99 NOTES DE BAS DE PAGE PRÉPARATOIRES À UN ARTICLE HYPOTHÉTIQUE QUIAURAITVOULU TENTER D EXPLIQUER QUI FUT ROMAIN GARY

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1 Une actualité inépuisable 99 NOTES DE BAS DE PAGE PRÉPARATOIRES À UN ARTICLE HYPOTHÉTIQUE QUIAURAITVOULU TENTER D EXPLIQUER QUI FUT ROMAIN GARY 1. Romain Kacew et sa mère Mina Owczyńska, une comédienne d origine juive, arrivent à Nice en Il aura 14 ans. Elle va y gérer une petite pension de famille fréquentée par l aristocratie russe. 2. «Je suis le fils d un homme qui m a laissé toute ma vie en état de manque», phrase pourtant extraite de Pseudo, ne peut qu évoquer ce départ du père. 3. Ce père inventé, en tout cas incertain, est Ivan Ilitch Mosjoukine, le grand acteur russe du cinéma muet (qui présente une ressemblance d ailleurs frappante avec Romain) et non Arieh Leib Kacew. 4. «C était pas jojo, de vivre avec elle, à Nice», explique Gary dans une interview. «Si quelqu un lui avait manqué, il fallait qu à treize ans, j aille lui casser la gueule, au type.» 5. Ville lituanienne, natale, de Roman Kacew, Vilna. Pourtant, Gary n évoque Wilno (nom polonais de la ville) qu en à peine quelques mots, dans La Promesse de l aube : lui et sa mère y étaient «alors, de passage». Gary aura toujours été «de passage».

2 NOTES DE BAS DE PAGE Gary s essaye d abord à la peinture, puis à la musique, avant de s orienter vers l écriture. 7. Ses premières œuvres sont écrites sous son vrai nom (francisé) de Romain Kacew. Il s agit de deux nouvelles, L Orage et Une petite femme, publiées en 1935 dans Gringoire, et d un roman non publié, écrit en 1937, Le Vin des morts. 8. En 1935, Gringoire, nationaliste et anticommuniste, n est pas le torchon antisémite qu il deviendra sous l Occupation. C est le journal de Joseph Kessel, un écrivain qu il admire et auquel on le comparera. 9. Sa première nouvelle, L Orage, est une rencontre érotique qui débouche sur un suicide. 10. «J écrivais comme un enragé», note Gary, qui cessera d y collaborer quand le journal affichera trop exclusivement ses sympathies fascistes. 11. Il s agit de pseudonymes «nobles» (Roland de Chantecler, Roland de Mysore, Roland Campeador, Armand de la Torre) ou russes (Alexandre Natal). Pour sa mère Mina : «Un grand écrivain français ne peut pas porter un nom russe.» 12. Quatre, au moins, si l on veut bien considérer que Romain Gary est le pseudonyme de Roman Kacew. Les trois autres sont ceux de Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat («le vagabond opulent» en russe) et bien sûr d Émile Ajar. 13. Sur ce sujet complexe et controversé, on lira avec profit la très complète et fouillée biographie de Gary par Myriam Anissimov. 14. Le «Blenheim» est un bombardier britannique. Dans l équipage, Gary, désormais membre des Forces Françaises Libres, est navigateur, celui qui guide le pilote vers l objectif. 15. C est en février 1941 que cette lettre lui est envoyée de Nice. Sa mère vient de mourir à 61 ans. Romain dit «cesser d exister, ne plus rien avoir à perdre». 16. Dans La Promesse de l aube, la mère de Roman, Nina, ne meurt pour lui qu à la fin de la guerre, par ce stratagème romanesque d une correspondance post-mortem, pure invention de l écrivain Gary pour la maintenir fictivement en vie.

3 HERVÉ LE TELLIER Autre exemple de l omniprésence de Nina : plus de vingt ans après son décès, Gary parle sans cesse d elle au présent : «On m a proposé de me présenter à l Académie française [au fauteuil de Joseph Kessel]. Ma mère va être furieuse, mais c est non.» 18. Les bombardiers d attaque sont de type «Boston». L Angleterre en construira 7478 exemplaires. Robustes et rapides, ils vont bombarder l Europe. 19. L escadrille à laquelle appartient Gary, le groupe bombardier «Lorraine», sera bien plus que décimée. Cinq survivants, sur 113 membres. 20. L un de ses camarades donnera son nom au personnage de Morel dans Les Racines du ciel. 21. En 1944, alors que son bombardier survole Saint-Omer, Romain est blessé. Il achève sa mission en héros dans un cockpit fracassé. Le sang sur son battle dress n est pas français, écrit-il, «mais la France coule dans mes veines». 22. Chaque nuit, entre deux missions, comme habité, Romain écrit son roman, Éducation européenne, qui recevra le Prix des Critiques en Il sera d ailleurs en 1962 l un des cinq coscénaristes (avec James Jones, David Pursall, Cornelius Ryan et Jack Seddon) du film Le Jour le plus long. 24. À ce propos, lire A Tall Story, l excellente et irrévérencieuse biographie de Gary par David Bellos, pas encore hélas traduite en français. 25. Ce mot revient plusieurs fois, en particulier dans cette page où Gary écrit : «[Ma mère] m avait fait plusieurs promesses. [.] Tu seras Guynemer, tu seras Victor Hugo». Il offre ainsi une autre lecture possible du titre, lui qui se voyait «constamment dans un regard passionné et éperdu comme unique, incomparable, doté de toutes les qualités et promis à la voie triomphale» et affirmait souffrir «du gouffre entre cette image de grandeur et [sa] piètre réalité». La «promesse de l aube» parlerait aussi de l incapacité de la vie à accomplir les rêves de sa mère. 26. Le premier poste de Gary en 1946, comme diplomate, est celui de secrétaire d ambassade à Sofia. Il n a que 32 ans.

4 NOTES DE BAS DE PAGE Le stalinien Georgi Dimitrov prend le pouvoir, et, le 23 septembre 1947, fait pendre Nikola Petkov, chef de l opposition agrarienne et ami de Gary. Le soir même, dit-on, Gary doit dîner avec Dimitrov. 28. Le mot est de sa femme, Lesley Blanch, l écrivaine britannique et journaliste, épousée en avril 1945 : «spleen slave» le présente comme un pleureur compulsif (lire Romain, un regard particulier, récit, de Lesley Blanch, Actes Sud). 29. Il est nommé consul de France en Californie en Il aura entraîné sa femme de la Bulgarie à la Suisse, puis à New York et Los Angeles. 30. Couve de Murville ( ), ministre des Affaires étrangères de de Gaulle (bien que Directeur des finances de Vichy jusqu en mars 1943 et qui rejoindra le général peu après que les Alliés ont débarqué en Afrique du Nord, et un mois après le tournant militaire de la victoire russe de Stalingrad), jugeait qu un juif ne saurait représenter la France à l étranger. 31. De même, Gary fut le seul, de toute sa promotion de l École de l Air, à ne pas obtenir le grade d officier. «Français de trop fraîche date», écrit-il dans La Promesse de l aube. 32. La promotion de l ENA porte le nom de Romain Gary. 33. C est à tort qu il se raconte désormais en Côte d Ivoire que Gary s est inspiré de la vie de Raphaël Matta, inspecteur en chef de la réserve de Bouna, protecteur exalté des éléphants, pour créer son personnage de Morel. Car Les Racines du ciel est commencé en 1952, publié en 1956, et Matta meurt assassiné par la tribu des Lobi en Au contraire, c est Matta, fasciné par l histoire de Morel, qui s y est identifié. 34. Le premier titre que proposa Gary était L Affaire Homme. Mais Gaston Gallimard trouvait le titre «détestable», et l autre suggestion Amis de l homme «banale». C est «sans hésitation» qu il recommandait Les Racines du ciel, que Gary accepta à regret.

5 HERVÉ LE TELLIER Des Racines du ciel, qui vient de recevoir le Goncourt, le critique et écrivain Kléber Haedens affirmera qu il n y a pas «d ouvrage aussi lourdement incorrect dans toute l histoire de la littérature française». 36. Haedens, proche de l Action française, secrétaire de Maurras pendant la guerre, collaborateur, second couteau de la littérature (bien qu ami de Blondin), a bien des raisons de détester le métèque Gary. Gary en sourit : «J étais à La Paz à cinq mille mètres d altitude. Il a écrit deux critiques. Dans France Dimanche, il dit que c est bien, dans Paris-Presse, c est un éreintement. J en ai eu des nuits d insomnies. Je comptais les Kléber Haedens qui sautaient les barrières pour m endormir.» 37. L humour assassin de Gary est tout entier dans cette phrase sur Haedens : «Dès que j entends dans la voix d un homme cette souffrance haineuse, je me prosterne avec sympathie et jubilation. C est un frère.» 38. On raconte même qu Albert Camus a réécrit le texte des Racines du ciel. 39. L Homme à la colombe, publié en 1958 sous le pseudonyme de Fosco Sinibaldi, ne se vendit qu à quelques dizaines d exemplaires. 40. C est par devoir de réserve, qu exige son statut de diplomate, qu il adopte ce pseudonyme. Mais le nom de Sinibaldi est un hommage d amitié, car c est celui d un de ses camarades du groupe de bombardement Lorraine (et non un Garibaldi dont il aurait caché le Gary).

6 NOTES DE BAS DE PAGE C est souvent sur une lettre à en-tête du Consulat général de France à Los Angeles que Gary écrit à Claude Gallimard. 42. Plus de trente livres, et trois œuvres, dont plusieurs en anglais. Gary écrit sept à huit heures par jour. 43. Jean Seberg vient tout juste de tourner coup sur coup la Jeanne d Arc d Otto Preminger, À bout de souffle de Godard. Elle a 21 ans, il en a 45. Elle «voulait toujours faire l amour», et Gary parle de se suicider. 44. Dans À bout de souffle, «Et maintenant, qu est-ce que vous allez faire?» demande Jean Seberg à Belmondo. «L amour», répond l acteur qui la renverse sur le lit. 45. Il est ici fait référence à cette phrase inoubliable, au début de La Promesse de l aube : «Avec l amour d une mère, la vie vous fait à l aube une promesse qu elle ne tient jamais». Gary explique mais est-ce tout à fait vrai? que cet amour maternel exclusif et absolu lui a interdit d aimer vraiment une femme. 46. Gary visite en 1966 le musée du ghetto de Varsovie. Il tombe évanoui, «foudroyé par le silence de tous les absents». Les Kacew ont été exterminés, comme tous les enfants juifs. Il affirme sa judaïté. «Je suis juif à part entière, ditil, et je l ai toujours été.» Il va écrire La Danse de Gengis Cohn. 47. Dans La Danse de Gengis Cohn, le dibbuk Cohn hante le nazi Schatz, son bourreau. 48. «Je croyais qu on était plus ou moins juif» est-il pourtant écrit dans La Promesse de l aube. Plutôt moins que plus. On ne compte pas, chez Gary, les phrases où s affirme le refus de l appartenance, du communautarisme : dans La Promesse de l aube, encore, sa mère l emmène à l église voir le pope, qu elle «connaît», puis, sur le point de mourir, elle le bénit d un signe de la croix et d un «Blagoslavliayou tiebia» fort slave. 49. Dans La nuit sera calme, il est «catholique non pratiquant». Il s attache à la plus petite des communautés, celle de sa rue. «Si vous me demandez si je suis Français, je vous dirai que je suis Baciste, j habite la rue du Bac.»

7 HERVÉ LE TELLIER Le gaullisme inconditionnel de Gary en accablera beaucoup. Un écrivain comme Jules Roy, dans son journal Les Années cavalières, s indigne que Gary défende Massu. «Je n ai pas le droit, paraît-il, de m élever contre la torture. Le bombardier léger que Romain Gary a été dans la R.A.F. fait au bombardier lourd que je fus l insigne honneur d une confusion dans l interdit de défendre jamais les opprimés. Si ma mémoire est bonne, l ancien bombardier Romain Gary ne s est-il pas élevé [ ] contre le massacre des éléphants? Je m élève contre le massacre et la torture, pendant la guerre d Algérie, de quelques juifs et de beaucoup d Arabes. Est-ce indigne?» 51. C est à cette époque que Gary provoque en duel Clint Eastwood, qui avait couché avec Jean Seberg lors du tournage de la comédie musicale La Kermesse de l Ouest de Joshua Logan, un four commercial et critique. 52. Le FBI monte contre elle une cabbale, la salit, car elle soutient les Black Panthers et lutte (depuis qu elle a quatorze ans!) pour l égalité raciale, mettant désormais sa célébrité au service de cette cause. 53. Après une campagne de presse qui mène Jean Seberg enceinte de neuf mois à la tentative de suicide, et entraîne presque aussitôt la mort de l enfant dont elle accouche, Nina, Gary écrit, pour la protéger, un texte accusatoire contre la presse à scandale, et affirme que Nina était bien de lui, bien qu ils soient séparés et que l enfant soit sans doute celui de l activiste Carlos Navarra. 54. C est en 1973 que Gary achève l écriture de The Gasp, qu il traduira en français en 1977, sous le titre Charge d âme. C est en France un échec critique et commercial.

8 NOTES DE BAS DE PAGE Car soixante ans est aussi l âge auquel sa mère est morte. Comme libéré, il invente Ajar. Il va enfin tirer les ficelles comme on a tiré celles de sa vie. 56. On lira à ce sujet Il était deux fois Romain Gary de Pierre Bayard. 57. Romain Gary écrit Gros-Câlin, beau roman sur la solitude, de mars à décembre À cette époque, il écrit sous son nom Europa et Les Enchanteurs. Comme à chaque fois, Gary écrit à la main. Sa secrétaire frappe alors le manuscrit, puis Gary le recopie manuellement, à l encre bleue, dans quatre gros registres noirs de comptable, comme preuve de l authenticité de sa création. Il procédera ainsi pour chacun des romans qu il signera Ajar. 58. Les Têtes de Stéphanie, comédie d espionnage signée Shatan Bogat, paraît en même temps que Gros-Câlin, d Émile Ajar. 59. Shatan Bogat serait un Américain d origine turque qui vivrait en Inde. Il y serait le dirigeant d une compagnie de pêche. «Il est totalement impossible de se cacher sous un pseudonyme à Paris», dira Gary, avouant être Shatan Bogat. Shatan Bogat est sacrifié pour protéger, semble-t-il, Émile Ajar. La seconde édition sera publiée avec, sur la couverture, un timbre représentant Ajar. 60. «Il y a un moment dans la vie où l on veut redevenir un débutant», affirme Gary dans une interview télévisée. 61. Robert Gallimard, ami de Gary, est effectivement une tombe. Cousin de Claude et de Simone, son épouse, il est longtemps le seul à savoir. Cournot lui-même, éditeur au Mercure de France, ne sait rien. Il exige, pour Gros-Câlin, une coupe de cinquante pages.

9 HERVÉ LE TELLIER C est Pierre Michaut, ami de Gary, qui représente l écrivain Ajar, basé à Oran. En France, Émile Ajar, ancien étudiant en médecine, est poursuivi pour avoir pratiqué des avortements. C est pourquoi il vit au Brésil. Gallimard gardera le «secret». 63. Raymond Queneau, seul, au Comité de lecture, craint la «plume d un vieux routier». On le soupçonne, justement, ainsi qu Aragon. 64. «J affirme que je ne suis pas Émile Ajar et que je n ai collaboré en aucune façon aux ouvrages de cet auteur.» Attestation écrite de Gary reproduite dans la presse. 65. Gary a pensé faire envoyer à Malraux un exemplaire dédicacé de Gros-Câlin signé «Roman pas mort». Roman, comme Roman Kacew, mais l évidence se fera plus tard. 66. Et pourtant, comme le notera plus tard Myriam Anissimov, dans Romain Gary, le caméléon (Denoël, 2004, p ), Gary a parsemé Gros-Câlin de personnages, de métaphores, tirées de ses œuvres antérieures. 67. L écrivain Christine Arnothy, d origine hongroise, a-t-elle deviné? Elle décrit en tout cas Ajar dans Le Parisien libéré (en octobre 1974), comme un «Oranais à l humour tchèque et à l angoisse russe, [qui] décrit Paris par petites touches, comme on ne l a jamais fait». 68. Gary parlera plus tard de la «défense Ajar» comme d un jeu d échecs, avec le petit pion (Michel Cousin, le héros de Gros-Câlin), la Dame (Madame Rosa de La Vie devant soi), le Fou (l Ajar héros de Pseudo), enfin le Roi (qui refuse de mourir dans L Angoisse du roi Salomon). 69. Cf. le magnifique Tombeau de Romain Gary de Nancy Huston. 70. La Tendresse des pierres était le premier titre de La Vie devant soi. La femme de Paul Pavlowitch remarque que Gary avait déjà donné ce titre au roman qu écrivait Jess Donahue, l héroïne d Adieu Gary Cooper. 71. «Mon vieux, j ai besoin de toi. Peux-tu être Émile Ajar, répondre à des interviews?» est la phrase exacte.

10 NOTES DE BAS DE PAGE Paul Pavlowitch, quand il accepte la proposition de Gary, a 33 ans. Il personnifiera Ajar, lui qui possède les traits de «métèque» que Gary aime, et admire un oncle dont il a lu tous les livres. À Paul, Gary généreux a offert des études à Harvard. 73. Le voyant, Michel Cournot avoue n avoir «pas hésité une seconde que c était lui». Et d ailleurs, l effet est si fort que dans la chambre de Paul Pavlowitch, il croira avoir vu un revolver. 74. Interviewé pour la première fois par Yvonne Baby, du service littéraire du Monde, Pavlowitch-Ajar crée un personnage un peu différent de celui que Gary lui a fabriqué, et modifie aussi quelque peu sa vie inventée. Pour rester «le plus proche de lui, ne pas se couper», dira-t-il plus tard. 75. Gary écrivait le matin, Ajar écrit l après-midi. Mais ce rythme s inversera parfois pour les livres à venir. 76. «N en rajoute pas», avait conseillé Gary à Paul Pavlowitch qui s inquiétait de ne savoir répondre aux questions des critiques, «les gens complèteront». 77. «Je n ai pas encore lu La Vie devant soi», répond Gary à des journalistes qui lui demandent son avis sur le nouveau Goncourt. Quand on lui demande s il n aurait pas rewrité le livre de son neveu, il répond, comme excédé : «Merde, merde et merde». 78. Il écrit, dit-on, les 240 pages de Pseudo en six semaines, et cette urgence sans doute artificielle explique l écriture presque pathologique du livre. Mais le premier texte aurait été de 1200 pages. 79. Gary s y désigne lui-même sous le nom de «Tonton-Macoute». 80. Dans le premier chapitre de Pseudo, le «rapport médical» qu Ajar dit être le sien affirme ceci : «La simulation, poussée à ce point, et assumée pendant des années avec tant de constance et de continuité, témoigne par son caractère obsessionnel de troubles authentiques de la personnalité.»

11 HERVÉ LE TELLIER Gary écarte le danger dans Pseudo : «Écrit sous le pseudonyme d Ajar, ajar voulant dire laissé ouvert en anglais, aveu d une vulnérabilité masochiste» Jar signifie «braise» en russe, comme Gary signifiait «brûle». 82. «Quand je le regarde dans les yeux il en a six paires, mais parfois j arrive à en coincer une je vois bien ce qui se passe», dit l Ajar de Pseudo de Gary Ajar écrit aussi et surtout : «Je suis mon propre fils et mon propre père». 84. La très récente traduction anglaise de David Bellos, chez Yale University Press, a pour titre Hocus Bogus. Hocus Bogus, terme presque intraduisible, signifie faux, toc, falsifié. 85. Dont le volume collectif Romain Gary des Cahiers de l Herne (2005), témoigne. 86. Dans son appartement du 108 rue du Bac, dans les années soixante-dix, il porte des gilets mexicains, des bottes en cuir, des ponchos des Andes, des blues jeans, des battle dress, un maquillage outrageux. 87. Michel Tournier aura semble-t-il toujours refusé d y croire, analysant dans le chapitre «Émile Ajar ou la vie derrière soi» de son livre Le Vol du vampire (1981) les styles de Gary et d Ajar. Ce sont deux écrivains différents, conclut-il, ajoutant à la republication du texte (auquel il ne change pas une ligne), qu il n avait jamais cru à une supercherie pareille. 88. Une thèse de littérature soutenue en 1998 par Adam Pawłowski (sic) applique la méthode dite des «séries temporelles», où l on inventorie les fréquences des unités lexicales dans des œuvres d un même auteur. Pawłowski en conclut que Gary a écrit les quatre œuvres d Ajar.

12 NOTES DE BAS DE PAGE En avril 2007, c est Dominique Labbé (qui a publié sa recherche de paternité des pièces de Molière) qui applique la méthode de la «distance intertextuelle» aux œuvres d Ajar et aux romans de Gary. Les résultats sont ambigus : certains romans d Ajar dépassent le seuil élaboré par Labbé qui démontre que les textes analysés appartiennent à deux auteurs différents. 90. Clair de femme, où Gary fait l éloge du couple, est écrit en un temps où l homme Gary va de conquêtes féminines en rapports rémunérés avec de jeunes prostituées. «Je défends certaines idées qui me sont chères, mais je traduis fort peu en action ces idées» avoue-t-il en réprimant un fou-rire. 91. On découvre Jean Seberg morte à l arrière d une voiture, le 30 août 1979, avec 8,2 g d alcool dans le sang. 92. Ce taux exorbitant fera toujours peser le soupçon d un assassinat camouflé, tout comme l absence de bouteilles à côté d elle, et le fait étrange qu elle avait laissé à son domicile les lunettes correctrices sans lesquelles elle ne pouvait conduire. 93. Cette phrase extraite du Vie et mort d Émile Ajar se trouve plusieurs fois dans l œuvre de Gary. «Je m attache très facilement» vient, dans ce court texte, à la suite de la relation de l interview qu il accorde à Laure Boulay, de Paris-Match, dont il fut «éperdument amoureux» tout au long de l entretien. Interrogée après la mort de Romain Gary sur cet épisode, la journaliste dit seulement : «Romain avait toujours dit qu il me laisserait quelque chose après sa mort». 94. Ce «testament» d Émile Ajar se trouvait dans une enveloppe «Pour la presse».

13 HERVÉ LE TELLIER 235 Hervé LE TELLIER 95. Les Cerfs-volants, son ultime livre, marque une rupture stylistique. C est déjà un livre de la liberté et de la mort. 96. L après-midi du 2 décembre 1980, Gary place un revolver de calibre 38 dans sa bouche, la tête sur une serviette rouge, et se donne la mort. La balle du Smith & Wesson ne sort pas de son crâne. Au pied de son lit, il laisse une note mystérieuse datée «Jour J» : «Aucun rapport avec Jean Seberg, y lit-on. Les fervents du cœur brisé sont priés de s adresser ailleurs.» 97. Ses cendres seront, selon ses vœux, dispersées dans la Méditerranée. 98. Gary, écrit Poirot-Delpech dans Le Monde du 10 juillet 1981, «devrait peu à peu prendre place quelque part entre Malraux et Nabokov, parmi les écrivains de ce siècle qui ont cumulé à un point rare les errances de la vie et de l imaginaire, l intelligence, le cœur, le sens des valeurs nécessaires au salut humain, et du vide qui les menace.» 99. «Je me suis bien amusé, au revoir et merci.»