Casque sur les oreilles, musique à fond. Je passe tout droit devant l entrée du Patio. Transition. Silence. Sur le campus, tout est silencieux.

Transcription

1 Séparation

2 Casque sur les oreilles, musique à fond. Je passe tout droit devant l entrée du Patio. Transition. Sur le campus, tout est silencieux. Seuls mes bruits de pas percent le calme de la nuit. Une note. Mon cœur s emballe. Une seule note suffit pour me faire frissonner des pieds à la tête. Je m arrête. Je laisse la musique m envahir et ferme les yeux, me laissant bercer un moment par cette chanson qui veut tellement dire pour moi. Je bénis le hasard du mode aléatoire, si hasard il y a. Oui, pour moi, c est définitivement du hasard. Quelques secondes passent. La mélodie est lancée. La mélodie de mon enfance, de la voiture et de la route des vacances, des soirées sous la tente, de nos parodies, de nos fêtes, de nos danses endiablées à quatre heures du matin. Je prends une grande inspiration, ouvre les yeux et souris. Je sors d une belle soirée de merde, mais ce n est pas la fin du monde. Ma musique me rappelle que je n ai pas besoin de lui : pourquoi en deux mois, il prendrait le dessus sur tous ceux que j aime depuis si longtemps? S il ne veut pas de moi, s il n est pas heureux avec moi, qu importe. La vie continue et vaut tellement mieux. Je vaux tellement mieux Je tourne à droite. Nouveau Patio. Non, je ne vaux pas tellement mieux Facile de se raisonner, de se dire que tout ça, ça n est pas important. Mais quand le cœur crie l inverse, quand le cœur ne demande que de courir en arrière et d y retourner, les plus belles phrases du monde ne peuvent rien faire. Je vais rentrer chez moi, m écrouler sous ma couette et hurler dans mes oreillers en pleurant comme un bébé. Pourquoi c est si difficile? Pourquoi je culpabilise, pourquoi je le crois quand il me dit que c est de ma faute, quand il s énerve contre moi et jure ne plus jamais vouloir me revoir? Pourquoi je serais le fautif, pourquoi c est à moi d être malheureux, pourquoi c est à moi de penser, de me torturer, de me remettre en question? Pourquoi, pourquoi, pourquoi? Une tache de sang. Deux taches de sang. Mon regard longe le pavé et suit les gouttelettes de sang qui ont perlé sur l allée. Pause. 2

3 Je fais un tour complet sur moi-même. Personne. Juste le silence, pesant. Pas de vent dans les feuilles, pas de moteur au loin. Juste moi, mon casque et une traînée de sang sous ce ciel étoilé d une froide nuit de décembre. Mon cœur semble se figer. Je m en vais en courant? Je fais comme si je n avais rien vu? Je mets du temps pour esquisser à nouveau le moindre mouvement. Mais Est-ce vraiment du sang? Et si tel est le cas, pourquoi avoir peur? Ce n est peut-être qu un animal, quelque chose de simple, qui ne mériterait pas de réagir comme je suis en train de le faire. Je me penche Si, c est bel et bien du sang. Des gouttes éparses, semées sur le sable de l allée, venant du centre sportif et Je me retourne à nouveau. venant du Nouveau Patio. Les gouttes de sang sont derrière et devant moi. Perdu dans mes pensées, je ne les avais pas remarquées, mais il semble bien que j aie marché à côté pendant un certain temps. Où aller? Revenir sur mes pas ou continuer de l avant pour trouver Pour trouver quoi? Ais-je vraiment envie de savoir ce qui se cache au bout de cette piste sanguinolente? Je prends mon courage à deux mains. Je ne peux pas fuir chez moi comme si de rien n était. Je presse le pas et rebrousse chemin, suivant les taches rouges qui brillent sous la lumière des étoiles et me mènent, pas après pas, jusque devant les portes du Patio. Après la dernière tache, tout s arrête net. Mauvaise direction. Je dois suivre les traces dans l autre sens. Je dois suivre les traces dans l autre sens. Mais je n y arrive pas. Mes pieds semblent comme figés au sol, incapables de se décoller. Mes jambes ne répondent plus. Je leur ordonne de bouger, d avancer, de courir. Rien n y fait, je suis bloqué sur les pavés. Bloqué, jusqu à ce que la dernière goutte de sang que j ai suivie frémisse au sol. Le liquide épais tressaille, se détache du béton et s élève dans les airs, lentement. A quatre-vingtdix centimètres du sol, la petite perle rouge disparaît subitement. La deuxième goutte frémit, tressaille, se détache, s élève, disparaît à quatre-vingt-dix centimètres du sol. La troisième goutte. La quatrième goutte. De plus en plus vite. Toutes les gouttes s élèvent et se volatilisent, réduisant à néant la ligne rouge qui m avait guidé jusqu ici. Mon sang se glace dans mes veines. Je ne comprends pas. Qu est-ce qui est en train d arriver? Mes pieds se détachent. Déséquilibré, je titube sur deux pas. Je ne prends plus le temps de me poser de questions et sprinte alors en reprenant ma route initiale pour rattraper la traînée de sang en direction du centre sportif. «Hé, connard, je te parle!» 3

4 Je me retourne. Comme une furie, une silhouette me passe devant et court dans l allée. Encapuchonné, emmitouflé dans un manteau, je n ai pas le temps de voir le visage du garçon. Il s enfile précipitamment dans le petit chemin. Au bout de son bras, quelque chose scintille. Je réalise seulement au moment où il plante le couteau. La personne grogne, tombe à genoux. Deuxième coup de couteau. La silhouette retire son arme, se redresse, jette un rapide coup d œil aux alentours et disparaît comme il est apparu. Le souffle coupé, le sang glacé dans mes veines, mes jambes engourdies par des fourmis incontrôlables, je reste immobile. Tout est arrivé si vite, je n ai rien pu faire, je n ai rien vu venir. Il m a frôlé, m a forcément vu, mais il est parti comme si je n avais jamais été là. Sur le petit chemin, près de l arbre, la forme se redresse. Elle se retourne, pliée en deux, titube en ma direction en tenant son ventre avec les mains. Son souffle est rauque, sa respiration saccadée. Elle hoquette et crache un mélange de salive et de sang. Je veux appeler à l aide, je veux me précipiter en avant pour porter secours. Rien ne sort, rien ne vient, je reste figé là comme une statue. La forme prend l allée et se dirige vers le Nouveau Patio. Des gouttes de sang perlent de son ventre et s écrasent sur le sol. La piste se crée à nouveau et la forme s éloigne jusqu à disparaître derrière le bâtiment. Comme un noyé qui retrouve son souffle, je réussis subitement à avaler l air à pleins poumons. Les fourmis disparaissent et je cours en suivant les traces de sang renouvelées. Lecture. Je passe tout droit devant l entrée du Patio. Transition. Sur le campus, tout est silencieux. Seuls mes bruits de pas percent le calme de la nuit. Une note. Mon cœur s emballe. Une seule note suffit pour me faire frissonner des pieds à la tête. Je m arrête. Pause. Personne. Un frisson parcourt mon bas-ventre. Le froid sec de la nuit transperce mes vêtements. Le campus n est pas rassurant de nuit. Je n aurais peut-être pas dû claquer la porte en pleine 4

5 nuit et m en aller. Si, c est la bonne solution. Je n aurais pas pu rester une seconde de plus avec lui. Lecture. Je laisse la musique m envahir et ferme les yeux, me laissant bercer un moment par cette chanson qui veut tellement dire pour moi. Je bénis le hasard du mode aléatoire, si hasard il y a. Oui, pour moi, c est définitivement du hasard. Quelques secondes passent. La mélodie est lancée. Je prends une grande inspiration, ouvre les yeux et souris. Je tourne à droite. Nouveau Patio. Je marche dans l allée, me persuadant que ce n est pas grave. Ce n est pas grave, ce sont des choses qui arrivent à tout le monde et je vaux mieux que ça. Il n a pas à me faire culpabiliser, à me faire croire que c est de ma faute. La faute est partagée, nous ne pouvions juste pas continuer ainsi, c est tout. Je prends le petit chemin qui mène au centre sportif. A côté de l arbre, je Expiration rauque quand la lame se retire. A genoux. Tout bourdonne. Tout me lance, tout hurle en moi, tout Deuxième. Un bref regard. C est lui. Lui Il s en va comme il est apparu. Me relever. Arrêter le sang qui ne cesse de se déverser. Tituber et aller aller où? Tout est de plus en plus flou. J avance sans savoir. Du coin de l œil, dans l allée, je me vois en train de me regarder. Moi-même, déjà là, en dehors, ayant abandonné pour contempler la fin. Ça me fait rire rire, ou plutôt contracter mon bas ventre violemment, hoqueter et cracher un mélange de salive et de sang. Mon estomac n est que douleur. A chaque pas, un nouveau coup de couteau semble tout déchirer à l intérieur. Je contiens le déversement tant bien que mal. Nouveau Patio. Pourquoi lui Pourquoi moi Avec lui, que de questions, que je n aurais jamais dû me poser si j avais pris la bonne décision dès le départ. Mais on ne s imagine pas en arriver là quand on commence. Pourquoi devrait-on? Trop de questions, trop de souffrance. Il est trop tôt, ça ne peut pas être en train de se passer. Pourtant, alors que les gouttes laissent derrière moi cette macabre piste, je sens mon souffle se faire de plus en plus faible, mes muscles peiner de plus en plus. Patio. 5

6 Comme un dernier coup de couteau qui écorche ma plaie, qui brûle toute ma chair. Je m écroule à genoux sur les pavés pour ne plus me relever. A plat ventre, les mains au sol, la plaie ouverte. Je sens le liquide chaud s étendre sous moi, se répandre autour de moi. Je ferme les yeux. Je respire lentement. Transition. Casque sur les oreilles, musique à fond. Une note. Mon cœur s emballe. Je souris. Sur le campus, tout est silencieux. 6