soleil, et c est presque toujours ainsi, la lumière est aveuglante 6.». Comme lors de certains de ses voyages (ce sera le cas par exemple en Polynésie, en 1930), ce n est pas sur place qu il travaille : «On a bien conscience qu il faudrait passer plusieurs années dans ces pays pour en tirer quelque chose de neuf et qu on ne peut prendre sa palette et son système et l appliquer 7.». Influencé par l atmosphère de son séjour, il porte à son retour un regard transformé sur Collioure. «Avant de partir en Algérie je l avais trouvé un peu fade, mais en revenant il m a donné une envie de peindre à tout déchirer 8.» En 1906, lorsqu il peint le Nu bleu, il lui donne le sous-titre révélateur de «Souvenir de Biskra 9». La pose du modèle, allongé sur le côté, s appuyant sur l avant-bras gauche, main droite sur la tête annonce les nombreuses déclinaisons que réalisera le peintre sur ce thème à différentes périodes de son œuvre tant en peinture qu en sculpture. Fin 1910, Matisse se rend à Séville et à Grenade où il retrouve des éléments décoratifs qu il avait découverts avec passion en octobre 1910, lors d une exposition consacrée aux arts de l Islam, à Munich, en Allemagne 10. En 1911, il ira installer La Danse et La Musique à Moscou dans l hôtel particulier Henri Matisse et sa femme Amélie lors de leur second voyage au Maroc, Tanger, hiver du collectionneur Stchoukine. C est sous l influence de ses propres peintures à l abstraction dynamique construite dans un espace d aplats colorés, qu il se rend à Tanger trois mois plus tard. Embarquant à Marseille avec sa femme le 29 janvier 1912, déjà pris dans l observation de ce qui l entoure, il décrit sa traversée de la Méditerranée dans une correspondance adressée à sa fille Marguerite 11 : «Sur le Ridjani ; 9 heures matin lundi par une mer un peu mouvementée, mais du plus pur bleu, le bateau glisse sans roulis ni tangage. L horizon à gauche est bordé par quelques nuages, à droite par les montagnes de la côte d Espagne que nous n avons pas perdues de vue depuis les Baléares.». À son arrivée au Maroc, le temps est maussade. Il restera dans la ville jusqu au printemps 12. L imbrication des rues de la Casbah, les lumières diffuses, l architecture, la profusion des fleurs sont toutes sources d inspiration. «Le temps est ici beau, quelquefois brumeux mais il n en paraît que plus joli bien qu il rende moins facile le travail d après nature. Je travaille et ça va bien 13.» Il reviendra seul au Maroc en octobre 1912, pour un séjour plus long et y sera rejoint fin novembre par Madame Matisse accompagnée de Camoin 14 pour ne rentrer en France avec son épouse qu à la mifévrier Lors de ces deux séjours au Maroc, Matisse put travailler d après modèle, malgré les difficultés rencontrées et qu il décrit ainsi dans une lettre adressée à sa femme depuis Tanger, le samedi 6 avril 1912 : «Hier après-midi j aurais voulu travailler avec la jeune fille, mais cela m a été impossible, son frère était chez elle. Il paraît qu il la tuerait s il savait qu elle pose 15.». Il ne pourra peindre Zorah que sur une terrasse. Un autre modèle apparaîtra, Fatma. «Je n ai pas encore recommencé de toile le matin, je fais des dessins qui me fatiguent moins pour me garder pour la séance d après-midi car mon tableau de la négresse m intéresse beaucoup et je voudrais m y donner entièrement. Le travail n est pas très commode avec elle, et si Hamido n était pas toujours là je serais bien ennuyé car elle ne parle pas un mot de français 16.» C est ainsi que peu à peu Matisse élabore un ensemble d œuvres sur le thème du Maroc qu il expose par la suite chez Bernheim-Jeune où elles sont reçues avec un certain succès. Pour sa part, le collectionneur russe Morozov fit l acquisition du «Triptyque marocain 17» (Paysage vu d une fenêtre ; Sur la terrasse ; La Porte de la casbah). Les impressions reçues au cours des séjours marocains continuent à mûrir et à porter leurs fruits. Quelques années plus tard, en , dans son atelier d Issyles-Moulineaux, Matisse peint ainsi la grande toile Les Marocains (coll. MoMA, New York) à propos de laquelle il s exprime ainsi : «Mon tableau Les Marocains il m est difficile de décrire cette peinture avec des mots. Il représente le début de mon expression par la couleur, par les noirs et leurs contrastes 18.». Ce processus est stimulé également par certaines commandes que reçoit l artiste et qui correspondent au goût de l époque pour l exotisme oriental et extrême-oriental Pierre Schneider in Matisse, Paris, Flammarion, 1984, p & 8 Schneider, op. cit., p Nu bleu : Souvenir de Biskra, The Baltimore Museum of Art. 10 Matisse visite des expositions sur l art du Moyen-Orient : Art musulman, Munich, 1910 ; Miniatures persanes, Musée des arts décoratifs, Paris, D autres expositions : Paris, 1893, Palais de l Industrie, 1894, Palais de l Elysée, 1903, Pavillon de Marsan (ÉPA, p. 83, note 16). 11 Cartes de Matisse à Marguerite du 31 janvier Archives Henri Matisse. 12 Matisse et son épouse résideront à l hôtel de France à Tanger. 13 Lettre de Matisse à Marguerite, Tanger, le 12 mars Archives Henri Matisse. 14 Lettre de Matisse à Marguerite, le 21 novembre 1912 : «Tu sais probablement que ta mère est à Marseille, prête à prendre le bateau de la Cie Ostafrica Line pour venir me retrouver. Camoin est avec elle. Il vient travailler ici». Archives Henri Matisse. 15 Archives Henri Matisse. 16 Lettre de Matisse à sa femme, Tanger, le 2 novembre Archives Henri Matisse. 17 Collectionneur russe. Industriel. Ces œuvres firent par la suite partie des collections du musée d Art occidental moderne de Moscou. Elles figurent actuellement dans les collections du Musée des beaux-arts Pouchkine, Moscou. 18 Tériade, in «Matisse speaks», Art News Annual, op. cit. (ÉPA, p. 117) , création pour les ballets russes de Diaghilev : décors et costumes du Chant du Rossignol (musique : Stravinsky, chorégraphie : Léonide Massine). Plus tard, Matisse déclina une commande pour Shéhérazade

5 8p Matisse_Odalisques_REV01_Mise en page 1 12/06/14 11:58 Page5 LES ODALISQUES : LA PÉRIODE NIÇOISE Pour Matisse, les odalisques sont un sujet propice : «Je fais des Odalisques pour faire du nu. Mais comment faire du nu sans qu il soit factice? Et puis, parce que je sais que ça existe. J étais au Maroc. J en ai vu. Rembrandt avait fait des sujets bibliques avec de vraies turqueries de bazar et son émotion y était 20.». Ces œuvres rencontrent la faveur du public et des organismes culturels 21. Ce succès rend dès lors inséparable le thème des odalisques avec l époque de leur création, «la période niçoise». Combinant tableaux et une série surprenante de lithographies, Matisse, de façon inattendue, semble remonter le temps, aller à l encontre de ses expériences innovantes pour retrouver un dessin réaliste. Cette période connaîtra son apogée en 1925 avec Grande Odalisque à la culotte bayadère qui frappe par le réalisme du traité de la chair du modèle et de la texture des tissus, en particulier la brillance de la soie. La façon dont Matisse traite le sujet des odalisques est très personnelle car soumise à une volonté d affranchissement. Avec le Henri MATISSE Grande Odalisque à la culotte bayadère, 1925 Lithographie sur papier Collection particulière Henri MATISSE Hindoue à la jupe de tulle, 1929 Lithographie sur papier Don des héritiers de l'artiste, 1963 rejet de toute contrainte extérieure, de toute distraction, il peut s éloigner de la création artistique 22 du moment pour se remettre à explorer. Il ne s agit point de renier les héritages artistiques, dont celui du fauvisme, mais de se renouveler. Les premières représentations d odalisques de la période niçoise reflètent cette nouvelle phase de recherche et d expérimentation, tout en apparaissant comme la prolongation naturelle des œuvres marocaines et nourries des souvenirs des séjours du peintre à Tanger qui reprennent forme et vie grâce aux similitudes du paysage et du climat méditerranéens, et de certaines architectures. Les jeunes femmes peintes à l hôtel de la Méditerranée entre 1918 et 1920 ont déjà l allure d odalisques. Elles sont vêtues de peignoirs, portent des serviettes en turban sur la tête, se parent de costumes exotiques et colorés. L authenticité de l expérience que le peintre a vécue au cours de ses séjours en Afrique du Nord lui permet de recréer avec assurance un univers imaginaire mais non factice : «Quant aux odalisques, je les avais vues au Maroc, et je fus ainsi en situation de les mettre dans mes toiles sans fauxsemblant à mon retour en France 23.». 20 Entretien avec Tériade, in «Visite à Henri Matisse», L Intransigeant, février 1929 (ÉPA, p. 99). 21 En 1921, Odalisque à la culotte rouge entre au musée du Luxembourg. 22 Tériade, «Visite à Henri Matisse», L Intransigeant, op. cit., «Je pars tout à l heure pour Nice. Paris me fatigue, l hiver, avec [ ] ses actualités, sa mode qu on doit suivre [ ] pour moi maintenant le silence, l isolement sont si utiles» (ÉPA, p. 92). 23 Tériade, in «Matisse speaks», Art News Annual, op. cit. (ÉPA, p. 123)

6 8p Matisse_Odalisques_REV01_Mise en page 1 12/06/14 11:58 Page6 LES ODALISQUES : DÉCORS ET OBJETS Tout un ensemble de meubles et d objets compose le décor de l appartement de Matisse au cours Saleya, de 1921 à L artiste les dispose à son gré pour créer, comme dans un écrin mystérieux, une atmosphère propice à toute rêverie, dont il souhaite refléter la plasticité dans sa toile. Comme en témoignent de nombreuses photographies, Matisse installe son modèle costumé, entouré d une profusion de tapisseries, de tissus aux motifs floraux et géométriques de diverses origines, de moucharabiehs et de meubles d Afrique du Nord. Le musée Matisse conserve dans ses collections un certain nombre de ces meubles, objets et tissus. Matisse les a choisis pour leurs couleurs et leurs formes. Ainsi d anciens tapis de Boukhara, Kerman et Kilim sont disposés sur le sol ou contre les murs. Plusieurs guéridons et petites tables en marqueterie de nacre, un brasero en cuivre, un miroir en bois peint, un fauteuil marocain octogonal, une aiguière en cuivre, un vase vert en opaline avec ses motifs arabes, un vase en métal ciselé se trouvent représentés à diverses reprises dans les peintures et dessins de la période niçoise. Matisse multiplie dessins, lithographies et gravures, dans lesquels il reprend chaque motif du décor, des costumes, des tissus, du mobilier, du sol, avec insistance. Guéridon octogonal Bois peint Legs de Madame Henri Matisse, 1960 Brasero Cuivre Legs de Madame Henri Matisse, 1960 Fauteuil marocain Bois peint et tissu Don de Monsieur Michel Gaudet, 1981 LA GANDOURA Au travers des lithographies, le changement du rythme du geste graphique peut être observé dans la précision et la répétition des lignes qui semblent être autant de témoignages du voyage intérieur que l artiste ne cesse de mener : «[ ] j ai toujours considéré qu une grande part de la beauté d un tableau provient du combat dans lequel l artiste est engagé avec son moyen d expression limité 24.». L exigence de grande précision illustre une volonté de retour à une vision classique s attachant à dépeindre la réalité au plus près. Loin de la contrainte, l artiste, qui s attarde à la représentation des motifs des tissus et du costume dans les lithographies, procède en peinture par aplats, unifiant le traité du modèle et du décor qui l entoure. Le rythme vibrant des lignes et des couleurs unit modèles et décors dans un même élan de vie. Modèles, objets et mobilier offrent des formes décoratives permettant à Matisse de s affranchir du thème des odalisques pour aller vers la simplification des lignes, couleurs et arabesques, comme dans la représentation de Femme à la Gandoura bleue, 1951 (coll. musée départemental Matisse du Cateau-Cambrésis), prolongeant l esprit de la peinture de 1912 Poissons rouges et sculpture (coll. MoMA, New York) dont l espace pictural rappelle certaines compositions de la période marocaine. Robe rose brodée Soie Donation de Madame Jacquelyn Matisse, 2010 Musée Matisse 24 «Henri Matisse on Modernism and tradition», The Studio, IX, n 50, mai 1935 (retraduit de l anglais) (ÉPA, p. 13)

7 8p Matisse_Odalisques_REV01_Mise en page 1 12/06/14 11:58 Page7 UN NOUVEL ART DE L ESPACE Les peintures de Matisse inspirées par l Afrique du Nord et l imaginaire qui s y rattache reflètent la pensée du peintre durant de cette période. Après les découvertes du fauvisme, l artiste lutte à nouveau pour renouveler son inspiration, mais aussi, de manière plus permanente, pour mener un combat personnel contre tous les enfermements et contraintes possibles imposés par les courants artistiques, car son but est sa volonté de projeter sur la toile ou sur le papier son émotion. Les œuvres de cette période témoignent aussi de la méthode de Matisse qui consiste en une simplification radicale en vue d éliminer tous les détails qui pourraient nuire au dynamisme de l œuvre, qui culminera des années plus tard avec la Chapelle du Rosaire de Vence. À l occasion de cette réalisation, Matisse crée une porte de confessionnal dont la structure rejoint l alliance entre les vides et les pleins du moucharabieh. La porte, peinte en blanc, sculptée dans du bois gardant le naturel de sa texture, se compose de huit panneaux aux motifs évidés. Tel un moucharabieh dans une nouvelle fonction, elle différencie l espace de la chapelle d avec celui de la petite pièce servant de confessionnal, aux murs blancs éclairés par un vitrail translucide, et protège des regards le fidèle qui se trouve ainsi séparé mais non isolé. Les vitraux de la chapelle, eux-mêmes, sont aussi des sortes de moucharabiehs, définissant précisément les limites vers un espace infini. Comme l exprime Matisse, le «manque de transparence du jaune arrête l esprit du spectateur et le retient à l intérieur de la chapelle 25» tandis que le vert bouteille et le bleu outremer permettent de créer une relation particulière entre le monde intérieur de la chapelle et celui, extérieur, de son environnement : «C est ainsi que lorsqu on aperçoit de l intérieur, à travers le vitrail, une personne allant et venant dans le jardin [ ], elle semble appartenir à un tout autre monde que celui de la chapelle 26.». De même, la grande composition Fleurs et fruits (coll. musée Matisse, Nice) rappelle, par le rythme de ses motifs et leur agencement sur une surface délimitée par la verticalité de colonnes, l esprit du moucharabieh, tout comme la céramique La Piscine (coll. musée Matisse, Nice) met en relation un volume intérieur avec l immatérialité d un sentiment de fraîcheur et de légèreté dû au graphisme des corps transformés dans l eau. LE MOUCHARABIEH, LE FILTRE DES ESPACES ET DES ÂMES Parmi les objets conservés au musée Matisse, les moucharabiehs, le bleu-vert et le rouge, éléments de décor de l architecture traditionnelle des pays d Afrique du Nord, du Moyen-Orient et de l Inde, se retrouvent dans plusieurs toiles en fond de décor, aussi bien dans des scènes d odalisques que dans d autres compositions telles Petite Pianiste, robe bleue, 1924 (coll. musée Matisse, Nice). Leurs motifs géométriques, sculptés dans du bois, du stuc ou bien découpés dans des tissus ouvragés, sont placés devant les fenêtres, les loggias et les balcons. Ils forment des trames séparant l intérieur et l extérieur, laissant circuler l air, la lumière, ainsi que le regard. Matisse fait l acquisition de plusieurs moucharabiehs en tissus rebrodés dont il décore son appartement et qu il utilise dans ses toiles, un peu à la manière dont il usait des persiennes. Grâce à eux, il peut contrôler l espace autour du modèle, établir un écran entre différents plans, entre intérieur et extérieur, et finalement moduler la luminosité ambiante. D une façon analogue et à des fins semblables, Matisse fait aussi souvent appel à des plantes vertes au feuillage exubérant, comme le philodendron. Moucharabieh rouge Coton, broderie d'application avec parties ajourées Collection particulière, en dépôt au 25 et 26 France-Illustration, Noël 1951 (ÉPA, p. 259)

8 8p Matisse_Odalisques_REV01_Mise en page 1 12/06/14 11:58 Page8 AU-DELÀ DU MOUCHARABIEH À l aide des moucharabiehs, le peintre construit son propre territoire dans lequel il se déplace à la recherche de l angle et de la perspective qui lui permettront, une fois matérialisés sur le papier ou la toile, d exprimer de la manière la plus efficace possible son émotion et ses sensations. Sous la plume d Aragon, qui le décrit à Vence en 1943, Matisse apparaît tel Renaud égaré dans le jardin enchanté d Armide : «[ ] la cristallisation de ce monde, ouvert sur un jardin réel, un jardin comme tous les jardins, s est refaite par l amoncellement des objets, des fleurs fraîches, des oiseaux roucouleurs. Revoir ici devant la fenêtre le moucharabieh qui fait sa lumière de harem. [ ] J ai trouvé le mot : c est ici le harem des couleurs et des formes, et pâle, avec son chapeau clair, un costume presque blanc [ ] semblant n avoir sur lui que les ombres des fleurs, Matisse est le sultan de cet univers où les pigeons palpitent 27.». Tel lui apparaît l univers du peintre : «[ ] une pièce entièrement envahie de plantes vertes dont je voudrais dire les appellations grecques ou sarrasines : la lumière même du soleil n y parvient qu à travers la découpure des feuilles, comme si l on avait devant les fenêtres répété les mystères troués du moucharabieh pendu dans l autre chambre. Il se trouve au milieu d immenses cages d oiseaux, de battements d ailes, de colombes, de fougères, qui ont la finesse du frisson, de graminées plus capricieuses que la pensée [ ] 28.». Henri MATISSE Nu dans un fauteuil, plante verte, 1937 Huile sur toile Legs de Madame Henri Matisse, Louis Aragon, Henri Matisse, roman, t. I, [Paris], Éditions Gallimard, 1971, p. 231 (rééd. Quarto Gallimard, 1998, p. 286). 28 Aragon, Henri Matisse, roman, t. I, op. cit., p. 230 (Quarto p. 284). MUSÉE MATISSE Une collection pour la compréhension d une œuvre Le musée Matisse est installé depuis 1963 dans la Villa des Arènes, demeure du XVII e siècle de style génois. L intérêt de cette collection réside dans le cheminement que le visiteur peut effectuer parmi des œuvres de différentes périodes, depuis la première peinture de l artiste, Nature morte aux livres, 1890, jusqu à l une de ses dernières compositions en papiers gouachés découpés, Fleurs et fruits, Cette approche offre une clé unique pour la compréhension de la genèse de l œuvre d Henri Matisse. La collection permanente du musée, qui compte des chefsd œuvre comme Nature morte aux grenades, Nu Bleu IV, La Serpentine, se compose de 68 peintures et papiers gouachés découpés, 236 dessins, 218 gravures, 57 sculptures, soit la quasitotalité de l œuvre sculpté, 14 livres illustrés, 187 objets ayant appartenu au peintre, auxquels s ajoutent sérigraphies, tapisseries, céramiques, vitraux, archives et, depuis 2013, la céramique monumentale La Piscine, don de Claude et Barbara Duthuit, installée à l occasion des cinquante ans du musée. Un des caractères exceptionnels de la collection est de donner aux visiteurs la possibilité d entrer dans l intimité créatrice du peintre en découvrant objets et mobilier que Matisse a placés dans la composition d œuvres appartenant au musée et à d autres collections réparties dans le monde entier musée d Art moderne (MoMA) de New York, musée de l Ermitage de Saint- Pétersbourg Pour plus d informations : S u c c e s s i o n H. M a t i s s e p o u r l e s œ u v r e s d e l a r t i s t e