La circulation des productions culturelles Cinémas, informations et séries télévisées dans les mondes arabes et musulmans

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2 La circulation des productions culturelles Cinémas, informations et séries télévisées dans les mondes arabes et musulmans Dominique Marchetti (dir.) DOI : /books.cjb.1201 Éditeur : Centre Jacques-Berque, Institut français d'études anatoliennes Lieu d'édition : Rabat, Istanbul Année d'édition : 2017 Date de mise en ligne : 21 mars 2017 Collection : Description du Maghreb ISBN électronique : Référence électronique MARCHETTI, Dominique (dir.). La circulation des productions culturelles : Cinémas, informations et séries télévisées dans les mondes arabes et musulmans. Nouvelle édition [en ligne]. Rabat, Istanbul : Centre Jacques-Berque, 2017 (généré le 03 mai 2019). Disponible sur Internet : < books.openedition.org/cjb/1201>. ISBN : DOI : /books.cjb Ce document a été généré automatiquement le 3 mai Centre Jacques-Berque, 2017 Conditions d utilisation :

3 1 Cet ouvrage analyse les enjeux (politiques, économiques, sociaux, religieux, linguistiques) du fonctionnement des univers culturels nationaux et transnationaux dans les pays des mondes arabes et musulmans. Les auteurs s appuient sur des enquêtes de terrain articulées autour de trois entrées. La première cerne les processus de transnationalisation culturelle en matière d information, tout particulièrement le développement des chaînes panarabes d information, les nouveaux rapports de force entre «grossistes» (agences de presse, etc.), l émergence de médias en ligne et les acteurs transnationaux dans la formation des journalistes. Le deuxième volet appréhende ces logiques d import-export à travers les programmes de télévision et le cinéma. Les films et les séries télévisées turques, l émergence contemporaine de la production documentaire en langue arabe, les luttes politiques et religieuses autour des représentations visuelles des figures saintes de l islam ou encore le poids de l Inde et des Émirats arabes unis dans le marché cinématographique sont les terrains privilégiés. La troisième partie porte sur les politiques audiovisuelles et cinématographiques des États. Sont abordés successivement la diffusion des séries étrangères et nationales par les chaînes de télévision marocaines, les conditions de coproduction et de diffusion des films dits «du Maghreb» en France ou encore la création récente de deux instances de régulation des chaînes de télévision au Maroc et en Tunisie. Au-delà des spécialistes, cet ouvrage s adresse plus largement à tous ceux qui s intéressent aux processus de transnationalisation culturelle.

4 2 SOMMAIRE Avant-propos Dominique Marchetti et Julien Paris Partie 1. Les transformations contemporaines des circulations transnationales de l'information et des pratiques journalistiques Chapitre 1. La transnationalisation de l information et du journalisme Le cas de la région arabe Tourya Guaaybess Géopolitique de l information dans le monde arabe Les événements qui ont façonné les positions des chaînes d information transnationales La «transition démographique» du journalisme L effet domino du journalisme audiovisuel transnational Le cas égyptien : les contraintes et la sélection sont économiques Le journaliste est transnational Chapitre 2. D Al Jazeera à Al Mayadeen : la réinvention d un journalisme militant? Nicolas Dot-Pouillard Révolutions et contre-révolutions Des chaînes idéologisées? De Fidel Castro à Al Mayadeen : l hypothèse néo-tiers-mondiste Bahreïn et Syrie : les raisons d une scission Du discours «démocratique radical» au discours démocratique révolutionnaire Globalisation et engagement partisan Chapitre 3. Nouveaux médias et flux d information journalistique dans le monde arabe : localisation de la production et internationalisation de la consommation Enrico De Angelis Internet et les grands groupes médiatiques : l exemple d Al Jazeera Localisation de la production et des thèmes, internationalisation de la consommation Le nouveau professionnalisme du journalisme numérique : le cas de Transterra Media Chapitre 4. Les nouveaux rapports de forces entre «grossistes» de l information internationale Le cas révélateur de la production et de la circulation transnationale de l information «marocaine» Dominique Marchetti Une domination politique, économique et médiatique de quelques États L espace des producteurs de l actualité transnationale «marocaine» Le développement de l information en langue arabe et ses polarités Les propriétés des journalistes et les limites du modèle «centre-périphérie» Chapitre 5. La (re-)professionnalisation du journalisme tunisien dans la période transitionnelle : le rôle des acteurs extranationaux Olivier Koch Le contrôle de l information sous la présidence de Ben Ali Importation et conditions d adoption Liens diplomatiques, concurrence entre opérateurs et marché du développement

5 3 Partie 2. Les enjeux et les conditions sociales de l import-export du cinéma et des programmes télévisés Chapitre 6. L exportation du modèle français de financement du cinéma en Turquie : un transfert avorté Romain Lecler et Jean-François Polo La stratégie d exportation du modèle institutionnel du CNC à l étranger Un modèle inadapté aux spécificités du secteur cinématographique turc Chapitre 7. La vision turque du «soft-power» et l instrumentalisation de la culture Nilgün Tutal-Cheviron et Aydın Çam La Turquie à la recherche du «soft power» La transformation de la politique extérieure turque après 2002 La construction du «modèle turc» dans les pays arabes et du Moyen-Orient Les retombées de la crise économique mondiale de 2008 Productions médiatiques et «soft power» Les liens entre l AKP et les médias turcs dans la région MENA Les effets réels ou supposés de la diffusion des produits médiatiques turcs dans les pays arabomusulmans Les réactions négatives contre les médias turcs dans les mondes arabo-musulmans Chapitre 8. La morale nationale et internationale des histoires L impératif moral dans la production et la circulation des séries télévisées turques Julien Paris La morale et sa régulation : un impératif pratique Une morale à géométrie variable : un impératif idéologique Morale familiale et nationalisme Nationalisme et morale religieuse L AKP et la morale : constantes et évolutions Économie politique et morale des médias Chapitre 9. Al Jazeera, production documentaire et «identité arabe» Emergence et enjeux d une industrie documentaire dans le monde arabe Michel Tabet Al Jazeera documentaire et la genèse d un marché en langue arabe Organisation et fonctionnement de la chaîne au service d une nouvelle stratégie Un processus de légitimation : le site internet et la revue en ligne Les productions d Al Jazeera documentaire, une prédominance du Machreq arabe Identité et performance Mythe, culture et documentaire Chapitre 10. Biopics religieux et rivalités régionales dans la crise moyen-orientale Yves Gonzalez-Quijano La représentation des figures sacrées en islam : entre doctrines et techniques L image sainte dans l islam contemporain : la géopolitique de l apologétique Chapitre 11. Réappropriation des réseaux de distribution de films indiens au Moyen- Orient : entre hégémonie hollywoodienne et concentrations émiraties Le cas de l implantation de la première société indienne à Dubaï Némésis Srour D initiatives locales discontinues à une centralisation de la distribution des films hindis Expansions libérales : configurations indiennes et émiraties Dubaï, marché traditionnel et pivot régional

6 4 Partie 3. Les marchés médiatiques nationaux dans tous leurs états Chapitre 12. Adapter et produire marocain L évolution des programmes de séries et films télévisés de la télévision marocaine entre 2003 et 2012 Catherine Miller Circulation et rapport global/local dans les études sur les médias arabes : la faiblesse des recherches sur les feuilletons et la langue Ouverture du champ médiatique et résilience de la télévision marocaine 2M, de la francophonie à la marocanisation : le tournant de 2006 Diffusions des séries importées et débat sur le doublage La politique des productions nationales et son impact sur le cinéma marocain Chapitre 13. La circulation commerciale des films maghrébins dans les salles de cinéma en France Enquête sur des entreprises de distribution des films Abdelfettah Benchenna Le[s] «Cinéma[s] du Maghreb»? Ce que les chiffres nous apprennent La répartition des films selon les distributeurs Les relations contractuelles complexes entre distributeurs et réalisateurs Apports et limites des aides à la distribution aux films produits ou coproduits par les pays du Maghreb Chapitre 14. La transformation des marchés médiatiques à l épreuve du redéploiement de la souveraineté de l État au Maghreb Les expériences marocaines et tunisiennes de régulation audiovisuelle Enrique Klaus L ancien régime médiatique au Maghreb Régulation audiovisuelle et transition Une autorité à conquérir La rupture avec l ordre ancien Postface Tristan Mattelart Liste des auteurs

7 5 NOTE DE L ÉDITEUR Cet ouvrage a été dirigé par Dominique Marchetti avec la collaboration de Julien Paris. Par ailleurs, il a bénéficié du soutien de l'institut français d'études anatoliennes (IFEA, Istanbul) et de son directeur Jean-François Pérouse; nous remercions pour leur collaboration éditoriale Isabelle Gilles et Aksel Tibet.

8 6 Avant-propos Dominique Marchetti et Julien Paris 1 Les univers médiatiques nationaux et transnationaux sont depuis leur émergence au XIX e siècle des terrains très féconds pour étudier les luttes symboliques et matérielles d ordre économique, politique, médiatique, religieux, social, etc. qui se jouent entre, d une part les États, les entreprises, etc. et, d autre part les agents sociaux (Winseck et Pike, 2007). Si ces espaces sont jugés stratégiques, c est notamment parce que les médias possèderaient intrinsèquement un pouvoir d influence sur les populations. Cette croyance dans les «effets des médias» est omniprésente dans les pratiques et les visions du monde. Pourtant, ce pouvoir demeure très largement supposé tant les études en sciences sociales montrent des formes d appropriations très distanciées de la part des agents sociaux à l égard de ce qu ils consomment (Darras, 2003 ; Le Grignou, 2003). Pour ne prendre qu un exemple contemporain et caricatural, il suffit de voir le foisonnement des publications sur le rôle considérable prêté aux «médias sociaux» dans les révoltes intervenues en 2011 et 2012 dans plusieurs pays majoritairement de langue arabe. En revanche, les recherches en sciences sociales ont largement montré qu agir sur les médias était souvent une manière de vouloir agir sur d autres champs sociaux pour tenter d influer sur leurs rapports de forces. Loin d être des pouvoirs en soi ou, selon l expression consacrée des «quatrièmes pouvoirs», les espaces médiatiques nationaux et transnationaux sont comme leur nom l indique des champs médiateurs. Pour le dire autrement, ils sont au croisement de différents univers sociaux, notamment économiques et politiques, qui pèsent fortement sur leur fonctionnement, et, dans le même temps, ils sont stratégiques parce qu ils produisent par ricochet des effets sur ces mêmes espaces, tout particulièrement sur le champ politique ou plus largement le champ du pouvoir (Bourdieu, 2011, p. 128) 1. 2 Si la question des appropriations par le public est de facto présente en filigrane dans toutes les contributions de cet ouvrage, le propos consiste ici plutôt à analyser précisément les multiples enjeux (politiques, économiques, sociaux, religieux, linguistiques, etc.) qui se cristallisent dans le fonctionnement même des espaces médiatiques nationaux et transnationaux. Cet objet est ici traité à partir du terrain de la production et de la circulation de productions culturelles de grande diffusion (cinémas,

9 7 programmes de télévision et informations) au sein des mondes arabes et musulmans 2. Parce que la postface de Tristan Mattelart synthétise les principaux apports du livre, on voudrait ici montrer à la fois l intérêt scientifique et politique d étudier ces questions et l approche qui a été choisie 3. 3 En effet, en dépit de l importance des transformations affectant les médias dans les mondes arabes et musulmans et des enjeux qu ils recouvrent, ceux-ci ont été (et sont encore souvent) considérés de manière homogène comme les seuls produits de régimes autoritaires. Le domaine reste encore peu traité par les sciences sociales francophones. Alors que dans les années des chercheurs en SHS avaient investi des terrains sur les biens culturels populaires, notamment parce que les débats «Nord/Sud» autour du Nouvel ordre mondial de l information et de la communication (NOMIC) étaient très prégnants, ces zones d observation ont été progressivement délaissées. Depuis lors, la fin de la guerre froide, les bouleversements géopolitiques incarnés par les effets des attentats du 11 septembre 2001, l installation durable d un parti islamo-conservateur en Turquie au début des années 2000, l alternance politique dans plusieurs pays arabes depuis 2011 ainsi que, la présence économique, politique et religieuse croissante des pays du Golfe et, à un degré moindre, de la Turquie, ont favorisé la restructuration des marchés des biens culturels populaires dans ces zones de production et de diffusion. Qu il s agisse de l information internationale produite par les journalistes, des séries télévisées de grande diffusion et des films de cinéma, les positions des différents États et entreprises sur les marchés internationaux des produits médiatiques ont été profondément bouleversées. Par exemple, l émergence des pays du Golfe, et tout particulièrement du Qatar avec le développement des déclinaisons en langues anglaise et arabe des chaînes du groupe Al Jazeera, ont contribué à la création d un nouveau pôle dans les fractions dominantes de l espace médiatique international et dans certains univers nationaux. Il en va de même pour les différentes chaînes plurilingues des groupes de communication des pays du Golfe ou de la Turquie, qui ont une présence croissante, voire dominante dans certaines zones et thématiques (les séries, les programmes pour enfants, le sport-spectacle, les documentaires, la musique), entrant alors en concurrence avec les États-Unis ainsi que quelques grands pays européens, asiatiques et sud-américains. Si, depuis le début des années 2000, les recherches en langue anglaise sur les médias en langue arabe se sont faites plus nombreuses ou plus visibles, au point même de se structurer autour de centres de recherche ou de revues (Arab Media & Society et Middle East Journal of Culture and Communication), etc. 4, les recherches en langue française sur ces questions demeurent pour l instant à la fois plus rares et dispersées. 4 Au-delà de recherches individuelles pionnières, dont plusieurs ont été menées par des auteurs présents dans l ouvrage, quelques entreprises collectives engagées à l initiative de quelques grands pôles de la recherche en SHS en France sur les pays majoritairement de langue arabe et/ou de religion musulmane et de chercheurs travaillant dans ces pays font cependant exception. C est tout particulièrement le cas d un travail inédit rassemblant une vingtaine de collègues, mené à la fin des années 1990, sur les «recompositions du champ médiatique dans l Orient arabe» qui a ensuite donné lieu à deux colloques à Tunis (Bras et Chouikha, 2002), centré sur le Maghreb, et à Lyon (Mermier, 2003), plus largement consacré à l «Orient arabe». Sa grande force est de réunir des travaux empiriques sur une multiplicité de pays et de terrains (télévisions satellitaires, Internet, édition, publicité, etc.), qui sont malheureusement trop souvent séparés, pour saisir comment se sont implantées et développées les nouvelles

10 8 technologies de la communication dans «l espace arabe». Gregory Kent et Jerry Palmer (2005) proposent également une série d éclairages dans un numéro de revue consacré à la thématique des «mondes arabophones et médias». Tiré d un colloque dont le titre donne la perspective de cet ensemble «l islam, les médias, la guerre», le dossier s intéresse aux transformations des espaces médiatiques, mais aussi de manière beaucoup moins empirique à leurs rapports aux «opinions publiques». Deux ouvrages collectifs parus chez Actes Sud en 2009 (Mohsen-Finan ; Gonzalez-Quijano 5 et Guaaybess) rassemblent davantage de courtes contributions où se mêlent chercheurs, experts, essayistes et journalistes fournissant des éclairages sur les médias dans cette zone à géométrie variable. Ils mettent notamment l accent sur l émergence de «nouveaux publics», d «autres modèles de communication» liés au développement et aux usages des chaînes de télévisions satellitaires et d Internet, en rappelant à juste titre combien il faut les mettre en relation avec les changements politiques et sociaux. Dans une perspective souvent analytique mais parfois normative, un numéro de Confluences Méditerranée analyse les médias comme des vecteurs d influence politique au Sud et à l Est de la Méditerranée. Enfin, un numéro de la revue Égypte/Monde arabe, coordonné par Enrico De Angelis (2015), permet d avoir un éclairage synthétique et historique d une série de transformations à l œuvre dans «le paysage médiatique arabe», avec une focalisation sur le cas égyptien. On pourrait également citer dans un même format d articles courts deux entreprises collectives qui portent sur les mobilisations sociales et politiques en rapport avec les médias : un numéro des Cahiers de l Institut français sur le Proche-Orient (IFPO), coordonné par Olfa Lamloum (2010), éclaire ainsi les processus médiatiques contemporains en utilisant le terrain des médias pour analyser les mobilisations politiques liées à l islam ; un ouvrage collectif, dirigé par Sihem Najar (2013), est quant à lui consacré au cyberactivisme au Maghreb et dans le monde arabe. 5 Au-delà de la nécessité de combler cette lacune de la littérature existante, un autre intérêt de cet ouvrage sur la production et de la circulation des biens culturels dans les mondes arabes et musulmans tient également à l impératif de rompre avec des représentations sociales dominantes homogénéisant «le monde arabe et musulman». Par exemple, qu il s agisse d étudier les feuilletons turcs, notamment leur diffusion à l étranger, ou de la couverture médiatique internationale de l «actualité» au Maroc, on se retrouve de fait confronté, sur le terrain comme dans certaines lectures, à ces perceptions homogénéisantes qui, non seulement n interrogent pas la pertinence même de cette dénomination, mais qui oublient aussi toute la diversité des espaces nationaux (et régionaux) et les rapports de force très inégaux qui existent entre eux. Le développement des télévisions satellitaires panarabes, et peut-être encore davantage d Internet comme l ont montré des travaux sur le rôle prêté aux médias dans les «révoltes», n a probablement fait qu accroître le poids des logiques normatives et technophiles, laissant par exemple accroire à l existence d un espace public rassemblant l ensemble du monde arabe et/ou musulman 6. Les problématiques récurrentes des commandes privées et publiques pour financer des recherches comparatives sur les «jeunes», les «mobilisations», les «violences» et/ou les «médias sociaux» dans les pays majoritairement de langue arabe et/ou de confession musulmane consolident fortement de ce mouvement. 6 Cet ouvrage espère également contribuer très modestement à lutter contre les effets des spécialisations géographiques et disciplinaires des recherches à ce sujet. Si des échanges existent historiquement sous différentes formes 7, il s agit ici, d une part, de favoriser des

11 9 relations transdisciplinaires très larges : études arabes, histoire, géographie, sciences du langage, sciences de l information et de la communication, science politique et sociologie. Pour ne citer qu un exemple révélateur, les travaux réunis ici s appuient sur des pratiques de travail très différentes, ce qui permet de d aborder toutes les phases des processus de production, de diffusion de ces biens culturels grand public. Ainsi, certains mobilisent davantage les entretiens et les observations tandis que d autres se concentrent plus souvent sur des analyses de corpus. D autre part, l ambition est de faire dialoguer des travaux portant sur des aires culturelles différentes (mondes dits «arabes», «indiens», «iraniens», «turcs») en prenant en compte les spécificités nationales (Inde, Iran, Maroc, Qatar, Syrie, Tunisie, Turquie, etc.) et régionales. Cette volonté de décloisonner s est traduite, lors du colloque dont est issu cet ouvrage, par l invitation de chercheurs travaillant sur ces terrains sur la longue durée et, pour lutter contre certains points aveugles de travaux liés aux «aires culturelles», par la mobilisation de discutants étudiant ces processus d internationalisation dans d autres zones. 7 Non seulement ce livre est un rappel à la nécessité de réaliser des enquêtes de terrain de première main ce qui est le cas de la quasi-totalité des contributions présentées pour éviter les généralités sur «la globalisation culturelle» mais son originalité tient également au fait de ne pas porter sur des produits culturels jugés les plus légitimes socialement. Il existe ainsi beaucoup de travaux passionnants, par exemple dans les études rattachées aux translation studies rendant compte des échanges linguistiques entre les espaces nationaux, ou des recherches sur les transferts internationaux des savoirs scientifiques et universitaires par exemple. De même, si la littérature naissante sur le rôle joué ou non par les nouveaux outils multimédias dans les mouvements populaires récents de plusieurs pays arabes et musulmans est à juste titre très importante, leur audience reste encore très faible par rapport aux chaînes de télévision par exemple. Cette publication vise donc à décaler le regard vers les productions et échanges culturels de biens plus populaires, au sens où ils touchent des publics très larges et/ou des milieux sociaux faiblement dotés en capitaux économiques et culturels. 8 Les contributions à cet ouvrage se déclinent en trois parties. Si les deux premières se focalisent essentiellement sur les processus d internationalisation de la production et de la circulation des productions culturelles grand public, la dernière les aborde à partir des transformations de plusieurs espaces médiatiques nationaux. La première partie cherche à cerner une série d enjeux des processus contemporains de transnationalisation de la production et de la diffusion des biens et pratiques à partir de l exemple de l information coproduite par les journalistes. Loin d être exhaustive bien évidemment, elle commence par une synthèse très utile de Tourya Guaaybess sur les reconfigurations des espaces médiatiques dans la «région arabe» sous l effet de mutations démographiques, sociales et économiques (chapitre 1). L auteur vient rappeler comment l émergence des chaînes transnationales ont transformé cette «géopolitique de l information» au profit des États du Golfe et au détriment de l Égypte, mais également les pratiques et les profils des producteurs d information. En s arrêtant plus spécifiquement sur l exemple égyptien, Tourya Guaaybess explique le développement d une presse «indépendante», mais aussi le fort encadrement des organes médiatiques dans ce pays. 9 Les chapitres suivants apportent d autres éclairages plus pointus qui font écho à cette synthèse. Ainsi, Nicolas Dot-Pouillard montre bien, à travers son étude comparée des chaînes de télévision transnationales Al Jazeera et Al Mayadeen, comment ces deux supports, de manière différente et non sans contradictions, s inscrivent dans la tradition

12 10 d un «journalisme engagé», plus présent historiquement dans la presse écrite (chapitre 2). Il souligne le poids des enjeux politiques autour du positionnement de ces deux chaînes, qui, d une part, contraste avec la définition dominante du journalisme distancié s étant largement imposée dans les médias transnationaux de grande audience, et renoue, d autre part, avec un discours tiers-mondiste très présent quelques décennies auparavant. 10 Outre le cas des chaînes satellitaires qui sont au cœur des deux premiers chapitres, les contributions d Enrico de Angelis et Dominique Marchetti abordent plus largement les conditions des circulations transnationales de l information dans les mondes arabes et/ou musulmans à partir de deux approches. Le premier analyse l impact des nouveaux médias, discernant trois grands mouvements qui transforment les espaces journalistiques, notamment en Égypte, en Syrie et au Liban (chapitre 3) : quelques grands producteurs d information, comme Al Jazeera qui est plus doté en moyens humains et financiers, mettent à profit ces nouvelles technologies pour conforter leur position ; la production est de plus en plus localisée, via des «journalistes citoyens», des «freelance qui remplacent les correspondants ou les envoyés spéciaux traditionnels, mais aussi grâce à l émergence de sites d information issu de l activisme politique ; en revanche, elle s accompagne d une internationalisation de la consommation au travers des médias traditionnels, des nouvelles plates-formes numériques qui jouent les intermédiaires entre l offre et la demande puis, plus largement, du développement d Internet. 11 La seconde perspective esquisse ces transformations de l espace de production et de circulation des news généralistes en partant d une étude de cas très localisée (chapitre 4). S appuyant sur l espace des producteurs de l actualité transnationale «marocaine», Dominique Marchetti montre la persistance du poids des grossistes traditionnels notamment les trois grandes agences occidentales sur la production de l «actualité» anglophone et francophone mais aussi en langue arabe. Cependant, le développement sans précédent du sous-espace arabophone doit surtout beaucoup à l émergence des quotidiens, puis surtout des chaînes transnationales. Ce sous-espace a vu son centre de gravité se déplacer relativement de l Égypte vers les États du Golfe (notamment l Arabie saoudite et le Qatar) et le Maghreb continue à y occuper une position très dominée comme le montre la division du travail éditorial entre les correspondants et les agenciers au Maroc et leurs interlocuteurs des sièges. 12 Olivier Koch conclut cette partie à partir d une entrée inédite, celle de l importation de modèles journalistiques étrangers dans le «contexte transitionnel» tunisien et leurs conditions d appropriation (chapitre 5). À partir de l étude des formations au journalisme proposées par des agences de développement nationales, des organisations nongouvernementales et des organisations internationales, il fait apparaître, d un côté, la concurrence entre États qui se joue sur ce marché du développement après la chute de Ben Ali et, de l autre, comment cette offre de formation est décontextualisée par rapport à la situation du journalisme tunisien fortement marqué par la censure politique et économique. C est peut-être moins le contenu et l «efficacité» qui semblent compter pour les protagonistes que de développer un capital de relations (pour les professionnels de l assistance au journalisme) et un capital symbolique (pour les destinataires de l offre, c est-à-dire les journalistes). 13 La deuxième partie de l ouvrage aborde les processus de production et de circulation des biens culturels en s appuyant sur des terrains liés à l import-export des programmes de télévision et des films de cinéma dans plusieurs pays des mondes arabes et/ou

13 11 musulmans. Tout d abord, les chapitres 6, 7 et 8 illustrent à partir d approches différentes le cas central de la Turquie dans les marchés transnationaux régionaux des programmes télévisés et du cinéma. En prenant l exemple de la tentative d exportation en Turquie du «modèle français» de financement du cinéma, Jean-François Polo et Romain Lecler montrent comment le transfert de certaines pratiques et/ou d institutions a pu se heurter à des spécificités structurelles ou politiques d un marché national turc, laissant au final peu de place aux influences extérieures (chapitre 6). La Turquie comme la France possède en effet une importante production cinématographique, mais l intérêt porté par les pouvoirs publics pour le cinéma en Turquie est plus récent et suscite une certaine méfiance de la part des professionnels du secteur. En décrivant l échec de la mise en place d un équivalent du Centre national du cinéma et de l image animée (CNC) en Turquie ou les difficultés à lancer des projets de coproduction franco-turcs, les auteurs contribuent à relativiser l idée d une circulation fluide et homogène des contenus médiatiques à l échelle internationale et l étendue du pouvoir d influence des grands acteurs étatiques de la diplomatie culturelle comme la France. 14 La contribution de Nilgün Tutal-Cheviron et d Aydın Çam prolonge l étude de la diplomatie culturelle des États, mais cette fois-ci depuis le point de vue turc et l exemple de son secteur télévisuel à l international (chapitre 7). En cherchant à développer son offre télévisuelle à l étranger, que ce soit en langues turque, arabe, persane ou anglaise, l État turc poursuit depuis 2009 une stratégie dite de «soft power», dont l espoir est de renforcer l image d un pays pouvant servir de «modèle» à la fois de gouvernance et de réussite économique à l échelle régionale. Cette autre forme de diplomatie culturelle repose à la fois sur des aides financières pour les productions turques de séries télévisées et sur l ouverture de nouvelles chaînes publiques satellitaires. Si les publics des régions majoritairement arabophones et/ou musulmanes semblent saluer parfois les différences (techniques ou culturelles) qu offrent les programmes turcs en regard des programmes occidentaux, les auteurs insistent aussi sur les critiques dont elles font l objet. 15 Le travail de Julien Paris complète ces analyses du cas de la Turquie en s intéressant aux conditions mêmes de production et de circulation de ces mêmes séries télévisées sur le marché audiovisuel transnational (chapitre 8). Par l étude de la législation nationale sur l audiovisuel et de l exportation des feuilletons turcs à partir de données inédites et d entretiens, il met en évidence combien le récit national dominant construit par l État et sa morale, notamment depuis l arrivée de l AKP au pouvoir, explique à la fois les contenus et en partie leur circulation transnationale régionale, notamment dans certains pays majoritairement de confession musulmane. En restituant très concrètement comment les contraintes économiques, institutionnelles, religieuses et politiques pèsent sur les agents de production des feuilletons turcs dans la période contemporaine, Julien Paris explique le fonctionnement de cette économie (au sens large du terme) morale et politique et la manière dont l État turc essaie de la contrôler. Plus largement, il vient rappeler la nécessité d étudier les formes de régulation morale (et notamment religieuse) à l œuvre dans la production et la diffusion des productions culturelles, et pas seulement en prenant le cas des pays majoritairement de confession musulmane. 16 Les chapitres suivants déplacent non seulement le regard vers d autres espaces nationaux stratégiques (les pays du Golfe, l Iran, l Inde notamment) dans l import-export des biens culturels populaires dans la région MENA, mais aussi vers d autres types de terrain (le cinéma et les documentaires de télévision). C est ainsi que Michel Tabet propose une analyse inédite de l émergence de la production documentaire en langue arabe dans les

14 12 années 1990 et 2000, qui était jusque-là relativement limitée et très contrôlée par les télévisions d État (chapitre 9). Grâce à un travail de terrain à Al Jazeera Documentaire, la chaîne ayant largement construit et structuré le marché dans ce domaine, il explique le «projet culturel» qu il sous-tend et ses modes de légitimation (festivals, site internet, revue critique) : contribuer à l émergence et au développement d une «identité» et d une «culture» arabes à travers des documentaires privilégiant les questions d histoire et de société, les portraits des grandes personnalités. Michel Tabet montre l usage positiviste et performatif de l image pour soutenir l existence de ce «mythe» contre les visions européocentristes et/ou orientalistes. Si elle participe de la lutte des représentations sociales sur les mondes arabes et musulmans, elle n en modifie pas pour autant la forme du genre documentaire. 17 Yves Gonzalez-Quijano revient sur les luttes symboliques, politiques, religieuses autour des représentations visuelles des figures saintes de l islam (chapitre 10), opposant notamment l Arabie saoudite, gardienne de l orthodoxie sunnite très prohibitive en la matière, à l Iran, principal représentant d une tradition chiite laissant au contraire une place importante aux icônes des personnages centraux de l islam. Après avoir restitué les histoires des débats autour de ces images saintes, notamment les plus contemporaines au travers des films et des programmes télévisés réalisés ou en projet, il conclut qu on ne peut pas les résumer à cette simple opposition entre chiisme et sunnisme. En effet, Yves Gonzalez-Quijano y voit tout d abord une lutte politique entre pays majoritairement de langues arabes, notamment entre l Arabie saoudite, l Égypte, le Qatar et la Syrie. Cette «guerre [récurrente] des images saintes» se joue également dans l espace musulman, notamment avec l Iran et à destination plus large des musulmans d Asie. Enfin, celle-ci opère désormais plus largement, notamment du fait des nouvelles technologies qui facilitent la diffusion de ces images, à l échelle internationale. 18 Némésis Srour aborde conjointement le poids historique de l Inde dans le marché cinématographique de la région MENA et celui plus récent des Émirats arabes unis (EAU), ou plus précisément de Dubaï qui héberge désormais de grandes firmes dans le domaine (chapitre 11). Son «entrée» l implantation d un bureau de la première compagnie cinématographique indienne aux EAU en 2004 lui permet d aborder les processus très généraux de transformation de l industrie cinématographique. En décrivant la genèse et le développement du cinéma indien dans la région MENA depuis les années 1950, elle explique tout d abord le passage de réseaux informels de production et de distribution à la concentration croissante des opérateurs autour de quelques entreprises. Ensuite et surtout, Némésis Srour restitue un double processus entre Mumbaï et Dubaï : comment et pourquoi, d une part, le cinéma indien se développe en direction de sa diaspora très nombreuse et de nouveaux marchés ; d autre part, pour quelles raisons et de quelle manière Dubaï joue désormais un rôle central sur ce marché en investissant dans les productions culturelles et les nouvelles technologies de la communication pour préparer l après-pétrole et lutter contre l industrie cinématographique européenne et étatsunienne. La plate-forme Dubaï Media City et l explosion des multiplexes fournissent deux exemples patents de cette stratégie. 19 La troisième partie analyse la production et la circulation des productions culturelles de grande diffusion en portant davantage l accent non seulement sur le fonctionnement d espaces médiatiques nationaux (Maroc, Tunisie), à travers les politiques audiovisuelles et cinématographiques des États, mais aussi leurs relations privilégiées avec certains de leurs homologues étrangers, tout particulièrement la France. Autrement dit, cet ensemble

15 13 vient rappeler l importance de «localiser» ce qui est trop vite appelé «l international». L approche par les langues (discours, pratiques) et les enjeux qu elles cristallisent, qui est proposée par Catherine Miller dans son étude des politiques télévisuelles des chaînes de télévision marocaines à propos des séries nationales et étrangères, est très originale par rapport à l ensemble de la littérature sur les médias en langue arabe (chapitre 12). Dans un univers national où les chaînes satellitaires étrangères et leurs feuilletons sont très regardés, des dirigeants de chaînes marocaines (ici ceux de 2M) promeuvent depuis les années 2000 le dialecte national (darija) à travers, d un côté, le doublage des séries importées (américaines, indiennes, mexicaines, turques, etc.) et, de l autre, mais dans une moindre mesure, des programmes nationaux de fiction et de téléréalité. Ce mouvement, tout comme plus largement la «libéralisation économique» de l audiovisuel, s inscrit dans des débats récurrents sur l «identité nationale», la «marocanité», etc. dans lesquels la place du dialecte, tout particulièrement par rapport au français, des productions nationales sont des enjeux forts. L auteur restitue ainsi ces débats, notamment à travers une étude de la presse nationale entre 2009 et 2012, en les replaçant dans l histoire contemporaine du champ audiovisuel marocain. Catherine Miller explique à la fois les transformations des politiques étatiques visibles dans les cahiers des charges des chaînes et la manière dont les contraintes commerciales pèsent désormais davantage. 20 Le chapitre signé Abdelfettah Benchenna poursuit cette analyse de l articulation de la production et de la circulation des produits culturels entre différents espaces nationaux en prenant l exemple des films de cinéma dits du Maghreb en France (chapitre 13). Dans une approche d économie politique critique, qui s appuie à la fois sur des données inédites du CNC et une série d entretiens, l auteur questionne tout d abord à la fois la notion même de «films du pays du Maghreb» et la «nationalité» attribuée à ces œuvres. En effet, Abdelfettah Benchenna montre combien celles-ci (relevant quasi-exclusivement de la catégorie des films d auteurs) sont majoritairement financées par le système d aide étatique français et nombre de leurs auteurs vivent entre l Afrique du Nord et l Europe. Ensuite, il entre dans le détail de l économie (au sens large) de la distribution en France des films produits ou coproduits au Maghreb et des rapports de force entre les différents protagonistes (auteurs, producteurs et distributeurs). Par exemple, il montre le poids des coproductions dans la distribution commerciale des films, du capital économique des distributeurs, des budgets alloués à la production et à la distribution, mais aussi la grande dispersion des distributeurs. Enfin, cette contribution est aussi une invitation à mieux comprendre en même temps l offre proposée quelles sont les thématiques dominantes de ces œuvres de fiction (immigration, domination masculine dans la société d origine ou encore le fait divers politique)? mais aussi les attentes réelles ou supposées de la population en France, notamment des familles issues de l immigration maghrébine. 21 L ultime volet proposé par Enrique Klaus aborde la production et la circulation des productions culturelles à travers leur encadrement juridique dans deux univers télévisuels nationaux (chapitre 14). Plus précisément, l auteur revient dans une optique comparative sur les conditions de la création de deux instances de régulation des chaînes de télévision : la Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA) au Maroc au début des années 2000 et la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA) après Après avoir expliqué comment ces deux institutions se construisent en rupture avec l ordre ancien autoritaire, Enrique Klaus met en lumière les points de convergence entre les deux situations nationales, notamment les difficultés des deux instances à imposer leur autorité à l égard des pouvoirs politiques et des opérateurs.

16 14 Il décrit les conditions du redéploiement de la souveraineté de l État sur le secteur en vue de contrecarrer le poids croissant des chaînes transnationales étrangères dans les audiences. 22 L entreprise collective dont résulte cet ouvrage n est qu une première étape en vue d élargir et de structurer davantage un groupe de recherche pour favoriser de tels échanges, voire de réaliser des recherches collectives et/ou comparatives dans ce domaine stratégique. En effet, pour comprendre les luttes sociales, politiques, économiques, religieuses au sein de la région MENA mais plus largement à l échelle internationale, l étude des productions culturelles est un des terrains les plus féconds. BIBLIOGRAPHIE BOURDIEU, P., «Champ du pouvoir et division du travail de domination. Texte manuscrit inédit ayant servi de support de cours au Collège de France, », Actes de la recherche en sciences sociales, n 190, 2011, p , [en ligne] DOI : /arss [consulté le 3 octobre 2016]. BRAS, J.-P., CHOUIKHA, L., dir., Médias et technologies de communication au Maghreb et en Méditerranée. Mondialisation, redéploiements et «arts de faire», Tunis, Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, CONFLUENCES MÉDITERRANÉE, «Médias : stratégies d influences», 2009/2, n 69, [en ligne] [consulté le 3 octobre 2016]. DARRAS, E., «Les limites de la distance. Remarques sur les modes d appropriations des produits culturels», in Regards croisés sur les pratiques culturelles, sous la dir. d O. Donnat, Paris, La documentation française, 2003, p DE ANGELIS, E., dir., «Évolution des systèmes médiatiques après les révoltes arabes. Nouvelles directions de recherche», Égypte/Monde Arabe, n 12, 3 e série, 2015, [en ligne] ema.revues.org/3369 [consulté le 3 octobre 2016]. GONZALEZ-QUIJANO, Y., GUAAYBESS, T., dir., Les Arabes parlent aux Arabes : la révolution de l information dans le monde arabe, Arles, Actes Sud, GONZALEZ-QUIJANO, Y., Arabités numérique. Le printemps du Web arabe, Arles, Actes Sud, KENT G. et PALMER J. (dir.), «L Islam, les médias et la guerre. L opinion publique dans le monde islamique», Questions de communication, n 5, LE GRIGNOU, B., Du co te du public : usages et rećeptions de la teĺe vision, Paris, Economica, LAMLOUM, O., dir., «Médias et islamisme», Les Cahiers de l IFPO, n 5, 2010, [en ligne] books.openedition.org/ifpo/1359 [consulté le 3 octobre 2016]. MERMIER, F., dir., Mondialisation et nouveaux médias dans l espace arabe, Paris, Maisonneuve & Larose, Maison de l Orient et de la Méditerranée, 2003.

17 15 MERMIER, F., «Médias et espace public panarabe : de quoi parle-t-on?», in Les Arabes parlent aux Arabes : la révolution de l information dans le monde arabe, sous la dir. d Y. Gonzalez-Quijano et T. Guaaybess, Arles, Actes Sud, MOHSEN-FINAN K., dir., Les Médias en Méditerranée. Nouveaux médias, monde arabe et relations internationales, Arles, Actes Sud-Maison Méditerranéenne des Sciences de l Homme, NAJAR, S., dir., Le Cyberactivisme au Maghreb et dans le monde arabe, Paris, Karthala-Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, TAWILL-SOURI, H., «Arab Television in Academic Scholarship», Sociology Compass, n 2, 5, 2008, p [en ligne] DOI : /j x [consulté le 3 octobre 2016]. WINSECK, D. R., PIKE, R. M., Communication and empire : media, markets, and globalization, , Durham, Duke University Press, NOTES 1. Pierre Bourdieu définit cette notion de la manière suivante : «Le champ du pouvoir se définit comme l espace des positions à partir desquelles s exerce un pouvoir sur le capital sous ses différentes espèces. Il faut en effet distinguer entre la simple possession de capital (économique ou culturel par exemple) et la possession d un capital conférant un pouvoir sur le capital, c est-à-dire sur la structure même d un champ, donc, entre autres choses, sur les taux de profit, et, par là, sur l ensemble des détenteurs ordinaires de capital : ainsi, dans le champ économique, les actionnaires de contrôle, détenteurs de la véritable propriété économique, s opposent aux petits porteurs, détenteurs de la propriété juridique du capital financier ; de même, dans le champ de production culturel, aux simples possesseurs de capital culturel s opposent les possesseurs d un pouvoir sur le capital culturel, et, notamment, sur la détermination des chances de profit (et de reproduction) assurées à ce capital (par exemple, les auteurs consacrés et dotés, de ce fait, d un pouvoir de consécration, mais aussi, et sans doute plus encore, les éditeurs, les critiques, les journalistes)». 2. Le pluriel de l expression vise à montrer qu il ne s agit non seulement pas d homogénéiser, comme c est le cas trop souvent, les pays majoritairement de langue arabe et/ou musulmans mais aussi de questionner l idée qu une telle zone au singulier serait pertinente d un point de vue scientifique. 3. Ce projet est né d une rencontre des deux coordinateurs et d un constat d isolement partagé faisant regretter la quasi-absence d initiatives rassemblant les rares chercheurs qui travaillent sur les productions médiatiques au sens large dans les Instituts français de recherche à l étranger (IFRE), situés dans les États majoritairement de langue arabe et/ou de religion musulmane, ainsi que des collègues en poste dans ces pays, sans prétention bien évidemment à l exhaustivité. Rompre avec cet isolement apparaissait d autant plus impérieux que des incitations institutionnelles étaient en mesure de soutenir la réalisation d une telle rencontre. Le colloque, qui a eu lieu les 29 et 30 septembre 2014 à Rabat, n aurait en effet pas été possible sans la dotation importante du GIS Moyen-Orient et Mondes Musulmans ainsi que le soutien financier et logistique du Centre Jacques Berque (CJB, Rabat), de l Institut Français d Études Anatoliennes (IFEA, Istanbul) auxquels nous sommes rattachés. D autres institutions de recherche et d enseignement) ont également apporté leur appui à ce projet : la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc (BNRM), le Centre d études Inde/Asie du Sud (CEIAS), le Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), l Institut de recherches et d études sur le monde arabe et musulman (IREMAM), l Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), le

18 16 Laboratoire des sciences de l information et de la communication (LABSIC) et le programme ERC Wafaw. Que tous ceux qui ont contribué à cette initiative en soient remerciés. 4. Ces centres de recherche et ces revues sont abondamment cités au fil des pages de cet ouvrage, mais on retiendra notamment les travaux de Lila Abu-Lughod, Douglas Boyd, Joe Khalil, Marwan Kraidy, Noha Mellor, William Rugh, Tarik Sabry, Naomi Sakr et Christa Salamandra. Pour une analyse de cette littérature anglophone, on se reportera utilement à la synthèse d Helga Tawill- Souri (2008). 5. Cet auteur, qui participe également à cet ouvrage, poursuit de manière hebdomadaire son analyse des transformations en cours dans les pays majoritairement de langue arabe à travers un blog ( 6. Franck Mermier (2009, p ) pointe bien ces problématiques normatives dans un article utile intitulé «Médias et espace public panarabe : de quoi parle-t-on?». 7. Dans le cas du Maghreb, on pense notamment au Groupe de Recherche International (GDRI) «Communication, médias et liens sociaux en Méditerranée» (COMMED).

19 Partie 1. Les transformations contemporaines des circulations transnationales de l'information et des pratiques journalistiques 17

20 18 Chapitre 1. La transnationalisation de l information et du journalisme Le cas de la région arabe Tourya Guaaybess 1 Les rapports Nord/Sud dans le domaine de l information constituent une thématique centrale dans le champ disciplinaire de la communication internationale (Thussu, 2006). Cela fait partie des fondamentaux de cette sous-discipline des sciences de l information et de la communication (ou media and communication studies) dominée par la recherche anglaise et surtout nord-américaine qui émerge dans les années 1950, pour s épanouir dans les années avec une approche critique (Escobar, 2011). 2 La fin de la guerre froide et l usage des nouvelles technologies de l information ont bousculé l ordre mondial de l information qui prévalait. Rompant partiellement avec le paradigme d impérialisme culturel, de «centres» et de «périphéries», autrement dit de pays dominants dans le domaine de l information et de pays dépendants de ces derniers (Schiller, 1978), les approches théoriques ont privilégié le concept de globalisation de l information. Certains remettent en question ce «mythe de la globalisation» (Hafez, 2007), dans la mesure où ce paradigme ne masque ni la persistance d un déséquilibre mondial en termes d accès à l information, ni celle d une approche développementaliste pour appréhender le rôle des médias dans les pays pauvres (Guaaybess, 2002). 3 La mutation dudit «ordre de l information» suite à la libéralisation des industries médiatiques dans les pays du Sud s est accompagnée de celle des représentations des rapports Nord/Sud dans cette discipline. Dans les faits, les rapports sont toujours inégaux en termes d accès aux moyens d information et de traitement de l information, mais la dichotomie Nord/Sud est moins évidente, en raison notamment de la transnationalisation des messages médiatiques. Cela apparaît nettement dès lors que l on observe le cas spécifique de l information et du journalisme. Afin d appréhender cette question, nous allons prendre l exemple des pays arabes aujourd hui. La région arabe, comme d autres zones dans le monde (Sinclair, Jacka et Cunningham, 1996) constitue un marché régional au sein duquel circulent information et biens culturels. La transnationalisation de

21 19 l information et des flux audiovisuels des années 1990 a constitué une rupture dans l histoire du journalisme. Elle s est accompagnée d une «transition sociologique» des professionnels et des usagers des médias parallèlement à la transition démographique plus globale des pays arabes. Les événements qui ont marqué l ordre régional de l information ont aussi affecté le journalisme d une façon générale. C est ce que nous abordons en premier lieu. La figure changeante du journalisme, sa «transition démographique» est une conséquence de la nature libérale, sur le plan économique, du marché arabe de l information. L importance d Internet comme espace d expression et d essor d un nouveau type de journalisme est apparue avant les «printemps arabes» et est aujourd hui en cours de définition. Dans ce contexte mouvant de l après-«révolution», gouvernants et acteurs médiatiques redéfinissent leur relation et la gouvernance des médias, de façon ou moins conflictuelle. Géopolitique de l information dans le monde arabe 4 Avant la chute du mur de Berlin, les rapports Nord/Sud dans la recherche et sur le terrain étaient fortement marqués par une dimension idéologique. Dans ce contexte, les échanges d information ont fait l objet de débats et de controverses opposant l Ouest et l Est d une URSS qui comptait dans son camp la majorité des pays du «tiers-monde» dont les pays arabes (Mattelart, 1992). Ces derniers défendaient au moins autant le contrôle qu ils comptaient préserver sur leur territoire de diffusion contre le free flow of information, ou la libre circulation de l information prônée par les États-Unis, qu un rééquilibrage des moyens d information dans un monde effectivement dominé par les productions culturelles et les agences de presse occidentales (Samarajiwa, 1987 ; Frau-Meigs et al., 2012). Les pays occidentaux avaient certes les moyens d imposer leur information et leur vision du monde, mais les régimes autoritaires même lorsqu ils disposent d outils performants d information continuaient à contrôler étroitement les informations de la presse écrite ou audiovisuelle sur leurs territoires. 5 En effet, le paysage audiovisuel arabe se transforme dans les années 1990, notamment sous l impulsion des réseaux de chaînes satellitaires opérant depuis l Europe, et diffusant dans le monde arabe 1. Il en est de même de la presse écrite offshore, produite à Londres pour être distribuée dans le monde arabe. Ces médias transnationaux privés étaient entre les mains d hommes d affaires saoudiens, qui veillaient à ce que le contenu éditorial des messages reste fidèle à la ligne de la monarchie saoudienne, laquelle pesait sur le choix des annonceurs intéressés par le public des chaînes transnationales (Fakhreddine, 2000). Dans les années 2000, la reconfiguration de l espace médiatique arabe s accélère, les réseaux satellitaires se multiplient : des talk shows, débats, magazines et autres programmes en plateaux font réagir les régimes les plus autoritaires qui s adaptent en développant des stratégies variées pour être présents sur cet espace élargi. En dehors de ces canaux commerciaux, des expériences d ouverture politique ont lieu, à l image des émissions à fort taux d audience et pourtant interrompues : «Rédacteur en chef» (ra is tahrir) animée par le célèbre journaliste Hamdy Qandil 2 ou «Face à face» (wajh li wajh) programmées sur la première chaîne hertzienne égyptienne en 1998, ou encore l émission d opposition tunisienne «Le grand Maghreb», (al-maghrib el-kebir) de la chaîne Al Mustakillah enregistrée à Londres, de 1999 à L observation comparée des secteurs audiovisuels contemporains dans différents États arabes démontrent que des réformes avaient été engagées dans les années 2000

22 20 (Guaaybess, 2012b). Souvent timides, elles témoignent cependant des attentes désormais visibles des téléspectateurs, mais aussi de la double nécessité pour chaque pays d attirer des investissements privés et de marquer sa présence dans un paysage audiovisuel régional très concurrentiel. Les événements qui ont façonné les positions des chaînes d information transnationales 7 Au niveau des jeux de pouvoirs dans l espace médiatique régional, les positions des différents opérateurs nationaux dépendent de leur place sur l échiquier politique mondial et des événements régionaux (en l occurrence des conflits). Début 2000, l Égypte perd son leadership de façon très nette au profit des pays du Golfe. Les émirats du Golfe accueillent les grandes chaînes et réseaux régionaux qui étaient basés en Angleterre ou en Italie. Les programmes de ces chaînes ne sont pas conçus autour d enjeux strictement nationaux qui, par nature, n attirent pas une large audience transnationale. Les chaînes d information et les contenus qui captent l audience sont davantage liés à des questions ou des événements qui touchent l ensemble des pays arabes. Après la guerre du Golfe en 1991 marquée par la domination de l État-major américain et de son dispositif médiatique (Arquembourg, 1994), plusieurs conflits ont impacté le succès d audience de tel ou tel média transnational arabe : il s agit de l opération «Renard du désert» en 1998 qui consacre Al Jazeera dans la région (Rugh, 2004, p. 216), de la seconde intifada en 2000 couverte par la chaîne d information Abou Dhabi TV qui fut très suivie 3 ; l offensive américaine en Afghanistan en 2001 fut couverte par Al Jazeera, de même que la guerre en Irak en 2003, avant les printemps arabes qui signeront son discrédit 4, comme la guerre israélo-arabe de 1967 avait signé celui de la radio égyptienne et à visée panarabe La voix des Arabes. En effet, le traitement mensonger du conflit par la radio nassérienne, alors extraordinairement populaire dans l ensemble de la région, avait sonné son glas. 8 En 2001, Al Jazeera domine au moment de l offensive américaine en Afghanistan à la suite des attentats du 11 septembre. Seul un correspondant de la chaîne, le journaliste Tayssir Allouni, est à Kaboul au moment de l opération américaine. La chaîne a alors l exclusivité des images puis des enregistrements d Oussama ben Laden et son logo apparaît alors sur les écrans du monde entier comme on avait vu celui de CNN en C est à la suite de cet événement que le gouvernement des États-Unis s est inquiété d un sentiment «antiaméricain» croissant qui émanait, non plus des «rues» ou des «masses» arabes dans la terminologie des décideurs, mais d «opinions publiques arabes» dont il convenait donc de tenir compte. 9 La guerre en Irak est lancée en 2003, en même temps que sont conçus les médias arabophones dans le cadre de politiques étrangères d influence ou de «soft power» (Clark et Christie, 2012). Le Broadcasting Board of Gouvernors, autorité publique américaine en charge des médias internationaux lance Al Hurra (La libre), en même temps que Radio Sawa en 2004, pour contrer le déficit de popularité des États-Unis dans le monde arabe et «promouvoir la démocratie» 5. L Arabie saoudite, rivale politique du Qatar, veut aussi faire contrepoids à Al Jazeera et lance la chaîne Al Arabiya (Fandy, 2007 ; Fakhreddine, 2005). Cette dernière connaît un certain succès, contrairement à la chaîne américaine (Snow, 2010) mais aucune n égale le succès d Al Jazeera à cette époque. Plusieurs pays dont la France (l Allemagne, la Grande Bretagne, la Russie, l Iran, la Chine, la Turquie)

23 21 marquent la région de leurs empreintes en lançant chacune une chaîne transnationale d information à destination des audiences arabophones. Événements dans la région arabe (1) Médias d information dans la région arabe (2) 10 Les couvertures biaisées des «révolutions arabes» par Al Jazeera, trop ouvertement alignée à l agenda du Qatar, affectent fortement à la fois son prestige et son taux d audience. Son sérieux discrédit s opère au profit de nouveaux acteurs dans un espace médiatique de l information, plus fragmenté dans le contexte instable qui suit les «printemps arabes». L information alternative et indépendante apparaît davantage sous la figure de nouveaux journalistes et de nouveaux médias (chaînes de télévisions et de radio locales, journaux,..) encouragés par la généralisation de l accès à Internet (Sakr, 2013). En effet, la blogosphère arabe se développe dans le milieu des années 2000 et témoigne de la vivacité de la «société civile» arabe et de la présence d un jeune lectorat, aussi bien au Moyen-Orient, qu en Afrique du Nord (Najar, 2012 et 2013). 11 Sans les remettre en cause, on réfléchit à la place et au rôle des acteurs étatiques dans la gouvernance des médias, et plus spécifiquement du secteur audiovisuel (Institut Panos, 2012). Par ailleurs, l «espace public» et la «société civile» redeviennent des sujets légitimes de réflexion, après avoir été les «angles morts» de la recherche portant sur les pays arabes (Ben Néfissa, 2011). A côté des prospectives sur la gouvernance des médias, l accent est plus que jamais porté sur plusieurs catégories d acteurs et de leaders d opinion, dont les journalistes.

24 22 Cette photo d une publicité prise au siège d Al Jazeera à Doha défend à travers plusieurs expressions la position professionnelle de la chaîne (fortement critiquée) sur les révoltes qui ont eu lieu dans plusieurs pays majoritairement de langue arabe à partir de 2011 : «Certains les qualifient d émeutes, d autres les considèrent comme la liberté d'expression» (en haut à droite) ; «À chaque fois que les angles d attaque se multiplient, l image devient plus claire» (en bas à droite) ; «La diversité nous enrichit» (en bas à gauche). ( D. Marchetti, 8 janvier 2017) La «transition démographique» du journalisme 12 Notre propos n est pas de traiter du «journalisme arabe» ou de participer d une vision holistique qui gommerait l histoire et les réalités socio-culturelles de chaque pays. Il n est pas non plus question de dresser un panorama exhaustif des journalistes dans ces différents espaces nationaux. Traiter de dynamiques en cours, les inscrire dans une continuité et dans l espace large des pays de la région MENA est cependant pertinent pour appréhender les évolutions du journalisme dans le monde arabe. Il est possible de déterminer ses contours compte tenu de son inscription dans un système médiatique transnational. L approche systémique adoptée ici est partie du constat initial que les médias en langues arabes et les industries qui les portent sont liés entre eux par le fait de leur dépendance à un même bassin d audience arabophone aux niveaux local, national, régional et international (Guaaybess, 2005). Certains auteurs parlent d espace «géolinguistique» pour qualifier ce rapport de la langue à un territoire (Sinclair, 2000). 13 S agissant plus précisément du journalisme, du secteur audiovisuel, de la presse écrite nationale ou transnationale (dont la presse offshore qui est réalisée depuis l Europe), ou même d Internet, il s inscrit dans le temps de la mondialisation et de l usage des NTIC. Il serait naïf de croire que l évolution du journalisme dans un pays arabe donné est sans incidence sur celui des autres de la zone MENA, tant il est intégré ne serait-ce que partiellement à un système médiatique qui induit des industries, des opérateurs, des

25 23 publics, des formations qui ne sont pas enfermés dans les limites des frontières des Étatsnations. À cela s ajoute le fait que les journalistes participent d une «géolinguistique» qui permet leur mobilité, les échanges et une émulation dans le système médiatique arabe. 14 Par exemple, c est en raison de cette interdépendance des médias audiovisuels arabophones qu en février 2008, à l initiative de l Arabie saoudite et de l Égypte, les ministres de l information des pays de la Ligue arabe se sont entendus pour signer une charte (à l exception du Liban qui a voté contre et du Qatar qui s est abstenu) sur les «principes pour l organisation de la diffusion de la radio et de la télévision par satellite dans le monde arabe» 6. Aux yeux des régimes autoritaires, l intérêt de ce document, restreignant la liberté d expression, réside précisément dans le fait qu il s impose à tous dans un territoire médiatique sans frontières. Prenons un autre exemple, diamétralement différent, qui est la multiplication de projets de médias locaux que l on peut observer depuis quelques années : chaînes Youtube, webradios, plates-formes web d actualités, etc. Ainsi, l initiative Welad Elbalad for Media Services, fondée en 2011 en Égypte s est donnée pour mission d aider au développement des médias locaux et communautaires. L idée de cette société est de permettre l expression de chacun, y compris dans les zones les plus reculées. Ce retour au local et l envie manifeste d un slow journalism 7 c est-à-dire au rythme lent de l investigation et à la faveur du suivi d un sujet se fait à rebours des tendances dominantes de la mondialisation de l information et de l usage massif des NTIC, produisant des messages cacophoniques et éphémères qui n épousent ni les réalités des terrains, ni l actualité au quotidien. En complément et en réaction au développement des médias transnationaux, ces espaces médiatiques nationaux et locaux se sont mis en place, traduisant paradoxalement la nature systémique des médias et la confluence médiatique. L effet domino du journalisme audiovisuel transnational 15 La presse écrite papier reste vivace dans les pays arabes, de même que la radio. Au lendemain de la destitution du régime de Ben Ali en Tunisie, c est près de 187 titres de presse qui ont obtenu l autorisation de paraître et 12 stations de radios d émettre. Le même phénomène s était produit en Irak en 2003 (Lynch, 2006, p. 216) ; cette abondance de journaux au lendemain de crises témoigne de la prégnance sociale de ce média, même si elle ne préjuge pas à tous les coups de la crédibilité de l offre. Un expert du journalisme dans le monde arabe que j interrogeais sur les évolutions de la presse écrite depuis 2010 me répondit : «mais de quelle presse arabe on parle? Les journalistes des grands titres comme Al-Ahram ou Al-Hayat sont des notables qui font du commentaire, peu de terrain ou alors pour rencontrer une élite» 8. Il n empêche que d autres formats d information et d autres types d écriture journalistique ont ringardisé ce «journalisme d opinion» auprès des publics. Tout d abord, les chaînes satellitaires ont imposé de nouvelles pratiques professionnelles et donné une visibilité à de nouvelles figures journalistiques. En effet, le rapport de causalité se situe dans ce sens : ce sont les chaînes privées et les chaînes transnationales qui ont bousculé les normes journalistiques, et non l inverse ; les journalistes ayant rarement le pouvoir qu on leur prête (Charon et Mercier, 2003). L émergence de journalistes moins compassés et plus indépendants n est que la manifestation de ces changements structurels en amont.

26 24 16 Le début du déclin de la communication unidirectionnelle d une autorité vers son public, et l émergence d une communication plus horizontale fondée par l interactivité médiaspublics apparaît à un stade embryonnaire avec les chaînes satellitaires, à vocation transnationale, et finit par toucher certaines chaînes nationales (publiques ou privées). L érosion des hiérarchies pyramidales ou des autorités morales, politiques ou religieuses est sans aucun doute une caractéristique d Internet (Bunt, 2000) mais elle était en gestation dans les chaînes commerciales. La multiplication des talk shows en direct, prenant les appels des téléspectateurs (Kraidy, 2010), ou si l on prend l exemple du champ religieux, les chaînes où certaines émissions religieuses, en consacrant le succès de «télévangélistes musulmans», répondaient à l attente d un islam de proximité et pragmatique distinct de l islam canonique (Haenni, 2005 ; Galal, 2014). 17 L information de la presse écrite a été affectée par les médias audiovisuels à plusieurs égards. D une part, il existe des liens structurels entre les deux secteurs d activité : les propriétaires des chaînes commerciales participent parfois du capital de la presse écrite et vice-versa. Les hommes d affaires égyptiens Ahmad Bahgat et Naguib Sawirès sont à la fois dans le capital du journal Al-Masry al Yom et dans celui des chaînes privées égyptiennes OnTV et DreamTV. Cela est bien entendu applicable à la presse transnationale : l alliance entre le réseau satellitaire libanais LBC et le journal transnational Al-Hayat en est un exemple. D autre part, il arrive que les journalistes travaillent dans les deux espaces, ou passent de l un à l autre. Les chaînes privées des émirats du Golfe qui sont plus lucratives exercent d ailleurs une certaine attraction. Enfin, la nature systémique de l espace médiatique oblige les journaux à repenser leurs lignes éditoriales, pour échapper au risque de paraître dépassés par rapport à d autres journaux, mais aussi aux chaînes d information qui proposent débats et informations de première main. 18 Les premières chaînes privées nationales, à l image de la chaîne égyptienne Dream TV doivent leur succès aux journalistes vedettes ; ces derniers sont, pour le dire crûment, un atout commercial. Ce phénomène est d ailleurs observable dans d autres pays où se mêlent libéralisme politique et contrôle politique de l information. Le cas de la Russie où l ouverture de la production télévisuelle à des acteurs privés dans les années 1990 a coïncidé avec l arrivée d animateurs-journalistes vedettes (Daucé, 2013) présente des analogies saisissantes avec le cas égyptien. La nécessité d attirer une audience, pour des motivations commerciales ou politiques et, par conséquent, de tenir compte de la variété des publics et des opinions politiques distingue les chaînes privées des chaînes d État. En même temps que cela a permis le succès et la visibilité d un nouveau type de journalistes, ce phénomène a aussi, paradoxalement, mis en exergue les carences du journalisme, de la presse écrite ou audiovisuelle traditionnelle et la nécessité de promouvoir des formations à la hauteur des enjeux (Mellor, 2007). 19 Les journalistes ont des compétences professionnelles acquises dans le cadre d écoles de journalisme et d autres médias dans les pays arabes mais aussi à l étranger (de la BBC arabe ou Monte Carlo Doualiya par exemple). Les profils varient en fonction notamment de la culture journalistique de chaque pays arabe et des relations historiques que ces pays entretiennent avec la France, les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Potentiellement, le périmètre d employabilité des arabophones est ensuite très large puisqu il s étend aux médias de l ensemble de l espace médiatique arabe. Les chaînes transnationales d information, par exemple, accueillent des journalistes de nationalités diverses, la grande nouveauté étant que des journalistes maghrébins sont également recrutés. Ce

27 25 phénomène inédit, parfaitement incarné dès 1996 par la chaîne Al Jazeera, parangon et pionnière en la matière, reflète l intégration d un système journalistique régional et la nécessité d impliquer le plus largement possible le marché d une audience «panarabe». 20 Le journalisme de la presse et de l audiovisuel, notamment celui pratiqués dans des centaines de chaînes satellitaires qui se sont multipliées, requièrent une main-d œuvre qualifiée, jeune, spécialisée, polyglotte parfois. Cette progression qualitative et quantitative de la demande, dans des contextes où les opportunités professionnelles ne sont pas à la mesure de l explosion du nombre de jeunes diplômés qui arrivent sur le marché du travail, a été à l origine d un engouement pour un secteur professionnel en pleine expansion et nécessitant des compétences diverses. Aussi, l arrivée d une nouvelle génération de journalistes doit-elle plus à la libéralisation du secteur audiovisuel qu aux efforts consentis par les autorités publiques concernées. Cette demande croissante et qualitativement exigeante a donné lieu à un rajeunissement et, élément important, à une féminisation de la profession, effet collatéral, s il l on peut dire, des besoins du marché. Cette «transition démographique» de la profession est à l image de sociétés arabes en mutation. Les médias, rappelons-le, ne sont pas tant les vecteurs du changement que les matrices à travers lesquelles on peut les voir. 21 Les journalistes de plateau «passent à l écran», ils maîtrisent les codes de la communication médiatique à l image de journalistes tels que Ahmad Mansour, Khadija Benguenna, Leyla Chayeb ou Faisam el-kasim de la chaîne Al Jazeera ou de Amr Adeeb et Mona el-shazly d Orbit TV, parmi les très nombreux journalistes que connaissent les téléspectateurs de la région. Sur le terrain, les chaînes d information des networks arabes ont leurs envoyés spéciaux et des correspondants dans les grandes capitales. Ce qui est moins le cas des journalistes des chaînes publiques qui, à l étranger, ne s aventurent jamais très loin des rencontres protocolaires. Le cas égyptien : les contraintes et la sélection sont économiques 22 En regardant de plus près la situation des journalistes, notamment de la presse égyptienne qui est l une des plus dynamiques dans le monde arabe, force est de constater que des contraintes pèsent toujours sur la liberté de la presse après la chute de Moubarak, qu elle soit partisane (des partis politiques de l opposition), publique 9 ou privée. Nous nous contentons ici de relever les éléments saillants qui témoignent de l évolution du journalisme, sans aborder les aspects juridiques et institutionnels, par ailleurs très documentés (Mendel, 2013). 23 Depuis plus d une décennie, plusieurs titres indépendants ont émergé (Gunter et Dickinson, 2013, p. 90) reflétant le dynamisme de ce média. Le statut de la majorité des journalistes en Égypte reste cependant précaire. Les salaires oscillent entre 400 LE et 2000 LE/mois en 2013 (entre 50 et 250 euros par mois), le salaire minimum étant à environ 1200 LE. Les stagiaires ne sont en principe pas rémunérés. Pour compléter ce tableau morose, on assiste à la généralisation des contrats à mi-temps alors même que les journalistes travaillent à temps plein (Berger, 2013). Or, ce type de contrat ne leur permet pas d être membre du syndicat des journalistes dont le droit d entrée est régi par des règles drastiques 10.

28 26 24 Ainsi, pour certaines catégories, dont les photojournalistes, la situation est plus critique encore. Travaillant dans les zones les plus périlleuses, ils ne sont pas assurés en cas d agression ou de blessure sur le terrain. Pour être affiliés au syndicat, ils doivent se prévaloir d un diplôme et être employés dans un média. Les journalistes de la presse en ligne ou du secteur audiovisuel ne peuvent être membres du syndicat. Quant aux journalistes étrangers, ils sont très souvent mieux rémunérés mais ils ne peuvent faire partie du syndicat ; et s ils veulent exercer en Égypte, ils sont tenus d adhérer à l association de la presse étrangère qui délivre les permis. Signe que les choses bougent peut-être, un syndicat parallèle et informel au syndicat historique, le Syndicat des journalistes indépendants, a été créé par le journaliste Wael Tawfiq en Contrairement à son homologue, il n exige pas de contrat à temps plein mais des articles publiés dans la presse égyptienne et accepte les journalistes étrangers en tant que membres associés. Encore modeste, ce syndicat compte 600 membres, essentiellement égyptiens (Berger, 2013). 25 Le syndicat de la presse compterait 9000 membres dans le pays, dont 7000 seraient en exercice journalistes ou plus ne seraient pas syndiqués. Selon cette même source, entre 650 et 700 journalistes ont été licenciés avant et après la révolution du 25 janvier (entre 2011 et 2013) en raison du contexte économique. Sans céder à l économisme, il semblerait bien que les dynamiques en cours dans le secteur du journalisme en Égypte dépendent de plus en plus fortement d hommes d affaires. Le journalisme de la presse tant en ligne (les pure players) que papier continue d avoir besoin du soutien d acteurs économiques. On a vu des journaux et des chaînes émerger par dizaines, mais beaucoup n ont pas tenu. Ces dernières années ont aussi été marquées par la fermeture de plusieurs titres dans la deuxième langue de la presse égyptienne, à savoir l anglais. 26 La trajectoire de Hicham Kassem peut à elle seule résumer le cheminement d un journaliste indépendant des années 1990 à nos jours. Ce dernier, au regard de son parcours et de son activisme pour la défense des droits de l homme, est ce que l on pourrait qualifier un «leader d opinion». Il fonde à la fin des années 1990 le Cairo Times, hebdomadaire égyptien anglophone, premier journal à avoir contourné la censure d État grâce à Internet. Comme il était plus simple d obtenir une licence à l étranger, pour ensuite avoir accès au marché égyptien en tant que publication étrangère, le Cairo Times était importé de Chypre. Les titres étrangers n étaient pas moins sujets à la censure, mais le Cairo Times adopta une stratégie alors inédite : il suffisait de se reporter au journal en ligne cairotimes.com pour trouver les articles censurés, dans la rubrique dédiée aux articles interdits (the forbidden file). À cette période, d autres journaux indépendants sont apparus dans plusieurs pays arabes, le Maroc par exemple, initiés par des journalistes «mondialisés», éduqués et libéraux à l image de Kassem. 27 Ce n est pas un hasard si ce dernier fut en 2004, après la fermeture du Cairo Times, l un des maîtres d œuvre d un nouveau journal indépendant en Égypte, au moment du développement d Internet, Al-Masry al-youm. En Tunisie, où l institution d un journal indépendant n était pas pensable, la plate-forme d information nawaat.org est créée au même moment et rencontre un franc succès (Ben Henda, 2011). Pour revenir au Caire, le journal Al-Masry al-youm, dont Kassem est rédacteur en chef, est un journal papier et en ligne décliné en arabe et en anglais. Sur le plan éditorial, l approche de Kassem est claire : les sujets sont essentiellement locaux et les journalistes qu ils recrutent doivent aller sur le terrain et ne pas avoir été formatés par la presse d État. Le journal n hésite pas à traiter de sujets remettant en cause le pouvoir ; cette position lui permet d élargir son lectorat

29 27 comme lors des élections législatives de 2005 où le journal du 24 novembre fut republié trois jours d affilée après avoir dévoilé les manœuvres frauduleuses et les actions violentes des candidats du parti au pouvoir dans différents bureaux de vote. Ces faits avaient été corroborés par la signature de 120 juges qui pouvaient en témoigner (Amrani, 2005). Le journal est aujourd hui plus lu que l historique Al-Ahram. Les propriétaires du journal sont des hommes d affaires de premier plan en Égypte, ce qui explique probablement que la marge de manœuvre de Kassem ne soit alors pas totale 11. Désireux de s affranchir d une censure économique, il décide en 2008 de quitter le journal pour mettre en place un journal en ligne dont le modèle économique serait, selon ses vœux, basé sur les abonnements plus que des actionnaires dont il veut limiter la participation à 10 %. Dans le contexte instable de 2011, le lancement de son journal Al-Gomhuriya al- Gadida (La Nouvelle République) est ajourné suite aux désistements de plusieurs actionnaires. 28 Dans le sillage d Al-Masry al-youm, plusieurs journaux avaient vu le jour dans les années 2000 : Al-Shourouk, Al-Bedaya, Al-Badeel, Al-Tahrir, Al-Siyassi Magazine, etc. Les titres se sont multipliés mais le lectorat est resté stable (1,5 million de lecteurs en 2013), contraignant beaucoup de titres à fermer en 2013 pour des raisons économiques. Ce qui fera dire à un célèbre journaliste égyptien, Salah Eissa : «Social media, electronic media and talk shows represent big competition to print journalism» La censure économique est celle qui pèse sans doute le plus sur la presse. D abord, la plupart des journaux dépendent des imprimeries et des réseaux de distribution publics, dont les prix sont les plus compétitifs. Ensuite, il faut déposer un capital minimum de 5 millions de livres à la banque pour créer un quotidien. Les titres dépendent donc souvent d hommes d affaires, issus très majoritairement d autres secteurs d activité (Guaaybess, 2015). Le journaliste Ibrahim Eissa, fut renvoyé en 2010 du journal (trop) indépendant Al- Dostour dont il était rédacteur en chef quand l hebdomadaire fut racheté par un homme d affaires proche du pouvoir, Al-Sayyid al-badawy. La censure économique opère aussi à travers les annonceurs, qui se trouvent être dépendants de trois agences de publicité. Le quotidien de gauche Al-Badeel, qui n hésitait pas traiter de la corruption, a ainsi fait faillite en 2009 après le retrait de nombreux annonceurs (Shams el-din, 2012). 30 Cette presse a émergé dans des contextes sociaux à chaque fois particuliers. En Égypte, elle est marquée par les mouvements de mobilisation de 2005 et 2008 et les élections de 2010 qu elle a accompagnés. En Tunisie, elle sert de soupape à l opposition de plus en plus vive, et de lien avec la diaspora qui participe et alimente les échanges. Au Maroc, elle accompagne une volonté d ouverture politique jugée trop timide. Pour le cas égyptien, ces journaux soutenus par des hommes d affaires n étaient pas des oppositions toujours franches au pouvoir, mais ils étaient bien positionnés pour accompagner les révolutions, tant sur le plan médiatique que sur le plan politique. Le journaliste est transnational 31 Nous n avons pas défini le journalisme dans les pays arabes car comme en Europe ou ailleurs, ce terme valise englobe des professions très hétérogènes (Ruellan, 2007) dans un champ où les positions sont inégales : en fonction du statut (pigiste, régulier), du support pour lequel ils travaillent, du domaine de spécialisation, s il s agit d un journaliste assis ou debout, etc. À ces métiers composites et complémentaires s ajoute la mutation des pratiques professionnelles depuis la généralisation des médias numériques. L un des défis

30 28 majeurs du journalisme numérique est celui de trouver un modèle économique viable. Ainsi la transnationalisation du journalisme dans le monde arabe concerne aussi bien le contenu proprement dit (les informations sont reçues partout en temps réel) que les pratiques professionnelles qui requièrent un savoir-faire spécifique et universel : celui d optimiser les atouts d Internet. Par exemple, le succès des sites d information tend à être dépendant d agrégateurs et de règles de référencement dont le mode de fonctionnement demande une expertise particulière des médias numériques. Ces questions inédites sont à l origine de nombreux chantiers de réflexion et ont donné lieu à l émergence de nouvelles formations dans les pays arabes et à une multitude de projets transnationaux de perfectionnement. L avant-garde des journalistes est essentiellement transnationale et mondiale, elle a développé de nouvelles compétences, elle est formée, inscrite de plain-pied dans la société de l information, bénéficie/est soumise à une pluralité de sources d information nationales ou extranationales. Le journaliste aujourd hui n est-il pas transnational? 32 Les nouvelles relations qui s instaurent entre d une part les journalistes, et apprentisjournalistes, arabes et d autre part leurs homologues étrangers, plus souples, moins institutionnelles, sont le reflet d une configuration inédite où les positions des différents acteurs et décideurs politiques sont volatiles et où il convient de miser sur une société civile qu on peine parfois à définir. BIBLIOGRAPHIE AFIFY, H., «With poor economy and lack of political incentives, newspapers struggle to survive», Egypt Independent, 21 février [en ligne] URL : poor-economy-and-lack-political-incentives-newspapers-struggle-survive [consulté le 3 octobre 2016]. ALTERMAN, J. B., New media, new politics? From satellite television to the Internet in the Arab world. Policy paper 48, Washington, Washington Institute for Near East Policy, [en ligne] URL: [consulté le 3 octobre 2016]. AMRANI, I., «Controlled Reform in Egypt: Neither Reformist nor Controlled», Middle East Report online, 15 décembre 2005, [en ligne] URL: [consulté le 9 février 2015]. ARAB SATELLITE BROADCASTING CHARTER (Draft), Principles for Regulating Satellite Broadcasting Transmission in the Arab World, [en ligne] URL: [consulté le 9 février 2015]. ARQUEMBOURG, J., «Les nouvelles logiques de l information en temps de guerre : le modèle C.N.N.», Études de communication, n 15, 1994, p [en ligne] URL : edc.revues.org/2682 [consulté le 3 octobre 2016]. BBG in the News, U.S. funded radio and television make significant gains in the Middle East despite anti- American sentiments, 29 avril 2004, [en ligne] URL:

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34 32 8. Entretien avec Slimane Zeghidour, chercheur et journaliste (TV5 Monde), septembre L industrie de la presse en Égypte était dominée par les trois quotidiens Al-Ahram, Al-Akhbar et Al-Goumhouria. 10. D une manière générale, le syndicat a pour missions de défendre la liberté d expression et les droits des journalistes ; mais plus concrètement, le statut de membre facilite l accès à certaines sources et aux accréditations et il permet aux adhérents de disposer d une pension de l État et d une bourse qui s élèvent environ à respectivement 800 livres (93 euros) et 570 livres (66 euros) par mois en Entretien avec l auteure, janvier «Les médias sociaux, les médias électroniques et les talk shows concurrencent lourdement la presse écrite» dans Heba Afify, «With poor economy and lack of political incentives, newspapers struggle to survive», Egypt Independent, 21 février [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016].

35 33 Chapitre 2. D Al Jazeera à Al Mayadeen : la réinvention d un journalisme militant? Nicolas Dot-Pouillard 1 La chaîne Al Mayadeen naît en juin C est une fille d Al Jazeera 2. Elle se veut, comme elle, un média télévisé transnational arabe. Elle renoue avec un certain panarabisme médiatique qui n est pas né à la fin du XX e siècle, mais qui prend corps, déjà, dans les années 1950, marquées par les appels nationalistes de l Égypte nassérienne et de la radio Sawt Al-Arab (La Voix des Arabes). Ses fondateurs sont d anciens membres de la chaîne qatarie. Al Mayadeen est également une enfant des processus révolutionnaires arabes, dans le sillage de la révolte tunisienne de décembre 2010 et janvier Le titre qu elle se choisit, «Les places», est une référence explicite à la géographie révolutionnaire de ces quelques places ayant tenu un rôle central au cours des soulèvements arabes : au Caire (la place Tahrir) comme à Bahreïn (la place de la Perle) 3. À l été 2012, c est à Tunis qu Al Mayadeen choisit de réaliser sa plus importante campagne d affichage pour son lancement 4 en-dehors du Liban, où elle siège. Révolutions et contre-révolutions 2 Le lien entre Al Mayadeen et ces mêmes processus révolutionnaires est cependant ambigu : la chaîne, depuis sa naissance, fait montre d une sympathie affichée pour la direction baathiste à Damas. C est là où la filiation avec Al Jazeera, qui s oppose au contraire au régime syrien, s arrête. Al Mayadeen donne à voir d un côté de «justes» révolutions, dont le seul but serait celui de mettre à bas des tyrannies considérées comme proches de «l Occident» (Bahreïn, Égypte, Tunisie). Il y aurait, à l inverse, les soulèvements dévoyés, qui favoriseraient des dynamiques «impérialistes». Ce paradigme «anti-impérialiste», bien loin d être marginalisé dans le monde arabe, trouve dans Al Mayadeen son relais médiatique et un public qui y est encore réceptif. Au-delà de son soutien affiché à Bachar el-assad, la rédaction d Al Mayadeen est également accusée par

36 34 certains membres de l opposition syrienne, plus particulièrement ceux de la Coalition nationale 5, d être trop proche de l Iran, si ce n est du Hezbollah libanais. Une image que ne cherche pas à dénier ce média, installé à Bir Hassan, dans la banlieue sud de Beyrouth, à majorité chiite, souvent associée au Hezbollah. 3 Les plus virulents critiques d Al Mayadeen en font un simple relais de la «propagande iranienne», allant même jusqu à suspecter le principal fondateur de la chaîne, Ghassan Ben Jeddou, de s être «converti» au chiisme. Ces accusations de «crypto-chiisme» ont été relayées sur un site proche du mouvement islamiste tunisien Ennahda (Babnet, 2012) 6, Ghassan Ben Jeddou étant lui-même d origine tunisienne. Les contradictions d Al Mayadeen dans son approche des soulèvements arabes ne lui sont cependant pas propres : si Al Jazeera a fait le pari de soutenir la révolte syrienne depuis début 2011, ses détracteurs rappellent qu elle s est en l occurrence tue sur la répression encore en cours à Bahreïn, quand bien même elle reste proportionnellement moins meurtrière qu en Syrie. Son parrainage qatari joue en faveur de la position du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) 7, solidaire de la monarchie de Bahreïn : en mars 2011, plusieurs centaines de soldats saoudiens y pénètrent, participant ainsi à l écrasement du soulèvement. 4 C est là le grand paradoxe des «révolutions arabes» et des phénomènes de résurgence ou de résiliences autoritaires qui les ont suivies, en Égypte comme en Syrie. Les catégories de révolutions et de contre-révolutions sont parfois étrangement confondues, et les concepts traditionnels peinent parfois à définir les propriétés, étrangement contradictoires, des processus en cours : des monarchies, du Qatar à l Arabie saoudite, soutiennent des mouvements révolutionnaires jusqu à un certain point tandis que des modèles traditionnellement républicains s associent au paradigme autoritaire. Les figures du révolutionnaire et du contre-révolutionnaire sont entremêlées : il en va ainsi d une gauche radicale tunisienne qui, au travers de certaines de ses figures syndicales investies dans les structures locales de l Union générale tunisienne du travail (UGTT), participe de la chute de Ben Ali, pour, quelques mois plus tard, prendre clairement parti pour le maintien du parti Baath au pouvoir en Syrie, justifiant la répression en cours (Dot- Pouillard, 2013). Les acteurs médiatiques et politiques se font tout à la fois révolutionnaires et contre-révolutionnaires, sélectionnant, à la faveur de leurs propres modèles idéologiques, les «bons» et les «mauvais» modèles de soulèvements populaires. Des chaînes idéologisées? 5 Le champ médiatique arabe ne se réduit sûrement pas à Al Jazeera et Al Mayadeen. Il s est, depuis la fin des années 1990, pluralisé. Al Arabiya 8 put jouer le rôle de concurrente féroce d Al Jazeera. La création, au-cours des années 2000, des canaux arabes de France 24 et de Russia Today 9, démontre que les enjeux médiatiques au Maghreb et au Machrek se sont de plus en plus internationalisés. Les nouvelles «arabités numériques» (Gonzalez- Quijano, 2012) passant par Twitter, Facebook ou YouTube ont joué un rôle notable dans la popularisation de la révolte tunisienne de décembre 2010 et janvier Elles ont été parfois idéalisées, faisant de la figure du jeune «blogueur» le sujet même du politique, au détriment de formes plus classiques d engagement. Le rôle des médias écrits n est pas dépassé par l âge du tout numérique : encore aujourd hui, une presse transnationale arabe Al-Quds Al-Arabi (Jérusalem arabe), Al Hayat (La Vie) se polarise autour de la crise syrienne de la même manière que les médias télévisés. Elle n est pas abandonnée non plus par les décideurs politiques : pour preuve la naissance, en 2014,

37 35 d un nouveau quotidien transnational arabe, Al-Arabi Al-Jadid (L Arabe nouveau) dirigé par Azmi Bishara, ancien député du parti Al-Balad à la Knesset israélienne, depuis exilé au Qatar après un détour, dans les années 2000, par Damas. L émirat du Golfe a pesé fortement dans la création du journal. 6 La mise en miroir d Al Jazeera et d Al Mayadeen reste enfin relative : la première dispose de relais médiatiques bien plus développés que la seconde, qui se cantonne à une chaîne en arabe. Al Jazeera est devenu un empire médiatique qu Al Mayadeen n a pas encore la prétention de devenir elle ne dispose que de trois bureaux régionaux en dehors de Beyrouth : à Tunis, au Caire et à Téhéran. Al Jazeera dispose d un canal en anglais, de chaînes consacrées au sport ou exclusivement dédiées aux produits documentaires et d un centre de recherche. Son site internet est bilingue arabe et anglais tandis qu Al Mayadeen se cantonne à l arabe. La géographie du capital d Al Mayadeen, dont les financements proviennent de riches hommes d affaires syriens et libanais 10, n arrive pas encore à concurrencer celle du Golfe. Il est toutefois symbolique qu en s installant au Liban, Al Mayadeen cherche à renouer avec la centralité journalistique, intellectuelle et médiatique que ce pays put avoir dans le monde arabe en amont des années 1990, depuis concurrencé par l Arabie saoudite et le Qatar. 7 Nous nous intéresserons ici bien plus à Al Mayadeen qu à Al Jazeera : la littérature sur la seconde est, depuis le milieu des années 2000, importante, alors que la première reste encore mal connue. Cependant, l analyse des choix éditoriaux d Al Mayadeen 11, ne peut faire l économie d une histoire croisant celle d Al Jazeera. La naissance de la première en 2012 pourrait être comparée à une véritable scission politique, rappelant celle d un parti politique : le départ d une fraction de la rédaction d Al Jazeera, dont certaines de ses figures phares, pour créer Al Mayadeen, a moins mis en jeu de grands enjeux financiers qu une lecture différenciée du politique et des grands rapports de force dans la région, ainsi que des fondements idéologiques différents. La chaîne de Ghassan Ben Jeddou porte une rhétorique néo-tiers-mondiste, se différenciant quelque peu du discours tout à la fois «arabiste, islamiste et libéral» (El Oifi, 2004, p. 655) de sa concurrente qatarie. 8 Il fait pourtant sens de comparer les deux chaînes dans leurs parallèles. Non pas seulement ceux, simples et évidents, de chaînes transnationales arabes. Al Mayadeen et Al Jazeera produisent du sens politique, font office également de chaînes idéologisées : il est ainsi vain d aborder leur histoire et leurs différences sous le seul jour de jugements de valeur, renvoyant Al Jazeera à une simple courroie de transmission du Qatar et les rédacteurs d Al Mayadeen à des supplétifs du régime syrien. Au-delà de leur affrontement, elles participent peut-être de la réinvention d une certaine forme de journalisme militant. 9 Pour Al Mayadeen, ce journalisme militant est celui d un néo-tiers-mondisme affirmé, établissant des diagonales entre Téhéran, La Havane, et Beyrouth, réactivant une opposition «nord-sud» chère aux années 1950 et Ce discours néo-tiers-mondiste, Al Jazeera n y était pas hostile par le passé : elle oscillait entre dénonciation des régimes arabes et opposition aux politiques américaines et israéliennes dans la région tout au long des années Les révolutions arabes, de Tunis à Damas, en passant par Bahreïn, ont cependant découplé la question démocratique de la question néo-tiers-mondiste, Al Jazeera assumant la première, Al Mayadeen la seconde. Toutefois, les deux chaînes se rejoignent encore dans la production d un journalisme militant, alors même qu elles sont toutes deux des fruits de la globalisation médiatique.

38 36 De Fidel Castro à Al Mayadeen : l hypothèse néo-tiersmondiste 10 Se «substituant à un champ politique régi par l ordre autoritaire, mettant en compétition des dynamiques de pouvoir matériel et symbolique et des logiques de mobilisations inédites», le champ médiatique arabe constitue «une nouvelle arène politique» (Lamloum, 2010, p 8). Il est aussi porteur d idéologies. Al Mayadeen, depuis 2012, a sans doute renoué avec les principaux fondamentaux de ce que l islamologue Maxime Rodinson nommait, dans les années 1970, une «idéologie implicite nationalitaire» de type tiers-mondiste (Rodinson, 1972). Il se référait à l époque aux sentiments «décoloniaux», mais aussi unitaires, qui animaient, au-delà de leurs idéologies explicites (nassérismes, baathismes, communisme arabe, mouvements nationalistes), les principales formations hégémoniques dans les espaces politiques du monde arabe. Ces dernières, du Front de libération national algérien (FLN) aux différentes composantes de l Organisation de libération de la Palestine (OLP), tissaient une solidarité internationale courant de Cuba au Vietnam, se reconnaissant dans les appels tiers-mondistes de la première conférence tricontinentale tenue à la Havane, en 1966 (Faligot, 2013). De la Havane à Beyrouth 11 En août 2014, Al Mayadeen diffuse un long documentaire élogieux sur Fidel Castro, à l occasion de son 88 e anniversaire. Ce documentaire comprenait, entre autre, une présentation de la vie du responsable cubain, mais aussi des interviews de leaders de la gauche palestinienne dont certains représentants du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), cette dernière organisation ayant eu une représentation politique à Cuba dans les années 1970 et L émission ne passa pas inaperçue sur place : les médias du Parti communiste y font référence 13. Certains de ses militants, ne parlant pas l arabe, la citent pourtant : ils en ont vu des extraits 14, notamment sur la chaîne transnationale TeleSUR 15, émettant dans toute l Amérique latine à partir du Venezuela et relayant le discours «chaviste» de la «révolution bolivarienne». 12 Le fait que TeleSUR ait diffusé des extraits documentaires tirés de la chaîne Al Mayadeen n est pas une surprise : les deux canaux collaborent très officiellement 16. En août 2013, Al Mayadeen avait diffusé un documentaire d une trentaine de minutes dédié au président Hugo Chávez, décédé cinq mois auparavant 17 : présenté par Ghassan Ben Jeddou, le directeur de la chaîne, il alternait images d archives et interviews d acteurs et d analystes politiques du monde arabe. Parmi ces derniers, Anis Naccache, ancien membre du Fatah qui a rejoint la révolution islamique iranienne dans les années , ou Abdel Bari Atwan, journaliste, membre du Conseil national palestinien 19, rédacteur en chef du quotidien panarabe basé à Londres, Al-Quds Al-Arabi. Néo-tiers-mondisme et révolutions «dévoyées» 13 La circulation de biens médiatiques entre TeleSUR et Al Mayadeen, établissant des diagonales entre La Havane, Caracas et Beyrouth, ne devrait pas surprendre. Depuis 2011, le discours «anti-impérialiste» du Parti socialiste unifié du Venezuela (PSUV) de Hugo Chávez s est largement opposé aux options stratégiques des États-Unis et de la France

39 37 concernant le soulèvement libyen contre le régime de Mouammar Kadhafi d une part, la crise syrienne d autre part (Baeza, 2014 ; Herrera, 2013, p ). Al Mayadeen, en se faisant le relais de cette vision «anti-impérialiste», ne croise pas seulement le discours de TeleSUR mais aussi celui de la chaîne internationale russe, Russia Today, et de son canal en arabe. Les trois stations ont souvent la même vision des grands rapports de force internationaux s échangeant parfois documentaires et images au-delà de l actualité du monde arabe. De l Ukraine insurgée du Donbass et de la Crimée russophone en passant par la Syrie, c est une nouvelle guerre froide qui se dessine dans un champ médiatique internationalisé, réinventant des catégories et des schémas géopolitiques d un passé réactualisé : la Russie contre les États-Unis, les États des «Suds» contre «l Occident». Le discours annuel de fin d année du président russe, Vladimir Poutine, tenu le 18 décembre 2014, dénonçant les velléités «impériales» de «l Occident», associant la récente crise du rouble à une chute du prix du pétrole encouragée selon lui par les États-Unis et l Arabie saoudite, a ainsi été particulièrement médiatisé sur Al Mayadeen et TeleSUR. 14 Ce paradigme «anti-impérialiste», Al Mayadeen en fait explicitement un choix éditorial, au travers de la figure de Georges Galloway. Ancien député du Labour Party britannique, il fait partie, en 2004, des principaux fondateurs du mouvement Respect, coalition politique regroupant trotskystes du Socialist Workers Party (SWP) 20, mouvance associative musulmane dont Salma Yaqoob, membre de la Muslim Association of Britain (MAB) en fut longtemps la porte-parole 21 - et personnalités de gauche indépendantes issues du Parti travailliste. Au milieu des années 2000, Respect se caractérisa particulièrement par ses campagnes contre la présence militaire britannique en Irak, ou contre le tournant libéral la «troisième voie» du Labour Party de Tony Blair. Georges Galloway anime aujourd hui plusieurs émissions mensuelles sur la chaîne Al Mayadeen, en anglais sous-titré. Se revendiquant d un véritable «anti-impérialisme» militant, il compare sur les plateaux d Al Mayadeen, en juin 2012, deux types de «révolutions arabes» : celles qui seraient en «bonne santé», et celles qui seraient «déformées» ( deformed) ou «mort-nées» (stillborn), car influencées par des «forces croisées (crusader powers) qui n ont pas renoncé à exercer leur pouvoir sur le monde arabe depuis plus de cent ans». «Elles ont fait cela pour protéger leur enfant illégitime, Israël, et, franchement, pour vous piller. Pour piller les richesses que Dieu a donné aux Arabes», explique-t-il. Le soulèvement syrien appartiendrait ainsi, selon lui, à la seconde catégorie de révolutions, les révolutions «déformées 22». Ironie de l histoire, ou peut-être clin d œil intentionnel ou non, en référence à la guerre froide : le titre de l émission de Georges Galloway est Free world (Le monde libre). Avant la chute du bloc soviétique, cette expression désignait bien les pays occidentaux opposés à toute tentative d expansionnisme soviétique. Dans la langue d Al Mayadeen, le Free world se situe désormais du côté du monde arabe, de la Russie ou des pays des «Suds». 15 De Georges Galloway à Fidel Castro, de Hugo Chávez à Ziad Rahbani, compositeur libanais tout à la fois populaire et iconoclaste, proche du Parti communiste libanais (PCL), souvent présents sur les plateaux de la chaîne, Al Mayadeen donne la part belle à une certaine idée de la gauche : une gauche moins libérale et démocratique que tiers-mondiste et «décoloniale», revendiquant une filiation explicite avec les années Les décennies marquées par la décolonisation sont célébrées par la chaîne : en décembre 2013, Al Mayadeen remet un prix honorifique à Djamila Bouhired, ancienne membre du Front de libération nationale (FLN) algérien. Elle avait été arrêtée en 1957 par l armée française en Algérie, condamnée à mort puis graciée en 1962, suite à une campagne internationale

40 38 animée notamment par l avocat Jacques Vergès son futur époux. La cérémonie en hommage à Djamila Bouhired organisée par Al Mayadeen, retransmise en direct, s est tenue au Palais de l Unesco à Beyrouth, en présence de représentants de nombreuses formations politiques palestiniennes et libanaises, mais aussi d une des filles d Ernesto Che Guevara, invitée par la chaîne pour l occasion Cependant, il serait hasardeux de réduire l imagerie «anti-impérialiste» d Al Mayadeen à un simple discours de «gauche», agrémenté de références explicites aux grandes dates de la décolonisation des années 1950 et Al Mayadeen, à l instar d Al Jazeera dans les années 2000, puise dans plusieurs stocks idéologiques : ceux des gauches et mouvements «anti-impérialistes» certes, ceux du nationalisme arabe également, mais aussi ceux d une certaine forme d islam politique, en l occurrence celui du Hezbollah ou du Mouvement du Jihad islamique en Palestine (MJIP). Ces deux dernières formations n ont pas pris parti pour la révolution syrienne, s étant pour la première alignée aux côtés des forces du régime, pour la seconde ayant gardé une certaine forme de neutralité dans le conflit syrien (Alhaj, Dot-Pouillard, Rébillard, 2014). Elles permettent à Al Mayadeen de faire explicitement référence à un islam politique mu par le double principe de la Mumanaʿ (refus) de l ingérence occidentale dans les affaires arabes et de la défense inconditionnelle d un «axe de la résistance» (Mahwar al-muqawama), solidifiant l Iran, la Syrie, le Hezbollah et leurs partenaires palestiniens autour d objectifs communs 24. Au sein d Al Mayadeen, une figure historique de la gauche britannique comme Georges Galloway peut ainsi croiser celle d une ancienne journaliste de la télévision du Hezbollah, Al Manar : Zeinab As-Saffar, également professeur d anglais à l Université libanaise, affiche publiquement son appartenance à la formation de Hassan Nasrallah. Elle présente aujourd hui sur Al Mayadeen l émission Min ad-dakhil (De l intérieur). La particularité de ce programme est d être bilingue, avec un système de sous-titres lorsque l interlocuteur de la journaliste s exprime en anglais. Le but de l émission est en effet de faire parler des activistes et intellectuels occidentaux, de préférence anglo-saxons, mais dont le discours reste en phase avec les thématiques politiques phares de la chaîne : défense de la question palestinienne, critique des positions françaises, britanniques et américaines sur le conflit syrien et la crise libyenne, ou sur le dossier du nucléaire iranien. 17 Le tiers-mondisme d Al Mayadeen ne saurait donc être comparé à celui en vogue dans les années 1960 et 1970 : c est aussi ce qui nous permet de parler de néo-tiers-mondisme, ou de tiers-mondisme recomposé. En effet, le tiers-mondisme d antan s inscrivait dans un univers de sens idéologique bien précis : alimenté par la guerre froide entre les États-Unis et l URSS, emmené également par les idéologies à dimension utopiques de type socialisantes, il s inscrivait résolument dans une perspective développementaliste. La référence socialiste ne se limitait certes pas au marxisme comme le montrent des nationalismes arabes baathistes ou nassériens (Carré, 2004). Mais une certaine téléologie se disant progressiste était à l œuvre. Le néo-tiers-mondisme actuel est bien plus flou idéologiquement, cela sans doute plus dans le monde arabe qu en Amérique latine. Du tiers-mondisme d hier les perspectives sociales ou développementalistes sont souvent abandonnées, au profit d une focalisation sur les thématiques «anti-impérialistes», permettant ainsi d allier des courants en apparence hétérogènes politiquement, du Hezbollah à d anciens transfuges du Parti travailliste ayant viré à l extrême-gauche. En cela, le discours d Al Mayadeen est révélateur d un tiers-mondisme qui n a sans doute pas dit son dernier mot.

41 39 Bahreïn et Syrie : les raisons d une scission 18 Dans les années 2000, avant que n éclate le conflit syrien, Al Jazeera porte ce discours néo-tiers-mondiste, bien qu elle le fasse dans des conditions certes particulières, voire paradoxales : celles d une chaîne basée dans un émirat n entretenant pas d inimitié particulière avec les principaux pays occidentaux. Quand bien même ces tensions existeraient, elles restent alors moins marquées qu avec d autres pays de la région : la Syrie et l Iran par exemple. Al Jazeera donne une place centrale au conflit israélopalestinien dans ses programmes, n accordant pas forcément ses faveurs à l Autorité nationale palestinienne de Mahmoud Abbas : au contraire, le Hamas y trouve un canal d expression privilégié. Elle est une opposante farouche à l invasion américaine de l Irak en Par la suite, elle relaie régulièrement les communiqués et vidéos des différents groupes insurgés irakiens contre les troupes états-uniennes de l Armée islamique en Irak, sunnite, aux partisans chiites de Muqtada As-Sadr et de l Armée du Mahdi 25. Elle donne une couverture médiatique favorable au Hezbollah lors de sa guerre avec Israël, en juillet et août 2006 période où le Qatar et le Hezbollah affichent encore une certaine proximité. Le correspondant d Al Jazeera à Kaboul en 2001, Tayseer Allouni, a été emprisonné par les autorités espagnoles en 2003, soupçonné de collaboration avec des organisations terroristes 26. Comme le rappelle Olfa Lamloum (2004), Al Jazeera «reste singulière pour une raison simple : malgré le nouveau paysage médiatique concurrentiel, la chaîne qatarie demeure le témoin le plus fidèle des deux sentiments populaires majeurs dans l espace arabe : la demande démocratique et le ressentiment anti-impérial». Du discours «démocratique radical» au discours démocratique révolutionnaire 19 Cette thématique «anti-impériale» ne saurait résumer le profil de la chaîne qatarie lors des années 2000 : la «demande démocratique» n est cependant aucunement contradictoire avec l opposition d Al Jazeera, à l époque, aux principales orientations de la politique américaine dans la région. Au contraire : pour beaucoup d opposant aux régimes en place dans le monde arabe, qu ils soient islamistes, nationalistes arabes, libéraux ou de gauche, l espace médiatique inédit que leur offre Al Jazeera leur permet tout à la fois de jouer sur une fibre «anti-impérialiste» exacerbée par l offensive américaine en Irak et par la proximité des administrations Bush et Sharon d une part, de critiquer des régimes autoritaires arabes tenus pour «complices» des politiques américaines d autre part. 20 Le Qatar échappe bien sûr à cette critique mais Al Jazeera n est pas qu une simple courroie de transmission d un discours monarchique monolithique, contrairement à une caricature bien répandue. La composition de sa rédaction, les orientations de ses reportages, reflètent de manière médiée certains conflits politiques bien réels au sein même de l État du Qatar. Claire-Gabrielle Talon voit ainsi «trois réseaux d influences» se concurrencer, certes de manière opaque, au sein d Al Jazeera. Un premier affilié au «ministère des Affaires étrangères, dominé par le Cheikh Hamad Ben Jassem Ben Jaber Ath-Thani» ; un deuxième «dominé par Cheikha Moza», l épouse de l Émir du Qatar, qui «contrôle le ministère de l Éducation» ; «un troisième groupe d influence regroupe

42 40 d anciens fonctionnaires du ministère de l Information sous l égide d un cousin éloigné de l Émir, le cheikh Hamad ben Thamer» (Talon, 2011, p ). 21 Le profil «démocratique radical 27» (Ibid., p. 165) de la chaîne prend une ampleur inédite lorsqu éclate le soulèvement tunisien de décembre 2010, à Sidi Bouzid. Son principal journaliste sur place, Lotfi Hajji, n a pas d accréditation officielle. Il suit pourtant les manifestations, notamment à Bizerte, devant le siège de l Union générale tunisienne du travail, et à Tunis, le 14 janvier Plus qu un simple journaliste, Lotfi Hajji est un activiste politique de longue date 28 : ancien militant des Islamistes progressistes (Al- Islamiyyun at-taqaddumiyyun), un groupe ayant tenté au milieu des années 1980 de quelque peu gauchiser le discours du Mouvement de la tendance islamique (MTI) 29 ; il a également participé, en octobre 2005, à une grève de la faim ayant donné naissance à la Coalition du 18 octobre regroupant à l époque islamistes et mouvements de gauche dans une commune opposition au régime de Ben Ali. Du 17 septembre 2010 au 14 janvier 2011, la chaîne diffuse les images filmées par les manifestants sur leurs téléphones portables, donne une tribune aux grandes figures de l opposition tunisienne en exil du mouvement islamiste Ennahda au Congrès pour la République 30 du futur président tunisien, Moncef Marzouki. Elle se fait immédiatement l une des porte-voix internationale du soulèvement aux côtés d autres médias télévisés transnationaux, comme France 24 en arabe. L opposition tunisienne est alors organiquement liée à Al Jazeera : gendre de Rached Ghannouchi, fondateur du mouvement Ennahda, membre de son Bureau politique en exil, futur ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de transition postrévolutionnaire de Hamadi Jebali, Rafik Abdessalem a été, tout au long des années 2000, directeur du centre de recherche d Al Jazeera. 22 Le «discours démocratique radical» d Al Jazeera devient, au cours des premiers soulèvements arabes, un discours démocratique révolutionnaire : prenant ouvertement parti pour les manifestants égyptiens face aux forces de sécurité égyptiennes, quelques jours à peine après la chute du régime de Ben Ali en Tunisie, la chaîne ne cache pas son soutien aux revendications démocratiques en Égypte, pas plus que son souhait de voir tomber le régime de Hosni Moubarak. Les clips télévisés d Al Jazeera ne cessent, tout au long des mois de janvier et de février 2011, d associer le président égyptien à Ben Ali, récemment déchu, ainsi qu à Mouammar Kadhafi, en passe de l être quelques mois plus tard. Fin janvier 2011, alors que les manifestations populaires de la place Tahrir prennent de l ampleur, les autorités égyptiennes révoquent les accréditations des journalistes de la chaîne, et coupent le signal d Al Jazeera sur le canal satellite Nilesat, contrôlé par l Égypte. L inimitié entre Al Jazeera et les autorités égyptiennes, mise en sourdine lors du mandat présidentiel de Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans égyptiens, reprend de plus belle à la suite du coup d État du général Sissi de juin 2013 : ce sont trois journalistes d Al Jazeera English qui sont arrêtés au mois de décembre, et condamnés de sept à dix années d incarcération au mois de juin Les journalistes étaient notamment accusés d être membres d organisations terroristes 31. Deux interprétations des «révolutions arabes» 23 Aux premiers temps idéalistes des «révolutions arabes», opposant «peuples» et «régimes», s est progressivement substitué, tout au long des années 2011 et 2012, une dynamique de divisions tous azimuts : divisions des révolutionnaires eux-mêmes, lorsqu en Égypte et en Tunisie, les partisans de l islam politique et ceux de la gauche et

43 41 des libéraux s opposent, alors même que la temporalité initiale des soulèvements semblait les avoir réunis autour du seul paradigme «démocratique». L intervention des troupes de l OTAN en Libye, à partir du mois de mars 2011, permet au discours nationaliste arabe de se réactiver autour de l opposition à toute ingérence «occidentale» dans la région. Le régime syrien affronte certes une contestation populaire d ampleur : en agitant lui aussi le spectre d une opposition réveillée aux États-Unis, si ce n est à l ancienne puissance mandataire en Syrie et au Liban, la France, il réussit à s assurer, dans la région, le soutien de mouvements de gauche et nationalistes qui pourtant avaient applaudi à la chute de Ben Ali et de Moubarak. L insurrection à Bahreïn constitue elle-aussi un point de scission : par effet d alliances géopolitiques, le Qatar, ainsi que certaines forces affiliées aux Frères musulmans dans la région, ont beaucoup moins d engouement à soutenir des manifestations qu ils supposent alors être manipulées par l Iran, confessionnalisant un peu plus le politique dans la région. 24 La crise ouverte à Bahreïn met par ailleurs à mal de la discours démocratique révolutionnaire d Al Jazeera : si la chaîne qatarie soutient sans faillir les processus démocratiques tunisiens, égyptiens, ainsi que la contestation populaire de la famille Assad en Syrie, elle se tait sur le mouvement démocratique à Bahreïn. Les divisions à l œuvre dans Al Jazeera ne tardent pas à se cristalliser autour de deux lectures des révolutions arabes : le temps idéaliste et marqué par le paradigme de l unité étant passé, ce sont bien deux conceptions de la révolution qui s affrontent au sein de la rédaction. 25 En mars 2012, une série d s d Ali Hashem 32, correspondant d Al Jazeera à Beyrouth, est publiée sur Internet, sans doute par des hackers proches du régime syrien (Kanaan, 2012). Dans sa correspondance privée, adressée à une autre journaliste d Al Jazeera, Rolla Ibrahim, Ali Hashem dénonce une couverture partiale par la chaîne des révoltes en cours à Bahreïn, qui répercuterait le discours officiel de l État qatari solidaire de la monarchie bahreïnienne. Partiale également serait la couverture de la révolte syrienne : Al Jazeera aurait ainsi censuré l un de ses reportages, portant sur les groupes armés de l opposition syrienne dans la région de Wadi Khaled, située au nord-est du Liban, frontalière de la Syrie. Suite à la publication Wikileaks de ses s, Ali Hashem démissionne d Al Jazeera. Il ne s agit cependant pas d un départ individuel : dans les semaines qui suivent, plusieurs journalistes quittent les plateaux de la chaîne qatarie. Les désaccords politiques, tournant autour de l analyse conjuguée des révolutions libyennes, syriennes et bahreïnienne, sont cependant bien antérieurs à cette série de démissions : ils naissent dès le printemps Ce sont des anciens d Al Jazeera qui constituent le futur noyau d Al Mayadeen. En plus de Lina Zahreddine 34 et d Ali Hashem, le parcours le plus significatif est celui de Ghassan Ben Jeddou, dès le mois d avril De nationalité tunisienne et libanaise, c est un ancien opposant au régime de Ben Ali. Il est membre, dans les années 1980, du Mouvement de la tendance islamique, futur Ennahda. En 1989, alors que le régime tunisien lance une nouvelle campagne de répression contre l opposition islamiste, Ghassan Ben Jeddou quitte la Tunisie. Il n y reviendra qu en 2011, à la faveur de la révolution. Installé à Téhéran, puis à Beyrouth, pour le compte d Al Jazeera 35, il devient dans les années 2000 l un des présentateurs vedettes de la chaîne, grâce à son émission «Dialogue ouvert» ( Hiwar maftuh). Il est l un des rares journalistes arabes à avoir un accès direct au secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Ses détracteurs le suspectent d être très proche des autorités iraniennes et il ne cache pas sa sympathie pour les autorités en place à Damas. Moins qu un défenseur des régimes autoritaires il est lui-même un ancien

44 42 opposant engagé dans la lutte contre les autorités benalistes c est avant tout un néotiers-mondiste : si la démocratie doit être défendue, elle ne peut prendre le pas sur l idéologie de «résistance», et sur le soutien aux forces politiques et aux États même autoritaires opposés, selon lui, à Israël et aux États-Unis dans la région. 27 Si le lancement d Al Mayadeen, en juin 2012, est bien le fruit d une scission d abord politique ayant affecté les rangs d Al Jazeera (Alhakim, 2012), Ghassan Ben Jeddou, maître d œuvre de la jeune chaîne installée dans la banlieue sud de Beyrouth, s entoure également de quelques figures qui n en faisaient pas partie. Ainsi de Georges Galloway et de Zeinab As-Saffar, mariant ainsi symboliquement les rhétoriques «anti-impérialistes» de la gauche européenne et du Hezbollah. Ghassan Shami, ancien rédacteur en chef de l hebdomadaire publié à Damas, Al-Kifah al-arabi (Le combat arabe), consacre une émission aux chrétiens arabes, Ajras al-machrek (Les cloches du Moyen-Orient). La thématique de la défense des minorités religieuses, notamment chrétiennes, face à la montée de groupes «salafistes-jihadistes», à l instar du Front al-nosra ou de l État islamique 36, est devenu l une des marques de fabrique d Al Mayadeen. Les «soldats de Bachar»? 28 La personnalité contestée de Sami Kleib, directeur de l information d Al Mayadeen, encourage les critiques les plus virulentes à l encontre de la chaîne de Ghassan Ben Jeddou. Ancien présentateur vedette d Al Jazeera, époux de Luna Shebel, conseillère en communication de Bachar el-assad, également éditorialiste au quotidien libanais Al- Akhbar 37 (Les nouvelles), il est suspecté par les détracteurs de la chaîne d être l un des principaux liens entre Al Mayadeen et le régime syrien lui-même. Il fait l objet par exemple d un portrait peu élogieux de France 24, en juin 2012, dans un reportage réalisé par Selim El-Meddeb, correspondant de la chaîne française. À l époque, France 24 s interrogeait également sur les financements de la chaîne, les attribuant au conditionnel à l Iran, mais aussi à Rami Makhlouf, cousin de Bachar el-assad (El Meddeb et France 24, 2012). 29 De même qu Al Jazeera ne pouvait être réduite, dans les années 2000, à sa seule filiation avec le Qatar, Al Mayadeen ne peut être seulement considérée comme le repaire exclusif des «soldats de Bashar». La tonalité militante d Al Mayadeen, la couverture subjective et partisane du confit syrien, offrant ses faveurs au régime et à ses partisans au Liban, n induit pas forcément un alignement total sur le discours baathiste, notamment en ce qui concerne les Frères musulmans dans la région. Une apparence de neutralité est cherchée, les représentants du Hamas, pourtant opposés au régime syrien, étant régulièrement invités sur les plateaux de la chaîne : il en va ainsi d Ali Barakat, représentant du mouvement au Liban, à la fin La bénédiction de Bachar el-assad n implique pas, concernant l Égypte, un soutien au général Sissi. 30 La couverture des élections législatives et présidentielles tunisiennes d Al Mayadeen s est affichée pluraliste : le mouvement Ennahda a trouvé via cette chaîne un véritable relais médiatique, alors même qu il défend farouchement l opposition syrienne. À la veille de l élection présidentielle tunisienne en décembre 2014, la chaîne offre une tribune aux partisans du président sortant Moncef Marzouki lui-même allié au mouvement Ennahda en 2012 et Le porte-parole de la présidence de la République tunisienne, membre du Congrès pour la République (CPR), Adnan Mansar, peut même justifier, plusieurs minutes

45 43 durant, la position passée de Moncef Marzouki de soutien au Conseil national syrien (CNS) et d accueil de différentes conférences de l opposition syrienne à Tunis. 31 La rhétorique néo-tiers-mondiste et «anti-impérialiste» d Al Mayadeen est ainsi à géométrie variable : elle est inflexible sur un espace donné, courant du Liban à l Iran, en passant par la Syrie, pour se faire plus modérée concernant le Maghreb et la Palestine, le Hamas étant encore compris, selon la chaîne, dans cet «axe de la résistance» qu elle défend. Globalisation et engagement partisan 32 Si une révolution «dans son cours, révolutionne ses propres présupposés de départ» (Zizek, 2008, p 42), Al Mayadeen et Al Jazeera apparaissent bien comme des chaînes participant de la geste révolutionnaire. Elles n ont pas seulement suivi, ou «couvert», les processus révolutionnaires à l œuvre. Elles ont également contribué à en produire le sens, à modifier les présupposés de départ, dans des directions certes opposées. L une, Al Jazeera, a produit un discours dominant démocratique révolutionnaire au cours des soulèvements arabes. L autre, Al Mayadeen, a défendu une révolution tiers-mondiste qu elle pense pouvoir réinventer. Lorsque les processus révolutionnaires à l œuvre contredisent leurs propres narrations médiatiques et historiques, les chaînes frôlent de près la contre-révolution : en Syrie pour Al Mayadeen, au Bahreïn pour Al Jazeera. Leurs définitions des «révolutions» relevant de choix idéologiques, elles reflètent toutes deux les divisions des révolutionnaires du monde arabe lui-même. Une forme de journalisme standardisé 33 Et pourtant, dans leurs lectures différenciées des processus révolutionnaires arabes, Al Jazeera et Al Mayadeen partagent bien des points communs. Une généalogie et une filiation, courant de la première à la seconde, d abord : la dissidence à Al Jazeera est bien née au sein d Al Jazeera. Un attachement à un discours médiatique panarabe ensuite : les publics visés sont souvent les mêmes. L objectif d Al Mayadeen était aussi de séduire les téléspectateurs déçus d Al Jazeera, à l image d une fraction politique qui tenterait, dans sa scission, d emmener avec elle des franges entières d un parti. Du fait de leur diffusion transnationale, elles sont toutes deux concurrentes de chaînes télévisées nationales qui, avec la pluralisation relative du champ médiatique faisant suite aux «révolutions arabes», ont pu élargir leurs publics : c est le cas en Tunisie par exemple, où les chaînes publiques (Wataniyya 1 et 2) et privées (Nesma, Hannibal, Al-Hiwar at-tunisi) connaissent désormais de très forts taux d audience, concurrençant les canaux transnationaux. 34 L opposition politique entre Al Mayadeen et Al Jazeera est enfin relativisée par une commune standardisation des pratiques médiatiques. Elles appartiennent toutes deux à l âge de la globalisation, prenant leurs modèles sur CNN et les grandes chaînes anglosaxonnes : breaking news permanentes, clips accompagnés de musiques dramatiques, temps de l information rapide, minuté et codifié, journal d information répété presque à l identique toutes les demi-heures, présentateurs et présentatrices maquillés ou habillés de manière similaire, analystes attitrés, pouvant aisément passer de l Ukraine à la Syrie, journalistes vedettes glorifiés, correspondants tués sur le «terrain», érigés en martyrs symboliques de l engagement de ces chaînes auprès de causes qu elles considèrent comme réprimées.

46 44 Un journalisme proprement politique 35 Ce discours standardisé et globalisé, s il n est pas qu affaire d apparences, ne suffit cependant pas à faire d Al Jazeera et d Al Mayadeen de pâles copies des grandes télévisions transnationales françaises ou anglo-saxonnes. La comparaison avec CNN et France 24 semble tout à fait décalée lorsqu on étudie le profil des journalistes des deux chaînes panarabes. Là où les chaînes françaises ou américaines transnationales érigeraient, de manière idéaliste, le souci «d objectivité» dans le traitement de l information en valeur suprême, voire théoriseraient la nécessité d une distance d avec tout engagement politique, se posant en situation «d observateurs», «au risque d une illusion scientiste du fait brut» (Cornu, 1998, p. 16), Al Jazeera et Al Mayadeen célébreraient presque une figure journalistique militante plus proches de «l interprète», cette fois-ci exposé «à la dérive du dogmatisme, par la croyance à une vérité unique, révélée, capable de déchiffrer surement le sens de l événement» (Cornu, 1998, p ). 36 Cette figure militante est plus proche, historiquement, de la presse écrite, voire de la presse dite d opinion. En Europe, une presse quotidienne explicitement politisée, voire parfois militante, existe encore : de L Humanité française au Manifesto italien 38, du Gara basque espagnol au Guardian britannique 39, qui appelle toujours officiellement à voter pour le Parti travailliste, les journaux quotidiens se réclament officiellement de lignes politiques, de l extrême-gauche à la droite, en passant par le centre-gauche. Cette politisation de la presse, les médias télévisés y échappent, tout du moins officiellement. Dans le monde arabe, sans doute plus particulièrement au Liban, la presse partisane connaît aujourd hui encore ses heures de gloire : de grands quotidiens nationaux libanais, tels qu Al-Akhbar, As-Safir et An Nahar 40, assument délibérément leurs positions politiques. La figure du journaliste militant et du journaliste intellectuel, producteur d idées, voire de concepts, participe de leur légitimité respective. Assassiné en 2005, Samir Qassir, principale figure d An Nahar, est un bon exemple : un des fondateurs du Mouvement de la gauche démocratique, opposé à la présence syrienne au Liban, il dirigea dans les années 1980 un hebdomadaire de gauche, «Le septième jour» (Al-Yawm as-sabia) aux côtés de Joseph Samaha. Ancien militant de la gauche libanaise, rédacteur en chef d As-Safir dans les années 2000, ce dernier fonda, en 2006, le quotidien Al-Akhbar, dont le projet politique et éditorial pourrait être associé à celui d Al Mayadeen, six ans plus tard. Al-Akhbar allie en effet des tendances de gauche à des journalistes proches du Hezbollah. 37 La figure du journaliste militant n est pas, comme on l a vu, étrangère à Al Jazeera et à Al Mayadeen. Ghassan Ben Jeddou, qui a officié sur les deux chaînes, en est un exemple paradigmatique. Il est devenu journaliste non pas par vocation, mais parce que l espace d Al Jazeera, à l époque, lui offrait une tribune pour exposer ses idées. Présidant aujourd hui Al Mayadeen, il assigne bien à la chaîne une ligne politique. Zeinab As-Saffar se revendique explicitement du Hezbollah libanais, tandis que Georges Galloway alterne encore ses nouvelles activités médiatiques sur Al Mayadeen avec des campagnes électorales menées en Grande-Bretagne auprès de la gauche radicale. Correspondant d Al Jazeera à Tunis, Lotfi Hajji n est pas seulement un ex-militant de la gauche islamique tunisienne, c est encore un journaliste qui se fait partisan politique, mais aussi intellectuel, cherchant à produire une certaine vision tant de l islamisme que du bourguibisme, intervenant dans la bataille des idées (Hajji, 2011), participant même de la vie de l opposition tunisienne au milieu des années 2000.

47 45 38 De ce point de vue, Al Jazeera et Al Mayadeen se distinguent d un univers télévisuel globalisé dans lequel le paradigme de la distanciation d avec l engagement politique, au nom d une analyse justement distanciée, est peut-être devenu la norme. Dans les années 2000, Al Jazeera se pose en défenseur d un «discours démocratique radical», qu elle combine avec un positionnement néo-tiers-mondiste, dirigeant ses flèches contre les États-Unis et Israël : à la suite des révolutions arabes, le premier discours est sans doute plus prononcé que le premier pour Al Jazeera. Fidèle à son parrain qatari, elle prend ses distances avec le régime syrien à partir de 2011, mais aussi avec un Hezbollah qu elle avait pourtant farouchement défendu au cours de la guerre de juillet et août Al Mayadeen, fille d Al Jazeera, reprend son ancien discours néo-tiers-mondiste, l assume sans doute encore plus, renoue même avec un discours nationaliste arabe et de gauche, le combinant pourtant à un soutien à un État qui se réclame de l islam l Iran- ou à une formation islamiste-nationaliste le Hezbollah. Toutes deux prennent radicalement position dans le débat politique panarabe : cela ne se fait parfois pas sans contradiction, ou paradoxes. Pour Al Jazeera, défendre un discours démocratique en s abstenant de critiquer des régimes monarchiques. Pour Al Mayadeen, se réclamer de la révolution tunisienne par exemple, mais en critiquant des révolutions qu elle estime dévoyée lorsque ces dernières ne s inscrivent pas dans son paradigme anti-impérialiste. 39 Dans son analyse du postmodernisme, Fredric Jameson se demandait «si la pratique de la consommation n a pas remplacé la prise de position résolue et la pleine adhésion à une opinion politique. Ici aussi, les médias rencontrent le marché et se donnent la main audessus du corps d une ancienne forme de culture intellectuelle» (Jameson, 2007, p ). Pour des raisons tout autant éthiques que politiques, les positionnements d Al Jazeera et d Al Mayadeen pourraient certes être critiqués, et critiquables. Toutes deux n en renouent pas moins avec un certain journalisme engagé, si ce n est avec cette ancienne «forme de culture intellectuelle», à contretemps d une globalisation marchande et médiatique dans laquelle elles s inscrivent pourtant. BIBLIOGRAPHIE Alhaj, W., Dot-Pouillard, N., Rebillard, E., De la théologie à la libération? Histoire du Jihad islamique palestinien, Paris, La Découverte, Alhakim, B., «Al Mayadeen Tv : New Kid on the block», Al-Akhbar English, 4 juin 2012, [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. Al Mayadeen, «Chavez. An-Nasir» (Chavez le vainqueur), août 2013, disponible sur Youtube : =P1-OKNnxyuQ Babnet, «Ghassan Ben Jeddou iaʿtanaqu al-madhab ash-shiʿ rafadan li-mawaqif al-harakat alislamiyya [Ghassan Ben Jeddou embrasse la doctrine chiite en refusant les positions des mouvements islamistes)», 1 er mars 2012, [en ligne] URL : festivaldetail asp [consulté le 3 octobre 2016].

48 46 Baeza, C., «Soldiers of Bashar in South America : The Syrian Diaspora in Argentina and in Brazil, the Ba thist Regime and the Syrian Uprising», Colloque Wafaw (When Authoritarianism fails in the Arab World), Tunis, 16 octobre Carré, O., Le nationalisme arabe, Paris, Petite Bibliothèque Payot, Cornu, D., «Journalisme et vérité», Autre temps. Cahiers d éthiques sociales et politiques, n 58, 1998, p Dot-Pouillard, N., Tunisie. La révolution et ses passés, Paris, Les cahiers de l Iremmo/L Harmattan, El Meddeb, France 24, «Al-Mayadine, la chaîne d information anti-al-jezira», France 24, 11 juin 2012, [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. El Oifi, M., «L effet Al-Jazira», Politique étrangère, n 3, 2004, p [en ligne] DOI : / polit [consulté le 3 octobre 2016]. Faligot, R., Tricontinentale. Quand Che Guevara, Ben Barka, Cabral Castro et Hô Chi Minh préparaient la révolution mondiale ( ), Paris, La Découverte, Gonzalez-Quijano, Y., Arabités numériques. Le printemps du Web arabe, Paris, Actes sud, Hajji, L., Bourguiba et l islam. Le politique et le religieux, Tunis, Sud Éditions, Herrera, J., «Les diasporas d Amérique latine et la crise syrienne», in Pas de printemps pour la Syrie? Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise ( ), sous la dir. de F. Burgat et B. Paoli, Paris, La Découverte, Kanaan, W., «Al Jezeera reporter resigns over biased Syria coverage», Al-Akhbar English, 8 mars 2012, [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. Jameson, F., Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Beaux-arts de Paris, Lamloum, O., «Al-Jezeera s est constitué comme un espace de désaveu populaire des régimes arabes en place», Oumma.com, 23 novembre 2004, [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. Lamloum, O., «Avant-propos», in Médias et islamisme, sous la dir. d O. Lamloum, Les Cahiers de l Ifpo, n 5, Beyrouth, Presses de l Ifpo, 2010, p Rodinson, M., Marxisme et monde musulman, Paris, Seuil, Talon, C., Al Jazeera. Liberté d expression et pétromonarchie, Paris, PUF, Žižek, S., «Mao Tsé-Toung, seigneur marxiste du désordre», in Mao. De la pratique et de la contradiction, textes présentés par S. Žižek, avec une réponse d A. Badiou et la réponse de S. Žižek, Paris, La Fabrique, NOTES 1. Cette étude a reçu un financement du Conseil européen de la recherche (ERC) dans le cadre du programme «When Authoritarianism fails in the Arab world (Wafaw)». Son contenu reste de la seule responsabilité de l auteur et ne représente pas nécessairement les vues de l institution qui l a financé.

49 47 2. Al Jazeera est née en Elle est soutenue à l époque par le nouvel Émir du Qatar, Hamad Ben Khalifa Ath-Thani, arrivé au pouvoir à la faveur d un coup d État, en 1995, contre son père. Basée au Qatar, une partie de ses journalistes fondateurs sont d anciens membres de la BBC Arabic Television. 3. C est sur la place de la Perle, à Manama, capitale de Bahreïn, que se sont déroulées les principales manifestations de février 2011 contre la monarchie. La place est détruite et réaménagée par les autorités en mars Observations de l auteur, Tunis, été La Coalition nationale des forces de la révolution et de l opposition syrienne (CNFROS) est née en novembre 2012 à Doha, au Qatar. Sa principale composante est le Conseil National Syrien (CNS). Elle est soutenue, depuis, tant par l État du Qatar et l Arabie saoudite que par les principales puissances occidentales (États-Unis, Royaume-Uni, France). 6. En mars 2012, alors que s annonce déjà la naissance d Al Mayadeen, le site tunisien Babnet, proche du mouvement Ennahda, diffuse l information selon laquelle Ghassan Ben Jeddou se serait converti au chiisme. L article comprend également un encart citant les paroles de Bechir Bel Hassan, un prêcheur salafiste tunisien, mettant en garde les Tunisiens contre les risques de «chiification» (Tashayuʿ) de la Tunisie. 7. Le Conseil de coopération du Golfe, fondé en 1981, regroupe l Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Qatar et Oman. 8. Proche de l Arabie saoudite, Al Arabiya a été fondée en Depuis 2010, France 24 dispose d un canal diffusant en permanence en langue arabe. Russia Today (RT), née en 2005, lance deux ans plus tard sa version arabe (Russia al-yawm). 10. Al Mayadeen tient le nom de ses financeurs secrets, encourageant les spéculations de ses adversaires autour d un soutien direct ou indirect de l Iran, du Hezbollah et de la Syrie aux activités de la chaîne. 11. Notre analyse d Al Mayadeen se base, pour l essentiel, sur le visionnage quotidien de la chaîne, ainsi que sur une série d interviews réalisées au cours de l été 2014 avec des membres de sa rédaction, mais aussi de téléspectateurs «sympathisants», notamment en Tunisie et au Liban. 12. Salah Salah, l un des fondateurs et membre du Bureau politique du Front populaire pour la libération de la Palestine, représenta l organisation à Cuba dans les années Entretien de l auteur avec Salah Salah, Voir le compte-rendu de l émission sur le site arabe de Radio Habana Cuba : Entretien de l auteur, militants du Parti communiste de Cuba, Santa Clara, août TeleSUR a été lancée en juillet Elle émet de Caracas, au Venezuela. 16. Entretien de l auteur avec des journalistes d Al Mayadeen, septembre «Chavez. An-Nasir» (Chavez le vainqueur), août 2013, disponible sur Youtube : =P1-OKNnxyuQ 18. Suite à une tentative d assassinat, en France, en juillet 1980, de l ancien Premier ministre du Chah d Iran, Chapour Baktiar, Anis Naccache a été incarcéré par les autorités françaises de 1982 à Le Conseil national palestinien est l instance législative de l Organisation de libération de la Palestine. 20. Le Socialist Workers Party, membre de l International Social Tendancy (IST), est la principale formation d extrême-gauche en Grande-Bretagne. 21. Salma Yaqoob a quitté le mouvement Respect en Cette coalition est aujourd hui particulièrement affaiblie, en raison des départs successifs du Socialist Workers Party et de certaines figures de la Muslim Association of Britain. 22. Voir l intervention de Georges Galloway sur YouTube : v =9h6JPWActGg

50 Observations de l auteur, Palais de l UNESCO, Beyrouth, 4 décembre «Mumanaʿ» et «axe de la résistance» sont ainsi récurrents dans les discours du secrétairegénéral du Hezbollah, Hassan Nasrallah. Le Hamas palestinien se considérait lui-même comme partie prenante de cet «axe de la résistance», jusqu en 2011, date de sa rupture avec les autorités syriennes et de sa prise de parti pour la révolution syrienne. En 2014, une partie de la direction du Hamas notamment réunie autour de l un des fondateurs du mouvement, Mahmoud Zahar est cependant partisane d une réconciliation globale avec le Hezbollah et avec l Iran. 25. L Armée Islamique en Irak ( Al-Jaysh al-islami fi-l-ʿiraq) est née en 2004, suite à l invasion américaine de l Irak. La majorité de ses combattants, sunnites, sont issus à l époque de l ancienne armée régulière irakienne. L Armée du Mahdi (Al-Jaysh al-mahdi) est un mouvement armé lié à l un des principaux leaders chiites irakiens, Muqtada Al-Sadr. 26. En 2014, Tayseer Alouni est toujours détenu en Espagne. 27. Claire-Gabrielle Talon oppose ainsi le «discours démocratique radical» au «discours démocratique libéral» : «alors que la démocratie libérale considère les principes de justice adéquats comme stables et définis, la démocratie radicale envisage au contraire la mésentente comme la possibilité d un conflit autour de la définition même des principes devant réguler le vivre-ensemble» (Talon, 2011, p ). 28. Entretien de l auteur avec Lotfi Hajji, Tunis, janvier Le Mouvement de la tendance islamique (MTI), apparu au début des années 1980, prend le nom d Ennahda (La renaissance), en Légalisé peu après la chute de Ben Ali, le Congrès pour la République est une formation de centre-gauche. Fin 2011, il constitue un gouvernement de coalition avec le mouvement Ennahda. 31. En janvier 2015, la condamnation des journalistes d Al Jazeera a été annulée par la Cour de cassation égyptienne. Les trois journalistes, cependant, sont toujours détenus. 32. Ali Hashem a notamment couvert, pour le compte d Al Jazeera, la guerre de juillet et août 2006 entre le Hezbollah et Israël. Il est originaire de Naqoura, au sud-liban, une ville frontalière d Israël, occupée jusqu en mai 2000 par l armée israélienne. 33. Entretien de l auteur avec des journalistes d Al Mayadeen, septembre Lina Zahreddine, de nationalité libanaise, est devenue journaliste pour Al Jazeera en En 2010, elle quitte cette rédaction et elle fait partie des membres fondateurs d Al Mayadeen deux ans plus tard. 35. Dès 1997, il figure parmi les fondateurs de la chaîne, dirigeant à l époque le bureau d Al Jazeera à Téhéran Le Front al-nosra, affilié à Al-Qaïda, est né en L État islamique (EI), anciennement appelé État islamique en Irak et au Levant (EIIL), emmené par Abou Bakr al-baghdadi, est créé en avril Il plonge ses racines dans l État Islamique en Irak, qui, dès 2006, lance des actions armées contre les troupes américaines. Présent en Irak et en Syrie, il n est pas, contrairement au Front al-nosra, affilié à Al-Qaïda. 37. Le quotidien Al Akhbar a été fondé à l été Il est proche de la coalition du 8 mars et du Hezbollah. 38. Fondé par Jean Jaurès au début du vingt-et-unième siècle, L Humanité est aujourd hui le quotidien du Parti communiste français. Il Manifesto est un quotidien italien né en 1969, fondé par d anciens membres du Parti communiste italien, dans le sillage des nouvelles gauches radicales de l époque. 39. Gara est un quotidien publié au Pays basque espagnol, proche de la mouvance nationaliste de gauche et de la coalition Bildu (anciennement Herri Batasuna). The Guardian, fondé en 1821, est un quotidien britannique proche du Labour Party. 40. An Nahar (Le jour) est l un des plus anciens quotidiens libanais, né en As-Safir (L ambassadeur), longtemps classé à la gauche du spectre politique, voix officieuse du mouvement national palestinien au Liban et de la gauche libanaise dans les années 1970, est créé

51 49 en C est en 2006 qu est lancé Al-Akhbar (Les nouvelles), un ancien titre du Parti communiste libanais dans les années 1950, dont la licence fut rachetée par des milieux d affaires proches du Hezbollah. Le fondateur d Al-Akhbar, Joseph Samaha, figure emblématique de la gauche libanaise, est décédé d une crise cardiaque quelques mois après la fondation du journal, en février 2007.

52 50 Chapitre 3. Nouveaux médias et flux d information journalistique dans le monde arabe : localisation de la production et internationalisation de la consommation Enrico De Angelis 1 La diffusion des nouveaux médias ces dernières années a profondément transformé les modalités de production, d échange et de distribution de l information dans le monde arabe, sur le plan local comme à l international. Les dispositifs digitaux facilitent la production de contenu, laquelle n est plus désormais réservée aux seuls journalistes professionnels, mais devient à la portée de quiconque possède un smartphone ou une caméra. Les citoyens normaux peuvent devenir des producteurs d information, tandis que les journalistes et les télévisions ont de plus en plus recours à des réseaux de «journalistes citoyens» qui habitent dans d autres pays, ce qui leur permet d abaisser les coûts de production tout en contournant les restrictions exercées le plus souvent par les gouvernements à l encontre des journalistes. Plus significatif encore, Internet et les médias sociaux permettent de diffuser les contenus à l échelle globale, quasiment à coût zéro. Grâce aux nouvelles technologies, des acteurs émergents peuvent désormais concurrencer au niveau international des organisations dotées de ressources humaines et financières bien supérieures aux leurs. 2 Bien que ces changements se fassent ressentir à l échelle globale, l impact d Internet sur le secteur journalistique est peut-être plus fort encore dans le monde arabe en raison de faibles ressources économiques susceptibles d encourager l entrée sur le marché par des éditeurs «purs», c est-à-dire des investisseurs dont les intérêts soient exclusivement limités au secteur des médias.

53 51 3 Des dizaines d entreprises médiatiques construites sur l utilisation d Internet ont vu le jour au cours de la dernière décennie et jouent désormais un rôle significatif : MadaMasr en Égypte, Nawaat et Inkyfada en Tunisie, SyriaUntold en Syrie, 7iber en Jordanie, pour n en citer que quelques-unes parmi les plus importantes. Les réseaux sociaux permettent la mise en place d un échange direct d informations qui contourne les organisations journalistiques. Dans certains pays arabes, Twitter et Facebook sont utilisés comme source d information première, notamment grâce à l apparition de curators : des individus ou organisations responsables de filtrer et de vérifier les contenus sur le web 1. 4 Les systèmes médiatiques arabes peuvent désormais être considérés à tout point de vue comme des systèmes «hybrides» (Chadwick, 2013), au sein desquels anciennes et nouvelles logiques cohabitent, et où l information journalistique circule de façon fluide d une plate-forme à l autre (télévisions, journaux électroniques et imprimés, réseaux sociaux, blogs, etc.). 5 Les révoltes de 2011 ont accéléré ces processus ainsi que la diffusion des nouvelles technologies, suggérant la naissance, du moins en apparence, d une nouvelle sphère publique arabe transnationale. Nouvelle, parce qu elle ne repose plus uniquement sur ce qu on appelle les médias panarabes tels que les journaux comme Al-Sharq al-awsat, Al- Hayat ou al-quds al-arabi, ou bien les chaînes satellitaires comme Al Jazeera et Al Arabiya, qui sont toutes la propriété directe ou indirecte des États du Golfe 2. On assiste ici à l émergence d un espace partagé, plus participatif, aux contenus produits par le bas et dont les hiérarchies entre les différentes sources d information tendent à se brouiller. 6 L émergence d «arabités numériques», pour reprendre le terme d Yves Gonzalez-Quijano (2012), a inévitablement eu elle aussi une influence sur l échange d informations entre les différents pays arabes. Des événements internationaux tels que l Arab Bloggers Meeting 3 témoignent de la présence d une communauté transnationale, numérique justement, qui rassemble des individus qui sont en communication constante via les réseaux sociaux, mettent sur pied leurs propres projets dans le secteur des médias et travaillent également, dans une moindre mesure, pour des journaux et des télévisions. 7 Et pourtant, faire un bilan de l impact des nouvelles technologies sur les flux d information transnationale apparaît comme une opération particulièrement complexe. Dans le monde arabe aussi, la superposition de modalités différentes de production et de distribution des contenus détermine ce que Brian McNair (2011) appelle le «chaos culturel». Les flux d information passent d une plate-forme à l autre et obéissent à des dynamiques différentes de production et de distribution, suivant des itinéraires qu il devient de plus en plus difficile de retracer. 8 Avec ces prémisses, cet article se propose de faire quelques observations sur l impact des nouveaux médias sur les flux d information transnationale dans le monde arabe. Le terme «transnational» sera utilisé sous un double angle : d une part, la production, parce que les technologies digitales transforment le travail de rédaction et introduisent de nouvelles modalités de collecte de l information (journalisme citoyen, crowdsourcing) ; d autre part, la distribution, dans la mesure où ces mêmes outils permettent de diffuser l information au niveau transnational sans représenter les coûts traditionnellement associés à cette échelle de diffusion. C est l articulation des changements portant sur ces deux dimensions qui détermine la nature des échanges de contenus entre différents pays dans le monde arabe contemporain. Afin d exposer plus clairement les changements en cours, on s arrêtera sur trois types d acteurs médiatiques différents. Le premier est celui

54 52 des médias transnationaux et leur adaptation aux nouvelles formes de communication. Le deuxième est constitué des plates-formes du journalisme numérique qui se sont multipliées ces dernières années, dans le monde arabe comme ailleurs. On s arrêtera en particulier sur les projets qu on définit généralement comme des startups, c est-à-dire des entreprises basant leur espace de distribution uniquement sur Internet. En particulier, les initiatives étudiées ici ont des ressources financières relativement limitées, parce qu elles sont principalement animées par des jeunes cherchant à offrir une alternative à l information traditionnelle. Enfin, on analysera l émergence d une nouvelle génération d acteurs médiatiques qui s occupent non pas de produire des contenus originaux, mais d intervenir sur des contenus déjà existants pour les cataloguer, les distribuer ou les rendre plus facilement exploitables par le public. Ces initiatives jouent un rôle fondamental de médiation entre la production de «journalistes indépendants» ou «journalistes citoyens» d une part, et les médias traditionnels ou le public d autre part ; et elles jouissent d une influence croissante sur les flux d information internationaux. 9 L observation de quelques cas d études correspondant à chacun de ces types d acteurs permet de faire émerger trois tendances liées à l impact des nouveaux médias. La première, comme le montre le cas d Al Jazeera, est que les institutions médiatiques déjà installées comptent parmi les premiers acteurs à bénéficier de l utilisation des nouveaux médias, parce qu elles sont mieux équipées en termes de ressources humaines et financières. Bien que l arrivée du numérique abaisse en théorie les coûts de production et de distribution de l information, ouvrant le marché à des acteurs moins affirmés, la présence d un capital humain et financier plus important permet d optimiser les bénéfices à tirer de l utilisation des nouvelles technologies. La deuxième tendance correspond à ce que l on a qualifié de processus de localisation de la production d informations. Les contenus qui circulent à l international sont de façon croissante produits directement par des gens qui vivent dans les contextes bénéficiant de cette couverture médiatique. L ère des correspondants permanents et des envoyés spéciaux réguliers semble révolue, les médias internationaux ayant de plus en plus recours aux «journalistes citoyens» ou aux journalistes freelance qui vivent dans les pays concernés. 10 Cette localisation des «auteurs» (les sources journalistiques) s accompagne d un processus parallèle de localisation ou nationalisation des thématiques et des publics : les nouvelles plates-formes du journalisme numérique tendent toutes à se focaliser sur la dimension locale ou hyper-locale (quartiers périphériques ou certains quartiers d une grande ville). Il y a donc une tendance à la localisation de la production, qui semble correspondre à une demande (réelle ou supposée) plus grande des publics pour l actualité nationale au détriment des questions internationales. Dans le même temps, les platesformes numériques locales produisent de l information qui, grâce à Internet, se trouve immédiatement mise à la disposition du public international. En d autres termes, la production tend à devenir plus locale, tandis que la consommation s internationalise. Internet et les grands groupes médiatiques : l exemple d Al Jazeera 11 Si les médias traditionnels sont les premiers à faire usage du potentiel que représente ce qu on appelle le contenu généré par les utilisateurs du web 2.0, c est parce qu ils possèdent les ressources humaines nécessaires pour rechercher et filtrer les contenus qui circulent sur le web, ainsi que les ressources budgétaires qui permettent de créer et d entretenir un

55 53 réseau de «journalistes citoyens» sur le terrain. Les journalistes citoyens, payés généralement à l article, permettent d éviter les coûts liés à la gestion d un bureau ou d un envoyé spécial sur le terrain. Les rédactions doivent toutefois adapter leur fonctionnement en interne pour entretenir leurs contacts avec ces journalistes, les former et effectuer un contrôle éditorial minutieux sur les contenus qu ils produisent. 12 En d autres termes, les nouvelles technologies avantagent les entreprises médiatiques déjà présentes sur le marché qui, à condition d accepter de s adapter à ces changements, sont en mesure d en faire un usage efficace. Ce phénomène ne se limite bien évidemment pas au monde arabe. Henry Jenkins (2006), dans sa description de la «culture convergente» régissant aujourd hui la production et la consommation des médias, souligne la manière dont les géants de la communication aux États-Unis ont rapidement appris à tirer profit de la mise à contribution du public dans la production des contenus. 13 Al Jazeera constitue probablement le cas le plus intéressant d utilisation efficace des nouvelles technologies dans le monde arabe. La chaîne compte parmi les premiers médias à avoir investi dans les réseaux de «journalistes citoyens» dans différents pays arabes et à avoir utilisé de manière intensive les médias sociaux pour collecter des informations ou élargir son public. Dès la fin de l année 2011, elle ouvre un bureau de 14 personnes dédiées exclusivement aux social media. Le recours intensif aux réseaux de «journalistes citoyens» est encore antérieur et remonte au moins à 2008, pendant la guerre de Gaza. À partir de ce moment-là, la chaîne affine et intensifie de plus en plus l utilisation du «journalisme citoyen», qui devient partie intégrante des stratégies éditoriales. Après avoir identifié quelques individus clés, blogueurs et journalistes en particulier, Al Jazeera apprend à les utiliser pour obtenir ou vérifier des informations de première main. Ce recours ne présente pas seulement l avantage de donner accès à plus d informations à moindre coût ; il permet également de contourner plus facilement les restrictions de mouvement et d action qui frappent souvent les journalistes professionnels. Quand par exemple, fin janvier 2011, à l apogée de la révolte contre Moubarak, le gouvernement égyptien ferme les bureaux de la chaîne, c est grâce à l utilisation désormais maîtrisée des réseaux de «journalistes citoyens» que cette dernière peut continuer d assurer la couverture des événements en continu. Pareillement, dans un conflit comme celui de la Syrie et pour des raisons liées aussi bien au danger présent sur le territoire qu à l interdiction d entrée aux journalistes imposée par le régime, les activistes et citoyens «ordinaires» deviennent rapidement les principaux fournisseurs d informations et de contenus vidéo. 14 La force d Al Jazeera réside dans le choix stratégique qui a été fait de s orienter vers ces nouvelles formes de production de l information. La chaîne propose depuis longtemps des ateliers et des formations pour «journalistes citoyens» dans plusieurs pays de la région, établissant ainsi avec eux un rapport de confiance privilégié. Comme le dit Esra Doğramacı, membre de l équipe social media : «Les gens sont au cœur de (l événement). C est à nous de leur donner le micro et de répercuter leur discours. En Syrie par exemple, nous n avons aucun correspondant sur le terrain. Nous nous basons entièrement sur les gens qui nous envoient les contenus que nous sommes chargés de publier» (Bartlett, 2011). 15 Si les blogueurs et journalistes «citoyens» sont intégrés au processus de production de l information, Al Jazeera expérimente également d autres modes de collecte de l information et d interaction avec le public. En 2008, à l initiative de la chaîne naît Sharek 4, un portail ouvert à tous pour publier des vidéos ainsi que d autres contenus. Ceux-ci

56 54 sont vérifiés avant d être mis en ligne, mais les utilisateurs ayant acquis une certaine crédibilité auprès de la chaîne ont accès au portail sans modération, rendant ainsi la circulation de l information plus facile. Enfin, les médias sociaux deviennent un outil de marketing fondamental. Twitter est utilisé pour promouvoir le livestreaming sur le site en anglais et en arabe, également via la promotion payante des tweets 5. Sur le mois de janvier 2011 seulement, le site parvient à augmenter son propre trafic de 2500 % et le livestream à lui tout seul compte 4 millions de visiteurs entre le 28 et le 31 janvier (Hoffman, 2011). Cette prise de vue d un bureau dans les locaux de la chaîne d Al Jazeera dédiée aux documentaires et basée à Doha résume les principaux modes de diffusions de ses productions sur les réseaux sociaux : (respectivement de haut en bas) Facebook, Instagram, Twitter, YouTube et Google. ( D. Marchetti, 8 janvier 2017). 16 Ce succès contraste avec la perte de crédibilité dans le monde arabe qui affecte les transmissions télévisées de la chaîne au cours des années suivantes (Salama, 2012 ; Al- Qassemi, 2013). La pénétration des chaînes anglaises et arabes en Europe et aux États-Unis est encore plus réduite suite à l interdiction de transmission sur le sol américain. À deux mois de son lancement, Al Jazeera America comptait à peine spectateurs par jour aux États-Unis (Atkinson, 2013). 17 Pourtant la chaîne est consacrée, surtout pendant les révoltes arabes, comme l une des agences d information en ligne les plus importantes à l échelle mondiale. En effet, même si l audience de ses programmes de télévision reste limitée ou diminue, les contenus produits par la chaîne circulent sur Internet de façon croissante et sont constamment repris par d autres médias. La synergie entre un système efficace de collecte des informations et Internet lui permet de devenir un point de référence pour tous les médias internationaux, dès qu il s agit de couvrir des événements au Moyen-Orient. Al Jazeera compte parmi les premières chaînes au monde à ouvrir une chaîne sur YouTube et une

57 55 transmission 24h sur 24 sur LiveStation. La majorité des contenus produits sur Internet sont publiés sous licence Creative Commons 6, ce qui facilite leur circulation. 18 En raison précisément du succès des plates-formes en ligne et des opérations de collecte d informations à travers le crowdsourcing (production participative), Al Jazeera décide d inaugurer un nouveau projet médiatique, lancé en septembre 2014 : AJ+ (Al Jazeera Plus). Fondée par Riyaad Minty, un expert en communication précédemment à la tête de la section Social Media, et par Moeed Ahmad, spécialiste des technologies de l information et manager du groupe Innovation and Incubation au sein de la chaîne, AJ+ est une plateforme qui distribue des contenus sur les réseaux sociaux et sur des applications pour smartphones. Le projet, basé à San Francisco, est indépendant des autres chaînes mais il exploite les informations issues des bureaux d Al Jazeera dans le monde. La chaîne ne compte pas de présentateurs. «Les gens font plus confiance aux gens qu aux organisations», explique Riyaad Minty (Rotgers, 2013). AJ+ tente d insérer des contenus directement dans les flux d information des réseaux sociaux, invitant ainsi le public à produire et à interagir, et expérimentant de nouvelles formes de récit journalistique. Selon Moeed Ahmad, «Les habitudes de consommation de l information sont en train de changer. Avec sa chaîne, Al Jazeera montre sa volonté d innover en créant une nouvelle destination numérique pour le journalisme. Son contenu va attirer l attention, captiver, et permettre à des conversations globales de voir le jour» (Al Jazeera, 2013). Localisation de la production et des thèmes, internationalisation de la consommation 19 Ces dernières années, des dizaines de projets journalistiques «indépendants» qui sont nés dans le monde arabe diffusent leurs contenus exclusivement sur Internet. On entend par «indépendantes» des initiatives qui ne sont financées ni par l État, ni par les capitaux privés d hommes d affaires ayant des intérêts conséquents dans d autres secteurs. Il s agit donc de ce qu on pourrait appeler en anglais des startups numériques, même si le terme est encore sujet à controverse 7 : des jeunes entreprises dont l objectif est d atteindre graduellement une situation de stabilité économique 8. On peut mentionner Nawaat 9 en Tunisie, MadaMasr 10 en Égypte, 7iber 11 en Jordanie ou Mamfakinch 12 au Maroc, pour n en citer que quelques-uns parmi les plus importants. Toutefois, toutes ces plates-formes ont fait le choix de se focaliser sur la dimension nationale ou locale, plutôt que de proposer de l information internationale. 20 Pour se faire une idée du degré de localisation de l information en ligne «par le bas», il suffit de revenir sur quelques-uns des événements les plus importants qui réunissent les acteurs de ce secteur. Dans le dernier Arab Bloggers Meeting qui s est tenu à Amman en janvier , les seules organisations offrant une couverture internationale notable sont Global Voices, une organisation à but non lucratif qui a créé un réseau de «journalistes citoyens» dans plusieurs pays, Jadaliyya, un journal électronique proposant des contenus à mi-chemin entre la recherche académique et le journalisme sur la région MENA, et Al- Monitor, un journal électronique fondé par Jamal Daniel, un homme d affaires libanais vivant aux États-Unis. En d autres termes, il s agit d organisations qui proposent des contenus presque exclusivement en anglais, qui sont basées à l étranger et dont l équipe, tout comme le public, est internationale plus que régionale. Par ailleurs, si on s arrête sur les forums régionaux de 4M-CFI 14, par exemple ceux organisés à Beyrouth en octobre 2014

58 56 et au Caire en février 2013, on constate que les organisations basées sur Internet dont les activités ne sont pas limitées à l actualité nationale constituent une exception : Transterra Media, dont les activités sont présentées plus loin, et Meedan 15. Les raisons de cette tendance à aller vers de l information locale sont multiples. D une part, il s agit d entreprises médiatiques jeunes, qui n ont pas les moyens budgétaires de couvrir efficacement l actualité internationale. Les nouvelles technologies ont réduit ce type de coûts mais elles ne les ont pas éliminés, du moins pour qui veut produire une information originale et de qualité. 21 Lina Attallah, directrice du site égyptien d information en ligne MadaMasr, affirme ainsi : «J ai déjà une idée claire de ce à quoi ces sections internationales devraient ressembler, et surtout de la manière dont on pourrait développer une couverture média régionale qui propose une alternative à celle produite par les médias corporatifs. Mais cela se ferait plutôt à travers un réseau de médias progressifs basés dans la région, qui ferait office d agence de presse alternative et relaierait l actualité internationale selon une perspective venant du Sud. La seule raison pour laquelle MadaMasr n offre pas encore ces services est une question de ressources, et rien d autre. Mais cela fait tout à fait partie de nos plans à l avenir : je voudrais le faire, non pas à travers un modèle économique classique, en envoyant des correspondants dans chaque pays, mais plutôt en prenant exemple sur ce qui s est fait en Amérique latine surtout. Je pense que la solution consiste à créer un réseau d agences médiatiques progressives qui nous permettent de rassembler des contenus et de créer des pages intégrées assurant une couverture régionale ou globale à travers notre couverture nationale respective. Mais nous sommes encore nouveaux, et nous n avons pas les ressources 16». 22 Se focaliser sur la dimension locale présente aussi d autres avantages sur le plan économique. Pour atteindre un degré minimum d indépendance, il est nécessaire d identifier avec une grande précision le public auquel on veut s adresser et chercher à dégager des bénéfices grâce à la publicité ou à d autres formes de financement. Comme le montre un événement comme «Rise-Up organisé par l Université Américaine du Caire 17, qui fait partie des opérations ayant lieu de plus en plus fréquemment pour réunir les startups du secteur et les aider à trouver des investisseurs, la tendance consiste à encourager les nouvelles entreprises médiatiques qui s adressent à un public local et bien défini. En second lieu, le marché du journalisme international est déjà largement saturé et dominé par des grands groupes internationaux, qui sont dotés de ressources bien supérieures. Pour un médium plus jeune, il est donc beaucoup plus simple de combler un vide tel que celui représenté par la dimension locale, qui n est pas encore entièrement couverte par les médias déjà présents sur le marché. Cela correspond également à un choix politique et journalistique qui prend ses racines dans les problèmes propres aux systèmes médiatiques autoritaires fortement présents dans le monde arabe. Comme le dit Antoun Issa, de la rédaction d Al-Monitor : «La majorité de ces médias naissent de l activisme politique. Ils adoptent une position critique vis-à-vis de leurs pays respectifs, et surtout des autorités. Et en ce sens, le besoin est réel, car les médias privés et ceux de l État n offrent pas ce type de couverture et sont soumis à un contrôle plus grand» L ampleur des événements qui ont secoué la région MENA ces dernières années ainsi que le chevauchement entre information et activisme politique poussent le journalisme numérique à se consacrer presque entièrement aux affaires internes. Ces journalistes adoptent une position basée avant tout sur la volonté de démystifier et d opérer un contraste avec les récits des médias traditionnels. Ils se placent donc en opposition par rapport au journalisme classique, en offrant des points de vue plus critiques envers les

59 57 autorités. La dimension locale permet plus facilement d exercer un journalisme d opposition. Daoud Kouttab l explique en parlant d Amman Net, une radio spécialisée dans les réalités locales en Jordanie : «Il y a déjà suffisamment de médias qui évitent les problèmes locaux en couvrant l actualité régionale et internationale, et nous ne voulions pas répéter cela» (Zweiri, 2011). 24 La tendance à aller vers l hyper-local répond par ailleurs aux mêmes exigences. Le journalisme dans le monde arabe comme ailleurs s est toujours caractérisé par une forte centralisation sur les capitales, avec pour résultat d ignorer d autres réalités locales jugées plus marginales. De ce point de vue, Internet offre de nouvelles possibilités de collecter des informations. Beaucoup des nouvelles initiatives médiatiques consacrent leurs efforts à développer de réseaux de «journalistes citoyens» couvrant des régions périphériques qui auparavant étaient dépourvues de toute visibilité, comme le fait Nawaat depuis des années en Tunisie. D autres initiatives naissent directement de cette inspiration locale, comme Al Mandara 19 en Égypte. Sans parler de la Syrie qui, en raison de la fragmentation du pays, a vu se multiplier ces dernières années le nombre de médias étroitement liés à une ville ou une province spécifique (Battah, 2012). En d autres termes, le nouveau journalisme sur Internet débouche sur une localisation plus grande de l information, plutôt que sur la création d un «village global» (McLuhan, 1962) comme le prévoyaient certains. 25 En Égypte, c est une tendance qu il faut aussi lier au nationalisme. Comme l affirme Lina Attalah, l orgueil généré par la révolution finit souvent par déboucher sur une position nationaliste basée sur la conviction que «la révolution est arrivée parce que nous sommes Égyptiens» 20. De manière générale après 2011, en Égypte mais aussi ailleurs, le public aurait tendance selon les études d audience à accorder plus d attention aux affaires nationales. Ce n est pas par hasard qu Al Jazeera a éprouvé la nécessité d ouvrir une chaîne dédiée entièrement à l Égypte, Mubashir Masr, afin de chercher à conserver son public. De ce point de vue, l expérience de Huna Sawtak 21 est révélatrice. Le site, qui se présente comme une filiation de Radio Netherlands Worldwide, propose des nouvelles et des opinions qui ont pour objectif de donner la voix principalement aux jeunes. La rédaction principale est basée à Hilversum aux Pays-Bas, mais le journal couvre six pays arabes (Égypte, Syrie, Yémen, Maroc, Arabie saoudite et Libye) grâce à des réseaux de «journalistes citoyens» mis en place dans chaque pays par un coordinateur local. Bien que la production de l information soit répartie sur plusieurs pays, les gestionnaires du site ont rapidement découvert que leur consommation répondait à des logiques locales, le public ayant tendance à regarder seulement les contenus relatifs à son propre pays. La tendance apparaît tellement nette qu au bout de quelques mois, le site décide de publier certains contenus dans leur dialecte original et ne de pas rajouter de sous-titres en arabe classique dans les vidéos, acceptant ainsi de fait l existence de publics nationaux distincts 22. Bien que la demande d informations locales ait toujours été importante et soit probablement en train de croître, la consommation devient en même temps plus internationale. Ce qu on appelle les «printemps arabes» a également été relaté à travers les réseaux sociaux dont les flux s adressaient plus souvent à l extérieur qu à l intérieur des frontières nationales (Aday et al. 2012). 26 «C est vrai que la production du nouveau journalisme numérique tend à aller vers le local ; mais c est aussi vrai qu Internet a créé un environnement de plus en plus interconnecté, donnant accès à des sources bien plus nombreuses. Si je veux suivre ce qui se passe en Tunisie, je peux trouver un accès direct aux sources tunisiennes. Je n ai pas

60 58 besoin de suivre les médias égyptiens pour ça : j ai mes sources sur Twitter, et je peux suivre un hashtag» (entretien avec Dina el-hawary, administratrice de contenus pour Meedan 23 et basée en Égypte, novembre 2014). 27 De nombreux projets émergents de journalisme numérique, de MadaMasr à Nawaat, s adressent peut-être même plus à un public international qu à un public local. Exception faite de géants tels qu Al Jazeera, on assiste là à un phénomène d «indigénisation» d une production journalistique qui circule bien plus facilement entre les différents pays. Les journalistes égyptiens produisent de l information sur l Égypte, les Tunisiens sur la Tunisie, et ainsi de suite. Même les projets d internationalisation de l information par les médias numériques prévoient généralement de s appuyer sur des réseaux de journalistes locaux, comme c est le cas pour MadaMasr et Huna Sawtak. 28 Il s agit donc d un processus à deux facettes. D une part, la tendance à localiser la production de contenus, c est-à-dire que les acteurs locaux prennent en main la production des contenus qui les concernent directement. D autre part, bien que la demande réelle ou supposée de nouvelles et d opinions locales continue naturellement d être prédominante, la consommation des contenus produits localement devient internationale grâce à la diffusion d Internet et des réseaux sociaux utilisés comme autant de sources d information. 29 Ce processus de localisation de la production de l information produit des effets sur la «qualité» et la «diversité» de la circulation des produits journalistiques. D une part, l accès direct à des citoyens et journalistes sur le terrain, que ce soit à travers des institutions journalistiques réelles ou bien à travers les réseaux sociaux, permet la circulation d un éventail plus large d informations et de témoignages. Les contenus produits par les personnes habitant sur place permettent une pratique plus consciente du journalisme, dans la mesure où cette pratique est fondée sur une connaissance plus profonde du contexte, évitant par là le phénomène du «journalisme parachute» qui caractérise si souvent la couverture de l actualité internationale (Martin, 2011). Surtout, l importance croissante accordée aux voix locales met définitivement fin au monopole des géants médiatiques, occidentaux ou autres sur la production de l actualité internationale. En ce sens, certains usages des nouvelles technologies numériques, et Internet en particulier, renforcent un processus qui avait été initié avec la régionalisation des transmissions satellitaires. Si l arrivée de CNN et d autres chaînes transnationales d information en continu avaient conforté l idée d un «village global» dominé par un agenda unique de l information, celui de «l Occident», les développements successifs de ce marché ont au contraire favorisé la création de différentes sphères publiques transnationales (Figenschou, 2014). Non seulement, comme on l a vu plus haut, l arrivée et le développement d Al Jazeera ainsi que d autres télévisions arabes ont permis à ces dernières de se muer en réelles agences d information globale offrant un point de vue différent de celui des télévisions occidentales, mais des organisations telles que la BBC ou France 24 ont introduit des heures de transmission spécifiques ou bien ont ouvert des chaînes dédiées au monde arabe afin d attirer les publics «locaux». 30 Toutefois, la localisation de la production des contenus présente aussi des limites. La couverture des révoltes arabes a consacré l importance du «témoignage authentique» qui donne une version non médiée des faits au public global, le rendant ainsi spectateur direct des événements (De Angelis et Della Ratta, 2014). Blogueurs, journalistes citoyens, activistes sur Twitter et Facebook deviennent les sources d information premières pour un public régional et global. On assiste ici à un processus de fétichisation des témoignages

61 59 directs, dont les histoires journalistiques se trouvent légitimées par le degré de participation aux événements dont ils sont les spectateurs immédiats. Dans ce contexte, la distinction entre journaliste, activiste et citoyen normal devient de plus en plus floue, générant ainsi des opportunités mais également des risques de déformations d un autre type des contenus médiatiques, comme le montrent le cas de la Syrie (De Angelis, 2011) ou de l Égypte (Burris, 2011). 31 Le journalisme numérique se trouve souvent soumis aux contraintes du marché, pour des raisons économiques mais également en raison des tendances de l information globale à valoriser un produit principalement en fonction de son degré d authenticité locale. La circulation d informations qui en découle se base ainsi sur un échange continu entre journalismes locaux, en utilisant comme principale garantie l identité du producteur de ces informations. Le nouveau professionnalisme du journalisme numérique : le cas de Transterra Media 32 Si les plates-formes numériques journalistiques tendent généralement à investir surtout dans la production locale d informations, on a vu naître ces dernières années différents projets médiatiques qui tentent de se placer dans la concurrence au niveau international. On s arrêtera ici en particulier sur l expérience de Transterra Media 24, laquelle illustre de manière particulièrement claire les transformations à l œuvre dans l échange d informations dans le monde arabe. Il s agit d une initiative lancée par deux jeunes Américains, Jonathan Giesen et Eli Andrews, qui mettent sur pied une startup numérique à New York en Le projet dans sa conception finale voit toutefois le jour au Caire. La diffusion exponentielle des contenus générés par les utilisateurs dans une zone comme le Moyen-Orient, qui se trouve de plus en plus souvent sous les feux des projecteurs, convainc deux entrepreneurs à débuter l expérimentation dans cette région. Le premier prototype de Transterra Media naît trois jours à peine avant le début de la révolution de janvier 2011 et attire immédiatement l attention des grands médias, à commencer par Al Jazeera. Quelques mois plus tard, des entrepreneurs libanais décident d investir dans le projet et la startup s installe à Beyrouth où se trouvent aujourd hui tous les bureaux. 33 Transterra Media naît d une constatation simple : l abondance des contenus produits via les nouvelles technologies libère de plus en plus les médias traditionnels de leur dépendance vis-à-vis des agences d information internationales comme Reuters, Associated Press, etc. 25 Les nouvelles technologies permettent une production accrue de l information, laquelle peut circuler partout. Internet permet de faire entrer en contact les producteurs de cette information sans passer par l intermédiaire des médias traditionnels, ainsi que de collecter directement les contenus produits par des individus ou des organisations. En d autres termes, Internet devient une agence d information gratuite, accessible à quiconque sait où effectuer sa recherche. Enfin, les médias traditionnels ont des difficultés croissantes à maintenir les coûts représentés par l envoi de correspondants. La part des journalistes freelance sur le terrain grossit rapidement, tandis que les journalistes salariés se font de plus en plus rares. Dans ce contexte, la réorganisation des processus de production journalistique apparaît comme un défi pour les médias traditionnels. Si les contenus abondent, il est plus difficile de repérer ceux qui

62 60 sont jugés de qualité et d identifier les sources «fiables», que ce soit en termes de crédibilité ou de réactivité dans la remise des contenus requis. 34 Transterra Media s insère précisément dans ce contexte en se posant comme un intermédiaire entre journalistes freelance et médias traditionnels, via l achat et la vente de vidéos et de photographies. 35 Jonathan Giesen définit la startup comme une «compagnie tech d informations» visant à mettre en place un marché au sein duquel journalistes freelance et producteurs de médias peuvent entrer en contact avec les clients potentiels, journaux ou chaînes de télévision 26. L objectif est que ce processus devienne le plus rapide, efficace et automatique possible et qu il facilite la rencontre entre l offre et à la demande, à condition d avantager aussi bien les producteurs que les clients. L infrastructure du site permet aux journalistes de créer leur profil personnel et de promouvoir leurs propres contenus auprès de l équipe organisatrice. Transterra Media évalue les propositions et les approuve sur la base de certains critères (prix, qualité, format technique), puis se met ensuite en quête du client. Si ce dernier accepte, la production peut commencer et l organisation touche 30 % des bénéfices. Les journalistes doivent accompagner leurs contenus visuels de quelques «métadonnées» à la manière des grandes agences : brève description du contenu, lieu, date, nom du journaliste, contexte. On aboutit ainsi à la création d un catalogue qui facilite la consultation de tous les matériels par les médias susceptibles d être preneurs. La base de données classe également les résultats des journalistes en tenant compte de la qualité de la production, du respect du calendrier et de l expérience professionnelle. Parfois, ce sont les chaînes et les télévisions qui contactent directement Transterra Media en lui communiquant leurs besoins précis. En s appuyant sur sa base de données, la compagnie contacte les journalistes les plus à même de fournir ce travail en particulier. S ils acceptent, la production peut commencer. Enfin, les clients eux-mêmes peuvent également se créer un profil où ils rendent public leurs besoins en terme de contenus. 36 Transterra Media joue ainsi un rôle de médiation qui permet aux contenus produits grâce aux nouvelles technologies de circuler plus facilement et de trouver des clients, et donc d accéder à un public plus large. Il ne s agit pas seulement de mettre en relation les médias traditionnels et les producteurs d informations opérant en dehors des institutions. L organisation fournit des services qui facilitent l échange entre les deux parties et amènent la production locale de l information à se rapprocher des standards exigés par les médias internationaux. Les technologies numériques ont pour effet de faciliter la production d une quantité énorme de contenus par les journalistes, qu ils soient professionnels ou non. Toutefois, comme l explique Jonathan Giesen, la diffusion de ces contenus se heurte à de nombreux obstacles : difficultés techniques, car les médias traditionnels attendent des formats d une qualité particulière ; difficultés dans la communication également, parce que ceux-ci ignorent souvent qui produit quoi et qui sont les journalistes freelance les plus fiables, tandis que ces derniers ne savent pas exactement de quoi ont besoin les médias. 37 Le processus de passage des contenus des «journalistes indépendants» vers les médias se fait grâce à une collaboration entre différents départements. Un premier secteur voué à la production éditoriale est constitué de différents bureaux divisés par régions, dont deux qui sont spécialisés sur le monde arabe, l Iran et la Turquie. Dans ce département, les producteurs proposent leur aide aux journalistes pour transformer leurs contenus en histoires propres à être vendues. Dans le cas où les journalistes sont déjà suffisamment expérimentés, il suffit qu ils se mettent d accord sur le type de contenu à réaliser. Dans

63 61 d autres cas, les producteurs accompagnent les journalistes dans le développement de l histoire qu ils souhaitent raconter, suggèrent les questions à poser pendant les entretiens, jouant en d autres termes le rôle de véritables co-auteurs et de formateurs journalistiques. 38 Un second département s occupe des aspects techniques : offrir une assistance sur les formats vidéo et photo à utiliser, mais aussi traduire les vidéos, ajouter des sous-titres et préparer les différents éléments requis par le client pour permettre la distribution du matériel. Les clients de Transterra sont principalement les médias internationaux, de CNN au Guardian, mais également d autres médias tels qu Al Jazeera, Al Arabiya, Al-Jadid, LBCI, Alaan TV. L organisation travaille avec un réseau de journalistes qui viennent de tout le monde arabe, bien que la plus grande partie de l activité soit actuellement basée en Syrie, Irak et Libye, en raison d une demande plus importante sur les contenus provenant de ces pays. 39 Autrement dit, le cas de Transterra Media révèle les profondes transformations enclenchées par l arrivée des nouvelles technologies dans les échanges de contenus journalistiques dans le monde arabe. D une part, cette expérience met en évidence la culture visuelle du journalisme numérique, lequel privilégie de plus en plus les vidéos et les photographies par rapport aux textes. D autre part, elle confirme la tendance à l «indigénisation» de la production des contenus et base ses propres stratégies sur cette dernière. Le produit journalistique est réalisé sur le lieu même de l événement, le plus souvent par des journalistes freelance ou des «journalistes citoyens», pour ensuite circuler à l international ou à travers les médias traditionnels et les plates-formes en ligne. 40 On assiste à une multiplication des organisations jouant les intermédiaires entre ces nouvelles formes de production de contenus d une part et les médias traditionnels de l autre, redéfinissant ainsi les modalités de production et de diffusion du journalisme dans toute la région. BIBLIOGRAPHIE ADAY, S., FARRELL, H., LYNCH, M., SIDES, J., FREELON, D., «New Media and Conflict after the Arab Spring», Peaceworks, United States Institute of Peace, 2012, [en ligne] URL : sites/default/files/pw80.pdf [consulté le 28 janvier 2015]. AL JAZEERA, «Al Jazeera to launch dedicated online channel», Al Jazeera PR, 9 novembre 2013 [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. ATKINSON, C., «Al Jazeera America fails to attract US audience», New York Post, 17 novembre 2013 [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016].

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66 Entretien avec l auteur, octobre Entretien avec Yasser el Zayat, éditeur en chef de Huna Sawtak, octobre Meedan ( est une compagnie chargée de développer des outils digitaux permettant la traduction des contenus web, la vérification des informations et la promotion du journalisme citoyen. Elle est active dans plusieurs pays du monde arabe Sur ce point, voir par exemple John Dyer (2014). 26. Entretien avec l auteur, décembre 2014.

67 65 Chapitre 4. Les nouveaux rapports de forces entre «grossistes» de l information internationale Le cas révélateur de la production et de la circulation transnationale de l information «marocaine» Dominique Marchetti 1 Cet état provisoire d une recherche en cours s inscrit dans le cadre d un projet plus large qui vise à comprendre les conditions de production et de circulation des biens culturels de grande diffusion dits transnationaux, à partir de l exemple de l actualité «internationale» produite par les médias généralistes. La problématique générale est d appréhender ces processus de transnationalisation en mettant en relation plusieurs espaces qui sont trop souvent séparés dans les analyses : l espace médiatique du pays d origine de la production des informations, celui du pays d accueil où celles-ci sont diffusées, mais aussi l espace médiatique international ou ses sous-espaces régionaux, ceux-ci rassemblant des médias transnationaux sous différentes formes (agences de presse, chaînes internationales, médias nationaux ayant des effets transnationaux, etc.). Ce travail s inspire d un des schèmes principaux, apparemment simple, des sciences sociales de l immigration développée par le sociologue Abdelmalek Sayad (1995), selon lequel on ne peut comprendre l immigration sans saisir en même temps l émigration, c est-à-dire le champ national d origine. L étude des pratiques et des productions d «intermédiaires clés» de la transnationalisation des biens culturels, ici les correspondants des médias étrangers (Baisnée, 2003 ; Bourdon, 2009 ; Hannerz, 2004 ; Hess, 2005 ; Pedelty, 1995) ou les journalistes des grandes agences transnationales multimédias (Boyd-Barrett et Rantanen, 1998 ; Boyd-Barrett et Palmer, 1980) qui forment une fraction stratégique des «grossistes» 1 de l information internationale, permet de mettre au jour des processus très généraux de division du travail transnational et les luttes sociales, économiques, politiques, professionnelles qu ils engendrent (Marchetti, 2015). Pour «localiser» cet «international» (Siméant, 2013), et ainsi éviter les propos généraux sur la «globalisation» et la «mondialisation» ou bien les voir par un prisme

68 66 trop monographique, le choix s est porté sur une étude de cas, celle du Maroc, de manière à chercher à comprendre comment une information «marocaine» devient ou non «transnationale». Ce texte s appuie sur les éléments d un travail en cours, notamment une quarantaine d interviews avec des journalistes travaillant (ou ayant travaillé) pour différents médias étrangers au Maroc 2 et une analyse statistique de leur présence. 2 Après avoir caractérisé la position dominée de ce pays dans l espace médiatique transnational, et c est ce qui fait entre autres son intérêt scientifique d autant plus qu il n a pas été étudié sous cet aspect, cette contribution esquisse quelques grands principes de structuration de l espace des producteurs (médias et journalistes) de l actualité dite «marocaine» à l étranger, notamment dans ses fractions qui produisent et diffusent dans les mondes arabes et musulmans 3. Ils permettent de pointer une série de transformations contemporaines de la production et de la circulation de l information dite «internationale». Une domination politique, économique et médiatique de quelques États 3 Si le terrain marocain constitue un laboratoire des processus de production et de circulation de l information internationale, c est par la position d interrelations du Royaume entre différents espaces de la production culturelle, et des news en particulier. Comme Karl Deutsch (1960), et Johan Heilbron (2001) dans un prolongement programmatique à propos des biens culturels, l ont bien montré, l orientation internationale des pays dans différents types de transactions, notamment économiques, est inverse à leur taille. L intérêt heuristique du Maroc tient en effet au fait qu il forme une zone d interconnexion politique, économique et culturelle. Il est, par sa situation géopolitique et son histoire, en relation avec des instances transnationales très variées : la Ligue arabe, l Organisation des nations unies (ONU) avec laquelle les autorités marocaines sont en pourparlers permanents sur le conflit dans le Sahara qui est un des piliers de la «cause nationale», l Union européenne notamment via un accord d association, le Conseil de coopération du Golfe, suite à un partenariat existant depuis 2011, etc. Des espaces nationaux relevant de zones géopolitiques et économiques très diversifiées sont ensuite en lien direct avec ce pays dans différents domaines. Ainsi, ses rapports demeurent particulièrement forts avec plusieurs pays d Europe, ce continent représentant presque les deux tiers de ses échanges commerciaux, et tout particulièrement ses anciens colonisateurs, l Espagne et la France, avec lesquels en 2014 un tiers de ses transactions et 42,5 % de ses exportations étaient réalisées 4. La principale transformation contemporaine concernant les pays majoritairement de langues arabes et/ou musulmans tient au renforcement croissant des liens, d une part, avec des pays du Golfe (l Arabie saoudite de longue date qui était son septième partenaire commercial en 2014 avec lequel le Maroc a un accord depuis 1966, puis plus récemment avec les Émirats arabes unis et le Koweït) qui investissent massivement dans des secteurs importants de l économie du Royaume (immobilier, minier et tourisme essentiellement) 5. Cette dernière dépend également fortement de ces pays dans son approvisionnement en produits énergétiques (pétrole et gaz naturel notamment). D autre part, les échanges avec la Turquie se sont renforcés avec l arrivée au pouvoir de l AKP, parti islamo conservateur, à partir du début des années 2000, et plus encore avec celle mutatis mutandis de son homologue marocain, le Parti de la Justice et du Développement (PJD) en Ainsi, dans

69 67 le cas de l accord de libre-échange avec ce pays au milieu des années 2000, les transactions commerciales ont presque doublé entre 2008 et 2013, même si la Turquie n était que le onzième client du Maroc et son neuvième fournisseur en Pour des raisons plus politiques (là encore notamment du fait du conflit au Sahara) que commerciales, le Maroc est très lié aux États-Unis, qui représentent un pôle stratégique dans les relations internationales. L État marocain entretient par ailleurs des liens forts dans différents domaines avec de nombreux pays d Afrique subsaharienne et d Asie, dont surtout la Chine, troisième partenaire commercial (Rhattat, 2013) et membre du Conseil de sécurité de l ONU. 4 C est précisément parce que l économie nationale dépend très fortement des investissements étrangers 6, notamment des recettes du tourisme, que le champ du pouvoir marocain se montre aussi soucieux des représentations médiatiques et politiques à l étranger. Par comparaison, notamment avec les pays majoritairement de langues arabes et/ou de confessions musulmanes qui sont trop souvent homogénéisés et auxquels il est généralement rattaché 7 comme on le verra, les représentants du Maroc mettent en avant «la stabilité politique et sociale» et un «islam modéré», qui en ferait de ce pays une «exception». De même, la mise en place d institutions politiques, tout comme la limitation des atteintes les plus visibles aux droits de l homme (tout particulièrement concernant les femmes, les minorités et les journalistes), participent à la construction de l image d une «démocratie moderne» et d un «État de droit» (Rollinde, 2002), qui sont autant d arguments récurrents pour pouvoir attirer les entreprises étrangères (Hibou et Tozy, 2002) et les touristes. Il y aurait bien évidemment bien d autres variables à prendre en compte dans la politique extérieure du Maroc, tout particulièrement les questions religieuses et politiques liées au conflit au Sahara (Fernández-Molina, 2013). 5 Cette orientation internationale, qui témoigne également et surtout de la place très dominée du Maroc dans les espaces politique et économique transnationaux, se réfracte dans l espace médiatique international. Comme le résume abruptement un journaliste d une agence transnationale, «le problème éternel du Maroc quand il s agit de la couverture des agences de presse, c est un pays qui ne fait pas le poids. Sur plusieurs niveaux : politiquement, économiquement, financièrement, tout ce que vous voulez» 8. Pour des raisons économiques et politiques mais aussi pour d autres liées notamment à sa «stabilité», le Maroc ne fait pas partie des pôles dominants de l actualité transnationale généraliste, comme le sont historiquement les États-Unis, Israël (pour la guerre avec la Palestine), la Chine, la Russie, les pays les plus peuplés de l Union européenne (l Allemagne, la Grande-Bretagne, la France), ou encore la Belgique (pour l Union européenne). On y reviendra, cette position est d autant plus dominée que l actualité transnationale du Maroc, et du Maghreb plus généralement, est souvent intégrée dans le cadre géopolitique de la région MENA marquée par une «actualité» abondante et permanente. Enfin, l étroitesse du marché médiatique marocain n en fait pas un enjeu stratégique pour les médias étrangers transnationaux en quête de nouveaux clients.

70 68 L espace des producteurs de l actualité transnationale «marocaine» Les hiérarchies économique et politique de l espace journalistique transnational 6 L orientation internationale du Maroc, et sa place dominée, dans la production de l information internationale omnibus 9, s objective dans la carte des correspondants des médias étrangers accrédités sur place. Plus largement, les spécificités de cet espace national donnent à voir avec une loupe grossissante quelques transformations contemporaines de ce champ transnational de l information et de ses rapports de force, sans prétendre bien évidemment ici à une quelconque exhaustivité. 7 Dans cet univers de production des nouvelles de grande diffusion, le poids relatif des médias, mais aussi parfois des États qui les créent dans le but de servir leurs intérêts nationaux (Rantanen, 2002), est très variable. La hiérarchie des entreprises médiatiques est en grande partie celle de leur capital économique, comme l illustrent par exemple les conditions dans lesquelles les journalistes réalisent leurs reportages (effectifs, budgets, etc.), et éventuellement du capital politique accumulé par les États. Le Maroc, aussi bien l État lui-même que les grands groupes du royaume, n a pas les moyens humains et financiers de participer aux luttes politiques, économiques, etc. entre espaces nationaux 10 qui sont au fondement de la structure même de cet univers journalistique transnational depuis la fin du XIX e siècle. Les sièges des médias «grossistes» transnationaux (Boyd- Barrett, 1998) sont en effet basés dans les quelques pays historiquement dominants de cet univers : les États-Unis et quelques États d Europe de l Ouest, c est-à-dire la Grande- Bretagne, l Allemagne et la France qui se sont longtemps partagés le monde des «nouvelles internationales» à travers une lutte entre agences de presse (Wolff, 1991). Ce constat a été un des arguments au centre du débat des années 1970 autour du Nouvel Ordre Mondial de l Information et de la Communication (NOMIC) contestant cette forte prédominance des «grossistes» états-uniens et européens sur les flux d informations. 8 Mais, depuis les années 1990, les États du Golfe (Qatar, Arabie saoudite et Émirats arabes unis) sont entrés dans le jeu, se livrant avec d autres à travers leurs médias à une concurrence politique, économique, professionnelle et religieuse très forte, non pas seulement en matière de production d information mais de programmes télévisés, de films, etc. 11. Les guerres successives dans des pays majoritairement de langue arabe et/ou de confession musulmane, mais surtout l économie forte de ces pays basée sur les rentes pétrolières et gazières, figurent au premier rang de l émergence relativement récente de ces pays sur l espace international de l information. 9 Si ces espaces nationaux d origine des «grossistes» transnationaux constituent les principaux fournisseurs de la matière première de l «actualité internationale» omnibus, ils en sont aussi les principaux clients. C est pourquoi les choix d implanter ou de supprimer des bureaux à l étranger, ici plutôt que là, et de couvrir tel ou tel type de sujets ont d autant plus d effets sur l actualité transnationale qu ils dépendent en partie des attentes des clients les plus importants 12, c est-à-dire en partie des médias américains, anglais et/ou de ceux basés dans les pays du Golfe. En effet, une partie du temps de travail des cadres dirigeants des médias nationaux et transnationaux, chargés de traiter l «actualité internationale», est occupée par la veille des banques de textes et d images

71 69 auxquels ils sont abonnés, notamment celles des trois grandes agences transnationales généralistes (Agence France Presse, Associated Press et Reuters) 13. Ce poids souvent méconnu des «grossistes» transnationaux en situation oligopolistique pèse fortement dans le processus de sélection des informations et sur leurs interprétations (cf. notamment Paterson, 2011 et Silberstein, 2014). 10 Il faudrait également spécifier les sous-espaces de cet univers journalistique transnational, qu il s agisse de ceux qui sont liés aux langues de production et de diffusion mais aussi aux supports (texte, vidéos et photographies). Ainsi, pour ne citer que ce dernier exemple, le marché de la vidéo d actualité est historiquement dominé par l agence anglaise Reuters et l américaine Associated Press Television News (Paterson, 2011 ; Marchetti, 2002), alors que, pour le texte comme pour la photo, l Agence France Presse (AFP) occupe une position plus centrale (Laville, 2010) avec de fortes variations selon les régions du monde. La position des «grossistes» peut également fortement varier selon les thématiques traitées, Reuters et plus récemment Bloomberg étant par exemple en concurrence pour s imposer sur le marché très lucratif de l information économique et surtout financière dont les principaux clients ne sont pas les médias. ( D. Marchetti, 17 avril 2016).

72 70 Ces écrans de télévision pris dans la rédaction de la chaîne Al Jazeera English à Doha montrent les principales sources d images de l actualité transnationale aujourd hui : d une part, les trois agences d images (illustration 1 en bas) Reuters, Associated Press Television News (APTN) et l Agence France presse (AFP) auxquels est abonnée la chaîne ; d autre part, les grandes chaînes d information en langue anglaise (CNN, Sky News et la BBC) qui sont les concurrents d Al Jazeera English (illustration 2 en bas). ( D. Marchetti, 8 janvier 2017). 11 C est d autant plus fort dans le cas du Maroc qu il s agit d un «petit» pays pour les raisons évoquées précédemment, comme le montre le nombre limité de correspondants des médias étrangers (à peine une centaine 14 ), et le caractère transnational de la plupart des médias pour lesquels ils travaillent (65,7 % d entre eux exercent dans ce type de supports). À l exception de l Espagne et à un degré moindre de l Allemagne, la présence des médias étrangers exclusivement nationaux demeure faible (voir encadré). Dotées de moyens financiers et humains sans comparaison avec ceux des correspondants freelance, quelques entreprises médiatiques transnationales sont par conséquent les seules à disposer de journalistes permanents salariés, voire d un bureau national ou régional au Maroc. Du coup, ce pays est essentiellement vu à l étranger à travers les cadrages de ces quelques «grossistes». 12 Ainsi, à Rabat, dans la capitale administrative et politique du Maroc, seules les agences de presse transnationales des pays dominants de cet univers sont surreprésentées : l agence américaine Associated Press (n =4) 15 y a installé son bureau régional au Maghreb en 2011 avec deux journalistes expatriés 16 alors que, jusque-là, elle traitait l actualité «marocaine» depuis Paris et avec des pigistes sur place ; l anglaise (devenue en partie canadienne) Reuters (n =4) a choisi de déplacer son bureau régional à Alger et a désormais une activité réduite au Maroc avec des journalistes en contrat dit «local» ; l Agence France Presse (n =5) y a renforcé son bureau depuis le milieu des années 1990, dont le responsable est toujours expatrié ; enfin, Bloomberg, l agence américaine spécialisée dans l information économique, dispose depuis 2013 d un journaliste permanent.

73 71 13 La représentation des grandes télévisions transnationales généralistes, qui incarnent l autre fraction des «grossistes» produisant des news, illustre plus encore les concurrences que se livrent quelques grands pays. Al Arabiya (Arabie saoudite, créée en 2003), qui a installé son bureau régional à Rabat, Al Hurra (États-Unis, 2004), les versions arabes de la Deutsche Welle TV (Allemagne, 2011), de France 24 (France, 2007) et de Sky News (Émirats arabes unis et Grande-Bretagne, 2012) ont très récemment recruté des correspondants au Maroc pour contester la position dominante acquise par Al Jazeera (Qatar, 1996) sur ce marché. La chaîne basée à Doha a, quant à elle, à nouveau depuis 2014 un correspondant à Rabat après la fermeture de son bureau en Mais, dans cet ensemble de chaînes, le volume de production n est bien évidemment pas comparable entre, d une part, celles qui ont un programme quotidien sur le Maghreb comme Al Jazeera ou France 24 et ont une diffusion importante au Maroc, et, d autre part, celles qui n en ont pas. Ces écrans, qui figurent au-dessus de la salle de rédaction d Al Jazeera produisant en langue arabe et font face aux deux plateaux des journaux télévisés, permettent aux journalistes de comparer simultanément (de gauche à droite) non seulement les sujets diffusés sur différentes chaînes d information du réseau d Al Jazeera (chaînes en arabe, en anglais et Al Jazeera Mubasher) mais aussi le flux des images des agences transnationales (Associated press television news, Agence France Presse et Reuters) et celles des chaînes transnationales panarabes concurrentes (Al Arabiya, France 24 et Sky News en arabe notamment). ( D. Marchetti, 8 janvier 2017). Un désintérêt des espaces médiatiques nationaux étrangers : les exceptions espagnole et allemande Ce qui est appelé «information internationale» varie également d un espace médiatique national à l autre, dans la mesure où des intérêts géopolitiques et culturels anciens ou des conceptions différentes de l information d un pays ou d une chaîne à l autre pèsent fortement sur les choix de hiérarchisation des informations. La cartographie des correspondants des médias accrédités montre que la position du Maroc dans la production des espaces journalistiques nationaux étrangers est très faible, y compris et même surtout dans les pays où les langues arabes sont majoritaires. Les rares exceptions, qu on peut mesurer à travers la présence de pays quasi-exclusivement représentés par des médias nationaux stricto sensu, sont deux pays européens. Les médias nationaux étrangers les plus représentés sont espagnols,

74 72 puisque neuf sur douze s inscrivent dans cette catégorie, les autres travaillant pour l agence de presse hispanophone EFE. Ce voisinage se traduit tout particulièrement par la récurrence d une «actualité marocaine» en Espagne marquée par la colonisation, comme en témoignent les conflits territoriaux au sujet des enclaves espagnoles et de la question dite du «Sahara occidental», et l immigration. Les relations bilatérales sous différentes formes (actualités royales de part et d autre, échanges commerciaux, etc.), l immigration et les religions sont les principales thématiques de cette transnationalisation des news du Maroc en Espagne. Cependant, cet intérêt du champ journalistique espagnol n est que celui de quelquesunes de ses fractions : les télévisions publiques (tout particulièrement la télévision régionale andalouse Canal Sur qui compte quatre journalistes accrédités et la 1 qui a remplacé la TVE 1) et les radios privées accordant une place importante aux informations (Cadena Ser, Cadena Cope, Onda Cero). Aucun quotidien national ou régional espagnol ne figurait dans la liste des journalistes accrédités au Maroc en 2012 et 2013 mais El País vient à nouveau d installer un correspondant Rabat depuis le 1 er septembre L Allemagne est l autre espace national représenté essentiellement par ses médias nationaux (cinq correspondants sur six). Le capital économique de ses médias audiovisuels publics (ARD et ZDF) et la place qu ils accordent à l actualité «internationale» n y sont bien évidemment pas étrangers. En rapport avec sa taille et avec son éloignement, le Koweït est très présent à travers quatre correspondants qui travaillent exclusivement pour des médias nationaux. En revanche, compte tenu notamment de leurs faibles moyens, les autres pays du Maghreb sont faiblement représentés par des médias nationaux à Rabat à l exception de la Tunisie à travers Nessma (n =3), un groupe de chaînes privées qui ne sont pas exclusivement nationales, la Lybie (n =2) et l Algérie (n =1), présente uniquement via son agence de presse d État l APS. Le développement de l information en langue arabe et ses polarités 14 Mais ce constat général du poids fonctionnel (Champagne, 1995, p. 228) de ces quelques «grossistes» de l information internationale sur le Maroc mérite d être précisé parce qu il est non seulement lié à leur position (et leur trajectoire historique) dans l espace journalistique transnational mais aussi à celle du pays d origine de production de l information transnationalisée, c est-à-dire dans le cas présent le Maroc. La cartographie des médias représentés sur place donne en effet à voir combien la hiérarchie des langues (tabl. 1) dans cet univers diffère fortement selon l espace national dans lequel on «localise» les productions et circulations transnationales, sachant que celles-ci sont elles-mêmes des indicateurs des hiérarchies politiques et économiques entre les espaces nationaux. Le Maroc est un exemple parmi d autres, qui permet d éviter certains tropismes des terrains européens et américains dans l analyse des processus de transnationalisation culturelle comme l ont montré plusieurs auteurs (Curran et Park, 2000 ; Thussu, 2007).

75 73 15 Alors que l anglais, entendu ici comme un langage supraterritorial, domine fortement le «système mondial des langues» (De Swaan, 1998), et tout particulièrement l espace journalistique transnational, il demeure très peu représenté au Maroc puisque seuls six journalistes sur les quatre-vingt-treize dont on a renseigné la production, travaillent majoritairement dans cette langue. À l exception des deux grandes agences majoritairement anglophones, Associated Press et Reuters 17, qui sont moins présentes numériquement et productives que l Agence France Presse, les autres grands grossistes transnationaux anglophones (CNN International a cependant un freelance qui travaille de temps en temps pour elle, Christian Science Monitor, Financial Times, Guardian, New York Times, Sky News en anglais, Washington Post, Wall Street Journal par exemple) sont absents du Maroc. Comme le dit un agencier anglophone travaillant à Rabat, «pour X [nom de son média], l Afrique ce n est pas important» ou, pour un autre, «le desk 18 anglais pour moi, c est parfois difficile de le convaincre [sous-entendu : de parler du Maroc]». Sauf à l occasion de grands faits divers, le Royaume est très peu traité par ces grands médias. Quand c est le cas, il l est majoritairement par des journalistes travaillant au sein des sièges des pays d origine de ces médias (Londres, New-York, etc.), dans leurs bureaux à Paris, ou encore par les correspondants Maghreb basés en Algérie ou en Tunisie, voire par ceux de la région MENA résidant au Caire. La suppression en 2015 d un poste de journaliste anglophone au bureau de Rabat de l AFP, qui avait été créé deux ans auparavant pour assurer la couverture en anglais de l Algérie, du Maroc et de la Tunisie, illustre cette position faible du Maroc, et plus largement du Maghreb, dans le sous-espace journalistique anglophone. Le poids des correspondants au Maroc travaillant en français (n =14) est surévalué par la présence de journalistes des magazines spécialisés, qui représentent la moitié de ceux produisant dans cette langue, et non par celle des médias généralistes, hormis les médias transnationaux basés en France. Par exemple, d après les éléments dont on dispose, Le Monde n a plus de correspondant attitré à Rabat depuis les années 1990 alors qu il en a toujours eu en Algérie. Comme la plupart des grands quotidiens nationaux des pays dominants la production de l «information internationale», Le Monde envoie très ponctuellement au Maroc des reporters 19. En revanche, le cas de l espagnol est inverse puisque douze des treize journalistes produisant en espagnol exercent dans des supports d information généralistes nationaux. Un centre de gravité de plus en plus vers les pays du Golfe 16 Le cas marocain met donc au jour une propriété (et aussi une transformation) contemporaine de l espace journalistique transnational, qui est à la fois le développement sans précédent du marché en langue arabe et le déplacement de son centre de gravité. Si ce processus s inscrit sur une longue durée, il s est incontestablement accéléré ces trois dernières décennies. Les deux «guerres du Golfe», les attentats du 11 septembre 2001 et leurs effets, puis plus récemment les «révoltes» dans plusieurs pays majoritairement de langue arabe, ont renforcé l intérêt pour cette zone et, plus précisément, des traitements journalistiques très présents dans les médias américains et européens stigmatisant les pays dits «arabes et musulmans», réactivant des dichotomies anciennes qui ont été finement analysées par Edward Saïd (1981). Comme l écrit Tristan Mattelart, ce type de cadre d interprétation tend désormais à fonctionner comme la principale grille de lecture des relations internationales 20, d autant plus que celle de la «guerre froide» a disparu. C est pourquoi, comme en attestent à la fois la cartographie des correspondants et les entretiens menés dans cette enquête, les principaux débouchés transnationaux de

76 74 l actualité «marocaine» sont situés dans les pays où les langues arabes sont majoritaires puisque plus d un correspondant sur deux au Maroc produit dans cette langue. Tableau 1 : liste des langues majoritairement utilisées par les journalistes accrédités par les autorités marocaines pour travailler pour des médias étrangers Langues utilisées Effectif arabe 49 français 14 espagnol 13 anglais 6 allemand 5 néerlandais 2 turc 2 russe 1 Total La structuration de ce sous-espace transnational en langue arabe s articule autour d un premier pôle historique, constitué par les principaux «grossistes» de l information évoqués plus haut, notamment les trois grandes agences de presse 21. Comme on l a vu, leurs sièges centraux ne sont pas dans des pays où on parle majoritairement cette langue mais ces entreprises ont fortement développé dans les années 2000 la production originale en arabe. Si Reuters et l AFP avaient mis en place un fil arabe depuis plusieurs décennies (respectivement en 1954 et en 1969), il n est pas anodin que ces deux agences aient recruté à Rabat, depuis 2003 pour la première et 2012 pour la seconde, un(e) journaliste chargé(e) de ne rédiger que des dépêches en arabe standard. Jusque-là, les «desks arabes» 22 traduisaient les dépêches produites au Maghreb mais dans d autres langues, le français et/ou l anglais. Dans le cas de l AFP par exemple, cette politique de développement de l arabe s étend à tous les bureaux de l Afrique du Nord puisque, depuis 2012, un des journalistes sur place rédige directement en langue arabe, et non plus seulement en français comme c était le cas auparavant. L embauche en 2014 d un directeur commercial arabophone pour la région Maghreb fournit une autre illustration de cette orientation commerciale et professionnelle. Cependant, la part des «stories» écrites en langue arabe reste faible puisque, selon les documents officiels de l AFP en , elle représentait 8 % d une production dominée par le français (47 %), l anglais (22 %) et l espagnol (13 %). De même, à titre d indicateur très grossier, pour la même année, les médias clients du «Moyen-Orient» et à un degré moindre d «Afrique», pour reprendre les catégories utilisées par les documents publics de l AFP, où se concentrent les pays majoritairement de langue arabe, représentaient respectivement 6,9 % et 1,5 % de ses clients (hors État français) 24 contre 45,7 % pour la France, 24 % pour l Europe et 13 % pour l Asie. Mais il est évident que, pour saisir la part strictement commerciale des clients en

77 75 langue arabe, il faudrait connaître la part des recettes générées par les grands médias où la langue arabe domine, tout particulièrement ceux des pays du Golfe très richement dotés qui constituent la principale clientèle visée Pour le Maroc, et plus généralement le Maghreb, l AFP incarne plus particulièrement ce pôle des grossistes historiques, du fait de l histoire de la colonisation française 26. Si la présence de la France au Maroc dans ces trois dernières décennies est visible à travers l audiovisuel public Radio France Internationale, qui a même eu dans les années 2000 un projet de développer un bureau régional, l AITV, TV5, et depuis plusieurs années France 24 qui a un correspondant en français et un autre en arabe, elle l est toujours et surtout via le bureau de l AFP. Cette dernière prédomine non seulement dans la production de l «actualité internationale» généraliste dans les zones francophones (Maghreb, Afrique francophone), où elle n est pas réellement «concurrencée», comme l explique un de ses journalistes, mais aussi dans celles où les langues arabes sont majoritaires : 55 % des marchés des journaux publiés en arabe sont abonnés à un fil AFP 27. L anglais et l arabe sont les langues qui ont été les plus développées par l agence depuis deux décennies parce qu elles figurent parmi les conditions de son développement et de sa survie. En effet, depuis 2011, la part de ses recettes liées aux clients internationaux dépasse celle des abonnés français qui constituaient ses partenaires historiques, notamment la presse quotidienne. Entre 1990 et 2009, si le chiffre d affaires de l AFP a augmenté de 98 %, la part des revenus commerciaux à l international s est accrue de 225 % (Filloux, 2010, p. 10). Un rassemblement est organisé à Rabat le 9 janvier 2015 pour rendre hommage aux journalistes de l hebdomadaire satirique français Charlie Hebdo. Le choix du lieu, le siège de l AFP qui est situé en plein centre-ville de la capitale politique, illustre la centralité de cette agence dans la production de l information sur le Maroc. ( D. Marchetti, 9 janvier 2015). 19 Cette centralité de l AFP sur ce marché linguistique arabe, et surtout plus largement sur «l actualité» transnationale du Moyen-Orient et plus encore de l Afrique du Nord, est très prégnante, celle-ci étant présentée comme «la première agence d information

78 76 arabe» (Baron, 2014, p. 188). Même si le marché marocain représente une part infime des clients arabophones de l agence, cette position dominante est encore plus visible au Maroc à la fois pour ses confrères comme pour les autorités qui sont très largement francophones de formation : «Ici, on est quand même sous une pression permanente qui est très lourde, très lourde (insistant)», explique ainsi un cadre de l agence. 20 Au-delà de l AFP, la couverture en langue arabe de ses deux autres consœurs internationales, Associated Press et Reuters, est également en pleine croissance. Les études d audience (supposée) sur les pays formant le Middle East semblent peser fortement dans ces nouveaux investissements, comme le montre explicitement ce communiqué d Associated Press (Associated Press, 2014) annonçant la création d un service vidéo intitulé «Middle East Extra» en anglais et en arabe, notamment à destination de ses clients du Moyen-Orient et de l Afrique du Nord : «Research to be released soon from AP and Deloitte shows that 97 percent of consumers in the region regularly discuss news and current affairs, and their average daily consumption of news is 72 minutes, which is significantly higher than their counterparts in the UK and Germany ( ) While the research shows that consumers in the region care deeply about big breaking stories and international news, it also reveals a desire for more regionally focused stories». 21 De même, l agence Reuters a créé au fil des années 2000 un service vidéo dédié à la région MENA («Reuters Middle East Report»), un autre consacré à l information en ligne en arabe et un fil arabe spécialisé exclusivement dans l actualité sportive. Selon les déclarations de ses dirigeants, ses productions originales en langue arabe ont doublé dans la période contemporaine (Flanagan, 2010). 22 Mais, comme le montre la présence actuelle des «grossistes» de l information à Rabat, ces luttes économiques et politiques sur ce sous-espace en langue arabe (et plus largement de l information sur le Middle East au sens large) ne se jouent plus seulement entre les trois principales agences de presse transnationales, liées aux États-Unis et aux anciennes puissances coloniales européennes (France et Angleterre). Depuis les années 2000, d autres grands pays non arabophones ont renforcé leur position sur le marché comme l agence chinoise Xinhua, qui a un fil en arabe depuis 1964, ou cherchent à en occuper une. C est aussi le cas de la Russie, notamment via la version arabe de la chaîne de télévision Russia Today (2007) et de la Turquie à travers la création en 2012 du fil arabe de l agence Anatolie (Anadolu Ajansı). Ces trois médias sont présents à Rabat, et tout particulièrement l agence turque qui y a ouvert en mars 2013 un bureau régional Maghreb composé de cinq journalistes à plein temps auxquels s ajoutent des pigistes. Si le développement d une agence de presse turque transnationale, notamment en arabe 28, est très directement lié à la volonté de la fraction islamo-conservatrice au pouvoir depuis le début des années et que sa pérennité reste à démontrer, celle-ci entend concurrencer les grandes puissances de l information, cassant les prix sur les marchés nationaux (comme au Maroc) et internationaux pour attirer des clients et lutter contre la «domination occidentale», selon les mots mêmes d un membre de l agence. Ce discours lié à l histoire ottomane, aux enjeux politiques, économiques et religieux apparaît clairement dans les prises de parole officielles de ses dirigeants. «When the president or the prime minister of Turkey speaks, who translates the speeches and reports them to the international media? It was not us. And for the Arabic translations, it was not Arabs. That was an interesting point; all the reports in Arabic, French and English are done by western news agencies. While another country s agency reports our president s or prime minister s news to other

79 77 countries, our news agency was reporting them only to our country, only in Turkish. That means we were reporting the Anatolian news to the Anatolian people. It was a self-enclosed, inward-oriented model of news reporting. But a globalizing country needs a globalizing news agency. Now, we have a news agency which reports in seven languages about our president, our prime minister or other leaders of the opposition parties to the world ( ) We have an extended operational office with 60 people in Cairo, the Egyptian capital ( ) We assert that all news from the Middle East is suspicious if it is not reported by AA. We also rank first place in producing Arabic news. We have offices in Gaza, Ramallah and Al-Quds ( ) We are the strongest agency in Egypt. In the scale of the number of produced news, AA ranks first among AFP and Reuters. For example AFP s Arabic news desk was established in 1969, that it is 45 years old; whereas AA s Arabic news desk was established two and a half years ago. But we have a history of 400 years in the region.» (Kemal Öztürk, directeur général d Anadolu Ajansı) (Yediyıldız, 2014). 23 Mais par-delà cette reconfiguration des rapports de force entre les agences de presse non directement liées aux pays arabes, le développement de ce sous-espace médiatique en langue arabe s explique aussi et surtout depuis les années 1990 par l émergence d un autre pôle stratégique, incarné par les médias transnationaux, dont les sièges sont localisés dans des pays où la langue arabe est dominante. Auparavant, la production en langue arabe était non seulement très largement nationale mais aussi jugée peu crédible parce qu elle était uniquement réalisée par des médias officiels, au sens où ils sont à la fois très institutionnels et dirigés directement par les pouvoirs en place. Le centre de gravité de ce sous-espace transnational en langue arabe s est par ailleurs en partie déplacé en partie de l Égypte vers des États du Golfe, sachant que le Maroc à l instar des autres pays du Maghreb est plus un «espace de consommation» que de «production» (Djefafla, 2013, p. 25). 24 Historiquement, l Égypte jouait un rôle central, et continue dans une moindre mesure, dans la production et la diffusion des nouvelles transnationales en langue arabe 30, notamment au travers de son agence de presse MENA (Middle East News Agency) qui a été créée après le conflit du Canal de Suez (1967), et de la radio Sawt al- Arab. Cependant, aucune agence majoritairement de langue arabe n a jusque-là réussi à se faire une place sur ce marché. La centralisation au Caire des desks en langue arabe des agences et en partie des bureaux régionaux du Middle East des «grossistes» de l information sur cette zone marquait également (et marque encore) la puissance égyptienne après son indépendance ainsi que son intérêt géopolitique, du fait de sa proximité avec le conflit israélo-palestinien. Par exemple, le fil arabe de l AFP depuis le Caire en 1969 était réalisé par des traducteurs de l agence égyptienne MENA (Baron, 2014, p. 188), qui a hébergé ce service jusqu à la fin des années L Égypte représente aussi avec l Arabie saoudite, l un des deux principaux marchés de diffusion en langue arabe (Sakr, 2007, p. 147). Pour reprendre le cas des agences de presse transnationales, leur politique de régionalisation de la production des contenus et des traductions est révélatrice de ce développement d autres «centres». L AFP a déplacé son service en arabe créé au Caire vers Nicosie (1987), où elle a installé le bureau régional Moyen-Orient. Si le desk arabe de Reuters reste au Caire, il existe un bureau de la région Maghreb à Alger, l Agence turque Anadolu Ajansı étant dans la même configuration. Associated Press a certes basé au Caire son desk régional «Middle East» (2009) mais, comme on l a vu, elle a installé un bureau consacré à l Afrique du Nord à Rabat. Cette domination égyptienne dépassait le domaine de l information mais elle était aussi visible dans les champs politique, culturel (feuilletons, cinéma, musique, etc.), académique, etc. Le Liban a joué et joue également, selon les

80 78 époques, un rôle central dans la production et la diffusion des informations (des programmes aussi) transnationales en langue arabe (par exemple, Khalil, 2015, p ). 25 Depuis l émergence des télévisions panarabes d information en continu des pays du Golfe, le centre de gravité de cet espace s est en partie déplacé vers Riyad et Doha notamment. La liste des chaînes de télévision et des principaux quotidiens transnationaux en langue arabe présents au Maroc est représentative de cette transformation majeure du marché de l information en arabe, visible aussi dans d autres domaines comme la recherche scientifique 31. Ainsi, les États du Golfe incarnent désormais un pôle très dominant (22,9 % des correspondants au Maroc renseignés travaillent pour des médias de cette région). L Arabie saoudite (15,2 %) est le pays le plus présent à Rabat à travers ses chaînes de télévision transnationales, ses quotidiens (Acharq Al Awsat avait cinq journalistes accrédités et Al Hayat deux) et son magazine féminin panarabe (Sayidati). Le Qatar est exclusivement représenté par Al Jazeera (un correspondant, un cameraman, un producer pour la chaîne d information et deux pour le sport sont officiellement accrédités) mais il pourrait être beaucoup plus présent si les autorités marocaines le souhaitaient. Pour des raisons qui tiennent non pas au capital économique du pays, comme dans le cas des pays du Golfe, mais en raison de sa position stratégique, la Palestine joue un rôle non négligeable sur ce sous-espace en langue arabe à travers le quotidien panarabe Al Quds Al Arabi (Jérusalem arabe). Même s il est basé à Londres comme ses deux quotidiens concurrents saoudiens, ses ressources sont nettement plus modestes. Il s en distingue également par un espace important accordé au pays du Maghreb mais aussi un ton plus «critique», «indépendant», moins institutionnel 32 par rapport à son homologue Acharq Al Awsat (Moyen-Orient), considéré comme très conservateur et autorisé depuis 1984 à être imprimé au Maroc 33. Au-delà de la culture, Al Quds Al Arabi accorde une place importante au thème des droits de l homme et du conflit au Sahara. Non seulement ce journal palestinien possède depuis sa création un correspondant au Maroc, qui est toujours le même, mais il a également fortement développé ses pages consacrées au Maghreb : «Le Maroc a toujours été perçu d un œil orientaliste. Ça veut dire que toujours, le lecteur arabe perçoit le Maroc avec le regard de l Orient. On a décidé de présenter le Maroc au monde arabe en tant que Maroc ( ) comme si le lecteur vit au Maroc», explique un des journalistes du quotidien basé à Rabat. Selon lui, le Maroc serait le pays qui représente le plus grand nombre de lecteurs du site internet du quotidien. C est pourquoi, le correspondant est désormais suppléé depuis 2014 par deux journalistes à temps plein qui s ajoutent aux freelance.

81 79 Le bureau du quotidien saoudien Asharq Al Awsat au Maroc est situé entre le Palais royal et le Parlement à Rabat. ( D. Marchetti, 17 avril 2016). Tableau 2 : liste des zones et/ou des pays représentés par les journalistes accrédités par les autorités marocaines pour travailler pour des médias étrangers Pays du propriétaire Effectif Pourcentage Pays du Golfe 23 22,1 % Espagne 12 11,5 % France 12 11,5 % Maghreb 11 10,6 % Afrique 8 7,7 % États-Unis 7 6,7 % Grande-Bretagne 7 6,7 % Allemagne 6 5,8 % Turquie 6 5,8 % Irak 2 1,9 % Pays-Bas 2 1,9 % Russie 2 1,9 %

82 80 Palestine 2 1,9 % Chine 1 1,0 % Mexique 1 1,0 % Syrie 1 1,0 % Yémen 1 1,0 % Total ,0 % Une question «régionale» : le déplacement de l Afrique du Nord vers le Middle East 26 Le cas du Maroc fait non seulement apparaître le développement et les transformations du sous-espace en langue arabe, et plus largement de la couverture où celle-ci est majoritaire, mais aussi la position des pays du Maghreb en son sein, et plus généralement dans l espace journalistique transnational. Pour comprendre le processus de division du travail de production de l actualité transnationale, il faut certes «localiser» les correspondants ici au Maroc mais également, même sommairement dans le cadre de cette contribution, les interlocuteurs éditoriaux dont ils dépendent fortement. Cette relation se joue au quotidien dans la coordination des offres et des demandes avec les gatekeepers des desks. En effet, les interlocuteurs des journalistes travaillant pour les médias étrangers au Maroc sont soit les desks et éventuellement les bureaux régionaux pour les agences, les chefs de service pour la presse écrite et les rédacteurs en chef des programmes dans le cas des chaînes de télévisions (souvent l information pour les journaux d actualité et le service du planning pour les magazines) et des stations de radios. On évoquera ici quasi-exclusivement l exemple des trois agences de presse transnationales (Associated Press, AFP et Reuters). Le choix de la localisation géographique des gatekeepers de l information transnationale produite depuis le Maroc permet d émettre une série d hypothèses à vérifier par une enquête plus développée sur les cadres de perception dominants dans ce microcosme journalistique et surtout ici leurs enjeux. 27 Tout d abord, l actualité «marocaine» est souvent rattachée de fait, objectivement et subjectivement, à l ensemble du «Maghreb» ou «l Afrique du Nord», voire plus rarement, et seulement dans le cas de médias anglo-saxons, à «l Afrique». C est ainsi que la plupart des «grossistes» transnationaux possèdent des bureaux ou des correspondants dits «régionaux» au Maghreb, montrant par-là même que, pour eux, ce territoire fait sens en soi. Il en va de même pour quelques chaînes de télévision qui ont des programmes dédiés spécifiquement au Maghreb dans une perspective de régionalisation. Mais celle-ci se heurte parfois à des obstacles politiques. Si la localisation du bureau ou du correspondant régional dans un des trois pays peut être certes très dépendante de la situation politique et sociale à une période donnée comme ce fut le cas par exemple en Algérie au début des années 1990 ou, ce qui en est une des conséquences, aux facilités de transports (aériens notamment) avec l étranger, voire aux contraintes administratives imposées dans la circulation vers l étranger, elle constitue souvent un enjeu hautement

83 81 politique et/ou économique pour des raisons historiques. C est tout particulièrement vrai pour les médias français les plus prestigieux pour lesquels la création (ou non) et le choix de la localisation de bureaux régionaux chargés du Maghreb est un objet récurrent de controverses 34. Ainsi, Le Monde comme l AFP ont toujours essayé de composer avec les différents pouvoirs politiques en place dans ces pays, tout particulièrement entre le Maroc et l Algérie qui sont en conflit permanent entre autres à propos de la question du Sahara. C est pourquoi, l AFP n a jamais créé de bureau régional au Maghreb en conservant des bureaux nationaux dans chacun des pays : «si on avait eu un correspondant régional au Maroc, ça aurait protesté immédiatement en Algérie et en Tunisie», explique cet ancien directeur du bureau de Rabat de l agence. Instaurer un bureau régional dans un des États introduirait de facto une hiérarchie entre pays qui aurait inévitablement des effets très directs sur les conditions de travail des agenciers dans les deux autres pays écartés. «Mais à Alger ça se passe comme ça à l AFP. Pourquoi Rabat et pas Alger? Et pourquoi vous faites ça au Maroc et pas sur l Algérie? ( ) L autre arbitrage, ça serait de choisir la Tunisie, mais la Tunisie on est encore dans un processus un peu précaire, mais ça serait effectivement, et certainement le meilleur pays, parce que c est le pays où déjà la liberté de l expression est à l heure actuelle plus grande. Et puis parce que, ça ne poserait pas la question, ce désaccord historique entre Marocains et Algériens. On le vit quotidiennement, moi je veille, seulement pour des questions déontologiques, pour mon bien propre, à ce qu on garde une ligne totalement neutre. Mais je vous dirais que je le fais aussi pour mes camarades d Alger, parce que c est déjà arrivé qu ils se fassent attaquer à Alger sur des dépêches écrites à Rabat» (ancien directeur de bureau de Rabat, 2015). 28 De même, si Le Monde a eu pendant longtemps des correspondants au Maghreb, quand Paul Balta a été nommé «correspondant régional» pour le Maghreb dans les années 1970, il raconte les conséquences immédiates de ce choix : «pendant un an, je n ai pas obtenu de visa pour aller au Maroc, et j ai découvert qu en fait Hassan II était furieux qu on m ait envoyé à Alger et pas au Maroc» 35. Cette crispation de la localisation du bureau régional s est également posée dans le cas d Al Jazeera au Maghreb. 29 Ensuite, dans la division du travail de production et de diffusion de l information transnationale, les enjeux de localisation sont encore plus importants s agissant du choix du siège du desk dont dépendent les pays du Maghreb, et du Maroc ici en particulier. Cette question de la région dont relèvent les journalistes sur place au Maroc est déterminante parce que ces pôles régionaux sont dirigés par des cadres journalistes du siège qui contribuent fortement à impulser les hiérarchies et les cadrages éditoriaux. Les «révoltes» dans plusieurs pays majoritairement de langue arabe à partir de 2011, semblent avoir entériné une tendance historique ancrant de plus en plus l actualité transnationale «marocaine» dans la région MENA, et donc un peu moins en Europe : «C est antérieur aux révolutions arabes, c est une prise de conscience peut-être tardive mais C est une prise de conscience que les uns et les autres ont eu dans cette maison que la logique était plutôt de dialoguer avec Nicosie qui dialoguait déjà au quotidien avec le monde arabe plutôt que de dialoguer avec les interlocuteurs qui ( ) Alors déjà la région Europe-Afrique est énorme, je crois qu il y a une quarantaine de bureaux donc ça soulageait aussi la région Europe-Afrique qui a tellement de choses dans son escarcelle que ça paraissait logique voilà» (cadre dirigeant de l AFP). 30 Ainsi, l AFP a pendant longtemps rattaché pour des raisons politiques et économiques la production de ses bureaux situés dans les colonies françaises en Afrique du Nord à un desk spécifiquement dédié à cette zone. Si, entre 1987 et 2012, celle-ci a relevé d un desk

84 82 régional «Europe-Afrique» toujours basé à Paris, elle est associée depuis au desk «Moyen-Orient» situé à Nicosie, qui est devenu de ce fait le desk «Moyen-Orient et Afrique du Nord» 36. Celle-ci est donc désormais intégrée à un univers linguistique plus arabophone et moins francophone ou anglophone, faisant partie du Middle East au sens large qui est le cadre régional dans lequel travaillent de nombreux «grossistes» transnationaux anglophones. Bref, les textes, photos et vidéos produits à Rabat, qu ils soient en arabe ou en français, sont désormais traités par ce desk régional aux pouvoirs élargis qui va de l Iran au Maroc mais dont les effectifs restent faibles comparativement à d autres. 31 L agence américaine Associated Press continue à rattacher la production des textes de son bureau régional à Rabat, qui est uniquement en anglais, à son desk régional Europe situé à Londres : «Mais les enjeux ici [au Maroc], les choses qui se passent ici, les choses qui sont intéressantes c est toujours lié au reste du Moyen-Orient, c est l islam, c est le terrorisme, les gens de l Europe vraiment ne comprennent pas ça, alors ça c est un peu difficile pour moi», se plaint un agencier. Pour la vidéo, les images de la région «Afrique du Nord- Afrique de l Ouest», qui est pilotée par le correspondant d APTV à Rabat, sont envoyées comme les textes à Londres, mais aussi de plus en plus au Caire. À l agence d origine anglaise Reuters, l actualité «marocaine» est également vue depuis le siège général à Londres quand le texte est en anglais et au Caire quand il est rédigé en arabe, mais aussi, à un degré moindre depuis Alger, où est situé le bureau régional pour l Afrique du Nord. Les visions homogénéisantes dominantes de ce pôle anglophone sur le Maroc, et le Maghreb plus généralement, sont décisives pour comprendre les productions et les circulations. Par exemple, pour les médias états-uniens, «toute la région est vue comme un seul bloc. C est le même cluster, l Afrique du Nord et le Moyen-Orient», explique ce journaliste qui travaille pour un média dont le siège est basé dans ce pays. Dans le cas des chaînes transnationales majoritairement arabophones présentes à Rabat, les interlocuteurs des desks sont basés dans les grandes villes des pays du Golfe, tout particulièrement Doha, Abu Dhabi et Riyad. Les propriétés des journalistes et les limites du modèle «centre-périphérie» 32 Mais ce n est pas seulement à partir de la seule géographie de ces «capitales», comme du modèle «centre-périphérie» qu il faut prendre en compte pour restituer les rapports de forces au sein de ce sous-espace journalistique transnational, notamment en langue arabe. En effet, c est davantage les relations sociales qui s établissent entre, d un côté des journalistes travaillant pour les médias étrangers au Maroc, quasi-exclusivement marocains de nationalité, et leurs confrères des desks qui ont été socialisés dans d autres espaces nationaux. Mais l analyse reste ici à faire, dépassant ces premiers résultats d enquête, sans compter que ces relations varient au cas par cas dans chaque média. 33 Cependant, d après les entretiens en cours, de manière tendancielle, la position des producteurs d information dans le pays d origine semble souvent au moins doublement dominée. Tout d abord, comme on l a vu et même si la migration des journalistes du Maghreb vers les capitales de l information des mondes arabes est forte depuis les années , la part des journalistes socialisés dans l espace national marocain demeure faible comparativement à la proportion de ceux qui ont été formés dans les espaces nationaux

85 83 dominant les desks couvrant la région MENA. Ainsi, nombreux sont les professionnels de l information en poste au Maroc qui se plaignent du faible intérêt pour ce pays de la part de leurs interlocuteurs égyptiens, palestiniens et libanais. «Pour le siège de la région, le siège régional, le Maghreb c est la dernière actualité, franchement, et je ne dis pas que c est juste ou pas juste, c est juste une réalité», explique un journaliste qui a travaillé au bureau régional de l AFP à Nicosie. 34 Ensuite et surtout, la domination s exerce du fait des rapports de forces entre les espaces nationaux ici notamment majoritairement de langue arabe mais aussi parce que l «actualité marocaine» ne correspond majoritairement pas aux propriétés de l information dominante des grands médias généralistes, qu il s agisse du pôle des «grossistes» transnationaux anglophones ou francophones ou de celui des supports transnationaux des pays du Golfe. En effet, il faut des «crises politiques», des conflits civils et/ou militaires mais surtout, dans le cas marocain, des faits divers pour que les médias étrangers jugent cette «actualité» digne d être retenue : «ils ne s intéressent pas aux choses banales qui viennent du Maroc», explique cette journaliste d une agence de presse. «Daniel Gate, le changement gouvernemental, les élections, les manifestations du 20 février, la mort d Abdessalam Yassine» sont les plus récents événements qui ont suscité un intérêt transnational de grande ampleur, note ce journaliste d une grande chaîne arabe transnationale. Les récits de breaking news contemporaines renvoient systématiquement aux attentats de Casablanca et Marrakech, au tremblement de terre d Al Hoceima. Autrement dit, les différences liées aux zones concernées ne doivent pas faire oublier la prédominance forte d une définition de l «actualité» transnationale liée aux breaking news les plus récentes. La volonté de présenter un «produit» combinant vidéos, photos et textes pour les reportages magazine contribue également à cette homogénéisation thématique. «Ils m ont dit une fois les grands sujets qu on veut de ta région c est le terrorisme, l islam et le pétrole», raconte un journaliste d un média transnational. BIBLIOGRAPHIE AGENCE FRANCE PRESSE, Rapport d activité 2012, p. 15 [en ligne] URL : communication/report_2012/pdf/main/afp_2012_fr.pdf [consulté le 3 octobre 2016]. AGENCE FRANCE PRESSE, «AFP signs Video contract with Qatari Channel Al Jazeera», AFP Press Releases, 6 mars 2013 [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. ASSOCIATED PRESS, «New AP video service meets insatiable demand for news in Middle East», AFP.com, 16 juin 2014 [en ligne] URL : [consulté le 18 juin 2015]. BAISNÉE, O., La production de l actualité communautaire : éléments d une sociologie comparée du corps de presse accrédite auprès de l Union européenne (France, Grande-Bretagne), Rennes, thèse en science

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89 87 8. Sauf indication contraire, ces types d extraits entre guillemets sont issus d entretiens réalisés entre 2013 et 2015 au Maroc. 9. Pour être précis, il s agit de l information internationale qui est diffusée dans les médias généralistes et omnibus, c est-à-dire s adressant à de larges publics. Les secteurs d information plus spécialisés comme l économie relèvent en partie d autres logiques. 10. Les seules expériences médiatiques transnationales du Maroc sont les déclinaisons internationales des chaînes nationales s adressant à la diaspora à l étranger et la radio Medi1 dont l audience est essentiellement basée au Maroc, en dépit de ses ambitions de diffusion à l échelle du Maghreb. 11. On se reportera utilement aux contributions de Nicolas Dot-Pouillard, Yves Gonzalez-Quijano et Michel Tabet dans cet ouvrage. 12. Il va de soi que certains choix d implantation dépendent également d autres facteurs. Des journalistes travaillant pour les médias étrangers racontent par exemple que le choix du Maroc comme bureau régional tient à des facteurs politiques (sa stabilité politique, de meilleures conditions de travail, etc.), économiques et sociaux, qu il s agisse par exemple de l importance des liaisons aériennes vers différentes régions du monde, dont l Europe et l Afrique, ou des conditions de vie plus sûres pour les journalistes et leurs familles. 13. Le chiffre d affaires commercial de l AFP, hors subvention de l État français (163 millions d euros), représenterait environ 32 % des revenus de l Associated Press et 53 % de celui de Reuters Media (Filloux, 2010, p. 13). 14. Ces données sont issues d une exploitation de la base des correspondants accrédités en 2012 par le ministère de l Information et de la communication au Maroc, qui a été complétée par des éléments (nouveaux médias arrivés, langues utilisées) recueillis lors des interviews. Je tiens à remercier les services du ministère, tout particulièrement Mustapha Amadjar et Adra Alaoui, de m avoir communiqué ces données. 15. Les chiffres indiqués de cette manière entre parenthèses au fil du texte correspondent aux effectifs par médias. 16. Ces précisions sont autant d indicateurs de la place accordée à l espace national marocain dans l «actualité internationale» généraliste de grande diffusion. 17. Les journalistes d Associated Press ne produisent depuis Rabat qu en langue anglaise tandis que Reuters produit également directement en arabe dans le cas d une de ses journalistes. 18. Dans les agences de presse, le desk est le lieu où des journalistes corrigent, valident, voire traduisent les dépêches envoyées par les journalistes produisant sur le terrain. 19. À titre d indication grossière du faible intérêt des médias nationaux français pour le Maroc, celui-ci avait fait l objet en 2013 de 57 sujets dans les journaux télévisés de début de soirée des six principales chaînes généralistes françaises, étant proche du Portugal (51), de l Argentine (52) et des Pays-Bas (57). Source : Institut national de l audiovisuel (INA). 20. Voir sa postface dans cet ouvrage. 21. Il faudrait également évoquer le rôle pionnier des radios transnationales dans l émergence de cet espace transnational en langue arabe : voir à ce sujet Boyd (1976). 22. Pour les journalistes de langue arabe de l AFP, la copie était relue au Caire jusqu en 1987, depuis lors elle l est à Nicosie. 23. Ces pourcentages ont été calculés à partir des données publiées en 2015 sur le site de l agence ( 24. La contribution de l État français n a cessé de se réduire : elle était inférieure à 40 % en 2009 contre 51 % en 1990 et 70 % en 1970 (Filloux, 2010, p. 11). 25. Par exemple, en 2012 et 2013, l AFP Vidéo a signé deux contrats avec les deux principales chaînes transnationales de cette région, Al Jazeera et Al Arabiya : «AFP signs Video contract with Qatari Channel Al Jazeera», AFP Press Releases, 6 mars 2013 [en ligne] URL :

90 88 en/agency/press-releases-newsletter/afp-signs-video-contract-qatari-channel-al-jazeera [consulté le 3 octobre 2016]. 26. Avant de régionaliser ses desks et de les délocaliser dans des grandes capitales étrangères au milieu de la décennie 1980, l AFP avait un découpage de l actualité «internationale» très lié à l histoire coloniale. Elle avait mis en place un desk dit «Étranger» et deux desks spécifiques, dédiés pour l un à l Afrique et pour l autre à l Afrique du Nord. 27. Cette donnée est extraite d un enregistrement personnel d une intervention du PDG de l AFP, Emmanuel Hoog, aux Assises du journalisme à Strasbourg le 16 novembre Anadolu Ajansı, qui diffuse en sept langues, a également ouvert un desk régional en langue française à Tunis pour toute l actualité du Moyen-Orient et de l Afrique du Nord. 29. Les deux directeurs généraux de cette agence, qui se sont succédé depuis 2011, étaient des conseillers de Recep Tayyip Erdoğan, l un quand il était Premier ministre, l autre quand il est devenu président de la République. 30. Cf. le chapitre 1 de ce livre rédigé par Tourya Guaaybess et plus largement ses travaux sur les télévisions satellitaires, ainsi qu un article synthétique de Catherine Miller (2011). 31. S appuyant sur une étude statistique des références d articles de revues rédigés par un auteur ou plus issu(s) de l Algérie, d Égypte, du Maroc ou de la Tunisie, et consignés dans la liste Web of science (WoS) entre 2003 et 2013, un article montre que, si l Égypte représente de plus en plus un «hub régional», sa centralité est de plus en plus liée aux collaborations avec l Arabie saoudite (Landini et al., 2015). 32. Selon plusieurs témoignages, la possibilité d imprimer au Maroc a été refusée au journal par les autorités marocaines. 33. Cette impression au Maroc s est arrêtée au mois de février 2015 sur une décision venant du siège du quotidien à Londres. 34. Ce problème se pose pour de nombreux médias jugés stratégiques par les autorités marocaines. Ainsi, Al Jazeera installe en 2006 son bureau régional à Rabat à partir duquel elle diffuse son Journal du Maghreb, ne pouvant le faire ni en Tunisie, ni en Algérie (où le bureau a été fermé en 2004) en raison des relations difficiles avec les autorités nationales. Cette structure rassemblait plusieurs dizaines de personnes tous métiers confondus. 35. Entretien avec l auteur, «Au total nous avons dans la région Proche et Moyen-Orient et Afrique du Nord [dans les bureaux sur place] 65 journalistes texte, 25 photographes et une dizaine de vidéastes travaillant à plein temps pour l AFP», expliquait en 2012 Ezzedine Said, rédacteur en chef pour cette région à l AFP (AFP, Rapport d activité 2012, p. 15 [en ligne] URL : report_2012/pdf/main/afp_2012_fr.pdf [consulté le 3 octobre 2016]). 37. Par exemple, au milieu des années 2000, Al Jazeera a lancé un concours pour recruter des journalistes issus du Maghreb, tout particulièrement pour ses programmes «régionaux».

91 89 Chapitre 5. La (re- )professionnalisation du journalisme tunisien dans la période transitionnelle : le rôle des acteurs extranationaux Olivier Koch 1 Dans la période de transition politique que connaît la Tunisie depuis le départ de Ben Ali (14 janvier 2011), le secteur du journalisme est appelé à se restructurer selon des normes et des pratiques adéquates aux principes démocratiques. Cependant, malgré les changements légaux et institutionnels qui encadrent cette restructuration, certaines résistances persistent, notamment chez des journalistes qui exercent leur métier selon des habitudes et une organisation du travail façonnées par les dispositifs de contrôle des médias mis en place sous le régime déchu. C est dans le but revendiqué de réformer ces pratiques et de (re)professionnaliser le secteur que des acteurs extranationaux ont mis en place, à partir de 2011, des programmes d assistance aux médias en Tunisie. Des agences nationales de développement (en grande majorité de pays européens), de nombreuses organisations non-gouvernementales et des organisations internationales ont organisé à cette fin des formations dédiées aux journalistes tunisiens. À travers l assistance aux médias, ces acteurs importent des modèles de production de l information et incitent à la mise en œuvre de «bonnes pratiques» professionnelles en démocratie. Ils opèrent, de la sorte, comme des entrepreneurs de normes médiatiques dans un contexte de transition politique singulier caractérisé à la fois par l incertitude de son évolution et la mise en œuvre de réformes multisectorielles. 2 Au prisme de recherches de terrain menées sur les formations en journalisme d investigation dispensées en 2014, ce chapitre analyse les conditions d importation et d adoption de ce type de journalisme dans le contexte transitionnel tunisien. Formaliser la logique de circulation de ce modèle de production d information implique, dans ce cas

92 90 précis, d appréhender les rapports entre deux stratégies d acteurs : celle des professionnels du développement et celle des professionnels des médias. Des programmes de formation sont proposés par des organismes qui, par l intermédiaire de missions de coopération, doivent se positionner sur ce qui s apparente clairement à un «marché du développement» en Tunisie. C est à travers la concurrence entre organismes de développement, et à la lumière de la nouvelle donne diplomatique de la Tunisie postrévolutionnaire, que les logiques de ces acteurs peuvent être décrites. De même, les stratégies des destinataires des formations doivent être appréhendées au regard des contraintes professionnelles propres à leur secteur d activité, de l héritage de l ancien régime en tant qu il continue de façonner les pratiques, et de la valeur que reconnaissent les professionnels des médias à l offre de formation universitaire nationale en journalisme. 3 Les matériaux empiriques restitués dans ce chapitre sont issus de trois enquêtes de terrain réalisées en Tunisie entre 2014 et La première, menée en 2014 auprès de 67 journalistes de presse écrite et de télévision, portait sur les conditions de travail des journalistes sous le régime de Ben Ali. Elle visait à identifier les effets disciplinaires des dispositifs de contrôle des médias sur les pratiques des journalistes. La deuxième enquête (2014) portait sur 4 programmes de formation en journalisme d investigation organisés par des acteurs extranationaux. À partir d entretiens avec les formateurs et de questionnaires soumis aux destinataires des formations, cette enquête cherchait, d une part, à évaluer le travail d adaptation, par les premiers, du modèle enseigné au contexte tunisien et, d autre part, à saisir l estimation faite par les seconds quant à l applicabilité de ce modèle dans leurs activités professionnelles. La dernière enquête mobilisée visait à identifier les stratégies de positionnement des opérateurs extranationaux sur le «marché» de l assistance aux médias en Tunisie. Elle a été réalisée à partir d entretiens avec les opérateurs français, anglais et allemands responsables de programmes d assistance aux médias en 2014 et Le contrôle de l information sous la présidence de Ben Ali 4 Sous le régime de Ben Ali ( ), les médias servaient essentiellement d instruments de légitimation des ordres symboliques du système politique. Au cœur de ce système, la peur et la sécurité étaient utilisées comme des ressources disciplinaires à part entière (Hibou, 2006). À partir des années 1990, alors que l Algérie est en proie à la guerre civile, le régime justifiait la mise en place de dispositifs liberticides et légitimait sa propre perpétuation au regard de l impérieuse nécessité qu il y aurait à contenir l islamisme et à le combattre. L islamisme était présenté comme la source de tous les périls, menace suprême à la stabilité du pays, à sa prospérité économique, à son rayonnement culturel et à sa cohésion sociale. Le régime était parvenu, si l on suit ici les analyses de Béatrice Hibou sur l économie politique de la répression en Tunisie, à justifier son maintien au pouvoir malgré sa violence et ses prédations au moyen d un «pacte de sécurité». Ce pacte, «rapport complexe de l État à sa population», était «l expression de la sollicitude permanente et omniprésente de l État, la façon dont il entend se présenter et se légitimer aux yeux de sa population» (Hibou, 2006, p. 220). L autre volet de la légitimation du régime portait sur la capacité du gouvernement à assurer une certaine stabilité économique au pays, à conduire les réformes, et à offrir à sa population un mode de vie

93 91 harmonieux, entre respect du passé, des valeurs de l islam et modernisation. Le réformisme, comme récit et régime de valeur, est «présenté comme la valeur unificatrice, la manière d être, de penser, de se comporter qui permet l unité de la société tunisienne» (Hibou, 2006, p. 263). Avec la sécurité, il concourait à produire un sentiment de cohésion nationale et constituait, à ce titre, l autre ordre symbolique du système politique sous Ben Ali. 5 Dans un tel contexte, la propagande d État peut être appréhendée comme un ensemble de dispositifs dédiés à la gestion des orthodoxies conformément à ces ordres. Elle relève de ce pouvoir «doux» de la communication destiné à légitimer le régime, mais elle vise également la praxis au moyen des opinions (Ellul, 1962). La propagande d État se donne alors à voir comme un ensemble de techniques orthopraxiques qui est employé à produire des individus dociles. Elle avait pour fonction de contribuer à persuader la population qu elle bénéficiait de réels acquis, conséquences des dispositifs sécuritaires et de la sollicitude du régime, et pour lesquels elle devait consentir à certains sacrifices. Certes, les prédations de ce régime étaient connues et discutées en Tunisie. Elles étaient cependant fréquemment perçues comme «un prix à payer pour la sécurité et l absence de violence - souvent sous-entendue islamique -, pour la prospérité des affaires» (Hibou, 2006, p. 245). Le pacte de sécurité visait précisément à rendre ce troc légitime et effectif : une perte relative de liberté et de droits en échange de sécurité et de stabilité. En ce sens, la propagande est aussi une technique qui, dans le lexique foucaldien, œuvre au «bon dressement» des populations (Foucault, 1975). Du moins si l on est d accord pour voir dans l acceptation de ce «prix à payer ( ) un certain accommodement avec des pratiques disciplinaires» (Hibou, 2006, p. 245). Signe de la persévérance de ces ordres symboliques construits sous l ancien régime, avec le départ du président Ben Ali et l instabilité liée à la transition démocratique, de nombreux Tunisiens exprimeront - selon la même forme d échange - le souhait de solder leur liberté nouvellement acquise pour retrouver la sécurité de l ancien régime et les semblants de prospérité économique qui lui étaient associés. 6 Les mises en scène médiatiques de la stabilité du pays visaient également à rassurer les acteurs économiques étrangers quant à la viabilité de leurs investissements en Tunisie. Elles devaient aussi contribuer à assurer les partenaires internationaux de l engagement du régime dans la lutte contre le «terrorisme» et l endiguement de l islamisme radical. Le pacte de sécurité, sous ce rapport mais avec d autres «contractants», était donc opératoire à l échelle internationale puisque de nombreuses démocraties, parmi lesquelles les États-Unis, la France, l Allemagne et le Royaume-Uni, ont délibérément fermé les yeux sur les exactions du régime en échange de coopérations sécuritaires et d accès aux marchés tunisiens. 7 Sous Ben Ali, l autocensure prévalait dans toute la presse, reléguant les saisies de journaux et l arrestation de journalistes au rang de mesures marginales. Le dispositif légal encadrant la production nationale d information autorisait ces arrestations et ces saisies de plusieurs manières : à travers des restrictions apportées au principe de liberté de l information (du ressort du pouvoir discrétionnaire du ministre de l Intérieur), ou bien grâce à un régime d autorisation préalable de publication, ou encore à travers la définition des infractions commises par voie de presse, comme l offense au président de la République ou l injure commise envers les corps institués 1. En dehors de ces dispositifs purement juridiques, il existait un ensemble de dispositifs complémentaires extrêmement efficaces, moins visibles et officieux, qui ont profondément façonné les pratiques et les

94 92 routines professionnelles des journalistes. Ils pouvaient être déclinés à deux niveaux : celui des polices professionnelles, et celui de la fabrique de contenus à la source de la chaîne de production de l information. 8 L Agence Tunisienne de la Communication Extérieure (ATCE) constituait ainsi l une des pièces maîtresses du contrôle des contenus et des organisations médiatiques. Constituée à l origine (1990) comme un outil de diplomatie publique dont la mission était de promouvoir l image de la Tunisie à l international, l agence s est rapidement transformée en un instrument administratif de contrôle des médias, notamment par la distribution des ressources publicitaires. En effet, à compter du début des années 2000, les entreprises publiques et semi-publiques étaient dans l obligation de reverser à l ATCE leur budget de communication, et de lui déléguer sa gestion. En ce sens, l ATCE avait le pouvoir de contraindre les médias de proscrire certains contenus et de les inciter à en éditer d autres 2. Cette agence était pilotée par le conseiller du Président Ben Ali, Abdelwahab Abdallah, lequel nommait les directeurs d organes de presse responsables du contenu du journal, ce qui permettait d organiser la censure au sein même des rédactions. Cette surveillance intra-organisationnelle a fonctionné comme une police professionnelle et a conduit les journalistes à pratiquer l autocensure. Dans le cadre de notre enquête sur les conditions de travail des journalistes 3 sous la présidence de Ben Ali, plusieurs journalistes et directeurs de journaux ont témoigné de la mainmise de l ATCE sur leur organisation et de ses effets sur l orientation de la ligne éditoriale. «Pendant quelques années on a reçu le strict minimum de publicité publique. C était une manière de nous dire : on vous laisse survivre, au moindre faux pas vous coulez. Ça oblige à être toujours dans l anticipation de ce qui peut plaire ou déplaire au palais et parfois faire du zèle.» (Entretien avec un directeur de journal 4 de presse écrite, 2014). 9 La possibilité que le média soit asphyxié économiquement et l organisation de la censure à l intérieur des rédactions ont conduit des journalistes à intérioriser les formes de contrôle de l information, notamment à travers l anticipation des attentes et griefs de la présidence. Les dispositifs de contrôle économiques et de censure ont fonctionné, en ce sens, comme une disciplinarisation des pratiques journalistiques. 10 Il existait, outre la distribution des ressources publicitaires selon les allégeances au régime, d autres formes de pressions économiques. Les journaux franchissant les lignes rouges imposées par la propagande d État pouvaient en effet faire l objet d inspections ciblées et commanditées des services de la sécurité sociale. L importance des pénalités que le journal devait payer menaçait sa viabilité économique et constituait, de la sorte, un outil disciplinaire très dissuasif. De même, des journaux jugés en infraction vis-à-vis de la propagande d État risquaient de perdre un certain nombre de ventes lié aux abonnements des administrations publiques. Or ces recettes assuraient à un journal des rentrées stables pendant toute la durée de ces abonnements. Fait notable, plusieurs directeurs de journaux ont indiqué dans le cadre de cette enquête que cette pression économique via les abonnements avait perduré après le départ de la présidence 5. C est, en particulier, l interprétation donnée par Taïeb Zahar, directeur du journal Réalités : «La Troïka a décidé d assécher les sources de financement public. Pas des aides publiques, mais des abonnements auprès des ministères, des administrations, des entreprises publiques et ce qui concerne les annonces classées. Pour ce qui est des abonnements, ils ont dit : interdiction des abonnements. On va acheter à partir des kiosques. Ils vont ainsi réduire le nombre de bénéficiaires. Avec ça on a perdu 4000 abonnements, 70 % de nos recettes, auprès des administrations, des banques publiques.» (Entretien avec Taïb Zahar, 2015).

95 93 11 Il existait différents instruments punitifs, utilisés dans certaines rédactions, et relevant à part entière des polices professionnelles. L avancement d un journaliste et l évolution de sa carrière pouvaient être freinés ou stoppés s il devenait trop critique envers le gouvernement. Sa réputation pouvait être entachée à travers des campagnes de diffamation visant sa famille, son patriotisme ou ses mœurs. Les journalistes pouvaient également être victimes d une «stratégie de l humiliation» 6 lorsqu ils se prêtaient aux exercices rigoureux de la critique, et alors même qu ils s appliquaient à produire de l information selon des règles de distanciation adéquates au principe de leur autonomie. Leur travail était dévalorisé et leurs compétences remises en cause par des responsables de la rédaction. Olfa Belhassine, journaliste au journal La presse, a témoigné de cet exercice de l humiliation et de ces perpétuelles critiques que devaient subir certains journalistes : «Ceux qui ont continué à ramener des articles trempés dans un esprit critique ( ) ont affronté une stratégie de l humiliation. Leurs papiers étaient taxés d impressionnistes, lorsqu on ne les jugeait pas déséquilibrés, subversifs, litigieux. Bref, les journalistes les plus engagés dans un contrat moral avec leurs lecteurs, les plus pétris des règles professionnelles et déontologiques sont traités d incompétents et de défaillants» Ces moyens punitifs sont parvenus à fragiliser psychologiquement certains journalistes, à provoquer des dépressions et des formes de «replis sur soi» entraînant des ruptures cumulatives de liens sociaux (avec la famille, les cercles d amis, etc.). Dans le cadre de notre enquête sur les conditions de travail des journalistes sous le régime de Ben Ali, 12 d entre eux, ayant subis ces violences morales, ont exprimé (selon différents niveaux d intensité) de grandes difficultés à s investir dans leur activité professionnelle, à lui donner du sens, et ce malgré la disparition du système de contrôle mis en place par le régime déchu. «Je vous le dis franchement, pour moi, journaliste, maintenant c est juste un salaire. J ai renoncé à tout ce qui m avait amené à ce travail jeune militant. Ils ont réussi à me faire douter de moi, de mes capacités. Ils ont détruit toute la passion que j avais pour ce boulot.» (Entretien avec un journaliste du journal Le temps, 2014). «À l époque, je suis devenu dépressif. J ai divorcé. Aller travailler c était la torture. J attendais chaque jour qu on me reproche un nouveau truc absurde.» (Entretien avec un journaliste de la télévision nationale, 2014). 13 Les effets de ces polices et de ces punitions ne sont pas encore totalement estimés. Il n existe pas, à notre connaissance, d études sur les effets psychologiques produits par ce système sur les journalistes. Ces effets constituent pourtant un enjeu important dans la transition médiatique, et la réforme du journalisme qui lui est attenante, dans la mesure où ils concernent la revalorisation de la profession à travers l estime de soi et la reconnaissance de certains de ses membres. 14 La censure et la surveillance des contenus éditoriaux portaient essentiellement sur les sujets concernant les grandes lignes de la politique nationale et internationale du régime 8. Non seulement les journalistes ne pouvaient remettre en question cette politique, mais ils étaient contraints - sous peine de harcèlement moral, de licenciement, ou de pressions sur la direction du journal - d en assurer la publicité, en particulier dans les médias publics. De nombreux journalistes interrogés dans le cadre de cette enquête ont décrit les effets de ce système sur la perception qu ils avaient de leur activité professionnelle ; «J étais là pour ne pas discuter, pour ne pas définir d angles, pour ne pas interviewer qui je veux, ne pas écrire ce que je veux. Voilà, tout était dans une sorte

96 94 d agenda. Il fallait faire ce que l on demandait de faire, sans critiquer. Je ne me considérais pas en tant que journaliste, j étais tout simplement quelqu un qui obéissait aux ordres de son rédacteur en chef, qui obéit aux ordres du PDG de la télévision, qui obéit aux ordres du conseiller de l information, qui obéit aux ordres d un système.» (Entretien avec Chadia Khedir, journaliste à la télévision nationale, 2014). 15 La publicité des orientations politiques de la présidence à travers les médias, ramenant les journalistes au statut de communicant, se faisait en partie sur la base de dépêches provenant de l agence Tunis Afrique Presse (TAP) dont ils devaient reproduire, ou enrichir, précautionneusement, les contenus. La TAP jouait un rôle de premier plan dans l architecture du contrôle et de la gestion des contenus médiatiques. Comme productrice d informations de première main 9, elle servait d outil pour fixer l agenda médiatique, c est-à-dire les principaux thèmes ou sujets que traitent quotidiennement les médias d information. Elle permettait également de produire l information selon des cadrages adéquats aux grandes lignes de la propagande d État 10. Ainsi les forces politiques déterminaient-elles, à travers la dépendance des journalistes aux sources de l agence, la mise en agenda (Mc Combs, Maxwell et Shaw, 1972) de l attention publique conformément aux ordres symboliques du régime. 16 Certaines dépêches de la TAP faisaient l objet de consignes directes de publication. Les journalistes et les rédacteurs en chef en étaient informés par des responsables de l information proches de la présidence. Mais les polices professionnelles ont également eu pour effet d inciter les journalistes, en dehors de consignes particulières, à utiliser les informations de la TAP comme source quasi-exclusive. Pour un journaliste, suivre et reproduire les dépêches de l agence nationale revenait en effet à s assurer d une certaine quiétude. «Je reprenais les dépêches à la lettre et la virgule près pour être sûre qu on me foute la paix. D autres recopiaient même les fautes d orthographe!» (Entretien avec une journaliste de presse écrite, 2014). 17 Ce contrôle de la chaîne de production de l information permettait d établir sans concurrence 11 et à destination de la grande majorité des médias nationaux les cadrages, les contenus et les principaux thèmes à partir desquels les destinataires de l information étaient susceptibles de se faire une opinion. En démocratie, les relations d interdépendance entre le politique et le journaliste, et leur capacité à se contraindre mutuellement, reposent idéalement sur l autonomie (même relative) de leurs secteurs d appartenance. Cette interdépendance peut s observer à partir des fonctions de «policy agenda-setting» (Berkowitz, 1992), à travers ces relations entre médias et décideurs politiques qui vont conditionner la mise en agenda des politiques publiques. Dans le cas tunisien, l essentiel de la fonction de mise en agenda de l opinion publique était assurée par le pouvoir central via la TAP et les polices professionnelles de l ATCE, mais les médias n influençaient pas ou très peu la construction de l agenda politique. L impossibilité de distinguer des relations d interdépendance et de contraintes mutuelles à partir de deux sphères distinctes d autonomie est l indice d un «parallélisme politique» (Hallin et Mancini, 2004) très faible 12 caractéristique des régimes autocratiques et dictatoriaux. 18 Ce système de contrôle a profondément façonné les pratiques journalistiques tunisiennes. Les directives sur les contenus et la production d information clés en mains de la TAP dispensaient les journalistes de mener des investigations et des enquêtes de terrain. Ce qui a contribué à ordonner les pratiques essentiellement sous la forme d un journalisme de desk, avec une forte dépendance des journalistes vis-à-vis d informations d agence. Les

97 95 polices professionnelles ont également contribué à instaurer une culture de l autorité et des habitudes d autocensure. Relégués au statut de simples communicants, les journalistes avaient ainsi très peu d initiative dans le choix et le traitement des sujets politiques, et donc une autonomie très limitée. Certes, une rhétorique critique pouvait s exercer sur certains types d actualité mais uniquement dans la mesure où les grandes orientations de la présidence n étaient pas remises en cause. L absence de cette critique et le manque d initiative dans le choix des sujets, de même que l absence de méthodologie dans l enquête journalistique, sont perçus par des opérateurs extranationaux, dès , comme des défis majeurs de la réforme des pratiques journalistiques L autonomie progressivement acquise et disputée après la chute du régime de Ben Ali est également contemporaine d une crise des représentations professionnelles. Dans l enquête que nous avons réalisée en 2014 sur les conditions de travail des journalistes sous Ben Ali, l une des questions de la grille d entretien était destinée à identifier les représentations que se font les journalistes interrogés de ce à quoi doit servir la profession dans le changement de régime. Il ressort de ces données de terrain que l idéal critique qui doit ordonner les pratiques ne fait pas consensus. Des représentations instrumentales de la profession, relevant d un parallélisme politique faible hérité de l ancien régime, côtoient d autres représentations empruntées aux fonctions des médias dans des démocraties européennes ou nord-américaines. Dans la période postrévolutionnaire, la distanciation des rapports avec les mondes politiques est à l essai : ses règles et ses principes ne sont pas stabilisés dans les pratiques. 20 C est dans ce contexte, et sur la base de cet héritage, que de nombreux opérateurs internationaux vont mettre en place des programmes d assistance aux médias avec pour objectif affiché de changer les anciennes pratiques. Importation et conditions d adoption 21 Il existe deux types de programmes d assistance aux médias. Le premier est consacré à ce qu il est d usage d appeler, dans le langage indigène des opérateurs en développement, le «capacity building» («construction des capacités»). Il concerne la formation professionnelle, c est-à-dire l acquisition de nouvelles techniques, de savoir-faire, et l adoption de valeurs (idéal-critique, déontologie, cahier des charges) qui permettent de faire évoluer les pratiques conformément aux rôles du journalisme en «démocratie». Le deuxième type de programme porte sur le développement des organisations médiatiques. Il concerne le financement d infrastructures, comme des émetteurs radios ou du matériel informatique, l aide logistique pour améliorer le fonctionnement de ces organisations, le conseil stratégique pour s adapter aux modèles économiques émergents des industries du contenu, et la mise en place d instruments de mesure et d évaluation des publics. Deux périodes et deux types de formation peuvent être distingués. Si des formations courtes (un à deux jours) ont été essentiellement dispensées les deux premières années après la «révolution» 14, les opérateurs s orientent désormais vers des formations plus longues (d une semaine à plusieurs mois). Cette réorientation permet de distinguer deux vagues d assistance aux médias, une première de 2012 à 2014, et une seconde enclenchée à partir de Dans le cadre de l enquête que nous avons réalisée et dont les résultats sont présentés ici, l analyse porte uniquement sur les formations du premier type précité, celles consacrées aux pratiques professionnelles et, plus précisément, celles dédiées au journalisme

98 96 d investigation. Ce choix est motivé par la valorisation de ce type de journalisme par les opérateurs de l aide aux médias. L investigation est associée à une certaine noblesse du journalisme et, en référence aux «affaires» qui ont permis de destituer des hommes politiques corrompus, elle est jugée exemplaire du rôle du journalisme comme contrepouvoir. Quatre formations de courte durée (1 à 2 jours) ont été analysées, 116 participants ont été interrogés sur la base d un questionnaire. Les éléments restitués ici portent sur les conditions d adoption de ces modèles, à partir des dispositifs pédagogiques et de leur viabilité dans les environnements de travail des destinataires de l offre. 23 Plusieurs éléments questionnent la pertinence et l efficacité des dispositifs pédagogiques de ces formations au regard des finalités affichées de leurs promoteurs. À commencer par la sélection des apprenants bénéficiaires de ces formations. En effet, ceux qui assistent aux sessions courtes de formation ne sont pas sélectionnés sur des critères explicites, ce qui a pour conséquence de produire des publics hétéroclites. Des communicants côtoient des enseignants et des journalistes. On compte parmi ces derniers autant de professionnels de la télévision, que de la presse écrite et de la radio. Certains sont familiarisés avec les techniques de l enquête (20,6 %) tandis que les autres estiment n en avoir que très peu ou pas du tout de notions (79,3 %). Il existe, selon l avis des formateurs, de très grandes différences de niveau relatives aux capacités rédactionnelles des élèves, à leur maîtrise de la langue française (les formations étudiées, comme la grande majorité de celles dispensées en Tunisie, sont en français) et à l usage des outils de bureautique. Ces disparités, toujours selon les formateurs, ont posé des problèmes importants dans la mise en œuvre des formules et des stratégies pédagogiques. 24 L absentéisme est également important. En moyenne, un quart des inscrits n assistent pas (ou partiellement) aux formations, pour plusieurs raisons. La présence des participants ne fait pas l objet de contraintes particulières, et ils ne sont pas obligés de suivre les formations qui leur ont été proposées par leur direction, leur rédaction ou, directement, par les opérateurs de l assistance aux médias. Le taux d absentéisme peut également s expliquer par le fait que 75 % des participants étaient en activité pendant la formation, sans être nécessairement en disponibilité. Plusieurs apprenants se sont absentés pour s acquitter de leurs obligations professionnelles. 25 La nature de l enseignement et l évaluation de la pertinence du choix des formateurs sont également sujettes à caution. En effet, 54,3 % des participants estiment que les contenus dispensés ne sont pas adaptés au contexte national. D une certaine manière, ceci est confirmé par les formateurs eux-mêmes puisque 82,3 % d entre eux estiment ne pas connaître, ou très peu, les réalités du journalisme en Tunisie. De nombreux élèves ont été amenés à mettre en cause, ouvertement (pendant les sessions) ou dans le cadre des entretiens, le caractère décontextualisé ou inadapté des formations. Au-delà, il existe une corrélation entre les évaluations négatives des formations et le nombre de formations suivies par les participants. Ceux qui ont suivi plus de cinq formations (18,9 % de l ensemble des participants) estiment à 86,3 % qu elles ne sont pas adaptées pour plusieurs raisons : elles ne sont pas coordonnées ou harmonisées ; ce qui est enseigné d une formation à l autre présente des aspects contradictoires ; les méthodes ne sont pas praticables dans leur rédaction. Enfin, l évaluation des formations ne semble pas pouvoir contribuer à adapter plus finement les formules pédagogiques puisque la prise en compte de la mise en pratique des contenus dispensés, sur la courte ou la moyenne durée, ne fait

99 97 pas partie du protocole des opérateurs. La viabilité et l assimilation des contenus in situ ne sont donc pas prises en considération. 26 Pour ce qui concerne la pertinence locale des modèles importés, au regard des conditions de travail des journalistes, plusieurs éléments peuvent être mis en exergue. Dans les médias publics, notamment à la télévision, de même que dans d autres médias privés, les moyens pour faire de l investigation ne sont pas toujours à disposition. La disponibilité des membres de l équipe, du matériel et du véhicule n est pas garantie. Au sein des télévisions publiques, la demande de ces moyens doit se faire à l avance à travers des formulaires dédiés. Le temps d obtention de ces moyens ne permet pas toujours d avoir la réactivité dont a besoin un journaliste en reportage d investigation. De plus, ces moyens sont mis à disposition mais sur de courtes durées, étant essentiellement employés et dévolus à la production d informations quotidiennes. Dès lors, la mobilisation de ressources pour produire du reportage d investigation sur la moyenne ou la longue durées est rare et difficile, et plusieurs rédacteurs en chef interrogés dans le cadre de cette recherche estiment que la mise à disposition d un journaliste et d une équipe coûte trop chère. L appréciation du coût de production de ce type d information est liée à l économie de l information journalistique tunisienne. En effet, le format du reportage d investigation ne trouve pas sa place dans un marché orienté vers la recherche du scoop au quotidien. De même, le modèle économique d une grande majorité de titres de la presse numérique repose sur le nombre de visites des sites en ligne. Il importe, de ce point de vue, de nourrir le flux de l information avec de l information produite rapidement afin d accroître leur fréquentation et, de la sorte, attirer de nouveaux annonceurs ou augmenter le prix de la publicité. Enfin, de manière plus générale, la dépendance à l information d agence reste forte en ce qu elle permet de faire des économies d échelle dans la production concurrentielle d informations. 27 Le salaire moyen d un journaliste, 900 dinars (400 euros), l incite plutôt à produire des sujets peu coûteux en temps pour multiplier parallèlement les piges. Au journal francophone La Presse, par exemple, il existe un barème de productions que les journalistes doivent respecter en fonction de leur statut et leurs années d ancienneté. Un journaliste débutant commence par 12 articles par mois. Après deux ans, il doit en écrire huit. Les chefs de services sont astreints à quatre articles, tout ce qui est fait en plus étant payé en piges. Plus généralement, les journalistes appartenant au «prolétariat des médias» (Coman, 2004) ont davantage intérêt à multiplier les piges pour augmenter leur niveau de vie, plutôt que de réaliser des reportages d investigation, nécessairement plus longs. 28 Les éléments restitués à partir de cette enquête font par conséquent apparaître que ces formations ne prennent pas en compte, ou insuffisamment, le contexte tunisien. Ce caractère décontextualisé se donne à voir à la fois dans les dispositifs pédagogiques et la méconnaissance des spécificités des conditions de travail des destinataires de l offre. Il faudrait, à terme, évaluer les conséquences que peut avoir cette décontextualisation sur le moral, ou l estime de soi, des participants. En effet, à travers ces sessions, les formateurs importent certes des techniques de production de l information journalistique, mais aussi des normes de ce qui est estimé être le «bon» journalisme en «démocratie». Or, l incapacité d ordonner les pratiques selon ces normes (dès lors qu elles sont jugées estimables), du fait des contraintes propres aux environnements de travail et des logiques du champ journalistique national, concourt à produire une certaine forme de désenchantement. L épreuve de ce désenchantement a été identifiée en

100 98 sociologie des professions, notamment dans les processus de socialisation professionnelle. L une de ses étapes est caractérisée par la dualité, éprouvée par les nouveaux entrants, entre un «modèle idéal» de la profession et le «modèle pratique» (Hughes, 1958), ce qu elle est réellement. Cette dualité existe chez tous les nouveaux entrants d une profession, mais elle prend une saillance particulière dans le contexte de crise qui caractérise la transition, notamment au regard de la nécessité de revaloriser la profession après des années de mise sous tutelle. 29 Le modèle de production d information journalistique importé par les programmes d assistance aux médias pose également question, mais sous un autre rapport. Selon la trajectoire sociale des formateurs, celui-ci est structuré par des idéaux-critique spécifiques qui donnent son sens et sa finalité à la pratique. Or, ces idéaux sont le fruit d histoires nationales, de l histoire des contre-pouvoirs et des rapports singuliers entre journalistes, politiques et destinataires de l information. Leur transposabilité et leur importation n ont donc rien d une évidence. Le contexte de la «transition démocratique» ne suffit pas à produire les conditions de cette importation et de son assimilation. Il ne suffit pas à modifier les pratiques selon des normes journalistiques exogènes, quand bien même elles seraient adéquates aux «principes démocratiques». Ce décalage dans la conception des formations caractéristiques de la première vague d assistance aux médias est imputable à l urgence dans laquelle travaillent les opérateurs. La multiplication des prestataires étrangers, et des prestations ponctuelles, n y contribue pas non plus. Liens diplomatiques, concurrence entre opérateurs et marché du développement 30 Avec le départ de Ben Ali, les relations entre la Tunisie et ses partenaires internationaux sont appelées à être redéfinies. Le changement de régime implique une nouvelle donne diplomatique et géopolitique. L enjeu est important, sur le plan symbolique, pour les puissances qui ont cautionné la violence du régime et ses prédations. Celles-ci sont dans l obligation d apporter des preuves tangibles d une rupture avec les affinités coupables du passé, de réaménager leurs relations en conformité avec les nouvelles légitimités qui ont vues le jour pendant la période protestataire. Le mot d ordre qui anime les chancelleries au lendemain du 14 janvier est celui du «lien». Il faut créer, ou recréer, du «lien» avec la Tunisie post-ben Ali et, de la sorte, contribuer à rénover l image de ces pays qui ont toléré la violence du régime pour des raisons sécuritaires ou pour s assurer l accès aux marchés nationaux Cet impératif diplomatique permet, entre autres raisons, d expliquer l afflux de fonds extranationaux dédiés à la transition démocratique et, plus particulièrement, à l assistance aux médias. Il est difficile de chiffrer précisément le volume global de cette aide dans la mesure où le montant dont dispose chaque opérateur n est pas toujours rendu public. Alexandre Delvaux, fondateur du Groupe des partenaires techniques et financiers en appui au secteur des médias tunisiens qui réunit, chaque mois, au Centre Africain de Perfectionnement des journalistes et Communicateurs (CAPJC), une grande partie des opérateurs de l assistance aux médias en Tunisie, estime ce montant global entre 13 et 15 millions d euros par an, contre un budget de 4 à 5 millions 17 pour les autres pays de la région MENA. À titre indicatif, le volume des budgets alloués à la Tunisie (tous secteurs confondus) par l Union européenne a doublé après la «révolution», et a

101 99 augmenté de moitié en Cet afflux a créé des opportunités de travail et de débouchés pour les professionnels du développement (experts, formateurs, ONG) qui, au lendemain du 14 janvier 2011, sont arrivés en nombre dans le pays en proposant une multitude de formations différentes pour se positionner sur le marché du développement. 32 L ouverture rapide du marché favorise un appel d air dont le principal effet tient dans l excédent de l offre par rapport à la demande (Sans Auteur, 2013). La multiplication de programmes hétéroclites de formation et d aides à la réforme produit également un effet de saturation, l assistance proposée excédant les capacités d absorption du pays destinataire 18. En effet, les opérateurs ont souvent une conscience floue des temporalités des changements sociaux et institutionnels auxquels devraient se soumettre les programmes. Cette méconnaissance, qui a été observée dans d autres contextes d assistance et de développement, peut être rapportée au fait que les opérateurs ne conçoivent pas nécessairement leurs programmes à travers une théorie du changement (Noske-Turner, 2014). Le caractère décontextualisé de l assistance peut également s expliquer par le fonctionnement des organisations en charge de l assistance ou de sa gestion dans le pays. Certaines organisations, comme l Union européenne ou les Nationsunies, emploient des responsables de mission pour des sessions de trois ans. Le responsable d un pays, ou d un secteur, peut avoir occupé un poste dans un pays très différent (de l Égypte à la Tunisie par exemple), et être mandaté par la suite dans un autre pays. Or, ces cycles de roulement ne permettent pas toujours de capitaliser suffisamment d expérience et de transmettre celle-ci à son successeur. De plus, l évaluation annuelle des activités d assistance, fixée par l organisation, n est pas forcément synchronisée avec les cycles évolutifs des programmes, c est-à-dire que «l implémentation des procédures d évaluation est liée à des périodes de temps systématisées plutôt que par des décisions actives quant au moment approprié de l évaluation» (Noske-Turner, 2014, p. 10). La logique de reconduction des budgets peut également avoir un effet important sur la nature des formations et leur nombre. Si une organisation ne dépense pas tout son budget alloué à l année, sa ligne budgétaire risque de ne pas être reconduite à la même hauteur. C est notamment la raison pour laquelle des formations ou des grands événements (dans de grands hôtels avec des frais de restauration ou de communication importants) sont organisés afin de maintenir le même niveau de dépense que l année précédente. 33 Ainsi, le marché du développement, son ouverture et sa distribution, sont liés aux nouvelles donnes diplomatiques postrévolutionnaires et, plus généralement, aux enjeux de relations internationales liés à l aide à la «transition démocratique». Il permet d expliquer l abondance, voire la surabondance, des formations en Tunisie. Leur caractère décontextualisé (non systématique) peut s analyser à travers les dynamiques de ce marché et les modes de fonctionnement des organisations en charge de l assistance. Ces éléments permettent de rendre compte de la perpétuation d une contradiction qui se traduit par l inadéquation entre la finalité de l assistance et ses effets réels 19. Il existe cependant un autre niveau de lecture permettant de comprendre plus finement en quoi l assistance aux médias dans le contexte transitionnel constitue une opportunité stratégique, à la fois pour les opérateurs extranationaux et pour les destinataires de ces programmes. 34 Les rapports entre opérateurs peuvent être décrits comme des rapports de concurrence, notamment à travers leurs positionnements mutuels 20. Lors des entretiens réalisés avec des opérateurs français, anglais et allemands, ces derniers se comparent et se mesurent mutuellement, mobilisant plusieurs éléments de différenciation. Les fonds à disposition

102 100 pour mettre en place les programmes sont invoqués pour décrire des inégalités qui touchent les capacités d action de certains, ou pour souligner une compétence distinctive alors même que les fonds alloués sont jugés insuffisants. Le positionnement comparatif consiste dans ce cas à affirmer qu avec peu de moyens l opérateur parvient à faire autant que d autres pourtant mieux dotés. Les relations bilatérales, et les représentations qu auraient les acteurs tunisiens de certains opérateurs, sont également mobilisées pour rendre compte de différences entre ces derniers. Ainsi, les opérateurs français sont décrits par d autres opérateurs comme bénéficiant d un capital relationnel historique qui les favoriserait dans l agencement de l assistance. «En tant qu Allemand je suis toujours au deuxième rang, les Français d abord. Si un Tunisien a un doute, il va d abord se tourner vers un Français, malgré que, peutêtre, notre produit est plus intéressant. Parce qu avec la langue, l histoire, la culture ils se connaissent. Et puis les Allemands ils sont tellement rigides, tellement carrés» (Entretien avec Rüdiger Maack, DWA, 2015). 35 Ces rapports de concurrence peuvent être également observés 21 au Groupe des Partenaires Techniques et Financiers en Appui au Secteur des Médias Tunisiens accueilli par le CAPJC. Créé en 2011, ce groupe se réunit tous les mois et a pour but de coordonner l aide aux médias dans le pays. Les ONG, les agences de développement, les instituts culturels et les organisations internationales en présence font connaître leurs programmes pour éviter de concentrer leurs actions, de manière redondante, sur les mêmes bénéficiaires. Ils font également remonter des terrains de l assistance les besoins d acteurs locaux pour trouver des solutions financières et logistiques. Le groupe est présenté par ses entrepreneurs comme un modèle de coordination et de coopération. Cette coopération ne concerne cependant que l exécution des programmes, et non la planification. Dans leur grande majorité, les opérateurs rechignent à communiquer sur ou à rendre publics leurs projets dans les phases de conceptualisation et de planification (ce qu une coopération harmonisée pourrait pourtant exiger). Ces réticences se sont manifestées pendant les entretiens, mais aussi à l occasion d une initiative engagée par Aïda Ben Ammar, la première coordinatrice de projets du Groupe, pour faire éditer sur le site les informations relatives aux projets en préparation. Malgré des demandes répétées de sa part, les opérateurs n ont pas renseigné la fiche d information dédiée 22. La planification des projets d assistance relève du pré-carré de chaque agence de développement et des organisations de son réseau. Et c est dans ce pré-carré que se jouent les stratégies diplomatiques des États européens en Tunisie. L idéal de coopération, mobilisé dans le Groupe d appui, remplit ici une fonction de communication qui couvre la réalité des divisions à l œuvre dans le champ de l assistance entre opérateurs extranationaux. 36 La position de chaque opérateur dans le champ du développement dépend de sa capacité à créer du «lien» avec les acteurs tunisiens. Elle dépend également de son aptitude à le valoriser conformément aux positivités symboliques de l «eschatologie du développement» (Rist, 2007). L impact des programmes sur la pratique journalistique, et leur mise en récit par les opérateurs permettent à ces derniers de se distinguer mutuellement et de se positionner sur le marché du développement. Cependant, et comme cela a été avancé précédemment, certaines occurrences de formations attestent d une discontinuité entre la mise en place des programmes et leurs effets. Comment expliquer, dès lors, que certains opérateurs puissent valoriser leurs programmes (dont on connaît pourtant les carences de leurs évaluations) sans nécessairement produire des effets tangibles et participer à la transformation des pratiques?

103 Répondre à cette question implique d appréhender comment s articulent les stratégies des professionnels de l assistance aux médias et celles des destinataires des formations dans le contexte singulier de la transition. Durant cette période, et au regard des légitimités professionnelles qui ont été mobilisées pendant et après le moment contestataire, l univers journalistique tunisien est dans une phase de réorganisation. Les formations permettent de valoriser l acquisition de compétences techniques et de «bonnes» pratiques en rupture avec celles héritées de l ancien régime. Des compétences qui permettent aux destinataires de l aide de se différencier lorsqu il s agit de journalistes comparativement à d autres journalistes, ou de rédactions vis-à-vis d autres médias lorsqu elles incitent leurs membres à suivre les formations. Cet usage distinctif est apparu dans l enquête menée sur les formations en journalisme d investigation puisque 100 % des participants ont exprimé leur volonté de les faire figurer dans leur curriculum vitae, et 94, 8 % estiment qu elles sont utiles à leur employabilité sur le marché du travail. Entre, d une part, les journalistes de «l ancienne garde» et ceux formés exclusivement à l époque où les centres de formation universitaire étaient sous la tutelle du régime, et ceux, d autre part, qui bénéficient de formations, une différence de compétence peut être valorisée de manière stratégique. Ainsi les formations sont-elles utilisées par les participants pour accumuler du capital symbolique distinctif et se positionner dans le contexte de réorganisation du champ journalistique tunisien. De leur côté, les opérateurs internationaux trouvent des applications à leur offre de formation et peuvent valoriser ces «liens» auprès de leurs institutions de tutelle. BIBLIOGRAPHIE AUTEUR ANONYME, «Inside the transition bubble : international expert assistance in Tunisia», Institute for integrated transitions, 2013, [en ligne] URL : publications/inside-the-transition-bubble-international-expert-assistance-in-tunisia/inside-thetransition-bubble-en-full [consulté le 16 février 2015] AUTEUR ANONYME, «Inside the transition bubble : international expert assistance in Tunisia», Institute for integrated transitions, 2013, [en ligne] URL : publications/inside-the-transition-bubble-international-expert-assistance-in-tunisia/inside-thetransition-bubble-en-full [consulté le 16 février 2015] BELHASSINE O., «Tunisie : sortir d un bunker de silence et de mensonge», Libération, 9 février 2011, [en ligne] URL : [consulté le 16 février 2015] BELHASSINE O., «Bâillonnés? Nous l avons toujours été», La presse, hors-série, mai BERKOWITZ D., «Who sets the media agenda? The ability of policymakers to determine news decisions» dans Public opinion, the press, and public policy, sous la dir. de D. Berkowitz et J.D Kennamer, Wesport, CT Praeger, 1992, p BOURDIEU P., Raisons pratiques, Manchecourt, Seuil, 1994.

104 102 CHOUIKHA L., La difficile transformation des médias, Tunis, Editions Finzi, COMAN M., «Media bourgeoisie and media proletariat in post-communist Roumania», Journalism studies, n 1, 5, 2004, p ELLUL J., Propagandes, Paris, Armand Colin, FOUCAULT M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, HALLIN D.C., MANCINI P., Comparing Media Systems : Three Models of Media and Politics, Cambridge, Cambridge University Press, HIBOU B., La Force de l obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, HUGHES E.C., Men at their Work. Glenoce, The Free Press, INRIC, Rapport général, Tunisie, INRIC, McCOMBS M.E., MAXWELL C., SHAW D., «The Agenda Setting Function of the Mass Media», Public Opinion Quarterly, n 2, 36, 1972, p NOSKE-TURNER J., «Evaluating the impacts of media assistance : problems ans principles», Global Media journal (German edition), vol. 4, n 2, 2014, [en ligne] URL : Turner_final.pdf [consulté le 16 février 2015] RIST G., Le développement. Histoire d une croyance occidentale. Paris, Presses de Sciences-Po, NOTES 1. Sur les dispositifs légaux et leurs réformes voir le rapport de l Instance nationale pour la réforme de l information et de la communication (INRIC, 2012). 2. Le rôle de l agence a été resitué dans l histoire, plus générale, de «l étatisation de l information» en Tunisie, depuis l indépendance du pays jusqu au 14 janvier On pourra consulter, sur ce sujet, l ouvrage de Larbi Chouikha, La difficile transformation des médias, (Chouikha, 2015). 3. Réalisée en 2014 auprès de 67 journalistes de presse écrite et de télévision, cette enquête portait sur les conditions de travail des journalistes sous la présidence de Ben Ali. Elle visait à identifier les effets disciplinaires des dispositifs de contrôle des médias sur les journalistes. 4. Certaines des sources interviewées dans le cadre de notre étude sur les conditions de travail des journalistes sous le régime de Ben Ali ne souhaitaient pas voir leur nom figurer dans une publication. 5. Ces observations de terrain recoupent celles faites par Sadock Hammami, enseignant chercheur à l IPSI et directeur du CAPJC, et dont il a fait état lors de la conférence du 11 mars 2016 à l Institut français de Tunis organisée dans le cadre du programme «Les industries culturelles et médiatiques dans les pays de la région MENA». 6. Olfa Belhassine, «Tunisie : sortir d un bunker de silence et de mensonge», Libération, 9 février Olfa Belhassine, «Baîllonnés? Nous l avons toujours été», La Presse, hors-série, mai Ce contrôle étroit sur les sujets politiques a eu pour effet d inciter des journalistes à migrer vers les services «culture» de leurs rédactions (entretien avec Olfa Belhassine, 2014 ; avec Slaheddine Grichi, rédacteur en chef au journal La Presse, 2014). Dans ces services, le contrôle

105 103 éditorial était moins pressant, mais pouvait se durcir lorsque les sujets traités touchaient les intérêts du clan Ben Ali, comme en a témoigné Narjes Torchani, journaliste au journal La Presse, lors d un entretien réalisé dans le cadre de cette enquête en Dans la division de la production de l information, les agences de presse sont des grossistes qui vendent ou distribuent de l information aux médias, ces derniers diffusent l information auprès des publics. 10. L agence s est transformée en appareil de propagande à part entière sous le régime de Ben Ali. Ainsi, comme le précise le rapport de l INRIC publié en 2012, depuis le début des années 1990 la politique de recrutement à la TAP «n est plus fondée sur la compétence ou le mérite, ni même sur les besoins réels de l entreprise ( )», la sélection du personnel est alors «strictement liée à l appartenance politique au Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD), le parti au pouvoir» (INRIC, 2012, p. 81). 11. La TAP est alors la seule agence nationale. 12. Le parallélisme politique désigne, dans la définition qu en donnent Hallin et Mancini, la nature et le degré des liens entre les médias et les partis politiques. Il est jugé faible lorsque ces liens sont étroits et lorsque la dépendance des premiers vis-à-vis des seconds est importante. Le parallélisme politique sert à évaluer l autonomie relative du secteur des médias vis-à-vis du secteur politique. 13. Ces éléments ont été systématiquement avancés par les opérateurs de la Deutsche Welle Akademie, de l Institut français de Tunis, de Canal France International, de la BBC media action et de la Fondation Hirondelle dans la partie de notre enquête dédiée à l identification des stratégies de ces acteurs. 14. Ces formations sur la courte durée continuent d être dispensées, mais une autre logique pédagogique s est affirmée à partir de à travers des cycles de formations plus longs et plus soucieux de l assimilation des techniques enseignées. 15. Il importe de souligner que ces deux périodes sont complémentaires. Les formations de courte durée, sur la première période, ont permis à certains opérateurs d «expérimenter» les réalités tunisiennes, d analyser les besoins des rédactions et des journalistes, et d organiser en fonction de nouveaux cycles de formation plus longs (entretiens avec Hélène Delmas, IFT, 2015 ; avec Rüdiger Maack, DWA, 2015 ; et avec Michel Codaccioni, Fondation Hirondelle, 2015.) 16. Rénover les relations avec les populations et l État tunisien est une question de «représentation». Cette dimension «diplomatique» conditionne les accords régionaux et bilatéraux dont dépendent les relations commerciales et sécuritaires. 17. Entretien avec Alexandre Delvaux, décembre Ce phénomène est identifié au sein même d organisations internationales, comme a pu en témoigner lors d un entretien en 2014 Mehdi Benchelah, alors chef du Bureau de Projet à l UNESCO à Tunis. 19. Nous n affirmons pas ici qu aucune des formations dispensées en Tunisie n a produit les effets escomptés. Nous cherchons à rendre compte analytiquement de la perpétuation d un modèle de formation décontextualisée à la lumière de logiques propres au champ du développement. 20. Le parti-pris méthodologique adopté ici consiste, plutôt que de présenter chaque opérateur à travers ses programmes et ses relations historiques avec les acteurs tunisiens, à saisir, à travers les entretiens et les observations informelles au Groupe d appui, les éléments de différenciation mobilisés par les opérateurs pour se comparer mutuellement. 21. Les relations entre opérateurs au groupe d appui média ont été observées sur 11 séances (à peu près un an d activité) entre 2014 et Entretien avec Aïda Ben Ammar, 2015.

106 Partie 2. Les enjeux et les conditions sociales de l import-export du cinéma et des programmes télévisés 104

107 105 Chapitre 6. L exportation du modèle français de financement du cinéma en Turquie : un transfert avorté Romain Lecler et Jean-François Polo 1 Dans tous ses rapports, Unifrance, l association en charge de la promotion du cinéma français à l étranger, vante régulièrement la deuxième place à l export du cinéma français, derrière les États-Unis. Pourtant, les films français ne représentent que 3 % de ceux qui circulent dans le monde entier. En 2013, les vingt premiers films en termes d entrées en Europe étaient produits ou coproduits par les États-Unis. La part des films européens sur le marché européen était environ d un quart seulement, contre deux tiers pour les films étatsuniens. Quant à la part de marché des films nationaux dans chacun des pays de l Union européenne, elle allait en 2013 de moins de 1 % en Irlande ou en Bulgarie à environ un tiers pour la France (34 %) ou l Italie (31 %) (EAO, 2014a). La Turquie n est pas dans ce cas. Depuis plusieurs années, les films turcs attirent plus de la moitié des spectateurs turcs (58 % en 2013). Le marché turc constitue aujourd hui l un des plus imperméables au monde aux productions étrangères. Figure 1. L évolution des parts de marché du cinéma turc en Turquie ( ) Source : Antrakt.

108 106 2 La question de la circulation transnationale des biens culturels ne se limite cependant pas à des constats sur les parts de marché. Qu en est-il en effet de la circulation des modèles institutionnels de politiques cinématographiques? Nous nous intéressons ici à une tentative d exportation du modèle de financement du cinéma français par les dirigeants du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) auprès des professionnels turcs. Entre 2007 et 2011, plusieurs organisations professionnelles du cinéma (associations de producteurs ou encore la Fondation d Istanbul pour la culture et les arts IKSV qui organise chaque année depuis 1982 le festival international du film d Istanbul) ainsi que des représentants de l administration culturelle turque ont été démarchés et ont rencontré les représentants du CNC pour examiner comment le modèle du CNC pouvait être transféré en Turquie. Cette problématique des transferts institutionnels a été travaillée par plusieurs courants de la sociologie étatsunienne qui mettent l accent tantôt sur les mécanismes d apprentissage (Dolowitz, Marsh, 1996), tantôt sur la notion d isomorphisme institutionnel (Meyer, Boli, Thomas, 1997) en s intéressant par exemple à la diffusion internationale du libéralisme (Dobbin, Simmons, Garrett, 2008). La sociologie politique française, appuyée sur le concept de champ national (Siméant et alii, 2015), a plutôt formulé cette problématique à travers les notions d importation et d exportation institutionnelles et de marché international des institutions (Mény, 1993), en insistant sur l historicité des processus de transferts, mais aussi sur les propriétés et stratégies des entrepreneurs institutionnels (Dezalay, Garth, 2002). Les phénomènes d européanisation ont constitué en la matière un objet privilégié de réflexion (Baisnée, Pasquier, 2007 ; Vauchez, 2013). 3 Comme le soulignent Laurence Dumoulin et Sabine Saurugger (2010, p. 9) dans un article analysant de manière critique les différentes approches des policy transfer studies : «En cette époque de mondialisation et d interdépendance accrue des systèmes politiques, économiques et sociaux nationaux et supranationaux, la question de l importation et de l exportation de modèles, qui se pose de manière de plus en plus vive, se traduit par la montée en puissance du thème des transferts dans la littérature scientifique. En histoire, en sociologie, en science politique, des problématiques disparates, appuyées sur des ancrages théoriques eux-mêmes diversifiés, s attachent à analyser non seulement la circulation de normes, d institutions, de pratiques et de façons de faire dans des espaces culturels et historiques variés, mais aussi la constitution d élites transnationales et l émergence de structures inter ou transnationales susceptibles de favoriser la circulation d idées ou de modèles». 4 En l occurrence, il s agit ici de rendre compte d un processus d exportation et d importation en Turquie du modèle français de politique cinématographique, où l État joue un rôle majeur et qui s inscrit dans celui, plus large, de la politique culturelle (Dubois, 1999 ; Gattinger et Saint-Pierre, 2008). Mais nous analysons ici une tentative inaboutie. Des contacts ont été établis, des échanges ont eu lieu, des visites ont été organisées, des stratégies ont été proposées par les dirigeants du CNC et les deux attachés audiovisuels français qui les ont successivement relayés à Istanbul. Jusqu à présent, tout cela semble avoir été fait en vain. 5 Quand en 2013, l attachée audiovisuelle tente de faire revenir en Turquie les dirigeants du CNC pour une nouvelle visite, ils répliquent qu ils sont déjà venus deux fois, et que cela ne les intéresse plus. En entretien, début 2014, elle se montre alors sceptique sur les chances d importation du modèle français du cinéma. Le contraste est saisissant avec son prédécesseur Léonardo qui, six ans plus tôt, voyait dans le CNC un «partenaire

109 107 consultant» pour les professionnels turcs du cinéma. Pour expliquer pourquoi le processus n a pas abouti, il faut décrire dans un premier temps la stratégie française d exportation du CNC, puis revenir dans un second temps sur les facteurs économiques, professionnels et politiques qui ont participé à la non diffusion du modèle français du CNC. Cette contribution s appuie sur des enquêtes menées dans le cadre de nos thèses respectives sur la politique audiovisuelle extérieure française (Lecler, 2015b) et la politique audiovisuelle européenne (Polo, 2000) et sur des entretiens complémentaires avec les acteurs concernés. La stratégie d exportation du modèle institutionnel du CNC à l étranger 6 Pourquoi les autorités françaises ont-elles cherché à exporter un modèle de politique cinématographique? Pour répondre à cette question, la première partie revient sur la mise en place d une diplomatie française de l exception et de la diversité culturelles, appuyée sur un système d incitations financières 1 et un réseau d acteurs institutionnels comme, par exemple, le réseau des attachés audiovisuels. C est au fond un certain modèle culturel qui est ainsi défendu au niveau international. Une diplomatie de l exception et de la diversité culturelles 7 Le système français de soutien au cinéma repose sur le CNC, établissement public autonome financièrement et juridiquement, et placé sous la tutelle du ministère de la Culture. Créé en 1946, il rassemble les différentes branches professionnelles du cinéma, règlemente le secteur, lève, gère et redistribue des taxes spécifiques sur le prix des places de cinéma mais aussi sur les diffuseurs de contenus audiovisuels au sens large (incluant aussi bien les chaînes de télévision que les fournisseurs d accès à Internet). René Bonnell (1978, p. 313) notait ainsi il y a trente ans que le CNC jouait un rôle majeur dans le secteur audiovisuel français : «en tant que lieu de rencontre avec les professionnels du cinéma, il est avant tout occasion de dialoguer entre les membres d une profession portée aux querelles intestines. Cette fonction est importante car elle permet parfois de rapprocher les points de vue et de fournir un certain nombre de possibilités d accords sur la politique à suivre». Le CNC atteste toujours aujourd hui d un haut degré de coopération entre les professionnels de l audiovisuel et l administration française qui s inscrit dans un modèle néo-corporatiste. En 2014, son budget était de 700 millions d euros contre environ 400 millions au début des années 2000 (alimenté par des taxes propres, il est désormais plafonné). Il abonde plusieurs programmes de soutiens qui peuvent être automatiques ou attribués de manière sélective, et couvrent l ensemble de la filière, de l aide au scénario à la production en passant par l exploitation et l exportation. 8 Ce système a été remis en cause dans les années 1980 par les attaques répétées de la Commission européenne qui a exigé la fin des aides publiques et des quotas audiovisuels contraires aux règles de libre-circulation des œuvres et de la libre-concurrence dans l Union européenne (UE). Il a aussi été menacé lors des négociations des traités de libreéchange internationaux, en particulier avec les États-Unis dans le cadre du GATT et de la création de l Organisation Mondiale du Commerce en Les professionnels français du cinéma se sont systématiquement engagés pour le défendre, au niveau national et surtout européen, en créant des organisations professionnelles européennes (les «eurogroupes»

110 108 en langage communautaire) comme la Fédération européenne des réalisateurs de l audiovisuel (FERA). Ces structures ont joué un rôle fondamental pour la mise en place de la politique audiovisuelle européenne qui a débouché sur le lancement du programme MEDIA et sur la Directive «Télévision sans frontières» qui ont visé à protéger l industrie audiovisuelle européenne (Polo, 2000, 2003, 2005). Les affiches de ce cinéma situé dans l artère centrale de la partie européenne d Istanbul (la rue de l indépendance) montrent bien le poids du cinéma national deux films sur quatre dans la programmation. Pourtant, le Beyoğlu Sineması est soutenu par Europa Cinemas, qui est le premier réseau de salles à programmation majoritairement européenne. Ce programme a été créé en 1992 grâce au financement du programme MEDIA (Europe Créative) et du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). ( D. Marchetti, 5 décembre 2015). 9 C est aussi une stratégie plus offensive que mènent les dirigeants du CNC, notamment à travers une intense politique de coproduction 2. Certes, les majors hollywoodiennes écrasent par leurs budgets le marché mondial des coproductions (mais surtout avec d autres pays anglophones). En termes de part des coproductions dans la production nationale, la France se distingue néanmoins puisque presque la moitié de ses productions sont des coproductions. Le pourcentage dépasse celui d autres pays très coproducteurs comme l Argentine et le Mexique (pour l Amérique latine) ou Hong Kong (pour l Asie). La France coproduisait une centaine de films en moyenne par an dans les années 2000 contre une soixantaine pour la Grande-Bretagne ou l Allemagne, une cinquantaine pour l Espagne et une trentaine pour l Italie (UNESCO, 2009). À titre de comparaison, la Chine est aussi très productrice (plus de 250 films par an) mais elle est très peu coproductrice (seulement 12 % de ses films). Entre 2003 et 2011, en France, c est en particulier les coproductions à majorité étrangère (c est-à-dire où les producteurs français investissent moins que leurs partenaires étrangers) qui ont beaucoup augmenté. Elles ont plus que doublé alors que les coproductions majoritaires françaises reculaient. Au total, les investissements français dans les coproductions sont restés stables pendant cette période (CNC, 2013a).

111 Cette politique de coproductions est allée de pair au niveau européen avec la mise en place du programme MEDIA. Les pays étrangers avec lesquels la France coproduit principalement sont ainsi majoritairement en Europe de l Ouest (96 coproductions sur 120 en 2011) 3. Surtout, il y a eu aussi une diplomatie spécifiquement française des coproductions conduite par les dirigeants du CNC 4 avec, dès le début des années 1990, le soutien des professionnels. Nicolas Seydoux, directeur de Gaumont, déclarait par exemple en 1994 : «Je ne suis pas anti-américain. Ce que je dis, c est qu ils ne peuvent avoir le monopole de la production d images. Les spectateurs et les téléspectateurs européens doivent avoir une alternative, d autant plus que ce sont les productions nationales qui leur plaisent le plus. Mais il ne faut pas que nos partenaires croient que l on va remplacer un impérialisme américain par un impérialisme français. Ce qu il faut, c est favoriser les coproductions» Favoriser les coproductions signifie donc promouvoir la diversité cinématographique mondiale en aidant des cinéastes étrangers à travers le système de soutien français au cinéma. Cette politique est plus que jamais en vigueur, comme le rappelait en entretien en 2011 le directeur des affaires européennes et internationales du CNC 6 : «Les conditions qu on pose pour conclure un accord de coproduction avec un pays tiers, c est que politiquement, ou philosophiquement, il partage notre conviction que les œuvres de fiction ne sont pas que des biens économiques mais ont aussi une dimension culturelle. ( ) Le fait de poser comme principe que [la culture] n est pas un bien comme un autre va de pair avec une politique de promotion de la production nationale. Ce n est même pas une question de retour sur investissement, ou de partage de nos aides, c est plus une question de principe». 12 Pour bénéficier des avantages d un accord de coproduction, les pays tiers doivent donc avoir ratifié la convention de l Unesco sur la diversité culturelle de 2005 (actuellement signée par cent vingt-et-un pays) 7. Ils doivent aussi avoir exclu le secteur audiovisuel des négociations de leur adhésion à l Organisation mondiale du commerce (OMC). Concrètement, «la France a des accords bilatéraux quasiment avec tout le monde. Là où il y a des trous de couverture, poursuit le directeur des relations internationales du CNC, c est l Asie du Sud-Est», dont les pays «se sont engagés à libéraliser leur secteur audiovisuel sous la pression des États-Unis» : «Typiquement, le Japon, les Philippines, l Indonésie sont des pays pour lesquels on a beaucoup d intérêt parce qu ils ont un génie créatif extrêmement intéressant et riche. Ils ont en général envie de travailler avec la France. On fait tout ce qu on peut sauf de la coproduction officielle et ça malheureusement on ne peut pas parce que ça voudrait dire indirectement faire de la coproduction avec les États-Unis, et avec tous les pays de l OMC, et ce n est pas du tout notre philosophie». 13 C est donc d une véritable diplomatie de l exception et de la diversité culturelle qu il s agit pour le CNC de mener par le biais des accords de coproduction.

112 110 Carte 1. Accords de coproduction signés par le CNC entre 1965 et Les accords excluent les États-Unis et l Asie du Sud-Est, ainsi que les pays les plus pauvres, en Afrique, au Proche et au Moyen-Orient, ainsi qu en Asie centrale. En revanche, les accords les plus récents (en gris foncé) ont concerné les grands pays émergents stratégiques et toute l Europe de l Est. Source : CNC. 14 Quand la négociation d un accord de production n est pas possible, reste alors la possibilité d une coopération technique, explique-t-il : «Par exemple avec l Uruguay, on a envoyé des experts pour leur expliquer la politique de soutien du CNC, leur proposer s ils le souhaitaient un appui juridique à leur législation. On les fait venir en marge du festival de Cannes pour qu ils rencontrent leurs homologues et qu ils se forment aux techniques de production avec des partenaires européens, qu ils rencontrent des gens. On soutient des Uruguayens qui viennent écrire des scénarios dans des résidences en France, etc. On fait le travail de mise en relation et d appui institutionnel». 15 En outre, le CNC gérait un fonds d aide aux films en langue étrangère (AFLE) au budget de six millions d euros par an. Il a fusionné en 2012 au sein d un fonds d aide aux cinémas du monde 9, avec le fonds Sud qui aidait les pays aux cinématographies les plus fragiles, et qui a financé plus de quatre cents films depuis sa création en 1984, dont ceux, ces dix dernières années, de Lucrecia Martel en Argentine, Raoul Peck en Haïti, Mahamat Saleh Haroun au Tchad, Apichatpong Weerasethakul en Thaïlande, João Ribeiro au Mozambique, Wang Bing, Wang Chao ou Lou Ye en Chine, Rithy Panh au Cambodge, Reza Serkanian en Iran, etc. La mobilisation d un réseau diplomatique 16 On peut parler de véritable diplomatie car c est à des membres du réseau diplomatique français qu il incombe de faciliter la négociation de ces accords de production, les attachés audiovisuels, dont le statut a été défini en Placés sous l autorité d un conseiller culturel et de l ambassadeur ou du consul, ils font partie intégrante du réseau culturel aux côtés d autres attachés spécialisés dans le livre, l enseignement du français, la coopération universitaire, etc. Ils sont aujourd hui une petite cinquantaine de

113 111 contractuels, tantôt des attachés de statut, bilatéraux ou régionaux, tantôt des volontaires internationaux spécialisés dans l audiovisuel (David-Ismayil, Dugonjic, Lecler, 2015). Par exemple, Denis, attaché audiovisuel dans un pays d Afrique, dit s être «beaucoup investi» dans la signature de l accord de coproduction avec la France en 2009, «un gros dossier» pour lui. Il explique à quel point la négociation s est révélée «compliquée politiquement» : «Je n avais pas trop mesuré ça au début non plus, mais en fait l accord de coproduction permet à des films coproduits de bénéficier des deux systèmes d aide. Évidemment la France qui a pléthore de mécanismes se dit : il ne faudrait pas qu ils viennent tout piquer pour n importe quoi. Donc ils verrouillent plein de trucs. En disant : ça, ça ne marchera pas. Ça, on ne pourra pas. Côté africain, ils se disent : si la France finalement nous empêche de profiter de son système d aide, nous c est pareil. Après tout, on ne voit pas pourquoi ce serait comme ça. Donc ça ne marchait pas». 17 C est en mobilisant les syndicats de producteurs, mais aussi en convainquant les institutions du pays où il était en poste d accepter de retirer la production de programmes de télévision de l accord que Denis a pu contribuer à faire aboutir la négociation. C est d ailleurs souvent au festival de Cannes, où a eu lieu cet entretien en 2011, que sont signés les accords. C est ainsi que l entretien avec Denis est interrompu par une discussion à la volée avec une autre attachée audiovisuelle, Cécile, qui raconte comment elle a organisé la cérémonie de signature entre les dirigeants du CNC et les représentants du pays d Afrique où elle est en poste : - Denis : «Ça s est bien passé la signature? - Cécile : Il faudra que je te raconte quand on aura du temps, tu sais qu on a failli y passer une nuit quand même! - Denis : Tu déconnes - Cécile : Je te jure, [le directeur des relations internationales du CNC] a commencé à péter un plomb parce que la signature était écrite à gauche au lieu de la droite! - Denis : En direct? - Cécile : Juste avant, et ma délégation [africaine] était en retard, heureusement que le président du CNC était en retard aussi les mecs, je les ai tous chopés une demi-heure avant, je leur dis : vous restez là!. Deux minutes avant la signature, ils se sont tous barrés : ah mais il faut qu on aille accueillir le ministre [de la Culture], il est en train d arriver, finalement il vient à la signature, il va assister alors que ça faisait un mois qu il disait que protocolairement parlant il n allait pas être là parce qu il n avait pas d homologue et que c était quelqu un d en dessous lui qui signait Et [le directeur] : ah mais ça ne va pas du tout, là, on ne peut pas signer!. Je dis : mais j ai une clé USB en même temps, on peut switcher. J ouvre le document, il n y a que la version anglaise! Parce qu en plus, il faut que ce soit imprimé sur un papier spécial : je suis allée au Quai d Orsay, j ai tout pris, le machin en cuir super classe, le papier machin ( ) J avais imprimé tout ça comme il fallait, il fallait juste faire droite gauche au lieu de gauche droite ( ) Et il y avait de l ambiance parce qu à côté il y avait le stand Brésil ou je ne sais pas quoi qui était en plein délire, tut tut tut c était hyper solennel, et à côté on entendait le steelband shtouf touf touf, deux mecs en train de taper sur des tambours 18 Ces accords de production débouchent ensuite généralement sur le tournage de films d auteur, coproduits par des producteurs français et soutenus par le système d aide

114 112 français, et qui abondent les sélections des grands festivals internationaux, typiquement celui de Cannes (Lecler, 2015a). 19 Mais la réussite de cette diplomatie n est jamais plus éclatante que lorsque des pays étrangers importent jusqu au système d aide français lui-même. C est ce qui s est passé en Corée du Sud dans les années 1990, parallèlement à l émergence d une «nouvelle vague» de réalisateurs comme Park Chan-wook, Kim Jee-woon, Bong Joon-ho ou Kim Ki-duk. Alexandre, l attaché audiovisuel qui y était alors en poste, se souvient des échanges qu il a organisés pour importer le modèle du CNC : «Ils regardent à droite à gauche pour voir ce qui se passe, ils viennent nous voir, ils viennent me voir, on leur explique comment est structuré notre marché. Pour répondre à ça, on leur dit : écoutez, on va vous inviter en France, et on va faire venir un représentant du CNC qui va vous expliquer comment ça fonctionne chez nous. Donc le lien se crée comme ça et, de fil en aiguille, on apporte notre soutien, notre conseil. Moi, j ai fait venir au moins deux fois des gens du CNC, le directeur des affaires internationales. ( ) On a beaucoup surfé aussi sur le nationalisme coréen, la volonté de défendre la culture coréenne. Il y a un gros travail sur l exception culturelle, qui était lancé. ( ) Ça allait complètement dans leur sens parce que leur positionnement est un positionnement avant tout d existence culturelle par rapport au Japon, par rapport à la Chine, par rapport aux États- Unis». 20 Cette réplication du modèle du CNC a ainsi permis à la France d ouvrir en Asie un front diplomatique, qui s est refermé avec la signature d un traité de libre-échange en avril 2007 entre la Corée et les États-Unis 10, réduisant drastiquement les quotas mis en place 11. Sous la pression des États-Unis, la Corée n a pas non plus ratifié la convention de l UNESCO sur la diversité culturelle. Or l existence d un équivalent du CNC dans un pays étranger facilite logiquement la coopération cinématographique (c est par exemple le cas dans le pays où Cécile est en poste). 21 Le CNC français s est donc engagé depuis des années dans une stratégie offensive de promotion de sa politique cinématographique à l étranger. Dans une brochure présentant l originalité de la politique cinématographique française, le CNC souligne ainsi que : «La performance du système français est enviée dans le monde entier parce qu elle associe des résultats positifs au plan économique, commercial et artistique. Partout où le modèle du CNC a été source d inspiration, le succès est au rendez-vous : République de Corée, Argentine, Brésil, Israël, Maroc Aujourd hui les demandes de coopération viennent aussi bien de Mongolie et de Géorgie, que du Liban, Philippines, Tunisie, Sénégal» (CNC, 2013b, p. 17). L attaché audiovisuel à Istanbul, un intermédiaire entre le CNC et les professionnels turcs 22 Pour analyser la tentative concrète de transfert d un tel modèle, nous avons réalisé une enquête plus approfondie sur le travail de l attaché audiovisuel en poste à Istanbul 12. Léonardo est un attaché audiovisuel au parcours singulier par rapport à ses collègues. Issu d un milieu très cosmopolite (père italien correspondant de presse, mère libanaise, éducation au lycée français du Caire, arabophone, titulaire d un DEA de Sciences Po), spécialiste de l industrie audiovisuelle pour laquelle il a travaillé pendant dix ans, il est l un des seuls de ses pairs à avoir passé et réussi le concours des Affaires étrangères pour devenir diplomate. Les autres attachés audiovisuels viennent aussi souvent des milieux professionnels du cinéma et de la télévision mais, en général, ils n ont pas hérité dès

115 113 l enfance d un tel capital international, la plupart d entre eux quittant le Quai d Orsay à la fin de leurs contrats. En fait, lorsqu il est en poste en Turquie, Léonardo se comporte déjà en diplomate lorsqu il met en relation les dirigeants du CNC et les professionnels de l audiovisuel turc. Pour lui, qui a raté l ENA deux fois, mais qui maîtrise parfaitement l une des langues du concours d Orient, c est une perspective de carrière qu il envisage. 23 Son travail diplomatique est réalisé dans le contexte de la loi de 2004 de soutien à la production de cinéma, qui a favorisé la production turque et contribué à la croissance de la part de marché des films nationaux. Mais, selon Léonardo, ces financements ne sont accordés que sur critères subjectifs, c est-à-dire si le sujet plaît au ministère de la Culture. Il a observé plus généralement une immixtion croissante du gouvernement islamoconservateur de l AKP (Parti de la Justice et du Développement, au pouvoir depuis 2002) dans tout le secteur audiovisuel. C est ainsi qu il a été approché par le syndicat des producteurs turcs, avec l idée de créer un organisme turc indépendant de soutien au secteur sur le modèle du CNC. Léonardo leur a alors proposé de faire venir la directrice du CNC pour leur expliquer l histoire de la création du centre lors d une réunion en petit comité :» mon objectif ce n est pas qu il y ait 3000 personnes dans la salle, mon objectif c est qu il y ait 50 décideurs». À travers ce projet, il entend «montrer de l amicalité professionnelle» aux professionnels turcs. «Et je dis bien de l amicalité non pas de l amitié : un comportement amical». L idée est aussi de promouvoir le modèle institutionnel français qui «fait fantasmer le monde entier». Dès les premiers mois de son entrée en poste, il a donc fait envoyer début septembre 2008 une invitation à Véronique Cayla, qui dirige alors le CNC, et qui accepte de venir pour, dit le courrier, «présenter l histoire du système français de soutien au secteur du cinéma aux professionnels de ce grand pays de culture». À la suite de cette visite, le ministère de la Culture turc a financé la visite d une quinzaine de professionnels et de dirigeants politiques turcs à Paris afin qu ils viennent observer le fonctionnement du CNC. L année suivante, à l occasion d un échange avec le CNC sur un autre dossier, l attaché audiovisuel a invité à nouveau Éric Garandeau, le successeur de Véronique Cayla, à venir : «Quelle est ma surprise de m entendre dire : avec joie, il vient passer quatre jours!. Évidemment, grand bonheur du côté des Turcs». La visite a abouti à la signature d un memorandum entre le CNC et les professionnels turcs : «En disant : désormais le CNC vous assiste juridiquement dans la constitution de vos lobbies, vous donnera des conseils sur la loi que l État turc va vous proposer. Bref, le CNC devient le partenaire consultant. Pour moi, c est terminé. Maintenant il faut qu ils se parlent, qu ils bossent». 24 Tout au long de ce rapprochement entre les deux parties, Léonardo explique avoir réussi à convaincre les pouvoirs publics turcs que les taxes sur la billetterie soient affectées directement à un CNC turc sans passer par le ministère des Finances. Mais il voudrait convaincre aussi les professionnels, réciproquement, de renoncer à leur exigence d indépendance absolue du centre. Il aimerait aussi que les chaînes de télévision soient taxées, comme en France, au bénéfice de la production cinématographique. Pour Léonardo, c est en cela que réside le succès de son travail : «Le ministère de la Culture reconnaît que le CNC est son interlocuteur naturel et que le CNC est son conseiller dans l élaboration de l évolution du financement du cinéma : c est totalement ce que j ai mis en place ( ) Indépendamment de ma fierté personnelle d avoir monté et conduit ça, c est l illustration parfaite de la nécessité d un agent diplomatique et audiovisuel. C est de l influence. C est le modèle français. À quoi ça sert d avoir le modèle français développé en Turquie? Ça sert à deux choses : à la mise en action du principe de diversité. Ce système de production

116 114 la garantit la diversité des contenus. ( ) Mais par ailleurs, ce système-là rapproche les intérêts stratégiques côté français dans les négociations internationales sur le droit d auteur et sur la circulation commerciale des biens culturels, notamment au sein de l Organisation mondiale du commerce. ( ) Là, désormais, les Turcs commencent à se dire, nous aussi, notre culture dans le cadre de la diversité doit être protégée du rouleau compresseur américain. ( ) Et pour nous, avoir une structure frère ou sœur du CNC, c est avoir des positions quasiment communes dans la négociation commerciale internationale. C est pour ça que j ai fait mon boulot de diplomate. Ce n est pas seulement mon boulot d attaché audiovisuel de promotion des contenus, mais c est un vrai boulot de diplomate». 25 Parallèlement à ces négociations, Léonardo a d ailleurs défendu le soutien d un film kurde en langue kurde par le fonds Sud, alors que les films produits par la Turquie en sont normalement exclus car la Turquie bénéficie déjà du soutien du programme européen Eurimages. Il défend néanmoins l identité kurde du film et, malgré les réticences initiales du Quai d Orsay, le film est finalement soutenu. En 2011, il était aussi en train d aider les associations turques de collecte de droits d auteur à se structurer sur le modèle de la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) en France. Cependant, malgré les multiples efforts déployés par Léonardo et son successeur, le projet de d exportation du modèle français du CNC n a pas abouti pour différentes raisons. Un modèle inadapté aux spécificités du secteur cinématographique turc 26 Bien qu il soit difficile de tirer de nos entretiens des conclusions définitives sur les raisons de l échec de l exportation du modèle français dans le système turc, plusieurs facteurs permettent de formuler des hypothèses explicatives. Dans le contexte du renouveau de la production cinématographique nationale, les autorités turques ont eu quelques velléités de venir accompagner cette croissance. Mais si les professionnels turcs sont séduits par le système français, ils restent d abord les acteurs d un secteur culturel vulnérable, qui en outre, se méfient de plus en plus des immixtions jugées intempestives du pouvoir dans les affaires culturelles. Le cinéma, un secteur longtemps ignoré par les pouvoirs publics 27 Le cinéma en Turquie a longtemps été considéré comme un secteur d activité relevant exclusivement d un mode de financement privé. Après avoir connu une période faste dans les années 1960 et 1970 (appelée période Yeşilçam du nom de la rue où étaient produit les films de ce premier âge d or) (Kirel, 2005) grâce à un marché national très dynamique 13, le cinéma turc a traversé une très forte crise. À l instar de ce qui s est passé pour les autres cinématographies européennes, à l exception de l Italie jusqu à la moitié des années 1970 (grâce à la forte fréquentation des salles et aux investissements étrangers, notamment américains) et de la France (du fait de la politique cinématographique impulsée par le CNC), l industrie cinématographique turque s est écroulée, notamment sous l effet de la concurrence de la télévision 14. C est ce que montre avec humour le film turc Vizontele de Yılmaz Erdoğan (2001). Avec l effondrement de la production nationale, c est toute l industrie qui pâtit de cette crise : ainsi sur les 37 films tournés en 1995 et 1996, seulement une dizaine furent diffusés sur les grands écrans 15 ; quant au nombre de salles, il a baissé de 87 %.

117 115 Figure 2. Nombre de films turcs produits par an entre 1980 et 2013 La production cinématographique turque a connu une forte crise du milieu des années 1980 jusqu à la fin des années 1990 (le pic des années 1980 correspond en réalité à la croissance des productions de films érotiques). Source : Antrakt (OEA, 2014b, p. 118). 28 Mais à partir de la fin des années 1990, la production de séries et de fictions turques est repartie à la hausse grâce à la demande émanant des nouvelles chaînes de télévision privées créées quelques années auparavant. Cette croissance des fictions pour la télévision a eu un impact à la fois économique et artistique sur la production cinématographique (Erus, 2007). Cependant, le facteur le plus significatif, et le plus décisif, sur ce renouveau est largement imputable à la création d un premier système de soutien public au cinéma en 2004 (Behlil, 2010, p. 7). Longtemps réclamée par les professionnels du cinéma, il s est concrétisé par la loi n 5224 sur «l évaluation, la classification et le soutien aux films de cinéma», entrée en vigueur en Elle a été élaborée par la Direction générale du droit d auteur et du cinéma, responsable de toutes les activités liées à la politique du film, au sein du nouveau ministère de la Culture et du Tourisme (qui, la même année, ont fusionné). Fin 2011, la Direction générale du droit d auteur et cinéma a été divisée en deux unités distinctes au sein du ministère, la Direction du cinéma et la Direction du droit d auteur. La loi sur le cinéma réglemente

118 116 entre autres la certification de film, le fonds de soutien national pour la production de films, la promotion et les événements culturels connexes. Cette grande affiche du film Ertuğrul 1890 a été prise sur la place Taksim au cœur du quartier européen d Istanbul. Soutenu par les ministères de la Culture et du Tourisme, le film raconte le naufrage d un bateau de l empire ottoman, dont une partie de l équipage a été sauvée par la marine japonaise, et célèbre l amitié turco-japonaise. ( D. Marchetti, 5 décembre 2015). 29 Bien qu il ne soit pas possible de soutenir que ce type d aide ait été inspiré par le modèle français, les combats que les professionnels français et le ministère de la Culture ont menés pour défendre l exception culturelle dans les années 1990 et faire adopter la Convention de l UNESCO sur la diversité culturelle ont participé à diffuser l idée d une légitimité d un soutien public au cinéma. Ce n est pas un hasard si à la fin des années 1990 et au début des années 2000 un certain nombre d États, notamment au sein de l Union européenne, ont adopté des mesures allant dans ce sens même si elles ont été déclinées différemment selon les pays membres en fonction des contraintes et des spécificités de chacun. 30 Si, en Turquie, l État a commencé à apporter un soutien au cinéma, ce domaine n a néanmoins jamais été considéré comme relevant du champ artistique. Ainsi la fiscalité sur les cinémas n est pas la même que dans les autres secteurs artistiques. Il faut aussi évoquer le changement qui affecte la politique culturelle turque depuis les années Alors que la politique culturelle de la jeune République correspondait au mouvement général décrit par P. Poirrier selon lequel «la mise en œuvre de politiques publiques de la culture [ ] est étroitement liée à la construction et à la consolidation des États nations» (Poirrier, 2011, p. 11), le gouvernement de l AKP affiche la volonté d un véritable aggiornamento de ce modèle, qui a été largement inspiré par la France et impulsé par des élites résolument modernistes et laïques. En effet, en mai 2013, se référant explicitement à un modèle britannique de politique culturelle, le ministère de la Culture et du Tourisme a présenté ex nihilo un projet de loi controversé instituant un Conseil des arts de Turquie (TÜSAK) 16 et a annoncé sa volonté de privatiser les théâtres et les opéras nationaux jugés trop élitistes. La création de ce Conseil des arts permettrait ainsi au pouvoir de rompre avec le clientélisme culturel des élites occidentalisées et pourrait ainsi mieux servir une démocratisation culturelle nécessaire pour satisfaire les aspirations conservatrices de la «nouvelle Turquie» (Polo, Üstel, 2014).

119 Malgré ces avancées réelles, le financement public du cinéma reste limité. Il faut également évoquer la stratégie des professionnels turcs qui se tournent vers d autres sources de financement comme les coproductions ou les financements européens, notamment à travers le programme Eurimages du Conseil de l Europe (Yilmazok, 2012). En revanche, la Turquie, qui est engagée dans un processus d adhésion à l Union européenne, connaissant certes des blocages et dont l issue reste incertaine, n a pas profité des instruments communautaires de financement du cinéma. Le rapport 2014 de la Commission européenne sur les progrès réalisés par la Turquie en vue de l adhésion à l UE souligne l absence de progrès significatifs dans le domaine de la culture (Commission européenne, 2014, p. 69). Il précise que la Turquie n a pas encore signé le programme culturel de l Union européenne «Creative Europe» 17 et s inquiète des menaces qui pèsent sur les membres d institutions culturelles ayant participé aux manifestations de Gezi en Il regrette enfin que la Turquie n ait toujours pas ratifié la Convention de l UNESCO sur la diversité culturelle qu elle avait pourtant votée. Un champ professionnel fragile et méfiant à l égard de l État 32 On a souligné plus haut qu une des caractéristiques fondamentales du CNC était la participation des professionnels au processus d élaboration des politiques audiovisuelles. Ainsi, la stratégie d exportation du modèle du CNC repose autant sur le système d aide que sur l organisation et le type de relations qu elle a permis de fonder entre les autorités publiques et les organisations professionnelles. Mais le secteur audiovisuel turc présente des caractéristiques qui diffèrent fortement de son équivalent français et participent en partie à l échec du transfert du modèle français en Turquie. Enfin, la méfiance réciproque entre les professionnels et l État ne facilite pas la mise en place d un système qui repose précisément sur une relation de bienveillance mutuelle. 33 Il faut tout d abord distinguer le secteur de la télévision de celui du cinéma. Alors que la télévision est le secteur industriel où les conditions de travail sont assez précaires et les droits intellectuels ne sont pas respectés 18, les organisations les plus actives contre ces pratiques (non) professionnelles sont celles des métiers du cinéma. C est particulièrement vrai pour les syndicats qui, sont en outre, capables de se mobiliser dans la vie sociopolitique turque comme ce fut le cas lors des protestations de Gezi, en juin 2013 (Toy Par, 2013). En Turquie, les premières organisations professionnelles du cinéma ont vu le jour dans les années 1940, notamment les associations de producteurs. Mais l instabilité politique et les coups d État en 1960, 1971 et 1980 ont conduit à leur fermeture. C est à partir des années 1990 avec l apparition des chaines de télévision privées et le redressement du cinéma turc que le secteur éprouve de nouveau le besoin de s organiser. Plusieurs organisations voient le jour comme : TESİYAP (Union professionnelle des producteurs de télévision et de cinéma) 19 : créée en 2003, c est la plus importante par le nombre de ses adhérents ; FİYAB (Association professionnelle des producteurs de films) 20 : fondée à Ankara en 2005, elle rassemble plus de 400 membres et est membre de la Fédération Internationale des Associations des Producteurs de Films (FIAPF) 21, qui est basée en France. SE-YAP (Association turque des producteurs de films) 22 : née en 2007, membre de la FIAPF, SE-YAP défend les intérêts des producteurs des œuvres de 35 mm (projetées sur les écrans de cinéma) avec l objectif de protéger, de poursuivre, collecter et de distribuer les droits d auteur.

120 Cependant,ces organisations sont parfois concurrentes et peinent à s entendre pour négocier avec les pouvoirs publics. En 2010, pour surmonter les différents points de vue et tenter de peser davantage dans leurs négociations, les organisations professionnelles se sont regroupées pour former «l Union de la force» (Güç Birliği). Cette organisation qui rassemble les associations de producteurs, de distributeurs et de diffuseurs a été formée précisément pour présenter un point de vue concerté entre les différentes branches du secteur dans leurs relations avec les autorités publiques turques. Il serait évidemment excessif de voir dans cet effort de rassemblement le résultat de la diffusion d un modèle français. En Turquie, contrairement à la France, le secteur reste encore morcelé et presque artisanal. Les membres d organisations professionnelles interrogées confessent que le modèle français leur paraît séduisant mais irréaliste compte tenu de la faiblesse relative du marché national. Si la production connaît une croissance spectaculaire, le cinéma reste en effet une activité marginale, et à quelques exceptions près, la plupart des films sont réalisés avec de petits budgets (EAO, 2014b). En outre, comme nous l avons vu, jusqu en 2004, l État ne manifestant pas un intérêt particulier pour ce domaine, il ne se préoccupait pas de la production cinématographique qui relevait uniquement de financements privés. 35 Bien que l industrie cinématographique turque reste un secteur économique marginal, sa bonne santé et sa croissance confortent pour certains, comme les grosses maisons de production, l idée qu elle a trouvé sa propre dynamique malgré une politique de soutien limitée. En outre, certains réalisateurs primés dans les festivals internationaux, comme par exemple Nuri Bilge Ceylan, bénéficient d un intérêt de producteurs étrangers, notamment français 23. Mais pour Ayşe Tor Par et Ece Vitrinel (2011, p. 4), le succès économique du cinéma turc est à relativiser dans la mesure où il repose sur quelques productions qui attirent à elles seules plus de la moitié des entrées, les autres sorties restant quasi confidentielles. Ce grave déséquilibre menace la stabilité du système et révèle sa forte vulnérabilité. 36 Enfin, le modèle du CNC repose sur une forte collaboration entre les pouvoirs publics et les organisations professionnelles. Bien entendu, ces bonnes relations ne sont pas exemptes de tensions et l histoire de la politique cinématographique française depuis 1946 est marquée par de nombreuses crises et confrontations 24. En réalité, si les organisations professionnelles turques ont accueilli avec satisfaction les lois d aide au cinéma de 2004, elles ont rapidement mesuré les risques d une intervention du pouvoir dans l attribution des subventions. Selon Léonardo, c est même cette menace qui les a convaincues de solliciter une expertise française. Mais il n y a pas de réelles collaborations avec la Direction du cinéma de ministère de la Culture et c est même plutôt la méfiance qui perdure. Les organisations professionnelles dénoncent notamment une gestion opaque du fonds d aide et des droits d auteur en estimant qu ils ne redistribuent pas tous les fonds récoltés par la taxe sur les billets ou que la rémunération des auteurs n est pas correctement exécutée. Elles regrettent aussi que le fonds soit trop faiblement doté et qu il ne permette pas non plus de soutenir la distribution des films turcs En outre, ces dernières années, plusieurs épisodes témoignent de la volonté du pouvoir de promouvoir une nouvelle politique culturelle plus ouvertement conservatrice. Nous avons évoqué précédemment le projet de la création d un Conseil des arts (TÜSAK) qui ne devrait pas concerner la gestion du fonds d aide au cinéma. Mais les professionnels du cinéma restent méfiants et ils ont d ailleurs participé aux côtés des représentants de la communauté artistique et des syndicats (comme Kültür Sanat ve Turizm Emekçileri Sendikası

121 119, en abrégé Kültür Sanat Sen, l Union syndicale des employés du [ministère] de la culture, de l art et du tourisme) à la dénonciation de ce projet. Ils ont déclaré que le Conseil des arts deviendrait «un élément d oppression et de censure dans les institutions culturelles car le gouvernement ne soutiendra que les projets artistiques proches de sa vision politique» (Kültür Sanat Sen, 2013). Plus que tout, ils redoutent l immixtion de l État dans la définition des projets artistiques (Birkiye, 2012) et dénoncent les menaces récurrentes sur leur liberté de création 26. En mars 2014, plusieurs cinéastes (Nuri Bilge Ceylan, Reha Erdem, Onur Ünlü, etc.) et organisations professionnelles (Yeni Sinema Hareketi [Mouvement du cinéma nouveau], SE-YAP, Anadolu Kültür [Culture Anatolie], Belgesel Sinemacılar Birliği [Union des documentaristes], etc.) ont envoyé une lettre ouverte au ministère de la Culture pour dénoncer la censure. En octobre 2014, lors du festival de cinéma d Antalya, plusieurs documentaires qui portaient sur les événements de Gezi ont été retirés de la programmation, déclenchant une fois encore des protestations contre l État censeur 27. Enfin, lors du dernier festival de cinéma organisé par IKSV en avril 2015, la projection d un documentaire sur le PKK a été interdite par le ministère de la Culture, officiellement, pour des raisons d autorisation administrative. Pour protester contre cette décision qualifiée d acte de censure, professionnels et organisateurs du festival ont décidé d annuler la compétition officielle et la cérémonie de clôture du festival La tentative d exporter le modèle français du CNC en Turquie est donc restée inaboutie. Il semble difficile d identifier avec certitude les acteurs qui ont pris l initiative de ce projet, les professionnels selon les uns, les autorités françaises et ses représentants selon les autres. Si le système français séduit les professionnels turcs, ces derniers peinent à se coordonner tout en restant également très méfiants à l égard des interventions du pouvoir dans la définition de leurs contenus. 39 En revanche, le fait qu il n y ait pas eu de CNC turc ne signifie pas l absence d un impact, au moins de manière indirecte, de la politique cinématographique française sur le système turc. D abord, cette politique sectorielle et plus largement, la politique culturelle française a circulé en Europe et au-delà, comme un modèle unique d une politique publique de soutien public à la culture. Par son importance et son ancienneté, il a circulé à l étranger et nourri des projets similaires, publics ou privés Enfin, le renouveau des politiques cinématographiques en Europe est largement imputable aux mobilisations initiées par les professionnels du cinéma et les pouvoirs publics français au niveau communautaire dans les années 1980 et au niveau mondial dans les années 1990 (négociations du GATT) et 2000 (dans le contexte de l OMC et du la Convention de l UNESCO sur la diversité culturelle). 40 À défaut d une exportation institutionnelle aboutie, l attachée qui a succédé à Léonardo s est donc limitée à la promotion du cinéma français, à de la coopération technique et à une forme d ingénierie culturelle, ce qui constitue le fonds de commerce traditionnel des attachés audiovisuels dans les pays émergents, en apportant une expertise et parfois un soutien logistique aux organisations professionnelles, aux institutions culturelles privées ou aux fondations turques. Elle participe ainsi, comme Léonardo le faisait, à l organisation et aux lancements de divers festivals (de courts-métrages, films d animation, documentaires), au maintien et à la mise en place d échanges entre professionnels français et turcs (comme les rencontres professionnelles Meeting on the bridge pendant le festival de cinéma organisé par IKSV). Elle reste, en outre, un partenaire incontournable pour mettre en relation les professionnels turcs avec des organisations françaises pour participer à des formations et spécialisations professionnelles, pour encourager la

122 120 participation à des festivals, et plus généralement pour favoriser tout type d échanges entre les deux pays. BIBLIOGRAPHIE ARSLAN, S., «The New Cinema of Turkey», New Cinemas: Journal of Contemporary Film, n 7, 2009, p [en ligne] DOI /ncin _1 [consulté le 3 octobre 2016]. BAISNÉE, O., PASQUIER, R., dir., L Europe telle qu elle se fait : européanisation et sociétés politiques nationales, Paris, CNRS Éditions, BEHLIL, M., «Close encounters? Contemporary Turkish television and cinema», Wide Screen, n 2, 2, 2010 [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. BERKTAŞ, E., «The Cinema in Turkey during 1940s», International Journal of Social, Behavioral, Educational, Economic, Business and Industrial Engineering, vol. 7, 2, 2013, p [en ligne] URL: [consulté le 3 octobre 2016]. BILLARD, P., L Âge classique du cinéma français, Paris, Flammarion, BIRKIYE, S. K., «Changes in the cultural policies of Turkey and the AKP's impact on social engineering and theatre», International Journal of Cultural Policy, vol. 15, n 3, 2009, p BONNELL, R., Le Cinéma exploité, Paris, Seuil, CNC (CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L IMAGE ANIMÉE), La production française en 2012, Paris, 2013a. CNC (CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L IMAGE ANIMÉE), Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le CNC sans jamais oser le demander, Paris, CNC, 2013b [en ligne] URL : document_library/get_file?uuid=1d6dec69-e d-92c3-bb49d79d90b4&groupid=18 [consulté le 3 octobre 2016]. COMMISSION EUROPÉENNE, Turkey Progress Report, COM (2014) 700 final, 8 octobre 2014 [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. DAVID-ISMAYIL, M., DUGONJIC, L., LECLER, R., «Analyser les politiques de mondialisation», in Guide de l enquête globale en sciences sociales, sous la dir. de J. Siméant, Paris, CNRS Éditions, 2015, p DEZALAY, Y., GARTH, B. G., The internationalization of Palace Wars : Lawyers, Economists, and the contest to transform Latin American states, Chicago, University of Chicago Press, DOBBIN, F., SIMMONS, B., GARRETT, G., dir., The global diffusion of markets and democracy. Cambridge, New York, Cambridge University press, DOLOWITZ, D., MARSH, D., «Who Learns What from Whom: a Review of the Policy Transfer Literature», Political Studies, vol. 2, 44, 1996, p [en ligne] DOI / j tb00334.x [consulté le 3 octobre 2016]. DUBOIS, V., La politique culturelle. Genèse d une catégorie d intervention publique, Paris, Belin, 1999.

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125 C est l un des trois axes de «l activité européenne et internationale du CNC» selon son rapport d activité au moment de l enquête («soutien des professionnels français contribuant au rayonnement international de la France, à travers notamment l exportation et la coproduction»). Les deux autres axes visent à «sécuriser juridiquement les politiques de soutien auprès de la Commission européenne», en particulier dans le cadre de la négociation du partenariat transatlantique avec les États-Unis, et donner «un appui technique, juridique ou financier» aux professionnels et aux institutions étrangères (CNC, 2013a, p. 64). 3. Les États-Unis ont signé des accords de coproduction avec presque une centaine d États afin de favoriser la délocalisation des tournages ou de la postproduction. Contrairement à la France, ces coproductions sont toujours majoritaires, l essentiel des budgets et du financement demeurant étatsuniens (Miller, 2001). 4. C est ce que rappelle l ancien directeur du CNC de 2011 à 2013, citant les accords de coproduction noués entre la France et cinquante autre pays : «Par ailleurs, nous entretenons une importante tradition d échanges cinématographiques avec le reste du monde, qui est inscrite quasiment dans l ADN de notre système. Cette ouverture de notre système se traduit par une politique très active en matière de coproduction et de coopération, sans doute la plus dynamique au monde ( ) Les cinéastes expriment un besoin fort de la France pour faire leurs films et la France a besoin de nouveaux talents pour se renouveler. Je me suis beaucoup déplacé depuis mon arrivée à la tête du CNC et j ai souvent entendu ici et là en Turquie, en Afrique : quand on veut faire un film, on se tourne assez naturellement vers la patrie du cinéma, la France. Les Cambodgiens, les Sud-Américains, ne disent pas autre chose» (Garandeau, 2011, p ). 5. Écran Total, n 36, 8 juin Diplômé d HEC, de l Université de Cologne, et de l ENA (promotion 2001), conseiller d État, collaborateur de Bernard Brochant lors de la rédaction du rapport sur la création de France 24, détaché au ministère des Affaires étrangères en 2005 pour le Proche-Orient, il a été nommé par Véronique Cayla en février 2010 au CNC. 7. L idée de diversité culturelle s inscrit dans la continuité de celle d exception culturelle défendue par les Français lors des négociations sur la création de l OMC : «Les responsables français lancent à la fin de 1998, l idée de diversité culturelle. Elle repose sur trois prémices : premièrement renoncer à la posture défensive, symbolisée par l exception et prendre l initiative en substituant à la logique commerciale une logique culturelle. Deuxièmement, extraire la question du cadre de la rivalité transatlantique et lui donner une dimension universelle. Troisièmement, faire du rééquilibrage culture-commerce un pilier de la construction d un ordre juridique international destiné à réguler la mondialisation ( ) Un soutien fort fut trouvé dans la diplomatie canadienne. ( ) C est l UNESCO qui a été l enceinte des travaux et débats qui ont abouti à l adoption de la convention sur la diversité culturelle, le 20 octobre 2005 (par une majorité de 146 voix, avec deux voix contre États-Unis, Israël et quatre abstentions). Ce texte reconnaît la double nature (économique et culturelle) des biens et services qui ne peuvent être réduits à leur valeur marchande. Il reconnaît que les États ont le droit de mettre au point des politiques de soutien à l expression culturelle en vue d assurer une vraie diversité. Il donne force de loi internationale au principe de la diversité culturelle en l inscrivant comme tel dans le droit positif et non comme un appendice du droit commercial» (Musitelli, 2006, p. 12). 8. Carte réalisée par l auteur. Source : CNC, 9. Décret n du 23 avril 2012 relatif aux aides aux cinémas du monde. 10. Depuis la création de l OMC et jusqu en 2002, les États-Unis ont conclu cent douze accords bilatéraux avec des pays tiers. «La préférence des États-Unis de négocier au niveau bilatéral n est pas neutre, elle leur permet d obtenir de leurs partenaires commerciaux davantage de libéralisation, précisément pour les biens et services culturels. Ils contournent donc les règles commerciales multilatérales pour parvenir au niveau bilatéral à la libéralisation du secteur culturel. Il est d ailleurs affirmé que ce faisant, les États-Unis ont pour objectif de vider de sa

126 124 substance la future convention sur la diversité culturelle visant la préservation des contenus culturels et des expressions artistiques qui est en cours d élaboration à l UNESCO» (Mayer- Robitaille, 2004). 11. Les États-Unis ont ainsi posé comme prérequis à l ouverture des négociations la diminution des quotas de films coréens en salle de 40 % à 20 % en Huit entretiens ont été effectués entre le 8 octobre 2008 et le 13 janvier 2009, puis deux autres les 1 er et 25 août Des années 1960 jusqu à la moitié des années 1970, le cinéma turc produisait en moyenne 150 films par an (Arslan, 2009). 14. D autres raisons ont également participé, dans une moindre mesure, à cette situation comme la détérioration de l économie turque (coût du billet multiplié par deux) ainsi que l instabilité sociale et politique qu a connue le pays, dissuadant les familles de fréquenter ces lieux (Behlil, 2010). 15. Ibid., p Dans ce projet, TÜSAK (Türkiye Sanat Kurulu) serait composé de onze membres (6 artistes et spécialistes des activités artistiques et 5 représentants de l administration) tous nommés par le Conseil des ministres sur proposition du ministre de la Culture. Il serait principalement financé par un fonds issu des revenus de la loterie nationale et son soutien aux projets artistiques ne dépasserait pas 50 % du coût des projets Cet état de fait n est pas propre à ce secteur mais il caractérise un système économique où les syndicats jouent un rôle mineur, suite à leur mise au pas par le pouvoir après le coup d État de 1980 (voir Koç, 1998). 19. Televizyon ve Sinema Filmi Yapımcıları Meslek Birliği: Film Yapımcıları Meslek Birliği: Il faut noter que la FIAPF organise et réglemente une cinquantaine de festivals de cinéma dans le monde parmi les plus importants (Cannes, Berlin, Venise, Locarno, etc.) et pour la Turquie, le Festival du film d Istanbul en avril et celui d Antalya en octobre. 22. Sinema Eseri Yapımcıları Meslek Birliği : Kış uykusu (Sommeil d hiver), le dernier film de Nuri Bilge Ceylan, Palme d or à Cannes en 2014, a été coproduit et distribué par la société française Memento Films. 24. Citons pêle-mêle les manifestations contre les accords franco-américains dit «Blum-Byrnes» en 1947, les protestations contre la censure pendant la guerre d Algérie en 1961 («manifeste des 121») ou contre les bonnes mœurs (avec l interdiction du film de Rivette La religieuse en 1965), les mobilisations contre le renvoi du directeur de la Cinémathèque Henri Langlois en février 1968 et pour suspendre le festival de Cannes en mai-juin 1968 ; les grèves contre une fiscalité trop lourde (entre 1965 et 1967), et plus récemment les débats autour de la nationalité des films (affaire Jeunet) ou de la rémunération des acteurs. 25. Today s Zaman, «Ministry s cinema funding important but not enough», 13 septembre Voir le site internet Siyah Bant (le ruban noir) qui répertorie les différents cas individuels de censure artistique en Turquie : Néanmoins, il faut rappeler que la censure et la pression sur les artistes n a pas commencé avec l AKP. C est une pratique ancienne exercée par tous les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays (cf. Mutlu, Koçer, 2012 ; Berktaş, 2013). 27. Radikal, «Altın Portakal dan 10 jüri üyesi istifa etti» [Démission de 10 membres du jury du festival de l Orange d or d Antalya), 10 octobre 2014 [en ligne] URL : kultur/altin-portakaldan-10-juri-uyesi-istifa-etti / [consulté le 3 octobre 2016]. 28. Radikal, bakanlik_bakur_sansurunde_iksvyi_sucladi , 14 avril 2015.

127 125 Chapitre 7. La vision turque du «soft-power» et l instrumentalisation de la culture Nilgün Tutal-Cheviron et Aydın Çam 1 L usage des moyens de communication de masse par les pouvoirs politiques et économiques est un phénomène historique grandissant (Stevenson, 1992 ; Schiller, 1992 ; Mattelart, 1992 et 1996). Au cours des années 1980, les principaux dirigeants politiques et économiques, ainsi que les spécialistes des relations internationales 1, ont redécouvert qu à côté du pouvoir militaire et économique, le pouvoir médiatique et culturel, appelé dans leur langage «le «soft power», est un atout de premier plan. Celui-ci deviendrait indispensable pour exercer une influence sur les parties du monde vers lesquelles s orientent, sous l exigence de l économie mondiale, les différents intérêts de leurs pays. 2 Le cas de la Turquie est particulièrement intéressant à cet égard, du fait de l évolution de sa politique extérieure depuis l accession au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement (l AKP) en 2002 et ses stratégies culturelles et médiatiques à l adresse des pays de la région du Moyen-Orient et d Afrique du Nord (MENA) notamment. Cette inflexion devient encore plus flagrante à partir de 2009 avec la nomination à la tête de la diplomatie turque d Ahmet Davutoğlu, dans la mesure où il accroît très significativement le recours aux stratégies culturelles dans la promotion de l image du pays pour renforcer son influence économique et politique sur une large partie des mondes arabes et musulmans. 3 C est aussi en 2009 que la Turquie décide d abandonner la politique extérieure kémaliste qui perdurait depuis près de 80 ans, centrée sur les relations avec l Europe et les États- Unis, pour renforcer ses relations économiques, politiques et culturelles avec les États de la zone MENA. Cette nouvelle ligne traduit l ambition affichée par le gouvernement AKP d élever la Turquie au rang de puissance régionale et de «modèle». Un deuxième argument formulé dans cette recherche est que les stratégies impulsées par le gouvernement AKP sont mises en œuvre à l aide du réseau public de télévision et de radio (TRT), à travers ses productions médiatiques (informations, séries et films) et le

128 126 développement de nouvelles chaînes (lancement de la chaîne de télévision TRT El- Arabiya, en arabe, précédée par TRT 6, en kurde). L agence publique de presse (Anadolu Ajansı) ainsi que l aide publique financière et promotionnelle accordée aux chaînes de télévision privées et aux maisons de production pour les séries télévisées sont deux autres instruments de cette politique. Tout en détaillant la mise en place des stratégies culturelles et médiatiques, il s agit donc ici de montrer les liens, d une part entre la diffusion des produits culturels et médiatiques au Moyen-Orient, dans la péninsule arabique et en Afrique (subsaharienne et du Nord) et, d autre part, les activités économiques et politiques de la Turquie dans cette même aire culturelle et géographique 2. La Turquie à la recherche du «soft power» 4 C est dans cette nouvelle configuration que s inscrit la politique étrangère turque au début des années Les gouvernements successifs de l AKP élaborent en effet des stratégies (développement des relations économiques et politiques avec l Égypte et la Libye après les «printemps arabes», mise en place des nouvelles lignes aériennes par Turkish Airlines, ouverture de représentations diplomatiques, soutien aux Frères musulmans) visant à créer l image d un pays fort, prêt à jouer un rôle central et déterminant dans la gestion des questions régionales concernant les pays arabes et du Moyen-Orient. La construction publique d une image positive de la Turquie à destination des pays étrangers devient aux yeux des responsables politiques turcs la clé de voûte du développement d un «soft power», qu ils semblent considérer comme un levier précieux à mettre au service des intérêts économiques et politiques turcs. 5 Ainsi, l usage même du terme de «soft power» montre que les représentants de l État turc perçoivent désormais la communication et la culture comme des outils diplomatiques visant à influencer une partie importante des pays arabo-musulmans. Ancré dans le langage des hommes d État en charge des relations internationales et diplomatiques, des spécialistes des questions internationales depuis les années 1990, l usage de l expression «soft power» témoigne d une vision «utilitaire» et «pragmatiste» de la communication et de la culture dans la gestion «pseudo-pacifiste» 3 des relations internationales pour créer une image positive des pays prétendants à la «gouvernance mondiale». 6 Il faut ici opérer une distinction entre les relations et la diplomatie culturelles. Les relations culturelles tout comme la diplomatie culturelle contribuent toutes deux à une compréhension et un rapprochement entre différents États et différents peuples. Mais les relations culturelles peuvent être assumées par les instances publiques aussi bien que privées d un pays, alors que la diplomatie culturelle est la prérogative du pouvoir étatique. Cette dernière a pour objectif de construire et de présenter une image positive du pays dans le but de faciliter les coopérations économiques, politiques et culturelles. La diplomatie culturelle est «l utilisation spécifique de ces relations culturelles pour la réalisation d objectifs non seulement culturels mais aussi politiques, commerciaux ou économiques» (Dumont, 2008, p. 7). 7 C est dans ce cadre conceptuel que se situe ce travail, l attention étant portée sur les stratégies et les outils développés par les instances étatiques turques. L ambition affichée par le gouvernement turc, d une part, de constituer la Turquie en «modèle» politique et économique ainsi qu en «puissance régionale» au sein du monde arabo-musulman et, d autre part, de développer des stratégies culturelles et médiatiques allant de pair. L AKP

129 127 cherche à afficher la Turquie comme un pays à la fois en mesure d assurer son développement économique et «assez courageux» pour dire «one minute» 4 aux grandes et puissantes figures qui incarnent l opinion publique internationale. Il est bien évidemment difficile d évaluer concrètement dans quelle mesure la Turquie a été perçue plus positivement par les habitants des pays arabes et moyen-orientaux après l intervention «choc» du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan au Forum économique de Davos en Cependant, on peut faire l hypothèse que ce discours a probablement reçu un accueil positif à propos du positionnement de la Turquie dans le conflit israélopalestinien 5. Pendant la première décennie de gouvernement AKP, la Turquie semble avoir eu une influence grandissante comme «modèle» et «puissance régionale» dans les pays arabo-musulmans, celle-ci étant renforcée d un côté par sa place dans les médias de ces pays et, de l autre, par les événements du printemps arabe, qui ont semblé créer, au moins à leurs débuts, un environnement favorable à la construction d un idéal d une Turquie stable et connaissant à cette époque une forte croissance économique. Le vaste mouvement de contestation dit de «Gezi en juin 2013 semble avoir depuis terni cette image d une Turquie économiquement forte et démocratique, certains commentateurs pointant désormais les «limites du modèle turc» 6. De même, le gouvernement AKP entretient des relations difficiles avec son homologue étatsunien, du fait de sa politique extérieure au Proche-Orient et du rôle de l islam qu il entend développer dans la vie sociale et politique 7. 8 Depuis l accession au pouvoir de l AKP, la Turquie essaie de se comporter comme une puissance moyenne dans sa région : d une part, sa diplomatie cherche à profiter des produits symboliques turcs créés par l industrie culturelle privée qui circulent sur le marché international et, d autre part, le gouvernement par l entremise des chaînes étatiques veut produire des contenus médiatiques informationnels et de fiction (ou en finance la production) pour créer l image d un pays proactif sur la scène internationale. La transformation de la politique extérieure turque après À la suite des élections générales du 3 novembre 2002, le Parti de la Justice et du développement (AKP) accède au pouvoir. Recep Tayyip Erdoğan, nommé Premier ministre le 14 mars 2003, et Abdullah Gül, son ministre des Affaires étrangères, sont les deux membres fondateurs les plus éminents de ce parti. La Turquie entre alors dans une phase de grandes transformations politiques, qui se font aussi sentir dans la politique étrangère (Eralp, 2011, p. 393). Nommé Secrétaire en charge de la diplomatie auprès du Premier ministre lors de l arrivée au pouvoir de l AKP, Ahmet Davutoğlu 8 prend le 18 janvier 2003 le titre d ambassadeur. Il acquiert dès ses débuts un poids déterminant dans l orientation de la politique extérieure. Son accession à la fonction de ministre des Affaires étrangères, le 1 er mai 2009, accélère la refonte de la politique de cette institution. Ahmet Davutoğlu explique qu il construit cette politique «sur la base d une nouvelle imagination géographique», qui met fin à ce qu il appelle «l aliénation de la Turquie à ses voisins» du Proche-Orient et du Moyen-Orient (Aras, 2009, p. 4). 10 La Turquie abandonne la politique extérieure «passive» qu elle observait depuis sa fondation en 1923 ; d abord sur un mode «non aligné» et proche de l autarcie résumé dans le principe kémaliste «paix dans la patrie, paix dans le monde», puis lors de la

130 128 Guerre froide au sein de l Alliance atlantique 9. Cette politique active passe par le renouveau des relations politiques, économiques et culturelles avec ses pays voisins. Avec cette nouvelle vision, la Turquie ne montre pas seulement un intérêt renforcé pour les pays des Balkans et du Caucase, mais aussi et surtout pour le Moyen-Orient, la péninsule arabique, voire l Afrique du Nord et l Afrique subsaharienne ; elle reconstruit ainsi des liens de proximité et d amitié dans ces pays avec lesquels elle possède souvent une culture et une histoire communes. Qualifiée à tort de «néo-ottomanisme» 10, cette nouvelle conception de la politique extérieure correspond d un côté à la prétention turque d être l «acteur-fondateur de l ordre dans la région», «le protecteur de la région» ou bien encore «la force locale» ; et de l autre elle est aussi conforme aux principes formulés par Ahmet Davutoğlu de «zéro conflit avec les pays voisins» (Çakmak, Yetim, Çolak, 2011, p. 20), d «une approche stratégique en profondeur» 11, d une Turquie «pays central» qui a «une diplomatie proactive», «une politique extérieure multidimensionnelle» (Aras, 2009, p. 15). Certains voient d ailleurs dans cette politique extérieure une tendance panislamiste (Zaman, 2014). La construction du «modèle turc» dans les pays arabes et du Moyen-Orient 11 La revendication par la Turquie d un rôle de leader économique, politique et culturel dans sa région s appuie sur une série de caractéristiques propres : un pays musulman, «mais moderne», avec un système politique fondé sur la démocratie représentative (éclipsée toutefois de temps à autre par des coups d État militaires). En 1987, la Turquie devient d ailleurs le seul pays musulman membre de l OTAN ayant pu entrer dans un processus d adhésion avec l Union européenne. La Turquie va, sous l AKP, adopter sur des questions internationales importantes des positions en rupture avec cet héritage kémaliste. En 2003, le Parlement turc rejette une demande de résolution 12 déposée par le gouvernement à propos de l aide militaire turque aux forces américaines lors de l occupation de l Irak. Au fil des ans, le gouvernement turc affiche un positionnement public de plus en plus ferme et critique à l égard de l État d Israël, dont la Turquie a été l un des principaux alliés régionaux, dans le conflit qui l oppose aux Palestiniens. Ainsi, comme nous l avons vu, le 30 janvier 2009 lors d une conférence du Forum économique mondial à Davos, le Premier ministre R. T. Erdoğan se montre très critique à l égard des politiques israéliennes en Palestine. Le gouvernement turc soutient en revanche les activités controversées de l association humanitaire islamiste turque İHH (Fondation pour l aide humanitaire) et permet en 2010 à cette organisation de prendre la tête, avec son navire amiral le Mavi Marmara, d une flottille d aide humanitaire pour la bande de Gaza, sous embargo israélien. L assaut donné le 31 mai 2010 contre la flottille par l armée israélienne, qui cause la mort de neuf citoyens turcs, conduit à une rupture des relations entre la Turquie et Israël. L AKP va par ailleurs développer des liens forts avec l Organisation des frères musulmans (İhvanü l-müslimin) en Égypte et dans d autres pays arabes ainsi qu avec le groupe islamiste armé Hamas en Palestine. Ces événements vont contribuer à renforcer la popularité de la Turquie dans les pays du Moyen-Orient, selon les enquêtes réalisées par la fondation TESEV 13 (Fondation turque d études sociales et politiques). 12 Mais la politique n est pas le seul facteur de cette amélioration de l image de la Turquie dans la région MENA. La diffusion depuis 2004 de séries télévisées turques semble elle

131 129 aussi contribuer au phénomène (Altunışık, 2011, p. 1-2). Dans une enquête réalisée entre le 19 octobre et le 15 décembre 2011 sur un échantillon de 2323 personnes par TESEV dans 16 pays des mondes arabes et musulmans, 78 % des personnes interrogées ont une perception positive de la Turquie, 74 % reconnaissent qu ils ont regardé au moins une fois dans leur vie une série turque, et la plupart d entre eux sont capables de nommer des séries turques et leurs acteurs. 61 % des répondants considèrent la Turquie comme un «pays modèle». La raison la plus fréquemment donnée pour justifier que la Turquie soit vue comme telle est parce qu il s agit d un pays démocratique ; mais 23 % des répondants estiment au contraire qu un État comme la Turquie, qui n est pas suffisamment musulman, ne peut pas être un modèle ; 75 % pensent que la Turquie devrait contribuer à la résolution de la question palestinienne (Akgün et Gündoğar, 2012, p. 5, 21 et 23). Les séries turques semblent particulièrement populaires chez les femmes, comme le montre une étude menée en mars 2009 parmi les femmes saoudiennes âgée de plus de 15 ans : 71 % d entre elles les apprécient (Akgün, Gündoğar, Perçinoğlu, 2009, p. 6). Les retombées de la crise économique mondiale de À la suite de la crise financière mondiale de 2008, les capitaux de la péninsule arabique placés sur les marchés des pays développés, d autant plus touchés par les soubresauts de la crise américaine que leurs systèmes financiers sont très imbriqués, s orientent davantage vers le marché turc, tandis que les hommes d affaires arabes viennent y investir dans les secteurs industriel et touristique. De leur côté, les hommes d affaires turcs, voyant leur clientèle se réduire en Europe du fait de la crise, vont eux aussi se retourner vers les pays du Moyen-Orient, de la péninsule arabique, d Afrique du Nord et d Afrique subsaharienne. On observe de ce fait une considérable augmentation des exportations turques vers ces zones. Le gouvernement turc multiplie en particulier les ouvertures de consulats et d ambassades en Afrique du Nord et subsaharienne. La compagnie aérienne nationale Turkish Airlines commence aussi à ouvrir des lignes régulières vers ces destinations (tabl. 1) 14.

132 130 Tableau 1. Évolution des destinations desservies par la compagnie Turkish Airlines ( ) Source : Turkish Airlines, [en ligne] URL : 14 À ces efforts s ajoute le rôle éminent que la Turquie va jouer au sein de l Organisation de la coopération islamique, dont le secrétaire général de 2004 à 2014 est turc, Ekmeleddin İhsanoğlu 15. Ankara développe aussi les coopérations avec le Conseil de coopération du Golfe et l Union des pays africains. Les relations extérieures de la Turquie sont mises en œuvre par l Agence turque de coopération et de coordination (TIKA) 16, dont l objectif principal est de soutenir les activités économiques et d aider les investisseurs turcs à nouer de bonnes relations avec les représentants politiques, économiques et diplomatiques des pays arabo-musulmans (tabl. 3). Productions médiatiques et «soft power» 15 Ces efforts diplomatiques sont par ailleurs renforcés par la création d instituts culturels, de cours de turc, d écoles en langue turque assumées par des organismes privés. Les Instituts culturels turcs Yunus Emre 17 en sont un exemple parmi d autres. Fondés par le Premier ministre R. T. Erdoğan, ces centres culturels sont créés comme des organes d influence politico-culturelle en dehors des cadres étatiques ; ils ont pour objectif de promouvoir la langue, la littérature, l histoire et les arts et la musique turcs à l étranger. 16 Outre ces moyens diversifiés de promotion culturelle 18, la Radio-télévision turque (TRT) a lancé le 4 avril 2010 une chaîne de télévision en langue arabe connue sous le nom TRT ETTÜRKİYE au Moyen-Orient et dans la péninsule arabique. Prenant la forme d une chaîne familiale, il s agit de la première station de télévision turque à émettre des programmes exclusivement dans une langue autre que le turc. Elle est considérée par la Direction générale de la Radio-télévision turque comme «le visage de la Turquie s ouvrant sur le Moyen-Orient», et diffuse ses programmes en cinq dialectes arabes. De ce fait, un certain nombre de studios de production ont été ouverts en Égypte, en Arabie saoudite, en Jordanie, en Syrie et au Qatar (Ataman et Uçgan, 2011, p. 170) 19. Le concept de chaîne familiale est révisé fin 2012 et la chaîne turque en langue arabe de la TRT est redéfinie comme une «chaîne d information générale et de culture». TRT ETTÜRKİYE

133 131 n est pas la seule chaîne turque en activité dans cette région. TRT Documentaire (TRT Belgesel) coopère avec des producteurs syriens et jordaniens pour monter des projets communs de documentaires dans ces deux pays (TRT, 2012, p. 64). Alors que la radio la Voix de la Turquie fondée en 1927 a commencé la diffusion d émissions en arabe et persan, la TRT a ouvert un bureau au Caire en 2000 qui sera fermé en 2013 après le coup d État en Égypte (Today s Zaman, 2013). Graphique 1. Répartition des types de programmes de la Radio «Voix de la Turquie» en 2012 (en % ) Source : Radio-télévision turque (TRT), TRT 2012 Faaliyet Raporu, 2014, p. 141 [en ligne] URL : medya.trt.net.tr/medya6/dosya/2013/07/15/237998f0-4eb4-44ab-9aa2-367da7c6d62d.pdf 17 Lancé le 20 novembre 2008, le site web diffuse de l information générale audiovisuelle et écrite en 30 langues. Parmi elles, le persan et l arabe occupent une bonne place. Les documentaires, les films, séries télévisées et d autres types de programmes de la TRT sont accessibles à un public arabophone en langue arabe sur les chaines de télévision locales et TRT ETTÜRKİYE (Graphique 2).

134 132 Graphique 2. Répartition des types de programmes produits en interne de la diffusion totale de TRT ETTÜURKİYE en 2012 (en minutes) Source : Radio-télévision turque (TRT), TRT 2012 Faaliyet Raporu, 2014, p. 89 [en ligne] URL : medya.trt.net.tr/medya6/dosya/2013/07/15/237998f0-4eb4-44ab-9aa2-367da7c6d62d.pdf 18 Durant cette même période, l Agence de presse étatique Anatolie (Anadolu Ajansı) a commencé à diffuser des informations en arabe et en persan. Le 17 novembre 2012, une direction régionale de l information en arabe a été fondée au sein de la Direction générale du Moyen-Orient, basée au Caire et à laquelle sont actuellement rattachés les bureaux de l Agence Anatolie au Maroc et en Libye, ou encore dans des villes comme Jérusalem, Gaza et Erbil. Neuf autres correspondants produisent des informations depuis les pays de langue arabe pour le compte de l Agence Anatolie. Les liens entre l AKP et les médias turcs dans la région MENA 19 Si on dresse un constat général sur le lien entre médias turcs et pouvoir étatique depuis l arrivée de l AKP, force est de constater que le contrôle de l État s est accentué et se fait sentir aussi bien sur la production de contenus informationnels et de fictions que sur la gestion des professionnels et des groupes de médias (Sözeri et Güney, 2011 ; Kurban et Sözeri, 2012 ; Mavioğlu, 2012). On retrouve les mêmes structures de contrôle sur les médias turcs internationaux, en particulier ceux qui opèrent au Moyen-Orient et dans les pays arabes. Pour les gouvernements successifs de l AKP, au pouvoir depuis plus de dix ans, les médias sont tout à la fois un moyen efficace de surveillance et de contrôle idéologique de la population mais aussi un appareil de transformation politique, culturelle et sociale dont l influence doit être mise à la disposition de l État. On peut par exemple faire un parallèle entre les fonctions de la TRT 6 en langue kurde et celles de TRT ETTÜRKİYE. Si la première est mise en place pour faire passer la «vision turque» sur la solution du conflit turco-kurde, de même TRT ETTÜRKİYE se fait la représentante de la «vision turque» sur les questions internationales concernant le Moyen-Orient et les pays arabes (TRT, 2012, p. 88).

135 Le Premier ministre R. T. Erdoğan, ses ministres ainsi que les directeurs et responsables du réseau public TRT expriment dans leurs discours publics les rôles importants assumés par les séries télévisées turques, les percevant comme des éléments cruciaux du «soft power». Par exemple, Egemen Bağış (Anadolu Ajansı, 2013), le ministre de l Union européenne et négociateur en chef ( ), explique ainsi : «Les séries turques sont un moyen parfait pour refléter l image de la Turquie et le mode de vie turc. Non seulement pour nos intérêts économiques, mais aussi pour nos intérêts diplomatiques et sociologiques, les séries turques sont devenues l un des moyens du «soft power les plus efficaces de notre politique étrangère» ; de même, İbrahim Şahin (Anonyme, 28 février 2014), le Directeur général de la TRT, déclare que jusqu à ce que le phénomène de la série turque apparaisse, la Turquie avait mauvaise réputation dans la région arabe, mais que, par la suite, leur perception des Turcset de la Turquie a changé : «Peut-être la Turquie ne génère-t-elle pas un revenu élevé grâce aux séries mais il n y a pas de prix pour transférer notre culture et nos structures sociales sous forme de soft power à l étranger à travers les séries». 21 Les hommes politiques expriment fréquemment leur satisfaction de voir la diffusion de l image de la Turquie augmenter dans le monde arabe et au Moyen-Orient. Les responsables politiques turcs travaillent en coopération avec les dirigeants de la TRT et de l Agence Anatolie dans l élaboration des politiques de diffusion et de programmation des contenus médiatiques vers les pays arabes et moyen-orientaux. Il est plus difficile de démontrer qu il existe une coopération directe entre les instances étatiques et l ensemble des sociétés privées de production des fictions pour la télévision dans la réalisation d objectifs diplomatiques et politiques. Toutefois, ce secteur reçoit des aides financières de la part de l État. Par exemple, dans le cadre de mesures d incitation à l exportation de services permettant de fortes rentrées de devises dans le pays, celui-ci soutient les sociétés privées en activité dans le secteur de la production et de la distribution de films, de séries télévisées en finançant une partie de leurs dépenses relatives à la vente et la promotion de leurs produits sur le marché international. La loi 5510 relative à la sécurité sociale a par ailleurs été modifiée en 2012 pour inclure dans les professions libérales les acteurs, les scénaristes, les producteurs de musique originale, les dialoguistes travaillant dans le secteur privé de la production de téléfilms. Ce changement permet aux producteurs des séries télévisées d être exonérés du versement de cotisations sociales pour leurs employés. Les effets réels ou supposés de la diffusion des produits médiatiques turcs dans les pays arabomusulmans 22 L aspiration de la Turquie à devenir le «modèle» politique, économique et culturel dans la région MENA, voire en Afrique est renforcée par le rappel des anciens liens historiques et culturels unissant les Turcs aux mondes arabo-musulmans et par la création des représentations diplomatiques (tabl. 2). Non seulement l exportation des soap operas apporte des recettes importantes à l économie turque mais elle aide plus largement à diffuser l image d une Turquie libérale et démocratique. Cette image l aide à se présenter en pôle d attraction pour les investisseurs et pour les étudiants étrangers. Le Conseil turc

136 134 de l enseignement supérieur a facilité les démarches pour permettre à ces étudiants étrangers de venir faire des études en Turquie 20. Tableau 2. Évolution du nombre de représentations diplomatiques turques par région entre 2002 et 2013 Source : T.C. Başbakanlık Kamu Diplomasisi Koordinatörlüğü (Direction de la coordination de la diplomatie publique), 2014, [en ligne] URL : [consulté le 23 Avril 2014]

137 135 Tableau 3. Évolution du volume des exportations de la Turquie vers certains pays d Afrique et du Moyen-Orient entre 2003 et 2012 (en millions de dollars) Source : WTO (World Trade Organization), International Trade Statistics-2012, 2014, [en ligne] URL : and 23 Tandis que le taux d exportation vers l Afrique et Moyen-Orient s élevait à 5 % du total des exportations en 2003, il a doublé et atteint 10 % en Graphique 3. Évolution du volume des exportations turques vers l Afrique et les pays du Moyen- Orient entre 2003 et 2012 (en millions de dollars) Source : WTO (World Trade Organization), International Trade Statistics-2012, 2014, [En ligne] URL : and

138 L enquête menée par TESEV en 2011 semble par ailleurs indiquer qu il existe une forte corrélation entre l image positive de la Turquie et le succès d audience des feuilletons turcs au Moyen-Orient, dans la péninsule arabique, en Afrique du Nord et subsaharienne. Ces produits médiatiques sont exportés dans 75 pays : en 2012 le revenu annuel de ces exportations était estimé à 200 millions de dollars À la fin de 2011, les stars des séries turques sont en effet devenues de véritables personnages publics dans une vaste zone de Moyen-Orient jusqu aux Balkans, de l Asie centrale à l Amérique du Sud. La demande pour les séries turques augmente de jour en jour. Selon les sources du ministère de la Culture et du Tourisme, les producteurs et distributeurs turcs totalisaient, à la fin de 2011, heures de séries télévisées à exporter (Güneş, 2013, p. 26). Le président de l agence de distribution Global Agency, İzzet Pino déclarait en 2014 que les séries turques étaient visibles dans plus de 75 pays dont plusieurs d Afrique. À la suite de l exportation de la série le Siècle Magnifique (Muhteşem Yüzyıl) en Chine, cette série a atteint environ 400 millions de téléspectateurs à travers le monde 22. Le ministre de la Culture et du Tourisme, Ömer Çelik souligne qu à la fin de 2013, alors que le marché de l exportation de série croît au rythme de 4,5 % par an à l échelle mondiale, ce taux dépasse les 20 % dans le cas de la Turquie (Anadolu Ajansı, 2014). En tant que «modèle» des pays musulmans, la Turquie y exercerait une fonction de filtre culturel. Les feuilletons turcs sont vus comme des produits culturels qui prendraient davantage en compte les histoires sociales, politiques, religieuses distinctes de ceux de l «Occident». Cette approche se lit dans l expression «halal» souvent utilisée pour parler des acteurs et des séries télévisées turcs. Par exemple, Kıvanç Tatlıtuğ, l acteur principal du feuilleton Nour, qui s appelle Muhannad dans la série, est présenté comme «le Brad Pitt halal». De même, une version turque du feuilleton d origine américaine Desperate Housewives (Umutsuz Ev Kadınları), est doublée en arabe par les acheteurs des pays arabes pour être vendue et diffusée sur le marché en langue arabe. Entre l original et l adaptation turque, la différence de traitement est flagrante lorsqu il s agit des valeurs et coutumes qui concernent les structures familiales, les relations entre les hommes et les femmes et les générations. Si l original américain est pour les audiences de la région MENA, considéré comme «trop» libéral dans la composition de ces relations, la version adaptée veille à ne pas outrepasser certains tabous en vigueur dans les pays à majorité musulmane auxquels elle est destinée.

139 137 Cette affiche dans les rues du Caire fait la publicité pour la série turque Kurt Seyit ve Şura diffusée par la chaîne en arabe MBC. Si celle-ci n a pas eu le succès d'audience escompté en Turquie sur la chaîne turque Star TV, elle a rassemblé de très nombreux téléspectateurs en Égypte. (Source : Muammer Elveren, 10 juin 2014, Hürriyet : 26 La Turquie est par ailleurs devenue depuis les années 2010 une des destinations touristiques de choix pour les vacanciers, notamment ceux issus du monde arabomusulman. Les ressortissants des pays du Moyen-Orient, de la péninsule arabique, de l Afrique subsaharienne et du Nord montrent un intérêt considérable pour les destinations turques (tabl. 4 et 5). Plus de 5 millions de visiteurs étrangers en Turquie sur un total de 12,5 millions, soit 40 % des visiteurs, proviennent de d Afrique et du Moyen- Orient en 2013 ; ce taux était de 24 % en 2003.

140 138 Tableau 4. Évolution du nombre d entrées des visiteurs étrangers et citoyens turcs entre 2003 et 2013 Source : TÜİK (Türkiye İstatistik Kurumu Institut turc de la statistique), 2014, [En ligne] URL : Graphique 4. Évolution du nombre d entrées des visiteurs étrangers et citoyens turcs résidant dans les pays d Afrique et du Moyen-Orient entre 2003 et 2013 Source : TÜİK (Türkiye İstatistik Kurumu Institut turc de la statistique), 2014, [En ligne] URL : Istanbul en particulier suscite l intérêt de cette nouvelle clientèle, qui vient chercher dans la métropole turque des modes de vie «modernes» et «occidentaux» dont la proximité culturelle et confessionnelle est un des éléments clés du choix de la destination (Tutal-Cheviron, 2009 et 2011). À ces attraits, s ajoute le fait que la Turquie ne demande

141 139 pas de visa pour les visiteurs venant de certains pays arabo-musulmans, comme le Maroc, et que les prix du voyage ont considérablement baissé. Sans traiter la question de l influence directe des feuilletons turcs sur le choix par cette clientèle de la destination de ses voyages, force est de constater que les touristes des pays arabo-musulmans, quand ils viennent à Istanbul, sont nombreux à visiter des studios où sont tournées les séries télévisées ou bien encore des sites stambouliotes mis en valeur pendant les tournages. Des tour-opérateurs prévoient ces passages lors des séjours organisés (Tutal-Cheviron, 2014). Dans le quartier le plus chic et bourgeois d Istanbul, Nişantaşı, certains magasins ont désormais pour enseigne le nom arabe de séries turques, et vendent des vêtements portés par les actrices de ces feuilletons. Cette exploitation commerciale du succès des feuilletons passe également par la vente de produits dérivés, comme celle de tee-shirts à l effigie des stars de la série télévisée Nour, Muhannad et Nour, commercialisés dès 2008 dans les magasins libanais (AFP, 2008). 28 C est pourquoi, des auteurs (Çakmak, Yetim et Çolak, 2011, p. 7) avancent l hypothèse que, en partie grâce à la production culturelle pour la télévision, l image de la Turquie dans les pays concernés serait plus positive qu avant l arrivée de l AKP au pouvoir. La connaissance de la Turquie par les touristes ou par l audience internationale, semble dans des pays à majorité arabe et musulmane s appuyer de plus en plus sur des références aux personnages des feuilletons turcs. Par exemple, Ertuğrul Özkök (2013), célèbre éditorialiste du quotidien Hürriyet, relatait dans l une de ses chroniques comment il était parvenu à se tirer à bon compte d une altercation survenue à Sanaa en prétendant être un ami intime de Polat, de son vrai nom Murad Alemdar 23, dont le visage ornait les rues de la capitale yéménite à l occasion de la sortie d un des films de la saga La Vallée des loups (Kurtlar Vadisi). 29 Cette contribution des produits médiatiques et culturels à la politique étrangère de la Turquie se double d une stratégie de R. T. Erdoğan et de ses conseillers pour promouvoir l actuel président turc comme une figure politique de premier plan. Ces principes et stratégies communicationnels sont mis en œuvre non seulement en Turquie mais aussi à l étranger, visant à créer le sentiment partagé d une légitimité populaire de cet «homme du peuple», soutenu par les populations turques et arabo-musulmanes, que ce soit sur les scènes politiques nationale ou internationale. Il s agit de positionner la Turquie comme un État qui présente une autre vision du «monde musulman» que celle du monde «occidental». Les réactions négatives contre les médias turcs dans les mondes arabo-musulmans 30 Pour autant, les séries télévisées turques sont parfois critiquées par les dirigeants de certains pays de la région MENA parce qu elles porteraient atteintes aux mœurs et traditions, c est-à-dire qu elles ne seraient pas suffisamment respectueuses de la vie musulmane. Les couches conservatrices les considèrent même comme des produits culturels qui porteraient atteintes à leur culture et leur foi musulmanes 24. La diffusion du feuilleton turc Nour soulève par exemple certaines questions cruciales sur la réception des produits culturels étrangers, fussent-ils produits dans un pays majoritairement peuplé de musulmans comme la Turquie. Cette série relate l histoire d une jeune femme qui quitte avec son enfant la maison familiale pour se construire une nouvelle vie et celle

142 140 d une autre femme qui tombe enceinte hors mariage. On peut donc constater que c est un conflit entre la «tradition» et la «modernité» qui est au centre des intrigues. D un côté, les milieux conservateurs blâment cette fiction «subversive» et «anti-islamique» et, de l autre, des femmes en quête d une vie «moderne» la félicitent, tout en appréciant ce type d histoires d amour entre un homme et une femme ; ou bien encore, on trouve aussi des réactions de femmes des milieux plus «conservateurs» qui expriment à l égard de cette fiction des réticences contre des valeurs et coutumes qu elles estiment «occidentales» (AFP, 2008). 31 Les séries télévisées et les films de cinéma peuvent être aussi parfois à l origine de tensions politiques sur la scène politique internationale. Ainsi, en 2009, la diffusion d une série nommée La Séparation (Ayrılık) sur la TRT, qui avait pour thème les malheurs vécus par le peuple palestinien opprimés par Israël, a déclenché un incident diplomatique. Après la sérieuse crise du Mavi Marmara, les relations diplomatiques turques déjà au plus bas ont été affectées par la sortie au cinéma de La vallée des loups Palestine (Kurtlar Vadisi Filistin). Le ton violemment anti-israélien du film lui a assuré un grand succès dans le monde arabo-musulman, mais il a aussi donné lieu à l envoi d une lettre de protestation diplomatique d Israël à la Turquie. 32 De même, à la suite du coup d État réalisé par le chef de l état-major de l armée égyptienne, Abdel Fattah al-sissi, contre le gouvernement de Mohammed Morsi, les séries télévisées turques ont été interdites en Égypte, en réaction aux protestations émises par la Turquie, fidèle soutien de Morsi et des Frères musulmans. Selon la chaîne de télévision AlArabiya, les chaînes égyptiennes El Hayat, En Nejar, El Caire et Nas ont décidé, à l appel d intellectuels égyptiens, de ne plus diffuser les séries télévisées turques les plus regardées par les Égyptiens, telles que Le Temps passe si vite (Öyle Bir Geçer Zaman Ki), Le Siècle magnifique (Muhteşem Yüzyıl), L Amour interdit (Aşk ı Memnu). 33 Ces séries sont également très regardées dans les pays des Balkans, lesquels ont des affinités historiques et culturelles avec la Turquie, sans être pourtant au centre des préoccupations de la politique culturelle étrangère de l AKP. Toutefois, les mêmes phénomènes culturels, économiques et politiques que dans la région MENA sont en train de naître dans les pays balkaniques 25 : on voit poindre un intérêt économique des investisseurs turcs pour ces pays voisins, une curiosité culturelle qui naît chez les uns et les autres, et un désir de mieux se connaître et de remettre en cause des images réciproques plutôt négatives datant de la Première Guerre mondiale. Mais il semble que les dirigeants turcs actuels privilégient encore les relations avec les mondes arabomusulmans plutôt qu avec les pays des Balkans ou de l espace turcophone d Asie centrale. Ce choix pourrait s expliquer par la vision du monde basée sur l islam des cadres diplomatiques, politiques et économiques de l AKP. 34 Les évolutions politiques, économiques et communicationnelles des années 1980 ont renforcé l attention des gouvernements sur l importance de la circulation des produits médiatiques dans les relations internationales, au-delà même du seul exemple des programmes d information. La Turquie, qui s est fixée depuis une dizaine d années pour ambition de devenir le «leader économique et politique» du monde arabo-musulman, voit les bénéfices qu elle peut tirer de cet usage de la culture et de la communication. Ce pragmatisme politique se manifeste clairement dans le langage des hommes politiques et des spécialistes des relations internationales par l importance accordée aux bienfaits supposés du «soft power».

143 Ce changement d objectif après des décennies d une politique étrangère orientée exclusivement vers le monde occidental, se lit très clairement dans les activités diplomatiques, économiques et culturelles du gouvernement AKP à l attention des pays d Afrique et du Moyen-Orient. L accélération du développement de la mondialisation économique, politique et culturelle a fait émerger des puissances moyennes comme la Turquie, qui ont des marges de manœuvre accrues sur la scène politique internationale et sur le marché économique mondial. Le cas turc est intéressant pour reformuler les questions d impérialisme ou de domination culturel(le) (Tomlinson, 1999 et 2000) : on aperçoit que les produits culturels turcs sont tout autant appréciés que critiqués dans les pays majoritairement arabo-musulmans, pour diverses raisons. Par exemple, certains d entre eux déclarent apprécier les séries télévisées turques parce qu elles sont produites par un pays musulman ; et que d autres les critiquent parce qu elles véhiculent les traditions et les mœurs aliénantes d un pays insuffisamment musulman pour eux. Cette couverture d un magazine iranien pose la question de savoir à quels intérêts nuisent les séries exportées de Turquie et diffusées en Iran. Source : Hamshahrijavan, 23 novembre 2014, n 434. BIBLIOGRAPHIE ANONYME, «Azeri TV sinde Türkçe Yasağı» [L interdiction de la langue turque à la TV azérie], Hürriyet, 14 novembre 2007 [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016].

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147 145 l analyse de documents concernant les secteurs culturel et médiatique, l analyse d articles de la presse spécialisée sur les industries culturelles ainsi que celle des données de l Institut national turc de la statistique, du réseau public de télévision et de radio (TRT), de l agence publique de presse (Anadolu Ajansı), et de la compagnie Turkish Airlines. Elle repose enfin sur la lecture des rapports rédigés par les professionnels du domaine culturel, certains instituts de recherche et le ministère turc de la Culture et du Tourisme. 3. En opposition à l usage du pouvoir militaire pour résoudre les conflits internationaux, usage bien connu des pays du monde occidental et surtout américain. 4. Pendant le Forum économique mondial de Davos, le 29 janvier 2009, le Premier ministre turc participe à un panel sur Gaza durant lequel il s insurge, en répétant l expression «one minute», contre la répartition inégale du temps de la parole attribué à chaque intervenant. Il souhaite reprendre la parole pour répondre au président israélien Shimon Peres, qui a pu tenir un discours plus long que les autres intervenants. Quand Recep Tayyip Erdoğan reprend la parole, il fait les remarques suivantes juste avant de quitter le panel : «Monsieur Peres, tu es plus âgé que moi, tu parles fort, je sais que le fait que ta voix soit aussi élevée est un signe psychologique de ta culpabilité. Je ne parlerai pas aussi fort que toi, sache-le bien. Quand il s agit de tuer vous le faites très bien» (en réponse à l accusation lancée par Peres au Hamas). «Je sais pertinemment que vous avez tiré sur des enfants sur les plages et comment vous les avez tués. Deux de vos anciens premiers ministres m ont dit des paroles qui m ont marqué. Vous avez des anciens premiers ministres qui se disent heureux d entrer en Palestine en chevauchant des tanks». Cf. Anomyme, Selon une enquête du centre d études TESEV datant de 2011 et réalisée dans 16 pays à laquelle ont participé 2323 personnes, 75 % de répondants pensent que la Turquie devrait contribuer à la résolution de la question palestinienne (Akgün et Gündoğar, 2012, p. 23). 6. Cf. aussi Carola Cerami (2013) qui développe son analyse à travers le terme de soft power, discutant le rôle que la Turquie peut jouer dans le monde arabe du fait qu elle est située à l intersection de l islam, du sécularisme et de la démocratie. 7. Formée à la science politique, Nuray Mert (2014) attire l attention sur le fait que la victoire du Premier ministre turc à l élection présidentielle en août 2014 est perçue par les dirigeants et les militants de son parti comme une victoire remportée par l islam contre les «infidèles» de l Occident et la «modernité occidentale», aussi bien en Turquie qu à l échelle du monde. 8. Il ne deviendra ministre des Affaires étrangères qu en 2009 mais il est admis qu il joue dès novembre 2002 un rôle très important dans la conception de la vision turque sur les questions internationales, et de la politique extérieure turque (Aras, 2009, p. 14). 9. À la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, la Turquie est vue selon Gérard Groc comme un pays qui fait partie d «un bloc aux ambitions mondiales», mais «au rang des préoccupations secondaires». Cette position turque change selon les circonstances et les conjonctures politicoéconomiques, militaires dans la région moyen-orientale, balkanique et caucasienne. Par exemple, elle commence à jouer un rôle considérable au Proche-Orient dès le début du conflit avec l Irak dans les années Ainsi «en épousant les arguments du Pentagone, elle se posa en avantposte irremplaçable, éventuel promoteur d un nouvel ordre politique régional» (Groc, 2000, p. 34, 36). 10. On peut faire le lien entre la politique extérieure turque de l AKP et celle de l ANAP (le Parti de la mère patrie) de Turgut Özal des années 1980, R. T. Erdoğan, se posant comme le continuateur de l œuvre d Özal. On peut aussi lui trouver des points communs avec les stratégies d autres puissances moyennes ou grandes, qui ont peu à voir avec l Empire ottoman. En Afrique, par exemple, la Turquie est présente aux côtés de puissances comme la Chine, l Iran et l Inde, qui fournissent de l aide au développement tout en exploitant les richesses naturelles des pays bénéficiant de leur aide. (Struye de Swielande, 2011, p ).

148 Ahmet Davutoğlu développe largement ces termes et les visions qu ils en sont liés dans son livre intitulé Stratejik Derinlik [La profondeur stratégique] publié en «La demande de résolution déposée par le gouvernement qui autorise d envoyer les Forces armées turques à l étranger et d accepter la présence de forces armées étrangères en Turquie» est datée du 1 er mars Cette fondation a été créée en 1994 par Bülent Eczacıbaşı, chef de file d une puissante famille d industriels qui a fait fortune dans le secteur pharmaceutique et dirige actuellement un groupe d entreprises aux activités diversifiées. La TESEV est une fondation privée, indépendante du gouvernement turc, créée pour contribuer à la démocratisation de la Turquie. Voir tesev.org.tr/tr/. 14. En l espace d une décennie ( ), Turkish Airlines a multiplié par 2,4 le nombre de villes qu elle dessert, créant 138 nouvelles lignes pour la plupart internationales (123). Parmi les lignes récemment entrées en service, citons Abu Dhabi et Dubaï (Émirats arabes unis) ; Accra (Ghana) ; Addis-Abeba (Éthiopie) ; Aden (Yémen) ; Al Najaf, Bagdad, Bassorah, Erbil, Mossoul, Souleimaniyeh (Irak) ; Alger (Algérie) ; Bahreïn (Bahreïn) ; Beyrouth (Liban) ; Benghazi, Sebha, Tripoli (Libye) ; Le Caire, Hurghada, Sharm El Sheikh (Égypte) ; Le Cap, Johannesbourg (Afrique du Sud) ; Casablanca (Maroc) ; Dakar (Sénégal) ; Dammam, Djeddah, Médine, Riyad, Taif, Yanbu (Arabie saoudite) ; Dar Es Salaam, Kilimandjaro (Tanzanie) ; Doha (Qatar) ; Khartoum (Soudan) ; Kinshasa (République Démocratique du Congo) ; Koweït (Koweït) ; Lagos (Nigeria) ; Mashad, Shiraz, Téhéran (Iran) ; Mombasa, Nairobi (Kenya) ; Mascate (Oman) ; Nouakchott (Mauritanie) ; Sanaa (Yémen) ; Tel-Aviv (Israël) ; Tunis (Tunisie) au Moyen-Orient et Afrique (Turkish Airlines, 2014). Turkish Airlines a ouvert de nouveaux bureaux dans tous ces pays et villes. 15. Il a été le candidat de l opposition aux élections présidentielle de Cette agence a été fondée en 1992 sous le nom de l Agence turque de coordination et de développement au sein du ministère des Affaires étrangères. Elle est renommée Agence turque de coopération et de coordination par le gouvernement AKP en Elle assume une mission d aide au développement économique à destination des pays sous-développés et monte des projets socio-culturels avec ses 33 bureaux de coordination dans le monde. En 2012 elle réalise dans une centaine de pays près de 1412 projets socio-culturels. La Turquie a dépensé en 2011 pour les activités culturelles et sociales, l aide au développement de cette agence 2,363 milliards de dollars, dont 1,273 milliard assuré par les institutions publiques, 879 millions par le secteur privé et 199 millions par la «société civile» (Purtaş, 2013, p. 7). 17. Yunus Emre est un poète turc du XIV e siècle. Les centres culturels turcs Yunus Emre fondés en 2009 sont le produit de la collaboration du ministère des Affaires étrangères et de la Fondation Yunus Emre. Ahmet Davutoğlu, ministre des Affaires étrangères, a déclaré que la création de ces centres vise à constituer un réseau culturel mondial et à accroître l influence à long terme de la Turquie dans le champ culturel. Ils sont perçus comme des instruments efficaces pour promouvoir une image positive de la Turquie et la culture turque, et à enseigner le turc dans le monde entier (Davutoğlu, 2012, p. 127). Ils sont présents dans les capitales de plus de 30 pays en 2013, dont Alger (Algérie), Alexandrie et le Caire (Égypte), Amman (Jordanie), Beyrouth (Liban), Johannesburg (Afrique du Sud), Rabat (Maroc), et Téhéran (Iran) en Afrique et au Moyen-Orient. : Par exemple, pour créer des liens d amitié avec les pays arabo-musulmans, les représentants diplomatiques et culturels des gouvernements de l AKP s emploient à effacer aussi l image de l «Arabe ennemi des Turcs» et de créer à la place une nouvelle image de l «Arabe ami des Turcs» (Çakmak, Yetim, Çolak, 2011, p. 22). 19. Le Conseil de coopération du Golfe, composé de l Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, du Qatar, du Koweït, du Bahreïn et d Oman ont déclaré en 2008 la Turquie «partenaire stratégique». En 2009, lors d une visite en Arabie saoudite, le Premier ministre turc, R. T. Erdoğan, a reçu le

149 147 prix Roi Faysal du service rendu à l islam pour son discours contre le Président israélien Shimon Peres le 29 janvier 2009 à Davos (Ataman et Uçgan, 2011, p. 161). 20. En , selon ÖSYM (Ölçme, Seçme ve Yerleştirme Merkezi [Centre de sélection et de placement des étudiants]), étudiants étrangers étaient inscrits dans des universités turques. Parmi eux, 5056 venaient d Afrique et du Moyen-Orient : 1815 étudiants de 43 pays africains principalement le Nigeria (342), la Somalie (252), le Kenya (171), et la République Unie de Tanzanie (151) ; et 3241 étudiants de 14 pays du Moyen-Orient la plupart du temps de l Iran (1 488), de Syrie (608), d Irak (452), et de Palestine (298). Il faut préciser que la proportion d étudiants étrangers sur la population estudiantine totale en Turquie est d environ 0,6 % pour ces années (ÖSYM, 2014). 21. Sur les séries télévisées turques et leurs lieux d exportation, voir Basaran et al., 2013, p Pino cité par Kara, 21 février Il s agit d une série de la télévision qui met en scène les aventures du héros justicier Polat Alemdar, qui résout les problèmes aussi bien en Turquie qu à l étranger, en se défiant des lois. Une marque de cigarette a été fabriquée à son nom (Anonyme, 2013), soulignant ainsi sa célébrité. 24. Ce type de réaction peut aussi prendre la forme d une défense légitime de la langue nationale comme c est le cas dans la décision prise en 2007 en Azerbaïdjan d interdire la diffusion de séries turques dans leur version originale, sans doublage en azéri, une langue parente et très proche du turc mais néanmoins distincte (Anonyme, 2007). 25. Les séries télévisées turques ont connu en 2010 un grand succès en Roumanie, Serbie, Bosnie- Herzégovine, Croatie et Macédoine (Eralp, 2011, p. 401). La Vallée des loups est suivie avec engouement dans les pays des Balkans. D autres séries moins politiques que celle-ci sont aussi appréciées par les téléspectateurs balkaniques, qui voient s afficher dans ces fictions des modes de vie dits «modernes» battant dans une certaine mesure en brèche les anciennes perceptions dépréciatives des Turcs héritées de l époque ottomane.

150 148 Chapitre 8. La morale nationale et internationale des histoires L impératif moral dans la production et la circulation des séries télévisées turques Julien Paris 1 La Turquie est souvent pointée du doigt par l association française Reporters Sans Frontières pour son environnement répressif envers les médias, la presse turque d opposition et la télévision étant les premières victimes de la censure et de l autocensure (Christensen, 2010 et 2013). Malgré les profondes mutations structurelles qu a connues l audiovisuel turc depuis les années 1990, notamment l augmentation exponentielle du nombre de chaînes de télévision, la concentration industrielle et financière des médias à travers les liens avec le pouvoir politique (Baydar, 2013) déjà très forte depuis les coups d État consécutifs des années 1960, 1971 et 1980 (Elmas et Kurban, 2011, p ) s est accentuée dans la dernière décennie 1. 2 Pour autant, dans quelle mesure peut-on réellement parler de censure lorsqu on s intéresse non pas au journalisme mais à la production de fictions audiovisuelles, qui est souvent considérée comme un enjeu moins stratégique? Les séries sont-elles l instrument d une mise en ordre moral de la société? Quelle est aujourd hui la place de la morale et des valeurs religieuses dans la production d un récit national et dans l économie politique de l audiovisuel? Comme on le verra, les séries turques sont diffusées pour l essentiel sur tout le pourtour méditerranéen, dans des pays dont les régimes politiques et les valeurs morales sont pourtant très variés. Quels mécanismes permettent en amont, depuis la Turquie, cette circulation? Les séries télévisées turques fournissent en effet un terrain riche pour examiner comment depuis l apparition des médias de grande diffusion la morale occupe une place singulière dans le fonctionnement de la sphère médiatique, au carrefour entre des impératifs pratiques et économiques, le contexte politique et historique, des valeurs culturelles et religieuses. 3 Cet article qui s inscrit dans le cadre d une thèse de doctorat en cours de réalisation tente de montrer en quoi la morale est un élément central de la régulation de la

151 149 production de fictions télévisées turques, mais aussi plus généralement de la circulation des contenus médiatiques transnationaux : la régulation morale opère très en amont dans la phase de production, précédant et conditionnant ainsi la circulation des contenus à l international. En nous basant à la fois sur la législation sur l audiovisuel en vigueur en Turquie, sur des entretiens et des données originales relatives à l exportation des séries turques, il s agit de montrer que la notion de morale est à observer à partir de deux points de vue principaux : d une part, la production turque est au final moins soumise à la censure qu à une certaine conception nationale de la morale et de ses applications ; et, d autre part, la régulation des questions morales est aussi une composante essentielle du fonctionnement du marché international de l audiovisuel. 4 En premier lieu, ce travail examine comment la mise en pratique des questions morales précède toute question éthique : les institutions, les enjeux économiques et professionnels s imposent très en amont aux agents de la production audiovisuelle. Cette réalité pratique traduit une évolution vers une responsabilisation individualisée, «invisible», à tous les échelons de la chaîne de production. En second lieu, l analyse explique en quoi les formes de régulation de la production sont essentiellement dépendantes de l environnement politique national en charge de définir les contours de la morale «officielle». La régulation morale au moins telle qu elle existe en Turquie depuis l accession au pouvoir de l AKP ménage à la fois des valeurs nationalistes ancrées dans l histoire turque depuis les débuts de la République, ainsi que l évolution des valeurs morales du programme politique du parti au pouvoir. Enfin, un autre résultat montre que la transnationalisation des contenus culturels est une forme de marché régulé, où l apparente diversité des productions et leurs échanges nécessitent un mode de monopolisation des questions morales donc culturelles à l échelle nationale. Le cas de l export des séries turques atteste ainsi de la manière dont la monopolisation des questions morales à l échelle nationale peut expliquer en partie la régionalisation des échanges transnationaux. Plus largement, cette réflexion étudie quelles pistes de travail la question morale amène à considérer dans le cadre des théories des industries culturelles. La morale et sa régulation : un impératif pratique 5 À l image de l information, les fictions sont le fruit d un processus de production collectif et hiérarchique, où chacun des acteurs participe à leur normalisation pour assurer au «produit» sa diffusion à terme auprès d un large public. Ce qui différencie néanmoins la production industrielle de fictions de celle des informations est d abord leur vocation artistique, et ensuite la plus grande variété de profils professionnels impliqués dans cette production : techniciens, scénaristes, acteurs, imprésarios, producteurs, distributeurs, diffuseurs, etc. Comme l explique Sinan Biçici, scénariste et ancien membre de l association de scénaristes SENDER (Senaryo Yazarları Derneği) en Turquie, la vocation omnibus (Bourdieu, 1996, p. 16) des séries télévisées s explique de plusieurs manières. D abord la relation entre le scénariste et la chaîne cliente dont il faut répondre aux attentes : «Déjà tu ne n écris pas une série pour toi tout seul, tu l écris pour une chaîne. [ ] Nous devons nous adresser à un large public. [Le scénariste] devrait être en mesure de faire un travail que tout le monde puisse regarder, de 12 à 60 ans» 2. À ce spectre très large correspond une image que les dirigeants des chaînes se font des attentes de l audience. Ces derniers partent ainsi du principe que les spectateurs sont friands

152 150 d histoires stéréotypées et pour reprendre le célèbre aphorisme de Jules Renard à propos du théâtre qu ils «veulent être surpris mais par ce qu ils connaissent déjà». «Les spectateurs doivent se sentir intelligents en regardant la télévision. Ne vous fatiguez pas trop. Vous devez répondre à leurs attentes. Je vais vous donner un exemple, disons, prenons un homme et une femme, entre eux deux il y a de l amour et à l avenir ils s aimeront. Du point de vue du spectateur, on pourrait dire qu on comprend déjà cette histoire à l avance. [ ] Dans les chaînes, on s intéresse davantage à ce type d histoire basique. Par exemple, Roméo et Juliette est le type d histoire le plus utilisé. Deux familles ennemies empêchent deux enfants de s aimer. Par exemple, une histoire entre riches et pauvres» (Sinan Biçici, scénariste). 6 Malgré ces stéréotypes imposés, les fictions sont comme toute production culturelle des œuvres porteuses de sens et potentiellement polysémiques, et ce sont les agents les plus en amont dans le processus de production qui ont la charge a minima d orienter voire de maîtriser les symboles véhiculés dans ces contenus. Les séries, si elles sont superficiellement dépolitisées, n en demeurent pas moins des vecteurs de certaines valeurs. Les représentations de la famille, la nation, l autorité, ou encore de l Histoire dans les contenus télévisuels demeure de la responsabilité des agents producteurs mais aussi, en dernier ressort, des institutions en charge de faire respecter un corpus législatif, dont l interprétation peut varier selon le contexte social et politique. Cette régulation officielle nationale impose aux professionnels de l audiovisuel ceci à tous les échelons de la chaîne de production des formes de vérification et de normalisation afin de ne pas mettre en péril le cycle de production-diffusion des contenus dont ils sont responsables. En pratique, la normalisation des séries se décline en trois registres principaux : une législation fixant le cadre des interdits et des sanctions, des formes de régulation et une légitimation de cette normalisation. L arsenal législatif 7 L environnement législatif en Turquie est le premier frein à toute velléité de controverse ; on peut à juste titre parler d un véritable arsenal. La législation en vigueur pour la fiction audiovisuelle est de fait la même que pour l audiovisuel ou les médias turcs en général, mais s y ajoute un corpus de textes de lois sur le respect de la nation, sur le terrorisme, sur le respect de l autorité, qui sont susceptibles de s appliquer à toute production médiatique. Les sanctions encourues vont de l avertissement à l interdiction de diffusion ou l amende. Les articles de loi les plus souvent cités dans les cas de censure des médias ou concernant plus généralement la liberté d expression sont les suivants : l article 8 de la loi sur l audiovisuel (loi 6112), interdisant les contenus portant atteinte aux «valeurs nationales ou morales de la société, à la moralité publique, et à la protection de la famille» ; l article 41 de la Constitution, fondant la République sur la famille et les valeurs morales traditionnelles turques 3. 8 De nombreux articles du Code Pénal ont été ou sont potentiellement invocables dans des cas de litige opposant le gouvernement et le public : l article 301 concerne les cas d «insulte au fait d être Turc, à la République, aux organes et aux Institutions de l État» ; ou encore l article 312 évoque les cas d «incitation à commettre une offense et d incitation à la haine raciale ou religieuse» 4. 9 Si de tels principes de régulation (de l audiovisuel ou pénale) ou de telles lois d exception, pris un à un ou comme un ensemble, continuent à exister dans de nombreux États

153 151 occidentaux, la spécificité de la Turquie tient à la fois à l organisation des institutions, qui permet au pouvoir en place de s en servir s il le souhaite comme d une courroie de transmission, au flou de certaines formulations juridiques, et à la sévérité des sanctions légales encourues. L appareil institutionnel 10 Les institutions en charge de la régulation de l audiovisuel sont très nombreuses tant à l échelle nationale que régionale. Au premier niveau, l Autorité de l Information et des Technologies de Télécommunication (BTK, Bilgi Teknolojileri ve İletişim Kurumu), le Haut Conseil de la Communication (HYK, Haberleşme Yüksek Kurulu), l Autorité de la Concurrence (REKABET, Rekabet Kurumu), RATEM (Radyo Televizyon Yayıncıları Meslek Birliği, alias Union Professionnelle des Organisations de Télédiffusion), ou encore RTÜK (Radyo ve Televizyon Üst Kurulu, alias Conseil Supérieur de la Radio et de la Télévision), dont les décisions sont régulièrement relayées par la presse. À un niveau transnational régional, la Turquie est également impliquée dans plusieurs organisations de régulation (Kaptan, Karanfil, 2013), dont l IBRAF (Islamic Countries Broadcasting Regulatory Authorities Forum) et le BRAF (Black Sea Countries Broadcasting Regulatories Authorities Forum). 11 Chacune de ces organisations peut au niveau national en appeler à ses propres prérogatives ou aux lois en vigueur citées plus haut pour avertir les producteurs, les menacer de représailles ou sévir après jugement devant les tribunaux si nécessaire. Les cas d emprisonnement de journalistes en Turquie 5 sont là pour nous montrer à quel point le risque de sanctions pénales est réel et sévère. Modes de régulation, du visible à l invisible 12 L existence des menaces de sanctions a pour corollaire trois registres de régulations : la régulation institutionnelle, la régulation au sein des entreprises, et l autorégulation. La première sous sa forme la plus directe est ce qu on appelle communément la censure mais qu il faudrait plutôt considérer comme un contrôle «préventif» des contenus (Martin, 2009, p. 72). Le cas du cinéma turc des années 1960 et 1970 enseigne comment, loin de l image d un cinéma vu comme un corpus d œuvres de réalisateur-artistes libres de contraintes, la production audiovisuelle en Turquie était alors sous tutelle ministérielle. Le but de ce contrôle étroit était d octroyer au cinéma un rôle dans la construction d un récit collectif national (Mutlu, Köçer, 2012). Cette forme de «censure», qu on pourrait aussi qualifier de politique, a été désormais remplacée par des formes plus discrètes mais tout aussi efficaces. 13 La régulation au sein des entreprises est plus systémique, dans la mesure où le contrôle des contenus audiovisuels est le fait de tous les agents du processus de production. Ainsi on peut établir une hiérarchie des pouvoirs entre et internes aux entreprises : le producteur a un droit de regard sur les sous-traitants (réalisateurs, scénaristes) qu il emploie, la chaîne qui finance un projet sur la maison de production, le groupe financier sur la chaîne qu il possède, jusqu au personnel politique sur les groupes financiers. Ce mode de régulation obéit à des considérations tout d abord économiques, en fonction de la concurrence et des revenus publicitaires potentiels. Certains thèmes ou formats ne peuvent être diffusés à toute période ou fenêtre horaire. Dans un entretien, un

154 152 responsable de la programmation dans la chaîne Star TV 6 précisait comment les séries diffusées devaient répondre à ces critères : 14 «On va regarder les jours qui restent [NdA : vides]. Si en face on a des concurrents sérieux, et si c est le cas qui fait quoi et, en fonction de ça, on va établir nos besoins. S il y a un drame en face, il faut au moins trouver une série au moins aussi bonne. L été, il s agit plus de trouver des séries light, un peu plus romantiques. [ ] L aspect publicitaire, c est un monde en soi, tout à fait à part. Je dirais que leur travail est extrêmement détaillé. Ils ont un outil qui s appelle GRP [Gross Rating Points] qui [mesure] les rentrées publicitaires et le taux d audience. [ ] Pour la chaîne, si les revenus publicitaires sont bas, le programme n a pas vraiment beaucoup de valeur». 15 Enfin, l autorégulation, ou plus simplement l autocensure, est l échelle la plus discrète (aux deux sens du terme). Dans l environnement professionnel, et donc social, que constitue la production audiovisuelle de fictions, chaque agent possède une place au sein d une certaine hiérarchie. Au souci de bien travailler, de renforcer un capital symbolique et économique s adjoint celui de devoir rendre compte et, le cas échéant, d avoir à subir les sanctions (là encore économiques ou symboliques) en cas de faute. C est pourquoi, certaines maisons de production préviennent le risque de sanction en intégrant d avance les canons moraux «officiels» ou usuels à leurs propres valeurs et, par extension, à leur propre pratique professionnelle. Le cas le plus explicite est celui de la chartre des principes de la maison de production de MinT (encadré 1), un exemple montrant comment l auto-censure peut être systématisée. Encadré 1. Principes éthiques de la maison de production MinT, «Made in Turkey» 7 Vous n avez pas besoin d éloigner vos enfants des productions de MinT. Rien n est classé «R» dans nos productions. Il n y a pas de violence, de contenus explicites ou pour adultes et rien de déprimant dans nous productions. Nous n aimons pas mettre notre audience mal à l aise même une seconde. [ ] Les productions de MinT sont à la fois éducatives et amusantes. Notre public est «condamné» à apprendre un peu tout en s amusant. Vous pouvez toujours et en toute tranquillité regarder les productions de Mint chez vous avec votre famille. MinT prend bien garde de n ennuyer personne, quel que soit leur âge, dans la famille. Nos productions ne sont ni trop puériles pour ennuyer les plus âgés, ni trop sérieuses pour vos enfants. Les productions MinT sont un socle commun pour votre famille. [ ] Les productions MinT ne sont jamais surprenantes. Elles ne déçoivent jamais leur public. Bonheur, contenu sûr et divertissement sont garantis, pas en option. Les productions MinT ne créent jamais de contenus qui trahiraient le public. Les productions MinT sont créées de telle façon que chacun puisse leur confier sa famille. [ ] MinT ne crée jamais de contenu qui aille à l encontre des règles générales d éthique de la société. Vous pouvez regarder les productions de MinT sans risquer de bondir à cause d un contenu pour adultes qui apparaîtrait soudainement à l écran. [ ]

155 Birol Güven, le fondateur de cette même maison de production, confiait ainsi dans un entretien que ces principes étaient essentiels au bon fonctionnement de son entreprise, et qu il considérait dans une certaine mesure que son entreprise était le «Disney turc» : «Quand vous regardez Disney, vous voyez que [nos principes] sont très proches. Par exemple, nous avons une liste noire Un autre exemple : je n ai jamais utilisé un suicide dans mon show, et je n ai jamais plaisanté, jamais prononcé le mot. Alors, un jour, j ai décidé d écrire ces principes parce que l un de nos scénaristes a fait une blague sur le suicide. Alors j ai dit : d accord, je dois écrire ma bible pour garder les commandes, parce que nous commençons à être beaucoup [chez MinT]. Maintenant, quand nous rencontrons un nouvel acteur, actrice, scénariste ou un réalisateur, dès le premier jour, je lui montre ça [en lui disant] : ça c est nous, si tu l acceptes il faudra que tu t y tiennes». 17 En ce qui concerne le client, c est-à-dire la chaîne sur laquelle sera diffusé l épisode, il lui est possible d opérer des retouches sur le contenu s il juge que la série pourra faire l objet de sanctions comme le montre un responsable de la chaîne Star TV : «Maintenant, on commence le nettoyage en fonction de RTÜK dès la phase de scénario. Nous, on prend les scénarios avant que les séries ne soient diffusées, ou bien deux ou trois épisodes avant, le plus tôt possible. Après, quant à la bande de diffusion [yayın bandı], on va bipper les insultes. Il peut aussi y avoir des plans qui sont des publicités cachées, par exemple je sais pas il y a un logo Kahve Dünyası [marque de café] nous, on va le flouter. Après, il y a des choses interdites comme la violence, le viol, le fait de voir des gens très gravement blessés ou bien une discussion entre personnes complètement imbibées. RTÜK a des critères précis. Indépendamment de ça, sur les éléments politiques, on sait ce qu il en est. Le fait qu il y ait des expressions susceptibles de déranger le gouvernement, ça à la fois à l étape du scénario et le dernier jour de la diffusion [B. interrompt sa phrase, et fait un geste signifiant on coupe, on supprime ]» 18 Dans le cas relativement rare où une série cherche à aborder un sujet sensible, la transgression des tabous doit faire consensus au sein de la production. Il s agit d abord pour les producteurs de convaincre la chaîne, mais aussi qu ensuite une décision collégiale soit prise parmi les responsables de diffusion de la chaîne et leur hiérarchie pour en autoriser la diffusion. «Quelle est la chose la plus osée que tu aies laissé diffuser, ça peut être politique ou tout autre chose, du genre : ça je l ai fait je l ai diffusé...» B. (Star TV) : «hum... Je ne peux pas dire que j ai fait diffuser quelque chose mais la chose la plus osée dont j ai été témoin c est le viol de Fatmagül [note : référence à une des scènes inaugurales de la série Quelle est la faute de Fatmagül?, dont l intrigue tourne autour des conséquences du viol de l héroïne Fatmagül]. Sur Kanal D, à l époque j étais à Kanal D, j ai pleuré en regardant la scène. On l a diffusé sans toucher à aucune scène mais bien sûr ce n est pas moi qui l ai fait passer. C était une décision collective. En sachant pertinemment qu on allait se prendre une amende. Moi il y a beaucoup de choses pour lesquelles j aimerais pouvoir dire : je le passe à l antenne, je soutiens mais franchement on ne peut pas le dire. Qu on le veuille ou non, moi aussi désormais je regarde avec l œil du censeur, avec un filtre». 19 À la différence du journalisme où chaque rédacteur signant un reportage ou réalisant une interview peut être conscient de risquer d être directement visé par le pouvoir, les professionnels des séries télévisées turques craignent d abord une sanction venant de l échelon immédiatement «au-dessus» : le technicien de la part du réalisateur, le réalisateur de la part du producteur, le producteur de la part de la chaîne de télévision, et enfin la chaîne de télévision de la part du pouvoir.

156 154 Légitimation de la régulation 20 Il est possible d établir un parallèle entre le rôle de RTÜK et celui du Conseil Supérieur de l Audiovisuel (CSA) en France 8 analysé par Jean-Matthieu Méon (2005). L auteur caractérise comment le processus de censure s est peu à peu «euphémisé», le jugement de ce qui est moralement acceptable étant au final relégué aux producteurs et à l audience. Cette interprétation inspirée de l analyse de Jean-Matthieu Méon incite également à voir paradoxalement le RTÜK comme un «épouvantail» chargé de rappeler cette subordination aux agents de la production audiovisuelle et de les inciter à s autocensurer. Par comparaison avec les ingérences directes du pouvoir dans le domaine journalistique, la gestion de la moralité des fictions se fait de manière plus invisible parce qu elle est moins centralisée. 21 En effet, l AKP a adopté des postures différentes vis-à-vis des controverses concernant d un côté l information journalistique, et de l autre la fiction. Lors des affaires des écoutes du gouvernement et des proches de Recep Tayyip Erdoğan en janvier 2014, ou concernant la couverture des manifestations de Gezi en juin 2013 (pour ne reprendre que des exemples récents), les réactions du pouvoir ont été directes envers les médias traditionnels, les journalistes et les éditeurs concernés 9. À l inverse, les critiques de l AKP visant les séries télévisées se sont apparemment toujours restreintes au registre du commentaire virulent 10, mais elles sont restées généralement cantonnées dans un cadre respectant les institutions, telle une adresse républicaine aux agents de l audiovisuel concernés afin de les rappeler à leurs responsabilités. Même si la capacité du pouvoir à contrôler les médias est préservée dans les deux cas, cette différence de traitement et de méthode employée renvoie à une certaine catégorisation du pouvoir de coercition : la morale resterait le domaine des institutions et des agents producteurs, l information et les affaires économiques seraient du ressort du pouvoir 22 Les plus hautes autorités de régulation, ainsi que la sphère politique profitant d une position surplombante, possèdent le pouvoir de sanction, ce qui comme on l a vu produit une «invisibilisation» de la censure à tous les échelons de la production en rendant chacun des agents individuellement responsable. Les écarts sont sanctionnés et se traduisent en pertes économiques, il est donc plus simple et plus rationnel économiquement d accepter la norme en vigueur. On assiste ainsi à une première forme de légitimation où la norme définie «par le haut» est globalement respectée «par le bas». 23 Ce modèle de régulation de la moralité des contenus audiovisuels ne persiste que parce qu il est considéré pour différentes raisons selon la position des agents comme légitime par tous. À l échelon constitutionnel, le pouvoir possède un droit de regard sur la définition de la norme morale ; à l échelon industriel, les chaînes la respectent par crainte des sanctions ; au niveau le plus individuel, les agents savent qu ils ne peuvent pas déroger à la règle. La morale insufflée dans les contenus fictionnels doit donc cette légitimité à ce sceau républicain et constitutionnel, donnant au pouvoir politique la capacité légale de défendre une morale nationale qu il interprète ou définit lui-même. Quel que soit le niveau considéré dans le processus de production de fictions, la régulation se présente aux agents sous deux facettes : d une part, les raisons de se plier volontairement à la censure ou l autocensure morale sont fortes et systémiques, et d autre part les raisons de la questionner sont faibles et réduites à des dispositions

157 155 individuelles. Dans le monde de la production audiovisuelle de fictions, la morale est plus qu une pratique quotidienne : elle est aussi et tout à la fois un préalable et un prérequis à la pratique professionnelle. Tout agent en charge de la production ou de la diffusion d un contenu audiovisuel doit évaluer les qualités morales de son produit en fonction d une norme morale commune. Ce constat que la morale précède et s impose aux agents producteurs en tant qu impératif pratique, conduit à chercher à rebours quelles valeurs cette morale «officielle» véhicule, et son rôle dans l économie politique plus générale des médias en Turquie. Une morale à géométrie variable : un impératif idéologique 24 Les télévisions généralistes qui représentent la majorité de l offre et de l audience en Turquie (Tanrıöver, 2012) sont vouées à toucher un très large public, potentiellement l ensemble de la population nationale. Leur adéquation avec les principes républicains et la moralité de leurs contenus sont des enjeux politiques forts. Dans le domaine des médias, la morale doit être rapportée à la construction historique de la nation turque et de ses «valeurs». Morale familiale et nationalisme 25 La notion de morale, qu on pourra d abord définir a minima comme un ensemble de valeurs et de règles de conduite, est une forme de contrat social implicite. Il est compliqué d abstraire la notion de morale en l isolant de son environnement culturel immédiat ; il serait en sociologie du moins impossible de caractériser une morale «absolue» sinon comme un système de valeurs partagées par des individus vivant en groupe. L objectif de cet ensemble de valeurs est de contenir la violence potentielle des relations sociales. Dans la mesure où la morale se transmet et se fait appliquer, penser la morale implique de penser l autorité. L autorité sur laquelle une attention plus particulière a été portée est l autorité politique et son idéologie nationaliste. Diverses études de cas 11 ont souligné que le nationalisme est une constante idéologique dans l histoire politique de la Turquie contemporaine : la République de 1923 s est fondée sur une conception de la turcité excluante, induisant des codes de conduite stricts (religieux, vestimentaires, musicaux, idiomatiques, culturels) (Bazin, de Tapia, 2012 ; Copeaux, 1988). Ces codes avaient pour but de «moderniser» les mœurs en s affranchissant du passé ottoman et de ses références. Au cœur de ce nationalisme, les membres de la population turque ne remplissant pas les critères du citoyen turc «idéal» pour des raisons culturelles ou politiques ont été mis à la marge : les alévis 12, les kurdes, ou les communistes ont fait l objet d une répression ou d une assimilation. En d autres termes, le nationalisme turc nourrissait dès ses débuts une obsession sécuritaire du fait de son aspiration homogénéisatrice. Au fur et à mesure des transformations sociales, économiques et politiques du XX e siècle, ces codes ont évolué (Bazin, de Tapia, 2012) 13, mais toutes ces mutations ont pour point commun de s être développées sur la promotion des valeurs et des symboles nationaux. 26 Dans le cas de la Turquie, la morale est implicitement un principe constitutionnel, plaçant cette notion comme principe fondateur des lois. Ainsi, l article 41 de la Constitution

158 156 stipule que «la famille est la fondation de la société turque». Cité dans un de ses discours par R. T. Erdoğan en 2004 (Özkırımlı, Uyan-Semerci, 2011), celui-ci permet de comprendre en quoi en Turquie la morale ne possède pas de définition stricte ou universelle, sinon dans une perspective nationale. La morale officielle se décline donc en deux interprétations complémentaires, ce qui peut sembler ambigu sinon contradictoire au premier abord : d une part selon un nationalisme républicain en charge de définir la figure «vraie» du citoyen turc et de ses interdits, et d autre part à un niveau plus privé en référence à la morale en vigueur dans la cellule familiale jugée traditionnelle, avec au centre la figure du pater familias (Özkırımlı, Uyan-Semerci, 2011). 27 Cette ambiguïté recèle néanmoins un rapport hiérarchique entre la sphère privée et le pouvoir. En effet, redéfinir la famille turque et ses valeurs, c est redéfinir les limites du champ de la morale, et donc dessiner en retour les contours de la nation turque. Pour ainsi dire, en Turquie, l autorité morale revient en dernier lieu historiquement au pouvoir politique. La dualité du nationalisme turc qui existe grâce au couple «famille-pouvoir» permet, via les institutions que sont l école et la famille, une production et une reproduction des valeurs nationalistes. Mais ces caractéristiques de l histoire de la République ont pris des significations différentes en fonction de la manière dont a évolué la question religieuse. Nationalisme et morale religieuse 28 Si le pays reste en grande majorité de confession musulmane, la Turquie n est pas un territoire religieux homogène : les confessions et les pratiques sont multiples. On y compte aujourd hui environ 55 millions de musulmans sunnites, plus de 15 millions d alévis, chrétiens (catholiques, orthodoxes), et environ juifs. La République de Turquie garantit une forme de laïcité qui au contraire de la France par exemple se caractérise par une monopolisation du religieux par le politique (Karakaş, 2007) : dès ses prémisses en 1924, le programme kémaliste instaure un organe en charge des affaires religieuses, le ministère des Affaires Religieuses (Diyanet). Celui-ci gère les mosquées sunnites enregistrées et rémunère son personnel, les autres religions ne bénéficiant d aucune aide de l État. La Turquie est certes laïque, mais elle privilégie la confession musulmane majoritaire, le sunnisme. La mise sous tutelle de la religion par l entremise du Diyanet a produit des effets sur plusieurs plans : remède à la politisation de la société, instrument de la construction d un récit nationaliste «moderniste», elle a été aussi le terreau des phénomènes d exclusion communautaire ou des politiques sécuritaires (Kentel, 1998). Au-delà de l étroite relation entre nationalisme et valeurs familiales, la monopolisation du religieux par le politique renforce encore la capacité du pouvoir à définir une morale «officielle», en surplomb d une morale religieuse. Ce qui diffère depuis le début des années 2000 est que, si auparavant la religion était relativement sous le contrôle du pouvoir politique et/ou militaire afin de mieux la reléguer à la marge, il se produit alors une convergence plus forte entre la religion majoritaire populaire (le sunnisme) et la conception de la laïcité républicaine, faisant du sunnisme le seul socle légitime pour définir les normes morales républicaines (Kentel, 1998).

159 157 L AKP et la morale : constantes et évolutions 29 Le programme politique du parti islamo-conservateur AKP à ses débuts reposait sur une volonté de reconnaissance des valeurs religieuses dans la sphère publique, que le parti Refah (dont l AKP est issu) avait commencé à revendiquer avant lui. Cette affirmation d un islam politique «non radical» lui a notamment permis d accéder aux plus hautes responsabilités et a profondément transformé le paysage politique turc. Au cours des années 2000, le discours de l AKP s est notablement repositionné autour d une rhétorique de l essor économique national, où la référence aux valeurs religieuses est certes présente mais elle sert avant tout à légitimer des politiques de libéralisation (Ünsaldı, 2013). La vague de privatisations, qui avait été amorcée par le Premier ministre Turgut Özal dans les années 1990, s est poursuivie et accentuée sous les gouvernements dirigés par l AKP. Cette politique a contribué au renouvellement de la structure sociale et économique des anciennes élites à l échelle nationale avec l émergence d une nouvelle bourgeoisie conservatrice (Yankaya-Péan, 2013). Les études sur l urbanisation des grandes villes illustrent comment les espaces urbains privatisés sont généralement octroyés à des entreprises et corporations proches du pouvoir (Pérouse, 2014). Le développement de nouveaux groupes industriels s est accéléré dans les années 2000, en mettant au ban ou en subordonnant au pouvoir les groupes historiquement proches du précédent pouvoir kémaliste. Cette nouvelle bourgeoisie conservatrice sunnite, appelée aussi les «tigres anatoliens», apporte la preuve du succès du programme économique de l AKP et bénéficie également en retour de ses largesses. La nouvelle bourgeoisie conservatrice sert à la fois de base électorale et de soutien idéologique pour l AKP, mais aussi de levier économique pour asseoir son emprise. En octroyant des faveurs à certaines entreprises et holdings, les membres du gouvernement bénéficient aussi des dividendes de la privatisation (Massicard, 2014) 14. Parfois cela va jusqu à possèder un ascendant sur ces organisations par l entremise de liens familiaux avec leurs dirigeants Par le jeu de rachats, de faillites et de redistributions (Sözeri, Kurban, 2012), les principaux médias (télévisions incluses) n échappent pas à la règle et sont désormais sous la coupe de ces mêmes corporations. Le seul groupe de média important alors relativement distant de l AKP, le groupe Doğan, est dans une position délicate et a dû subir les foudres de l administration fiscale en 2009 en payant une amende record de plusieurs milliards de livres turques. Levent Ünsaldı (2013) suggère que «l AKP s inscrit d emblée dans cette cristallisation d une religiosité peu militante et individualiste» mobilisant les références à l islam «pour instaurer un capitalisme moralisé, à mi-chemin entre le consumérisme et la morale». Dans cette interprétation, l individualisation des valeurs religieuses et morales de l islam politique porté par l AKP n est pas ou plus une fin en soi, mais elle est le support d un discours où l économique prime sur le culturel. L AKP importe dans l espace public les valeurs religieuses, tout en faisant porter sur l individu la responsabilité du suivi d une morale religieuse elle-même réinterprétée par le pouvoir. Plus loin, le même auteur voit ce programme néolibéral comme un moyen d affaiblir la société civile : «Sur le plan des droits sociaux, le modèle social se voulant respectueux des valeurs populaires (fondé en grande partie sur la zakat et le système de vakıf) a pour conséquence principale de marginaliser les syndicats, dénigrés et considérés comme sources de division (nifak) dans une société vertueuse».

160 L AKP ne mobilise pas uniquement les références religieuses dans sa quête de légitimation mais aussi d autres, liées à la période pré-kémaliste (c est-à-dire à la période ottomane). Cette rhétorique à double versant (historique et religieuse) caractérise ce qui a été décrit comme le tournant «néo-ottomaniste» par certains auteurs (Kaptan, Karanfil, 2013). En plaçant sur le même plan l Histoire et le religieux, la doctrine néo-ottomaniste réduit la première à des symboles (la figure idéalisée du Sultan Soliman, la date de la conquête d Istanbul par exemple), lui ôtant dans le même geste sa valeur objective. Comme le montre Levent Ünsaldı, l islam est en Turquie au «service minimal» : les références de l exécutif au champ religieux sont en fait une manière de reformuler une norme morale essentiellement orientée par le pouvoir politique et à son service. «Cet islam accrédité, estampillé fréquentable, ne peut plus, dès lors, placer ses résistances que dans l ordre du moral, faute de pouvoir élaborer une contrenormalité musulmane (tâche à laquelle s attelait tant bien que mal son aîné radical à travers la réactualisation de l utopie de l âge d or musulman). Insuffler un peu de vertu, de morale à ce système qu on juge immoral, mais qu on ne rejette plus : c est bien peu de chose, assurément, mais c est particulièrement révélateur du stade atteint par l islam politique en Turquie dans son évolution» (Ünsaldı, 2013, p. 185) 32 Cette transformation de l AKP rend finalement grâce au programme kémaliste des débuts de la République : le CHP, son principal adversaire politique, avait su «domestiquer» le religieux en l invisibilisant et en le sécularisant, alors que l AKP l a quant à lui exposé. Ces deux partis ont de la même manière relégué le religieux à une sphère privée surplombée par le politique. 33 Cette appropriation des institutions et du discours nationaliste nécessitent un équilibre fin entre le sécularisme résiduel et l affirmation d un islam politique : il s agit à la fois de recomposer une identité nationale donnant plus de force aux symboles religieux, de conserver les bases institutionnelles du kémalisme offrant au pouvoir sa légitimité et sa capacité d action, et de recomposer ou stabiliser un système politique axé autour de la personne de R. T. Erdoğan. Les structures que le kémalisme a su mettre en place pour permettre l existence d une «démocratie de parti unique» semblent satisfaire les ambitions de l ancien Premier Ministre conservateur, aujourd hui Président de la République. La rupture de l AKP est plus d ordre socio-économique grâce au remplacement de l ancienne élite industrielle séculariste par une nouvelle bourgeoisie anatolienne L AKP bâtit ainsi sur l héritage du kémalisme un régime néolibéral, tout en en conservant ou en en modifiant les institutions. Il le fait de telle manière qu il y préserve à la fois une forme de légitimation de son action par son respect (relatif) des institutions traditionnelles telles que la Justice et le Parlement, tout en prouvant sa différence avec l ancien régime par sa défense (relative) des valeurs musulmanes et des traditions. C est en cela qu il ne faut pas voir dans les évolutions récentes de la politique de l AKP et de la rhétorique de sa figure tutélaire R. T. Erdoğan la volonté de mettre en place un ordre moral à proprement parler, mais plutôt une transformation du mode de légitimation du rôle surplombant de la sphère politique sur l économie et le social, à travers une redéfinition du nationalisme et les interdits culturels.

161 159 Figure 1. Schématisation du système hiérarchique des impératifs de la production audiovisuelle et du régime de gouvernance de l AKP. 35 Autrement dit, la question de la régulation morale en Turquie est toute à la fois omniprésente - parce qu elle est inscrite dans un nationalisme historique - et inséparable de son contexte politique, idéologique et institutionnel. La production audiovisuelle n échappe pas à cet impératif moral, mais il faut bien prendre garde de le repositionner dans la hiérarchie des logiques propres au régime de gouvernance actuel de l AKP, soit dans l ordre : économique, idéologique, et systémique (fig. 1). 36 L islam de marché promu par l AKP repose sur cette hiérarchie de modes de régulations légitimes (institutionnels) ou moins légitimes au vu du droit (censure directe, coercition et ingérence). La morale y est donc plus qu une externalité du régime de production, plus qu une question qui pourrait être traitée sur un autre plan que celui de l économie des médias au sens le plus pécunier du terme. La morale est un élément systémique de l ensemble de l appareil de production et de contrôle des contenus médiatiques. La morale «officielle» est l expression d une idéologie en codes de conduite, et sa régulation (up-down ou individuelle) n en est que sa traduction pratique pour les agents concernés. Un marché libre et sans entraves morales? 37 La modernité et la légitimité que l AKP a su construire sur les bases institutionnelles et idéologiques du kémalisme montrent comment un mode de contrôle fort de la vie publique via la notion de morale peut tout à fait s insérer dans un marché économique libéralisé. L exemple de la régulation de la moralité des contenus audiovisuels turcs semble réfracter à l échelle nationale une composante centrale du mode de transnationalisation des contenus médiatiques et de son système marchand. Le processus de production de fictions dans un espace national reste en effet un environnement sous contraintes, et cette production dans un contexte national précède de fait la distribution de contenus à l échelle internationale : la Turquie produit en effet essentiellement depuis la Turquie, et étant donnée l histoire protectionniste de l audiovisuel turc et la limitiation de la part de capitaux étrangers les producteurs sont en grande majorité des turcs.

162 160 Transnationalisation des «valeurs», une question d échelles de régulation 38 La production audiovisuelle turque a su comme d autres formes d exportations de services financiers ou industriels intégrer un marché international largement libéralisé, non seulement en diversifiant sa clientèle (fig. 2), mais aussi en garantissant, maîtrisant, et protégeant ses particularismes culturels «officiels». Entre 2001 et 2013, les productions turques ont investi des marchés de «niche» (en Europe Centrale et en Asie Centrale, tracés en rouge) et conquis les marchés majoritairement de langue arabe par l intermédiaire de redistributeurs situés aux Émirats arabes unis (en vert). Figure 2. Exportations des séries turques entre 2001 et 2013 (cartographie : Julien Paris, 2014 ; sources : Kanal D, Calinos, ITV, Global Agency). 39 On peut s étonner d une telle couverture, les spécificités politiques et culturelles de tous les pays où sont diffusées les séries turques étant très variées. Un élément expliquant la fluidité de cette circulation est le mode d échange, le contrat, et son espace de réalisation. Les marchés internationaux des programmes audiovisuels sont des lieux physiques stratégiques (centres de congrès, hôtels) où on peut observer les vendeurs et les acheteurs se rencontrer pour échanger les droits de diffusion de tous types de formats. Les vendeurs présents provenant de pays différents, leurs catalogues présentent une multiplicité des contenus, offrant l apparence d une diversité de l offre. Il s opère donc sur ces marchés une sélection a posteriori parmi l offre disponible, les acheteurs étrangers devant évaluer la pertinence des produits turcs (par exemple) pour leurs propres publics cibles, mais aussi en fonction de critères économiques d audience et moraux réels ou supposés en vigueur dans les pays destinataires. La diversité apparente des productions culturelles échangées reste étroitement liée aux exigences morales des espaces nationaux de production et de diffusion. Un responsable du marché de contenus DISCOP 17 d Istanbul, rappelle que ce marché ciblait déjà à la base une région spécifique, laissée pour compte de l industrie hollywoodienne, ainsi que quelques règles élémentaires de ce commerce

163 161 transnational, où la quantité d heures de programmes constitue généralement le besoin principal des acheteurs, avant le critère qualitatif. «Un acheteur, il vient, il ne va pas vous faire un contrat pour deux heures de programme [ ] À moins d avoir de l or, mais c est rare d avoir le dernier James Bond, mais c est pas possible. Donc 1000 dollars de l heure - deux heures -, l acheteur, il ne va pas s asseoir parce qu il en a rien à foutre, ça ne lui résoud pas son problème de grille de trouver deux heures quand il a six mois fois vingt-quatre heures à programmer. Donc ils ont plutot intérêt à trouver des mecs avec qui ils peuvent bâtir des campagnes de promotion, fidéliser la clientèle, lancer un programme voilà. S ils veulent construire une case documentaire, ils savent que le fournisseur, il va leur livrer 200 heures de documentaire, et voilà, la case elle existe, elle est installée.». 40 Pour s assurer de pouvoir écouler leurs catalogues, les vendeurs présents sur le marché font les premiers à faire preuve d une forme d autocensure, ou du moins de prévention. Le même interlocuteur explique comment la sélection des participants présents sur un marché se déroule : «Je ne vais pas demander à mes vendeurs de contenus de poker d organiser des tournois de poker dans le salon [d Istanbul] pour faire de l animation. Donc on tient compte des sensibilités locales, c est sûr. Voilà, on ne va pas faire venir ces sociétés, ce n est pas la peine de les faire venir, elles ne viendront pas». En choisissant de participer ou non à un salon pour des raisons économiques, les vendeurs et les acheteurs légitiment ainsi les canons moraux des pays d accueil. Même les vendeurs adaptent de toute façon leurs propres catalogues en fonction des acheteurs qu ils prévoient de rencontrer, un même contenu pouvant être reçu de différentes manières comme l explique un distributeur de ITV-Intermedya (une société créée en 1991 dont le métier de distributeur de film s est peu à peu ouvert au marché de la distribution internationale de séries) : «Laissez-moi vous donner un exemple extrême. [ ] Par exemple, pour la même série quand je rencontre un client du Moyen-Orient, il me dit : oui c est une bonne série, mais il y a un peu trop d érotisme. Ce peut ne pas être approprié pour nous". Quand je montre la même série à mes clients mexicains ou d Amérique du Sud, ils me disent : Ce n est pas assez érotique». 41 Autrement dit, même dans un marché transnational très «dérégulé» comme l est le marché international de l audiovisuel, la prise en compte de normes morales réelles ou supposées reste un vecteur d auto-régulation des acteurs. Leur intégration dans la production d un contenu conditionne non seulement son devenir commercial dans le pays d origine, mais aussi plus largement son devenir potentiel à l échelle transnationale. Toutefois, si comme on l a vu la régulation qui s exerce sur la production dans l espace national est à la fois institutionnelle, politique et privée (interne à l entreprise et autorégulation), le mode de régulation qui prévaut à l échelle transnationale est essentiellement de l ordre de l auto-régulation des distributeurs, leur manière de s adapter à l avance aux «goûts» de leurs clients. 42 Ainsi faut-il rappeler que lors de toute circulation d un contenu, «le sens et la fonction d une œuvre étrangère sont déterminés au moins autant par le champ d accueil que par le champ d origine» (Bourdieu, 2002, p. 6). L échange contractuel d une série à des fins commerciales comme cela est le cas sur les marchés de contenus audiovisuels, ne peut donc s opérer qu à la condition que les champs d accueil (ici représenté par le client et son paysage audiovisuel cible) et d origine (représenté par le vendeur) à défaut de se comprendre s entendent au moins tacitement sur le fait qu ils sont potentiellement «moralement» compatibles. Le phénomène de régionalisation de l espace transnational

164 162 où circulent les séries turques possède donc plusieurs explications : tout d abord, un champ de production relativement homogène (stéréotypes des histoires, public visé très large, valeurs morales communes depuis les producteurs jusqu aux diffuseurs) ; ensuite, un champ de distribution les marchés de contenus ciblant historiquement une région particulière, et des relations contractualisées vendeur-client, où chacun présuppose à l avance des goûts et interdits de son interlocuteur ; enfin, un champ d accueil possédant des similarités culturelles (langue arabe, culture religieuse, histoire ottomane partagée) ainsi qu un contexte historique et politique particulier (déclin de l industrie audiovisuelle dans certains États au profit d autres), point qu il nous sera impossible de développer ici convenablement vu la diversité des pays concernés et de leurs relations culturelles, commerciales et diplomatiques avec la Turquie. 43 L exemple de la Turquie enseigne néanmoins en quoi une morale nationale «officielle» peut hériter et/ou se distinguer des canons religieux avant de s inscrire dans la Loi, mais qu elle est plus largement une question d «inconscient» culturel national dont il faut considérer le rôle dans l écriture du récit national. La morale sert alors de facteur commun, jetant un pont entre d un côté les valeurs républicaines et l idéologie en vigueur, et les valeurs religieuses de l autre. En préexistant à toute forme de pratique professionnelle individuelle, la morale est une composante incontournable et structurelle de l économie des industries culturelles dès l échelle nationale, c est-à-dire bien en amont de toute circulation internationale. 44 En repensant le marché transnational des biens médiatiques à l aune de cette réflexion, on peut dès lors se demander en quoi l idée du «marché libre et sans entrave» ne s affranchit pas de la régulation dans tous les domaines. Le marché transnational des médias suppose en effet une délégation de la régulation des questions culturelles notamment via la régulation des questions morales à l échelle nationale. En d autres termes, penser la transnationalisation des contenus médiatiques impose de repenser la place et le rôle des pouvoirs nationaux en place permettant leur circulation. Économie politique et morale des médias 45 Dans un article critique sur les théories de la mondialisation culturelle, Tristan Mattelart (2008) souligne que l oubli de l économie politique des médias, c est-à-dire l étude des rapports de force dans les processus de production, produit des effets théoriques pervers expliquant que «les théories de la mondialisation culturelle pensent les effets de l internationalisation des médias sans penser les processus d internationalisation des médias!». Cette critique prend tout son sens dans le cas de la production audiovisuelle turque. Celle-ci a su à partir des années 2000 conquérir une position dans le marché transnational de l audiovisuel, tout en conservant un système de valeurs morales réelles ou supposées extrêmement contraignant vis-à-vis des producteurs en amont. Cette étude de cas montre ainsi comment la mondialisation culturelle plurielle théorisée par les cultural studies ne s affranchit pas des logiques de domination mais qu elle les relègue à des acteurs localisés, dans des modes de contrôle plus discrets, voire indiscernables si l on se cantonne à la seule étude des marchés internationaux ou à la réception des contenus. 46 La concentration industrielle dans le secteur des médias turcs qui est un phénomène global (Bouquillion, Combes, 2007) par ailleurs est aussi une monopolisation du pouvoir de régulation morale par le politique via ses institutions. L intérêt du cas de la Turquie pour les analyses de la mondialisation culturelle est qu il nous enseigne comment la

165 163 monopolisation industrielle se double d une invisibilisation et d une individualisation des processus de censure. La censure et l autocensure tendent à devenir plus «diffuses», du fait de la concentration financière des groupes médias ou d une homogénéisation des points de vue des agents (Duval, 2004). Si on peut également retrouver ce type de processus à des degrés divers dans des pays occidentaux comme le montre l exemple du CSA en France (Méon, 2005), ou l évolution du code Hays aux États-Unis vers l autorégulation des agents (Grieveson, 2004) la Turquie montre en comparaison une continuité historique et une monopolisation de la régulation des questions morales par le politique, toutes deux exacerbées. Ainsi l exemple turc nous rappelle-t-il malgré tous ses particularismes à quel point la censure et l autocensure sont des constantes à tous les niveaux du système de production des industries culturelles. 47 Considérer le facteur religieux dans les productions culturelles du Moyen-Orient et du Maghreb comme un facteur d influence central ferait oublier que des modes de régulation et d autorégulation morales puissent aussi être à l œuvre dans les processus de production médiatique en Europe ou aux États-Unis. Cette remarque incite non pas à nier le facteur moral mais, à l inverse, à le rechercher aussi dans les systèmes de production occidentaux : d abord en s intéressant aux institutions définissant et contrôlant les écarts à la morale «officielle», puis à interpréter de quelle idéologie elle découle historiquement. L étude des «enjeux symboliques des échanges économiques» 18, qui sont au cœur des théories des industries culturelles, pourrait ainsi s enrichir, soit dans le développement de nouveaux travaux empiriques élargis à de nouveaux territoires où la question religieuse ou morale est centrale, soit dans la reformulation de recherches de terrains déjà réalisées en fonction du critère religieux ou moral. La portée critique et générale des théories des industries culturelles ne peut ainsi que se renouveler dans la recherche de la part cachée ou discrète jouée par ce facteur culturel presque universel qu est la morale et par extension des valeurs religieuses dans le cycle de production et de régulation des contenus culturels occidentaux, et enfin dans les marchés sur lesquels ils s échangent. BIBLIOGRAPHIE BAISNÉE, O., MARCHETTI, D., «Euronews, un laboratoire de la production de l information européenne», Cultures et Conflits, n 39, 2000, p [en ligne] URL : conflits.revues.org/283 [consulté le 3 octobre 2016]. BAYDAR, Y., «Turkey s media : a polluted landscape», Index on Censorship. The multipolar challenge to free expression, n 42, 2013, Norwich, Sage, p [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. BAZIN, M., TAPIA, S. (de), La Turquie : géographie d une puissance émergente, Paris, Armand Colin, 2012.

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169 Remarquons cependant qu à la différence du CSA en France, la composition du RTÜK reflète la majorité gouvernementale car ses membres sont choisis à l Assemblée en fonction du nombre de sièges obtenus par les différents partis. 9. La presse s'est fait l écho de nombreuses pressions subies par les journalistes, notamment lors de l affaire des écoutes en janvier 2014 qui a révélé la tenue de nombreuses conversations entre R. T. Erdoğan et des responsables d organes de presse : le lendemain des critiques portées par le Premier ministre de l époque contre le groupe Doğan en août 2014, l éditeur en chef du quotidien populaire Hürriyet donnait sa démission ; les appels téléphoniques réguliers d Erdoğan à Mehmet Fatih Saraç, alors membre exécutif du groupe Çiner Media et propriétaire d Habertürk TV, en lui ordonnant expressément d ôter du journal des reportages sur le leader du MHP, parti d extrême droite ; ou encore un appel au magnat Yıldırım Demirören, propriétaire du quotidien de grande diffusion Milliyet, visant directement les auteurs et l éditeur en chef d un article sur le leader de l organisation politique kurde PKK. 10. Les exemples de critiques relayées dans les médias de la part de membres du gouvernement ou du RTÜK envers le contenu de certaines séries turques sont pléthore : envers le personnage du sultan Süleyman (dépeint dans une série populaire) accusé de passer plus de temps dans son harem qu à cheval, la longueur des scènes de baisers ou des scènes à caractère sexuel, la présence d une statuette de bronze aux formes féminines trop affirmées 11. À titre d exemples : sur le cinéma, D. K. Mutlu, Z. Köçer, 2012 ; sur le nationalisme turc, U. Özkırımlı, P. Uyan-Semerci, 2011 ; sur le lien entre religion et nationalisme, F. Kentel, Le terme «alévis» dérivant du nom d Ali, neveu et gendre du Prophète désigne des populations musulmanes pratiquant un islam hétérodoxe issu du chiisme. Leur pratique du culte est donc différente de la pratique sunnite, mais possède aussi des caractéristiques propres qui ne permettent pas de l assimiler au chiisme non plus. Pour une analyse complète de l alévisme et de ses formes multiples en Turquie et ailleurs, se reporter à l ouvrage d Élise Massicard (2005). 13. Par exemple, la forte croissance démographique dans les grandes métropoles suite à l exode rural, les coups d État successifs, la vague de libéralisation des années 1990, jusqu à la montée en puissance du religieux avec le parti Refah et son accession à la sphère publique. 14. L immobilier est un secteur particulièrement représentatif de ces logiques népotiques, la plupart des opérations de transformations urbaines de grande envergure étant en effet souvent fléchées pour être réalisées par des corporations liées au pouvoir (Pérouse, 2014). 15. Par exemple, Berat Albayrak, directeur général de Çalık Holding, un des principaux conglomérats industriels turc (présent dans le secteur des télécoms, des médias, de la finance, de l énergie, de la construction ), est le gendre de R. T. Erdoğan. Celui-ci a démissionné de son poste lorsqu'il est entré enpolitique. Il est ministre de l'énergie et des ressources naturelles depuis le 24 novembre Bien que la proximité du monde de l industrie avec le pouvoir ne soit pas non plus une originalité propre à l AKP (Elmas et Kurban, 2011, p ). 17. L acronyme DISCOP signifiait originellement Discount Programs. Ce marché, créé en 1991, avait pour but de revendre dans les pays de l Est et des Balkans des catalogues (les «invendus» et «fin de séries») qui pouvaient être rachetés à Hollywood à des prix suffisamment bas pour pouvoir être rachetés par des pays économiquement faibles. 18. Titre du dossier n 10 de la Revue Française de Socio-Economie coordonné par Julien Duval et Marie-France Garcia-Parpet en 2012.

170 168 Chapitre 9. Al Jazeera, production documentaire et «identité arabe» Emergence et enjeux d une industrie documentaire dans le monde arabe Michel Tabet 1 L industrie du film documentaire connaît, depuis le milieu des années 1990, des transformations induites par le développement des technologies numériques. De nouvelles formes et de nouveaux formats ont ainsi pris leur essor sous l impulsion, entre autres, de la téléréalité ou, plus récemment, de la vidéo en ligne (Corner, Rosenthal, 2005). Parallèlement à ces mutations techniques et esthétiques, émergent aussi de nouveaux centres de production qui accentuent la dimension globale de ce marché. Le monde arabe offre, de ce point de vue, un site d observation privilégié pour rendre compte de ces transformations. La production documentaire en langue arabe, relativement faible jusqu aux années 2000, y a longtemps été partagée entre les films de propagande, financés et encadrés par les États ou les organisations politiques, et le cinéma de création, un genre promu et soutenu par des bailleurs indépendants ou occidentaux. L émergence de fonds venus essentiellement des télévisions des pays du Golfe et de festivals arabes à partir de 2005 bouleverse cette équation, le rôle prépondérant des «arabités numériques» (Gonzalez-Quijano, 2012) dans les «printemps arabes», puis la guerre civile en Syrie (Boëx, 2012) consacrant à leur façon le rôle de la vidéo documentaire dans le paysage culturel arabophone. 2 Si plusieurs facteurs participent ainsi à l émergence d une dynamique documentaire dans le monde arabe, cette dernière ne se définit pas moins par son caractère protéiforme. On y décèle, comme le souligne Naomi Sakr (2007) à propos des télévisions satellitaires dans cette zone, une rivalité entre différents types de patronages : sociétés privées contre sociétés publiques, États-Nations contre acteurs régionaux, médias internationaux contre médias locaux. Pour ce qui concerne le documentaire, la dichotomie entre production télévisuelle et production indépendante, classique en Europe depuis les années 1970, et plus récemment le processus d individualisation de la production, s ajoutent à ces antagonismes, invitant l observateur à questionner les choix stylistiques, esthétiques et formels que mobilisent les différents producteurs de cette «arabité» documentaire.

171 169 3 De façon plus concrète, si l essentiel des productions arabes visibles sur les écrans européens comme dans la littérature critique et cinématographique relèvent du documentaire de création, son alter-ego télévisuel n en occupe pas moins une place importante dans l économie politique et symbolique de ce marché émergent. Mais bien que les investisseurs dans le champ du film d auteur semblent plus nombreux et plus divers, un seul occupe pour l instant une position prédominante dans la production télévisuelle en langue arabe, le groupe Al Jazeera avec sa chaîne thématique Al Jazeera Documentaire. Son influence paraît d autant plus déterminante qu il cherche à diffuser des documentaires à une échelle beaucoup plus large que le cercle des festivals, des amateurs et des cinéphiles. Sa contribution à la structuration commerciale et formelle du documentaire arabe contemporain est décisive dans la mesure où ses investissements concourent au développement d un réseau de prestataires couvrant l ensemble du monde arabe, professionnels qui partagent désormais des habitudes, des représentations et une culture. 4 Par-delà cet enjeu particulier au monde du documentaire, se pose celui de la représentation d une aire culturelle particulière au sein de la circulation globalisée des produits médiatiques. Du point de vue de l anthropologie des médias, ces représentations documentaires qui se présentent comme les expressions autochtones d une aire culturelle soulèvent plusieurs questions, à commencer par celle de l articulation entre l épistémologie réaliste du discours documentaire et la dimension imaginaire des mediascapes (paysages médiatiques) auxquels ils participent, ces espaces qui constituent, dans la terminologie d Arjun Appadurai, des répertoires d images et de récits pour des publics disséminés à travers le monde à qui ils offrent des scénarii et des modèles de vie (Appadurai, 2005). La particularité du documentaire, considéré sous cet angle, est de construire ces modèles non plus selon le mode de l imagination fictionnelle mais sous celui d un discours de vérité mêlant un registre identitaire (vérité sur soi) et un registre positiviste (vérité des faits, vérité des images). Ainsi, au-delà des mutations techniques et économiques qui structurent la globalisation documentaire, le cas d Al Jazeera, comme d autres à travers le monde, révèle aussi une inflexion dans le discours documentaire classique (Nichols, 1991), à savoir un croisement entre discours mythologique, au sens que Roland Barthes accordait à certaines représentations de la société de consommation (Barthes, 1957), et discours rationnel. Al Jazeera documentaire et la genèse d un marché en langue arabe 5 Al Jazeera documentaire est une chaîne de télévision satellitaire qui diffuse des programmes documentaires en langue arabe, 24 heures sur 24 tout au long de l année. Si elle commence à émettre le 1 er janvier 2007, sa genèse remonte à 2003, année où le groupe Al Jazeera se restructure en bouquet dans un contexte médiatique arabe hautement concurrentiel (Guaaybess, 2011). Si elle a été conçue comme un simple canal de diffusion, ses cadres se sont employés, entre 2003 et 2006, à acheter des programmes sur le marché international. Sans ligne éditoriale établie, les choix ont été guidés pour l essentiel par des principes de respect de la supposée «sensibilité» des «publics arabes». L essentiel des programmes acquis étaient composés de documentaires animaliers, historiques ou de tourisme que l on se contentait de traduire en arabe.

172 170 6 Ainsi, au moment de son lancement, la chaîne ressemblait à un patchwork de films sans liens les uns avec les autres. Ses responsables ont rapidement conclu qu il leur fallait à la fois produire eux-mêmes des films et proposer des documentaires traitant de sujets susceptibles d intéresser un public arabophone. Il faut dire qu Al Jazeera Documentaire n est pas seule sur le segment de la diffusion de programmes documentaires en langue arabe. Discovery Channel, le premier groupe de diffusion mondial de films et émissions documentaires, dispose d une chaîne arabe depuis 1999 qui rencontre un certain succès. En 2009, la National Geographic commence elle aussi à émettre à Abu Dhabi. Afin de devenir «la» chaîne du documentaire dans le monde arabe, Al Jazeera Documentaire doit produire des films et ne pas se contenter de les traduire. Mais pour y parvenir, deux obstacles se dressent alors sur son chemin : le premier, selon les mots mêmes du directeur de la chaîne 1, est l absence de culture documentaire dans le monde arabe, c està-dire d un public s intéressant à ce type de productions ; le second est l absence d une industrie capable de fournir un nombre suffisamment important de films. S il existe une industrie audiovisuelle arabe performante et développée, il lui manque l expérience et la spécialisation dans la production et la réalisation de programmes documentaires. 7 C est à ce niveau que la force de frappe d un groupe comme Al Jazeera se révèle : il n y a pas de marché, il n y a pas d industrie, c est-à-dire qu il faudra les construire soi-même. Sous l impulsion de son directeur Ahmad Mahfoudh Nouh, un réalisateur-producteur diplômé de l académie égyptienne de cinéma, nommé en 2008 à la tête de la chaîne, Al Jazeera documentaire s engage dans une politique volontariste de production, de diffusion et d accompagnement du film documentaire. Ancien directeur du pôle de l opéra du Caire, ayant participé à de nombreuses productions pour la télévision égyptienne et assuré des formations au cinéma documentaire dans différents pays arabes, il dote la chaîne d un réseau de prestataires qui lui permettent d augmenter ses productions. Si elle n avait produit en 2006 que 47 films, principalement des reportages de 25 minutes presque tous consacrés au cinéma dans le monde arabe ou bien à des portraits de cinéastes, Al Jazeera documentaire présente en 2008 plus 150 films, dont de nombreux «52 minutes». Elle franchit en 2012 la barre des 250 films par an, croissance qui ne cesse de se poursuivre depuis, avec pour objectif la diffusion d environ 50 % de films autoproduits dans les années à venir. 8 Parallèlement à ces investissements dans la production, la chaîne s implique à d autres niveaux de l industrie, en sponsorisant des festivals, des événements et des formations dans le monde arabe. Son ambition de contribuer au développement de la critique et de la théorie documentaires se manifeste surtout à travers son site internet, pour partie consacré à sa grille et pour partie au cinéma, ainsi que par la publication d une revue mensuelle dédiée à l étude et à l analyse des films. Cette initiative montre que les responsables d Al Jazeera Documentaire conçoivent leur chaîne comme un projet culturel censé contribuer à une meilleure connaissance de ce type de programme dans le monde arabe. Organisation et fonctionnement de la chaîne au service d une nouvelle stratégie 9 Al Jazeera Documentaire est une organisation qui repose sur trois pôles d activités : le service des acquisitions, le service des productions ainsi que le service d information,

173 171 composé d un site internet et d une revue critique. Le premier service regroupe une dizaine de personnes qui visionnent quotidiennement, à raison de cinq heures par jour, des programmes qui viennent du monde entier. Ils doivent repérer des films dans les festivals et dans les catalogues des distributeurs et des producteurs internationaux ainsi que sur les marchés du film documentaire, comme La Rochelle ou le MIPDOC à Cannes. Chaque produit est visionné pour en contrôler la qualité technique et esthétique, vérifier s il y a des passages pouvant heurter la sensibilité d un public considéré comme «conservateur». Les films sélectionnés le sont dans leur intégralité. Si des séquences problématiques existent, les contrôleurs d Al Jazeera ne coupent pas les films et ne les achètent pas. Chaque acquisition fait ensuite l objet d un référencement dans une fiche descriptive au sein de laquelle l examinateur la décrit et explique ses choix. Une fois que le film est retenu, il est acheté, puis envoyé à un sous-traitant pour réaliser le sous-titrage et/ou le doublage, et enfin mis en conformité avec les normes graphiques et techniques de la chaîne. Cette partie du travail et de la programmation vise autant à remplir la grille qu à proposer au public des productions lui permettant de découvrir le reste du monde. Pour Ahmad Mahfoudh Nouh, il ne s agit pas seulement de montrer la diversité des cultures humaines et des pratiques documentaires mais de contribuer à la restauration d une certaine fierté : «Je ne cherche pas à dire à mon public qu il est barbare ou sous développé, mais que si les autres ont une culture, lui aussi à une culture dont il peut être fier et à travers laquelle il peut dialoguer avec les autres» Le pôle de la production est, quant à lui, composé de six personnes. Elles accompagnent les films que la chaîne développe, de l élaboration de l idée jusqu à leur vente sur le marché international. Ce groupe est au cœur du réseau régional d Al Jazeera Documentaire et c est lui qui fixe la ligne éditoriale selon deux grandes perspectives : d une part, une ligne de programmation s échelonnant sur trois ans, de manière à fixer les priorités et établir un calendrier des événements qui pourraient donner lieu à des films, d autre part, un suivi quotidien, permettant d accompagner les développements de l actualité et d étudier les propositions émanant des producteurs et des réalisateurs. 11 Jusqu en 2013, la stratégie de production d Al Jazeera Documentaire était relativement souple. Il s agissait surtout, selon Mohamed Belhaj, l un de ses principaux directeurs de production, de mettre en chantier un grand nombre de films dans l objectif d établir un certain équilibre avec les programmes achetés, qui constituent 70 % de la grille, l objectif dans les années à venir étant d augmenter la part des films autoproduits à 50 % 3. Une priorité a toutefois été donnée aux réalités des pays arabes et des pays du Sud, Al Jazeera cherchant ainsi à se faire l écho de leurs préoccupations, de les faire connaître et de «leur donner la parole» Cette politique de production connaît une inflexion dans le cadre d une nouvelle stratégie, intitulée strands et annoncée au cours du festival d Al Jazeera en Elle vise à clarifier la production et à rendre la grille de diffusion plus intelligible. Si jusqu à cette date il y avait bien des catégories classificatoires qui structuraient la production et la programmation, elles n étaient pas clairement explicitées à l antenne. La politique des strands, que l on pourrait traduire par thèmes ou centres d intérêt, vise à combler ces lacunes et à établir une jonction plus forte entre les cases de diffusion et les projets de production et de coproduction. 13 Les strands ont ainsi vocation à devenir des rendez-vous réguliers permettant de présenter des films et des séries, liés entre eux par la forme, le contenu ou la durée. Il s agit de rendre la grille de diffusion lisible pour le spectateur, c est-à-dire de l organiser

174 172 en créant des rendez-vous hebdomadaires, mais aussi de faciliter le travail des producteurs en clarifiant les attentes de la chaîne, en les incitant à proposer des idées et des projets beaucoup plus précis. Il s agit enfin de favoriser la vente des programmes produits par Al Jazeera Documentaire sur le marché international. Cette politique des strands se décline selon une série de thèmes qui explicitent la vision qui anime les productions de la chaîne. Man Ana? (Qui suis-je?) : il s agit de sujets qui abordent la réalité arabe contemporaine, parlent de l identité arabe et font apparaître la valeur de l «homme arabe» et ses réalisations en exposant des histoires positives, des exemples de réussite humaine, artistique et culturelle. Al Adasa al-hurra (La caméra libre) : cette rubrique est relativement large. Elle comprend les films créatifs et conçus pour être diffusés dans des festivals, mais aussi des expérimentations d amateurs et des jeunes réalisateurs. Son existence témoigne de l envergure du projet documentaire d Al Jazeera puisqu elle ne semble pas vouloir se limiter à la production de films destinés à être vus sur ses antennes mais qu elle voudrait vouloir investir dans des documentaires de création. Min wahi al-shu ûb (Leçon que nous donnent les peuples) : il s agit de films et de séries d exploration qui emmènent le spectateur à la découverte d autres «cultures». Jusqu ici la politique de découverte s effectuait par le biais des acquisitions. Les producteurs d Al Jazeera veulent désormais envoyer des équipes aux quatre coins du monde pour rapporter des histoires et des images. Asil al-hikâyat (Les principes de l histoire) : elle regroupe des films traitant de grandes figures et de grands événements de l histoire. Al Jazeera en a déjà réalisé certains. On y décèle une certaine grandiloquence et un goût pour la reconstitution. Malafât ghâmidat (Dossiers obscurs) : la rubrique propose des films et des séries traitant d affaires non résolues, des crimes, des dossiers politiques, des affaires de corruption ou d espionnage traités sous la forme du documentaire d investigation. 14 Ces thèmes ne rompent pas avec les axes de production qui ont prévalu jusqu ici mais ils les clarifient. Ils permettent de déceler deux tendances de fond, qui manifestent une ambition assez large : s inscrire dans la logique de la production télévisuelle et investir le documentaire de création. 15 Toute la question est de savoir comment ces deux stratégies s articuleront l une à l autre à l avenir et quels vont être les moyens et les marges de manœuvres accordés à la création. Se réduira-t-elle à être le simple faire valoir d un projet largement orienté vers le divertissement ou permettra-t-il à Al Jazeera de produire de films résolument critiques qui n hésitent pas à questionner les sociétés arabes elles-mêmes? Car si l on décèle bien une volonté de parler de soi et d explorer les conditions d existence dans le monde arabe, c est le prisme de leur valorisation qui a été privilégié jusqu ici. Non qu il faille à tout prix insister sur les travers d une société, mais si le documentaire a vocation à questionner et bousculer des certitudes, un projet comme celui d Al Jazeera montrerait rapidement ses limites. C est d autant plus vrai que lorsqu on parcourt les écrits publiés sur son site internet et dans sa revue, le prisme critique est bien à l œuvre quand il s agit d interroger les formes du documentaire arabe contemporain.

175 173 Un processus de légitimation : le site internet et la revue en ligne 16 Le site internet d Al Jazeera est l une des plates-formes d information les plus actives sur le documentaire dans le monde arabe. On y décèle quatre axes éditoriaux : fournir des informations sur la programmation de la chaîne, sur le documentaire dans le monde arabe, sur le cinéma dans le monde et proposer des articles critiques. Le site est quotidiennement mis à jour. On trouve, sur sa page principale, le programme de la journée et des résumés des films diffusés. L internaute a aussi accès aux derniers articles et vidéos publiés dans les autres rubriques : «cinéma», «actualités», «nos films», «la revue». 17 La rubrique cinéma s adresse aux «amateurs éclairés» et aux professionnels de l audiovisuel. Elle propose des articles de fond sur des films, des événements ou des conférences liés au monde de l image, qu ils soient documentaires ou non. Une attention particulière y est accordée aux festivals régionaux et internationaux. On y lit des comptes rendus, des entretiens avec des réalisateurs, des critiques ou des producteurs. 18 Dans la rubrique «qui sommes-nous», Al Jazeera Documentaire se présente comme «une chaîne de télévision culturelle qui cherche à diffuser la culture documentaire dans les pays arabophones, à y soutenir les créateurs et producteurs, et à y créer une industrie. Elle cherche aussi à établir des liens et des passerelles entre les professionnels des pays arabophones et ceux du reste du monde» 5. Nous avons ainsi pu observer comment Al Jazeera documentaire, à travers ses activités et ses investissements dans les secteurs essentiels du film documentaire, s érige en acteur global et incontournable de l industrie régionale. 19 L objectif de cette démarche» est de mettre en place un média responsable qui serve l homme et diffuse une vision cultivée-civilisée du monde afin de favoriser les échanges entre les cultures et le dialogue entre les peuples et les civilisations» 6. «Al Jazeera se veut ainsi une fenêtre sur le monde à travers laquelle le public de langue arabe se regarde luimême et va à la rencontre de l autre. Ainsi le public arabe peut-il découvrir les autres cultures tout en préservant sa propre identité, sa propre culture et sa propre civilisation», explique encore le site 7. Cette remarque paraît essentielle car elle indique que le documentaire s inscrit ici dans le cadre d une valorisation non critique des sociétés arabes, qu elle s adresse de façon prioritaire à un public arabophone. 20 Le texte poursuit en disant que la politique éditoriale de la chaîne «s inscrit dans la continuité de celle du groupe Al Jazeera, une politique qui vise à promouvoir le respect de l humanité et des droits de l homme» 8. Concernant la langue, il est dit : «Étant donné qu Al Jazeera Documentaire est une chaîne de langue arabe, elle s adresse tout d abord à un public arabe et cherche à lui fournir un service de divertissement (tarfîh), qui respecte les valeurs humaines et culturelles du spectateur et soit en phase avec la déontologie journalistique» Ces quelques lignes directrices placent Al Jazeera Documentaire dans une logique de mise en relation entre des représentations locales d une localité, à savoir l arabité, et des dispositifs médiatiques globaux. Cette articulation est déterminante dans la compréhension de la fonction du documentaire et des représentations réalistes dans l économie mondiale des flux audiovisuels : s il s agit bien de valoriser et de réaliser une

176 174 forme d autochtonie, sa légitimation passe, dans ce cas, par une mise en relation avec des processus de reconnaissance et de légitimation internationaux. L entreprise d Al Jazeera Documentaire n a, en ce sens, de pertinence pour ceux qui y participent, que dans la mesure où elle parvient à obtenir la reconnaissance des acteurs légitimant la forme documentaire à l échelle internationale, c est-à-dire une présence sur les marchés, sur les festivals et une capacité de vendre, d acheter et de coproduire des programmes. 22 Ce projet d Al Jazeera Documentaire marque une véritable inflexion dans ce que l on pourrait nommer les valeurs documentaires traditionnelles telles qu elles sont définies par Bill Nichols (1991). Les années 1970 marquèrent le point culminant du documentaire critique. En effet, celui-ci a survécu tant bien que mal mais, après avoir été dominant, il accuse clairement le coup. Le discours des grands producteurs et diffuseurs globalisés est clairement un autre propos et favorise la mise en place d un autre type d images et de récits documentaires. 23 La revue documentaire offre également un panorama relativement précis de ces tensions entre les aspirations contradictoires de la chaîne. Publiée de façon annuelle, elle se présente comme une compilation d articles publiés chaque mois sur le site. Le premier numéro a été consacré à une tentative de définition critique du cinéma documentaire, le second aux enjeux pratiques et théoriques du film documentaire, le troisième à une tentative de fondation critique du cinéma documentaire dans le monde arabe, le quatrième aux «printemps» du documentaire, c est-à-dire au rôle de l image dans les révolutions arabes. Quatre éléments principaux ressortent des éditoriaux signés de la main du directeur de la chaîne. Une industrie documentaire ne peut se développer que si elle est accompagnée d un instrument critique. Al Jazeera est cette chaîne qui, tout en contribuant au développement du marché lui apporte ce complément réflexif nécessaire à son épanouissement. Documenter le monde arabe, c est montrer également ce qu il est, et c est contribuer à élaborer les archives de l avenir. Al Jazeera conçoit ainsi son travail comme une vaste encyclopédie du contemporain, qui a vocation à couvrir tous les aspects de la vie des populations arabes. À l occasion de la troisième publication, Ahmad Mahfoudh Nouh affirme, et c est la troisième caractérisation de la chaîne par elle-même, qu Al Jazeera Documentaire, au bout de cinq années d existence, n est plus seulement un média de diffusion de produits documentaires : «c est un projet culturel à l échelle de la nation arabe, un projet culturel qui participe à la culture arabe en tant que telle». Il ajoute que l objectif est désormais d accumuler de l expérience et de l expertise pour transformer cet objectif en termes qualitatifs. Enfin, pour les dirigeants de la chaîne, les «printemps arabes» sont le moment par excellence du documentaire dans le monde arabe. 24 L étude de cette revue introduit plus largement à l univers des références, des discussions et des polémiques qui animent le milieu du documentaire contemporain dans le monde arabe. Des films sont analysés, des réalisateurs sont présentés et des courants cinématographiques sont discutés. On y aborde l histoire générale du documentaire et, d article en article, se dessinent les contours d une contribution à l historiographie du film documentaire dans cette zone. Une grille de lecture s impose chez la plupart des rédacteurs parce que, jusqu ici, le documentaire arabe n a pas réussi à se développer ; seuls quelques réalisateurs, qui ont bénéficié du soutien d institutions européennes ou américaines, sont parvenus à en réaliser. 25 Le sentiment qui prévaut est donc celui d une tabula rasa à partir de laquelle tout reste à construire. Autrement dit, l époque actuelle est bien celle de la renaissance du

177 175 documentaire arabe, on peut même prétendre, comme le fait Ahmad Mahfoudh Nouh que c est l époque par excellence du documentaire dans le monde arabe : celle où il bénéficie de moyens accrus ainsi que d un contexte social et politique favorable à son épanouissement marqué, d une part, par les «printemps arabes» ces mouvements auraient favorisé l éclosion d une liberté d expression ainsi que l usage massif des images et des technologies de l information et de la communication 10 et, d autre part, une demande internationale de comprendre ce qui se passe dans cette région. 26 Malgré l engouement des rédacteurs pour ces «révolutions» et leur enthousiasme pour les différentes formes d expression visuelle qu elles ont occasionnées, une idée cruciale transparaît : les images des «révolutions» ont été des images-témoins qui ont accompagné et participé aux soulèvements. Elles se sont révélées des armes culturelles et symboliques de choix face aux machines de répression et aux armes des forces armées et policières. Cependant, les «printemps arabes», qui ont fait sauter le verrou de la censure et de la peur, ne se sont pas encore transformés en «printemps» du documentaire. Leurs images ont été réalisées dans l urgence, sans le recul nécessaire à la mise en perspective des événements auxquels elles ont pris part. On lit en filigrane l idée que, pour être documentaire, une image doit associer deux éléments : la fidélité au «réel» et la qualité du traitement, c est-à-dire la mise en œuvre d une perspective esthétique ou d un point de vue. Certaines productions parviennent à transposer la «révolution» dans le champ de la représentation audiovisuelle. Mais le sentiment qui prédomine chez les rédacteurs de la revue est que le récit des «printemps arabes» reste encore à faire. Pour le dire autrement, la prolifération des images et la multiplication des moyens d enregistrement apparaissent comme des éléments qui génèrent de l image mais qui n en construisent pas. Pour eux, la construction d un regard documentaire dépasse donc l enregistrement des faits et le discours de témoignage. Il suppose un point de vue d auteur, qui met le monde à distance. Ce point est précisément celui qui est le plus problématique pour une télévision comme Al Jazeera Documentaire qui semble associer une volonté de solvabilité commerciale et une vision plus créative du documentaire. La chaîne est aujourd hui travaillée par une indécision sur le ton qu elle voudrait assumer, ce qui la conduit à embrasser un horizon relativement vaste de formes et de formats. C est en ce sens que l on peut parler d un modèle en construction. 27 L enjeu apparaît d autant plus crucial que l image accède, en tout cas sous la plume de certains auteurs, à un statut culturel extrêmement valorisé. Ainsi pour Habib Nasry, directeur du festival de films documentaires de Khouribga au Maroc, elle tend à remplacer la poésie, qui fut le vecteur d expression principal des souffrances et des aspirations des «Arabes» (Nasry, 2013). Cette thèse reflète une position exemplaire de ce que nombre d acteurs et d observateurs attendent d un documentaire aujourd hui : exprimer plutôt que décrire, c est-à-dire montrer à soi comme aux autres ce que l on «est», témoigner de l atmosphère singulière de son propre environnement, souligner sa propre valeur, défendre sa cause et témoigner contre les injustices que l on subit. 28 Le plus essentiel demeure cependant que les commentateurs arabes discutent et se réfèrent surtout à des films et des exemples issus de la tradition occidentale. À côté des articles consacrés aux cinémas égyptiens, libanais ou palestiniens, ce sont donc les œuvres de Grierson, de Vertov, de Rouch ou, plus près de nous, de Michael Moore, qui sont mobilisées pour penser l image documentaire dans le monde arabe contemporain. Sous la plume de ces commentateurs, les frontières culturelles s estompent au profit d une vision transversale du documentaire. La ligne de la revue s articule ainsi autour de

178 176 deux préoccupations : contribuer à l émergence d un courant critique, et légitimer le film documentaire arabe en le rapprochant d écoles plus solides et mieux établies à travers le monde. Les trois images ci-dessous représentent un échantillon d une série d affiches de documentaires diffusés par Al Jazeera Documentaire et qui sont mises en lumière sur les murs des locaux de la chaîne basée à Doha. 1. Affiche d un film sur l histoire de la mosquée al-azhar au Caire, siège de l université du même nom. ( D. Marchetti, 8 janvier 2017).

179 Affiche qui promeut une série documentaire sur les récitants coraniques intitulée Aswât min al- Samâ (Des voix venues du ciel). ( D. Marchetti, 8 janvier 2017). 3. Affiche qui porte sur des chroniques de la révolution égyptienne (Yawmiyât al-thaourat al-masriyat). ( D. Marchetti, 8 janvier 2017).

180 Cette affiche de la chaîne Al Jazeera Documentaire qui figure à proximité des bâtiments des différentes structures du réseau d Al Jazeera (Al Jazeera Arabic, Al Jazeera English, Al Jazeera Documentarie, Al Jazeera Musbasher), valorise une grande production sur l histoire des croisades. ( D. Marchetti, 8 janvier 2017). Les productions d Al Jazeera documentaire, une prédominance du Machreq arabe Le catalogue 29 Une analyse des données contenues dans le catalogue des productions d Al Jazeera Documentaire 11 permet d établir l intérêt privilégié de la chaîne pour les questions d histoire et de société, ainsi que pour les portraits des grandes personnalités. Ainsi la rubrique Culture comporte-elle 141 films, la Politique 127, l Homme 127, Personnalités 86. S ensuivent la rubrique Société avec 77 films, les Arts 78 et la Religion Pour prendre l exemple de la religion, cette question n est pas abordée selon le directeur de la chaîne du point de vue des croyants mais elle est appréhendée comme un fait culturel, une tradition à laquelle les Arabes sont attachés. L islam est ainsi loin d être la seule religion représentée dans ces productions et, quand elle l est, ce n est jamais sous un angle prosélyte. Pour autant, cette religion n est jamais non plus critiquée et elle est plutôt appréhendée sous un angle positif, voire émotionnel. Pour Ahmad Mahfoudh Nouh, ce traitement tient au fait que l islam est considéré par les responsables de la chaîne comme un élément important de la culture et de l identité des Arabes : «ce n est pas le seul, mais il est tout de même important» Toutefois, s il y a un respect du religieux qui se manifeste à travers les films d Al Jazeera Documentaire, c est moins celui de l islam que celui plus général du fait religieux, dans sa pluralité et sa diversité. Selon Ahmad Mahfoudh Nouh, il s agit de parler du religieux dans une perspective culturelle, c est-à-dire d évoquer un courant en s intéressant à son organisation sociale, à ses rituels et ses traditions. Ainsi la série, Aswât min al-samâ (Des voix du ciel), qui propose des portraits de grandes figures de la récitation coranique, s intéresse à la façon dont ces récitants pratiquent leur art, à leur biographie et à la transmission d un savoir-faire et d une pratique esthétique. Une autre série, Almujatama ât al-dîniyyat (Les sociétés religieuses), témoigne de ce traitement social et culturel

181 179 du fait religieux. Ses quatorze épisodes sont consacrés à différentes religions à travers le monde, toutes les communautés chrétiennes du Moyen-Orient, les Chiites, mais aussi les Bouddhistes, les Hindous et les Zoroastriens. Les films d une durée de cinquante-deux minutes se développent selon trois lignes narratives complémentaires : une ligne d exposition à travers laquelle une voix off et des entretiens avec des spécialistes fournissent des éléments d explication historiques, sociologiques et liturgiques ; une autre reflète la parole officielle à partir d entretiens avec des clercs et des responsables de la communauté ; une ligne personnelle et individuelle repose sur des portraits de fidèles dans leur vie quotidienne. 32 Cette narration qui tend à l objectivité laisse transparaître, dans certains films, la tonalité «arabiste» de la chaîne. Un exemple dans un documentaire consacré aux chrétiens d Orient 13 est très révélateur à cet égard. Toutes les communautés chrétiennes y sont présentées mais le cœur du propos est le lien entre arabité et christianisme. Le projet présente les différentes églises d Orient et met peu à peu en évidence l enracinement du Christianisme dans la culture et dans la civilisation arabe. Moussa al-asrai, l un des chercheurs en sciences des religions qui intervient dans le film, affirme ainsi : «Le message chrétien est un message oriental, qui est né et s est développé en Galilée». À quoi l archimandrite Christophoros Attalah, représentant du patriarcat grec orthodoxe dans le nord du Jourdain ajoute : «Cette filiation arabe est attestée par les évangiles euxmêmes. Ce sont donc les arabes chrétiens qui ont diffusé le message à toutes les nations». Ces affirmations permettent de prouver le lien des Chrétiens à la région, c est-à-dire à leurs compatriotes musulmans. Elles permettent aussi de souligner la valeur positive de la «culture arabe», en insistant sur les «dons» qu elle a pu faire à l humanité et sur les réalisations de ses figures les plus importantes. Une vision performative de l «arabité» contemporaine 33 De fait, en parcourant un certain nombre de productions d Al Jazeera Documentaire traitant de l «identité» et de la «culture» arabes, émerge une vision «performative» de l «arabité». Qu il s agisse d un simple réfugié palestinien, d un personnage historique comme Muhammad Ali, fondateur de l Égypte moderne, ou d un émigré algérien en France, toutes ces personnalités partagent une même capacité à relever les défis, à défendre leur identité, à se découvrir et à s accomplir. Le premier film produit par la chaîne, un portrait du cinéaste syrien, M. Mustapha al-akkad qui réalisa, entre autres, Le Message avec Anthony Quinn, est emblématique. Celui-ci retrace la vie du cinéaste, de sa naissance à Alep à son assassinat en Jordanie dans un attentat suicide en Il dresse le portrait d un homme qui a maîtrisé les codes de la société occidentale tout en restant fidèle à ses «racines arabes», un cinéaste qui a réalisé de grands films et dont toute la vocation a été de jeter des ponts entre les deux cultures, comme il le dit lui-même dans un entretien placé au début du documentaire : «En tant que musulman vivant en Occident, j ai toujours senti que c était mon devoir de dire la vérité sur l islam». Mustapha al-akkad, tel que le décrit le film, est un pur génie qui a senti l appel du cinéma dès sa plus tendre enfance et qui a traversé l océan pour faire ses études à Hollywood. Personnalité déterminée, il a travaillé pour payer son billet d avion pour les États-Unis et puis ses études en Californie. À UCLA, il continue à vivre de petits boulots et son lien avec la culture arabe, se maintient à travers l association des étudiants arabes du campus dont il est l un des principaux animateurs. Il se fraye ensuite un chemin dans les milieux du cinéma avec cette ambition qui ne le quittera jamais, faire un film sur le prophète de

182 180 l islam afin de le faire connaître à l Occident. Après ses études, Akkad s installe à Beyrouth et parvient à lever des fonds koweitiens et marocains, et amorce des discussions avec toutes les grandes institutions représentatives de l islam à travers le monde pour valider son scénario et son traitement de la vie du prophète. Mais l incompréhension des autorités religieuses saoudiennes compromet le tournage. Le roi Hassan II l accueille au Maroc et ses équipes y reconstituent la Mecque. Le dispositif très particulier de cette œuvre consiste à suivre le prophète sans jamais le voir. Ce sont les regards des autres qui évoquent sa présence ainsi que certaines scènes filmées en caméra subjective. Autre élément marquant de la démesure du projet, la mobilisation de deux équipes de comédiens, l une pour la version arabe et l autre pour la version anglaise. À la tête d une équipe de 1000 personnes, Akkad ira jusqu au bout, malgré les pressions qui l obligent à démonter son décor marocain pour le reconstituer en Libye. L un de ses amis affirme ainsi que son perfectionnisme, son professionnalisme et son sens du leadership lui ont permis «lui l arabe et le musulman, de se faire respecter de tous et de relever tous les défis». Cette remarque illustre parfaitement ce qui caractérise l entreprise documentaire telle que les dirigeants de la chaîne spécialisée d Al Jazeera la conçoivent et la mettent en œuvre, à savoir proposer des exemples et des modèles pour le public arabe, des histoires qui attestent de leur génie créateur. Le point de vue documentaire arabe, dans ce cas précis, documente la réalité arabe en orientant les projecteurs sur des valeurs de communication, de travail et de tolérance. 34 Le titre de ce documentaire, Le message se poursuivra-t-il?, paraît tout aussi significatif, d autant plus qu il s agit de la première production d Al Jazeera Documentaire. On peut considérer que les valeurs qu Al Jazeera identifie dans la personne de Mustapha Akkad ne sont que les projections de ses propres aspirations. La question soulevée dans le titre a donc bien une réponse implicite : le message, c est-à-dire la démonstration que les Arabes sont en mesure d accomplir de grandes œuvres culturelles, se poursuit, entre autres, dans les travaux de la chaîne. 35 D une certaine façon, Al Jazeera cherche à se placer en ce lieu précis dans lequel elle montre que Mustapha Akkad s est placé : la capacité à réaliser ses ambitions et la volonté de tenir un rôle dans la renaissance culturelle du monde arabe. Cette aspiration se retrouve d ailleurs dans de nombreux autres films. Il s agit dans le cas d Al Jazeera Documentaire, de montrer que les Arabes sont eux-mêmes capables de réaliser de grands films et de prendre en charge leur propre image. On peut même parler, quand on replace cette ambition dans le cadre des activités documentaire de l ensemble du réseau d Al Jazeera, que nous avons affaire à un projet médiatique néo-pharaonique, quelque chose qui relève avant tout de l idée de performance, au sens de la réalisation et de l accomplissement de soi dans de grandes entreprises. Identité et performance 36 Le lien entre identité et performance renvoie tout d abord à l idée d une production de soi : l identité est en mouvement, il faut donc lui proposer des horizons, des modèles et des exemples. Ici l image documentaire, comme les mots chez Austin (Austin, 1970), n a pas seulement de valeur constative mais elle produit quelque chose, non pas un acte, mais un désir, voire une utopie. Sa performativité ne provient donc pas du fait qu elle accomplit une action mais parce que sa réalisation elle-même est une action, voire une prise de position, au sens stratégique. Dans le cas de la prise en main de leur propre image

183 181 par les acteurs médiatiques dans le monde arabe, cette réalisation est donc performative en ce sens qu elle participe d une entreprise prométhéenne qui manifeste la maîtrise d un processus de représentation qui fut longtemps le privilège de l Amérique et de l Europe. Autrement dit, par-delà l «identité arabe», c est bien la performance comme identité qui est mise en avant dans un geste qui inscrit le documentaire arabe dans le trafic mondial global, c est-à-dire dans un processus d exploration multilatéral du monde qui fait suite à ce que Peter Sloterdijk (2006) a nommé la deuxième globalisation, caractérisée par l exploration unilatérale du globe par les Européens. L idée de performativité se manifeste aussi dans l étendue des secteurs qu Al Jazeera Documentaire investit. Nous avons vu comment elle se concevait à la fois comme un diffuseur, un producteur mais aussi comme un animateur de la vie intellectuelle, à travers sa revue et son site internet. Elle soutient aussi un certain nombre de festivals et d événements liés au cinéma documentaire dans l espace arabe. 37 L autre aspect décisif de cette performativité, est la mise en place de ce que j appellerai un dispositif d exploration arabe du monde. Si l espace arabe constitue le cœur de la programmation et de la production, d autres aires géographiques sont aussi traitées. Je prendrai, à titre d exemple, la rubrique «Humanités» du catalogue d Al Jazeera Documentaire, qui comporte 107 films. Certains d entre eux font partie de séries, d autres sont des films autonomes (indépendants, mustaqil, dans la terminologie adoptée par la chaîne). Parmi ces films et ces séries, Chahadât dod al-insâniyat, (Actes contre l humanité) comporte 16 épisodes d environ une demi-heure chacun. Ces films-témoins enquêtent sur des abus des droits de l homme, tant dans le monde arabe qu ailleurs, évitant tout de même d aborder ces questions dans les pays du Golfe et au Qatar. Sur les 15 épisodes, 3 sont consacrés au Liban, 2 à l Afrique du Sud, à la Bosnie et l Égypte, et 1 au Ghana, à la Mauritanie, au Sénégal, au Bangladesh, aux Philippines et au Mozambique. Cette série a été produite, entre 2008 et 2009, par la société Hotspot. Elle aborde différents sujets liés entre eux par un engagement en faveur de la dignité des hommes et des femmes et par une volonté de dénoncer les mécanismes de l oppression militaire et policière en différents points du globe. 38 Les grandes personnalités du monde ne sont pas en reste. On trouve par exemple, dans la production d Al Jazeera Documentaire, des portraits d Hugo Chávez, de Recep Tayyip Erdoğan, présenté comme un modèle de piété et d intégrité, doublé d un véritable stratège politique. 39 Les femmes occupent aussi une certaine place dans cette production. Au Liban, dans un film consacré aux disparus de la guerre civile, elles sont présentées comme les premières victimes, en tant que mères, sœurs ou épouses, mais aussi comme les fers de lance d un militantisme qui réclame au gouvernement de leur pays plus d engagement dans le traitement de ce dossier. En Mauritanie, tout un film est consacré à leur rôle à partir du coup d État de Le film se construit autour de l idée selon laquelle les Mauritaniennes, jusqu ici tenues en retrait de la vie publique, ont commencé, à la faveur de la mobilisation des épouses des officiers rebelles emprisonnés, à prendre conscience de leur pouvoir et à agir en faveur du changement. Il existe même des séries qui leur sont consacrées comme Hikayat sayyidat arabiyya (Histoire d une femme arabe). Dans cette série, figure notamment le film Rihlati ila al-nour ( Mon chemin vers la lumière), qui raconte l histoire de Aïcha Ahmad Mahmoud al-ouaychi, une jordanienne illettrée du village de Raqqa. Membre d une famille de 29 personnes, elle n a jamais été à l école et se souvient des lettres que ses frères dessinaient sur les murs de la maison, sans qu elle ne puisse les

184 182 déchiffrer. Tous les soirs, le père racontait des histoires et récitait des poèmes. En l écoutant, elle sent naître en elle l amour du savoir et de la connaissance, le désir d archiver cette poésie populaire menacée de disparition. Mais la famille préfère scolariser les garçons. Quand elle les entend discuter de grammaire arabe, sa curiosité est attisée et son sentiment de manque augmente. Elle décide de combler ce vide et profite de l ouverture d un centre d alphabétisation dans le village pour obtenir, à 25 ans, le certificat qui lui permet d intégrer le système scolaire en suivant des cours par correspondance. Son frère la soutient dans sa démarche et participe à sa formation. Le bac en poche, elle décide d intégrer l université avec l ambition de décrocher un doctorat. Elle apprend à conduire afin de pouvoir s y rendre de façon autonome. Sa philosophie : la connaissance est le bien le plus précieux et, à force de volonté et détermination, tout peut se réaliser. Par son engagement, Aïcha est même parvenue à changer le regard de sa société sur la condition de la femme : il faut que la femme soit armée pour affronter la vie, et la meilleure arme est l éducation. 40 La diffusion, le vendredi 30 janvier 2015, d une série de documentaires consacrés à l Algérie illustre également les ressorts de cette «arabité» imaginée et exemplaire. Cette programmation, intitulée «Une journée en Algérie», a proposé une immersion dans les traditions et la culture algériennes et offert un panorama des productions de la chaîne sur ce pays. Il en ressort une image folklorisée, présentée dans un spot promotionnel comme un nouveau regard sur l Algérie. La plupart des films qui ont été diffusés à cette occasion ont été réalisés au cours des années 2013/2014 par différentes sociétés de production. C est l Algérie sociale et culturelle qui est promue, avec pour seule référence politique, la lutte contre le colonialisme et l indépendance. On observe ainsi, par-delà la volonté de connaissance affichée par la chaîne, un traitement presqu exclusivement culturel de la réalité. Le cas algérien donne ainsi à voir que cette perspective «arabe» sur le monde est avant tout une perspective patrimoniale qui promeut les anciennes luttes coloniales et les différentes traditions, que celles-ci soient musulmanes ou artistiques, comme dans le cas du film consacré au parcours du chanteur populaire Dahman al- Harrachi. Mythe, culture et documentaire 41 Les quelques exemples évoqués dans cet article ne rendent bien évidemment pas compte de l intégralité de la production d Al Jazeera Documentaire, notamment dans le secteur du documentaire d auteur. Ils nous permettent néanmoins de saisir les contours d un usage culturel et culturaliste de l image documentaire : le réel documentaire est ici construit comme un mythe attesté par une épistémologie technique, scientifique et rationaliste. La voix off, le recours à des paroles d experts et la production de documents visant à prouver le propos, participent de cet usage positiviste de l image et vise, le plus souvent, à démontrer plutôt qu à évoquer et suggérer. Ainsi le label documentaire, dans sa mise en scène visuelle et narrative fonctionne ici comme un gage : gage de sérieux, gage de raison, gage de savoir. Toutefois, s il y a bien «mythe», c est moins pour ce qui concerne les réalités décrites par les films que parce que l image documentaire n est jamais problématisée en tant que telle, parce qu elle est presque toujours employée comme une présentation du «réel» et non comme une mise en scène. Le subalternalisme documentaire, qui cherche à provincialiser l Europe et la perspective orientaliste

185 183 (Chakrabarty, 2000), modifie le contenu de la représentation mais il ne s attaque pas à la forme elle-même. BIBLIOGRAPHIE APPADURAI, A., Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, AUSTIN, J., Quand dire c est faire, Paris, Seuil, BARTHES, R., Mythologies, Paris, Seuil, BOËX, C., «Les usages de la vidéo dans la révolution en Syrie, Montrer, dire et lutter par l image», Vacarme, n 61, 2012, p [en ligne] DOI : /vaca [consulté le 3 octobre 2016]. CHAKRABARTY, D., Provincializing Europe, Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton- Oxford, Princeton University Press, CORNER, J., ROSENTHAL, A., dir., New Challenges for Documentary, Manchester, Manchester University Press, GONZALEZ-QUIJANO, Y., Arabités numériques, le printemps du Web arabe, Arles, Actes Sud, GUAAYBESS, T., Les médias arabes : confluences médiatiques et dynamiques sociales, Paris, CNRS Éditions, NASRY, H., «Fi dalalât al-qawl al-wathâiqi al-filmî al- arabî» [Sémantique du documentaire arabe révolutionnaire], in Âfâq thawriyyat [Perspectives révolutionnaires] Âfâq tasjîliyyat, Majalat al- Jazîra al-wathâiqiyyat [Revue Al Jazeera documentaire], n 4, Doha, NICHOLS, B., Representing Reality, Bloomington, Indiana University Press, SAKR, N., Arab Television Today, Londres- New York, IB Tauris, SLOTERDIJK, P., Le palais de cristal, à l intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Hachette, NOTES 1. Entretien à Doha, 23 avril 2013, dans le cadre de missions d un post-doctorat du Labex Créations, Arts, Patrimoines (CAP). 2. Entretien à Doha, 23 avril Ibid. 4. Ibid. 5. Al Jazeera Documentaire, [en ligne] URL : [consulté le 3 décembre 2013]. 6. Ibid. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Ibid.

186 Entretien à Doha, Si le catalogue complet des films d Al Jazeera Documentaire est en cours d édition, une copie de travail m a été transmise le 9 septembre 2013, incluant toutes les productions depuis 2006, soit un peu plus de 2000 films. Les principales catégories de ce catalogue sont les suivantes : Humanités, Société, Économie, Environnement, Histoire, Patrimoine, Culture, Religion, Tourisme, Santé, Sport, Arts et Technologie. Ces catégories se combinent entre elles dans des souscatégories. 12. Conférence du 21 avril 2013 dans le cadre du festival de documentaire d Al Jazeera. 13. Bachar Ghanam, Arab Christians, documentaire, couleurs, 110 mn, 2008.

187 185 Chapitre 10. Biopics religieux et rivalités régionales dans la crise moyen-orientale Yves Gonzalez-Quijano 1 Annoncée de longue date par les Cassandre, la «guerre des images saintes», sous-produit peut-être du «clash des civilisations», n a toujours pas éclaté au Moyen-Orient. Cette trêve fragile pourrait néanmoins être bientôt rompue, alors que l ordre régional progressivement mis en place depuis le démantèlement de l Empire ottoman est soumis à des tensions sans précédent conflits armés en Syrie, Irak, Yémen ou encore Libye pour ne retenir que les principaux, sans parler de la «traditionnelle» question palestinienne et bien d autres foyers de tension. Annoncée depuis bientôt cinq ans, une superproduction cinématographique iranienne mettant en scène la vie du prophète Mahomet semble à présent achevée, et sa sortie était même programmée pour les premiers mois de l année Dans le contexte actuel, marqué bien entendu par l attaque terroriste contre la rédaction du magazine satirique français Charlie Hebdo, le risque d un nouvel iconoclasme (Auzépy, 2006) est donc plus réel que jamais car les enjeux symboliques liés à l interdiction de la représentation des figures saintes de l islam, et l éventuelle transgression de ce tabou vis-à-vis de la figure la plus sacrée dans cette tradition religieuse, ne peuvent manquer d attiser le conflit d hégémonie qui met aux prises les deux grandes puissances locales. Placées, d un côté, sous la surveillance de l Arabie saoudite qui voudrait bien contrôler leur usage au nom de la tutelle morale qu elle s est elle-même accordée sur l islam (sunnite) et, de l autre, utilisées comme une arme de diplomatie d influence par l Iran, les «images saintes» sont plus que jamais au cœur de l actuel «grand jeu» (Laurens, 1991) qui met en scène les rivalités internationales au Moyen-Orient.

188 186 Image 1 : illustrations religieuses populaires (Maroc, 1980) ( Y. Gonzalez Quijano)

189 187 Images 2 et 3 : Ali (et son fils Hussein) ; décorations murales dans une rue du quartier de Basta Tahta, Beyrouth, 2005 ( Y. Gonzalez Quijano). ( Y. Gonzalez Quijano).

190 188 La représentation des figures sacrées en islam : entre doctrines et techniques 2 Contrairement à l idée reçue, surtout de nos jours en raison de la prégnance toujours plus grande d interprétations contemporaines en lien avec le wahhabisme 1, l interdit de l image n est pas un dogme fondamental de l islam. En d autres termes, la prohibition des représentations mimétiques (Goody, 2006) est loin d être absolue. Les historiens de l art (Allen, 1988) ou du religieux (Boespflug, 2013) sont d ailleurs nombreux à rappeler que, si l interdiction des idoles préislamiques est pleinement coranique, celle des «images vivantes», représentant des êtres animés par conséquent, est largement postérieure. Pour les spécialistes, c est autour du IX e siècle seulement que cette question a surgi avec vigueur. Au fil du temps, les écoles musulmanes hostiles aux représentations de figures vivantes ont largement imposé leur lecture. Néanmoins, si ce point de vue est généralement adopté par le corps de doctrine le plus commun, les pratiques vis-à-vis de l image restèrent loin d être uniformes. Tantôt en raison de la présence d un substrat culturel particulier comme dans le cas des célèbres miniatures persanes (Ishaghpour, 2009), tantôt à cause de la présence de mouvements soufis plus tolérants sur cette question, tantôt encore en fonction de facteurs socio-économiques, les témoignages abondent, selon les lieux et les contextes socio-économiques, de nombreux «aménagements» vis-à-vis de cet interdit. Ainsi, dans une zone pourtant synonyme d hétérodoxie sunnite telle que Constantinople (aujourd hui Istanbul) alors siège de l Empire ottoman, la figuration est loin d être absente, avec en particulier les portraits réalistes des califes dont la pratique remonte à la fin du XV e siècle (l écrivain turc Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature, en a d ailleurs fait le thème d un de ces romans les plus célèbres, Mon nom est Rouge). Néanmoins, et alors que les positions doctrinales sunnites et chiites étaient alors en principe les mêmes sur la question, on voit se dessiner, dès le XIV e siècle, une spécificité chiito-iranienne, plus ouverte à l image sainte (Naef, 2004). 3 Cette différence entre sunnisme et chiisme, davantage observable dans la pratique que dans le dogme, a aujourd hui manifestement tendance à s accentuer dans le contexte géopolitique régional et même international. Cela concerne nombre de pays mais tout particulièrement les zones chiites et sunnites comme le signale la déclaration du roi Abdallah II de Jordanie en 2004 évoquant la menace d un «croissant chiite». On voit ainsi s affirmer depuis plusieurs décennies au sein de l espace sunnite arabe (et même au-delà) une nouvelle norme qui reflète, globalement, la montée en puissance des interprétations de type salafiste, et notamment néo-wahhabite (sur ces notions, voir Roy, 2002). Des pratiques iconiques religieuses attestées depuis des dizaines de décennies tombent en désuétude car elles apparaissent désormais aux yeux de parties importantes des populations comme des déviations coupables qu il convient d abandonner. Par exemple, les illustrations populaires représentant des grandes figures de l islam (Adam, Noé, Joseph, Ali, etc.) ont disparu alors qu elles étaient présentes dans toutes les cultures populaires des communautés musulmanes de l arc sud méditerranéen. Non seulement on n en trouve plus dans les boutiques qui les proposaient encore il y a deux ou trois décennies mais elles se sont en quelque sorte effacées de la mémoire des plus jeunes générations qui tombent des nues lorsqu on leur rappelle qu elles ornaient bien souvent les murs de la maison de leurs grands-parents ou même celle de leurs propres parents. Des fractions importantes de l «opinion publique» manifestent une sensibilité plus forte

191 189 que jamais aux offenses visuelles, et ne supportent plus des images qui ont pourtant autrefois circulé. Témoignent du renforcement de ces tabous visuels sur les images saintes car la même évolution n est bien entendu pas du tout comparable dans tous les domaines toutes sortes de crises, parfois internationales, et dont la plus marquante est sans doute ce qu on a appelé «l affaire des caricatures du Prophète», à savoir la publication par le journal danois Jyllands-Posten en septembre 2005 d une douzaine de dessins de presse qui ont indigné une partie de l «opinion musulmane» (Favret-Saada, 2007). 4 Les polémiques autour de la licéité de la représentation des figures saintes sont ainsi devenues autant d occasions pour rappeler aux fidèles et leur faire adopter davantage le cas échéant les règles doctrinales considérées comme les plus orthodoxes. Dans la presse ou sur les écrans de télévision, les débats suscités par des fictions romanesques, des caricatures aussi, mais bien plus souvent encore des récits en images (films ou feuilletons mettant en scène des personnages de l histoire musulmane) contribuent de la sorte à préciser les «bonnes pratiques». La diversité des attitudes, héritées des traditions locales, tend ainsi à s amoindrir sous la pression d un message unifié délivré moins dans les lieux de culte en fait qu à travers les médias de masse, par un groupe restreint d acteurs, responsables de premier plan (muftis, recteurs, ministres des Waqfs, etc.) ainsi que divers «entrepreneurs du religieux» (en Égypte, des prêcheurs télévisuels comme Amr Khaled ou des intellectuels proches de l islam politique, tel le célèbre journaliste, par ailleurs membre de l Académie de recherches islamiques de l université al-azhar du Caire, Muhammad Imara). 5 Largement modelée par la culture mainstream (Martel, 2010) que diffusent les médias arabes dominés, depuis les années , par l Arabie saoudite et les autres puissances financières du Golfe, la norme sunnite vis-à-vis de la représentation des figures sacrées de l islam inclut aujourd hui une série d interdictions désormais largement perçues comme «allant de soi» : celle de représenter le prophète Mahomet pour commencer, de même que les autres prophètes ; mais aussi celle qui touche les «Dix auxquels le paradis a été promis» بالجنة),(المبشرون «Ceux qui sont irréprochables» (المعصومون), les Compagnons (الصحابة) ainsi que les quatre premiers califes «bien dirigés» ; de façon moins consensuelle, d autres figures de l histoire religieuse peuvent encore être mentionnées, à l image d Aïsha ou Asmâ, filles du calife Abou Bakr. D une manière générale, l évolution va manifestement dans le sens d une prohibition toujours plus stricte et étendue des images saintes, y compris, comme on l a déjà mentionné, dans des contextes où elles avaient traditionnellement leur place. 6 La situation est totalement opposée à celle qui prévaut dans le monde chiite où l actuelle «commodification» de la religion a au contraire ouvert la voie à leur multiplication. Les pratiques religieuses sont ainsi de plus en plus associées à la représentation des figures sacrées. Plus que jamais, les fidèles chiites accompagnent leurs dévotions de portraits de figures «saintes», à commencer par celui d Ali, quatrième calife et premier imam des chiites, autrefois présent dans l imaginaire populaire de tous les musulmans, tous rites confondus, en association avec le lion, symbole de sa force et de son courage. Pour autant, cette pratique est loin de se limiter aux fidèles les plus simples, l imam Khomeini possédait ainsi dans sa maison un de ces «portraits» de Mahomet que les pèlerins emportent volontiers avec eux en souvenir 2. 7 Photo 2 : Pour les deux photographies : Ali (et son fils Hussein), décorations murales dans une rue du quartier de Basta Tahta, Beyrouth, en 2005 (coll. de l auteur).

192 190 8 Ce portrait du prophète de l islam, comme il l a été démontré (Centlivres, Centlivres- Demont, 2005), a par ailleurs une histoire étonnante puisque les actuels fidèles chiites qui achètent ces chromos populaires admirent en réalité une reproduction élaborée à partir d une carte postale très orientaliste du début du XX e siècle! Anecdote qui souligne combien la question de la représentation des figures sacrées est modelée par des pratiques qui, héritées d une problématique très ancienne liées à l aniconisme des religions monothéistes, se sont néanmoins considérablement transformées à partir du moment où les pays arabes et musulmans sont entrés à leur tour dans l ère de la «reproduction mécanisée» selon les termes de Walter Benjamin (1936). En Iran par exemple, où la nouvelle technique a connu un essor précoce grâce à l amitié du monarque perse Nasser el-din Shah avec le photographe Nadar qui a laissé de célèbres portraits du roi de Perse, on constate l influence du nouveau medium, associé aux techniques picturales occidentales, dès la seconde moitié du XIX e siècle, notamment dans l œuvre d un artiste tel qu Ismail Jalayir, à la fois portraitiste de la haute société persane et illustrateur de scènes religieuses qui annoncent l imagerie populaire actuelle. 9 Quand bien même le phénomène est-il plus manifeste dans l islam chiite, c est bien dans l ensemble de la région que les nouvelles données techniques ont renouvelé la problématique des images saintes, de par leur nombre que multiplient les nouvelles facilités de reproduction, mais plus encore du fait de l élargissement sans précédent de ce que l on pourrait appeler «l exposition» des populations musulmanes à ce type d icônes. Si la photographie a «bel et bien levé l obstacle à la représentation» comme l affirme Catherine Mayeur-Jaouen à partir de l exemple égyptien (Heybergar, Naef, 2003), les conséquences de la levée de ce tabou se font particulièrement sentir dans ces médias de masse que sont le cinéma d abord, puis la télévision. Les débuts du cinéma turc sont ainsi associés à un projet de film, en 1926, en vue de retracer la vie du prophète Mahomet (que devait incarner le célèbre comédien égyptien de l époque, Youssef Wehbi). Ce projet suscita de très nombreuses réactions, à commencer par celles des religieux d Al Azhar dont les protestations auprès du ministère de l Intérieur réussirent à décourager la vedette égyptienne de se lancer dans ce projet (Rizk, 2001). Un peu plus d un demi-siècle plus tard, on retrouvera les mêmes éléments de polémique avec la réalisation, en 1976, du film de Mustapha Akkad, Le Message. La sortie du film aux USA donna d ailleurs lieu à un événement sanglant, largement oublié alors qu il annonçait de manière assez prophétique bien des conflits ultérieurs : l interdiction de la diffusion de cette œuvre cinématographique faisait partie des demandes émises par des militants 3, dissidents du parti Nation of Islam, auteurs d une prise d otage sanglante à Washington en mars Des années plus tard, on peut penser que les enjeux liés à la diffusion dans l espace public de représentations de figures sacrées de l islam n ont pas changé, même s ils se sont déplacés pour se focaliser en grande partie autour d autres supports de diffusion, à commencer par les feuilletons dits «religieux» qui sont souvent réalisés en Iran mais diffusés bien au-delà des frontières de ce pays. 11 Repères chronologiques 1906 : Alice Guy, La vie du Christ, premier «film religieux» : Youssef Wahbi et Naguib Rihani, acteurs égyptiens pressentis pour un film turc sur la vie du prophète.

193 : Al-Risâla, film de Mustapha Akkad (financements Koweït, Maroc et surtout Libye). Sortie mouvementée aux USA avec prise d otages par des dissidents de The Nation of Islam (2 morts) : Youssef Chahine, Al-Muhajir (film inspiré de la vie du prophète Joseph) : Le Destin de Youssef Chahine : Ghazwat Badr al-kubra (production de la TV égyptienne), les prémices du feuilleton religieux : En mars, destruction par les Talibans des statues monumentales du Bouddha : Le roi Abdallah II de Jordanie introduit dans l arène politique le concept géopolitique de «Croissant chiite». Sortie de The Passion of the Christ, de Mel Gibson (le film est «exceptionnellement» projeté en Syrie, Jordanie, Liban, Égypte, EAU, Bahrein, Qatar) : Controverses en Europe et dans le monde musulman autour des «caricatures de Mahomet» publiées par le journal danois Jyllands-Posten : Feuilleton Khaled Bin Walid durant ramadan (figuration de Hamza, oncle du prophète, considéré (par certains) comme membre des Sahâba (Compagnons du Prophète) : Le film Al-Risâla est enfin projeté sur la chaîne publique égyptienne : En Iran, Le Messie, film de Nader Talebzadeh (diffusé à la TV au Liban et en Tunisie en 2010) et vague de «feuilletons religieux» en Iran comme dans le monde arabe : Diffusion controversée du feuilleton Hassan, Hussayn et Moawiyya (production koweïtienne, équipe technique syrienne) feuilletons religieux iraniens sur des chaînes arabophones locales (Maryam al-muqaddassa, Youssouf al-siddîq sur Melody en Égypte par exemple). Rumeurs autour d un projet sur Mahomet confié à Majed Majidi Réplique qatarie (financement Al Noor Holding, avec Barrie Osborne et cheikh Qardawi comme consultant) : La rivalité irano-arabe dans le domaine de l image sainte est publiquement reconnue : L affaire Innocence of muslims : des voix libérales dans le monde musulman réclament une réponse des autorités religieuses. Omar Ibn al-khattâb, grosse opération saoudo-qatarie du ramadan télévisuel (un projet préparé dès 2010) : Officialisation d un projet qatari sur le prophète Protestations officielles saoudiennes contre le projet iranien d un film sur Mahomet : Sortie contestée dans une partie du monde musulman des films Noé et Exodus. Gods and Kings) (7 janvier) : Attaque des locaux du magazine Charlie Hebdo à Paris.

194 192 L image sainte dans l islam contemporain : la géopolitique de l apologétique 12 La capacité d imposer et/ou de faire reconnaître, au moins régionalement, les limites religieuses, culturelles ou encore sociales des représentations de figures saintes de l islam est une question qui revêt bien entendu des aspects politiques. Perceptible dans le projet imaginé par Widad Urfi, un jeune aristocrate égyptien d origine turque, au milieu des années 1920, la dimension apologétique d un récit filmique inspiré par la vie du prophète Mahomet est encore plus visible dans l œuvre de Mustapha Akkad, un demi-siècle plus tard. Car si le réalisateur était syrien, l œuvre dut être réalisée, comme d autres films du même auteur d ailleurs, grâce au soutien financier de divers pays, et en particulier celui de la Libye de Moammar Kadhafi, désireux d asseoir sa dimension de leader arabe et musulman régional. Cette géopolitique de l image sainte musulmane n est pas non plus totalement étrangère à la situation actuelle marquée par la présence, de plus en plus diverse et même incontrôlable, de biopics religieux sur les écrans arabes. Des écrans qui, désormais, associent tous les formats : ceux des salles de cinéma mais bien davantage ceux des télévisions présentes dans tous les foyers de la région et, de plus en plus désormais, ceux des ordinateurs et autres tablettes ou téléphones connectées à Internet, comme on a pu le constater à l occasion du début de crise internationale provoquée par la diffusion de quelques minutes d un projet de film intitulé The Innocence of Muslims, extraits dont la plate-forme YouTube n a jamais vraiment arrêté la diffusion, malgré une demande pressante en ce sens émanant pourtant des autorités états-uniennes. 13 Au regard de cette géopolitique de l image, on note sur un laps de temps assez court une accélération notable des problèmes qu elle pose (voir encadré). Si ce genre de crise fait son apparition dans la chronique politique internationale vers la fin des années 1970, les polémiques gagnent en effet en fréquence et en intensité durant les décennies suivantes. Mais elles sont encore souvent associées au médium écrit, dont le poids symbolique reste à l époque très important comme en témoignent, entre autres cas ayant eu un retentissement plus local, les violentes manifestations, aussi bien dans le monde arabe que musulman, à la suite de l attribution du prix Nobel en 1988 à Naguib Mahfouz, accusé d avoir «représenté» les prophètes dans son roman Awlad hâratinâ (Les fils de la médina, 2003). Le phénomène est plus marqué encore avec les protestations, très peu de temps après, qui accompagnent la publication des Versets sataniques, le roman de l écrivain Salman Rushdie. Avec le début du XXI e siècle et l essor spectaculaire des techniques (chaînes satellitaires d une part, Internet et réseaux sociaux de l autre), c est bien l aspect strictement figuratif de l image sacrée qui se pose, à nouveau dans le cinéma mais aussi, et de plus en plus, à travers les feuilletons télévisés. 14 Pour ce qui est de la production filmique, un film de Youssef Chahine, Al-Muhâjir (L émigré ) en 1994 rappelait à ceux qui l auraient oublié combien la question restait extrêmement sensible. Librement inspiré de la vie du prophète Joseph, le film, en dépit de son succès, fut retiré des écrans égyptiens et même interdit à l exportation, à la suite de plaintes déposées par des militants islamistes. En réponse, le cinéaste allait produire, trois ans plus tard, Al-Masîr (Le destin), un récit tiré de la vie du philosophe andalou du XII e siècle Averroès en même temps qu un appel à la tolérance religieuse qui ne posait plus le problème de la représentation des figures sacrées. Toutefois, The Passion of the Christ, film de Mel Gibson de 2004, ouvrait la voie à une série de block busters nord-américains

195 193 inspirés des récits religieux (presque toujours) bibliques dont les derniers en date sont, en 2014, Noé (réalisation : Darren Aronofski) et Exodus. Gods and Kings (réalisation : Ridley Scott). L un 4 et l autre 5 ont montré combien leur réception continuait à susciter des débats houleux dans l «opinion» des pays arabes et musulmans. 15 Pourtant, c est surtout la production et la distribution d œuvres de fiction sur les chaînes télévisées qui ont contribué à donner à la question des images saintes toute sa place dans l actualité. Sans nul doute moins ambitieux sur le plan artistique, ces feuilletons télévisés, souvent produits pour être diffusés durant la période de ramadan, touchent un public nettement plus important. Dans le monde arabe, ils sont réalisés en Égypte et en Syrie essentiellement, car les producteurs du Golfe se tiennent à l écart de ce type de projets qu ils financent néanmoins et surtout que diffusent les plus grandes chaînes régionales, telles la saoudienne MBC. Presque toujours, les problèmes surgissent lorsque le récit, pour des raisons historiques, rend nécessaire la représentation à l écran de personnages au caractère plus ou moins sacré. Même si elle remonte à la fin des années 1990 (avec un feuilleton sur la célèbre bataille de Badr remportée par le prophète Mahomet), ce type de polémique a véritablement commencé à dominer les débats publics avec d innombrables commentaires dans les médias, en 2006, à propos de Khaled Bin Walid, une série télévisée à gros budget, retraçant les débuts de l empire omeyyade. Elle s est prolongée, entre autres cas moins marquants, par de nombreuses protestations à partir de 2009 telle celle du cheikh Al-Bouti en Syrie contre le tournage, puis la diffusion d un autre feuilleton historique, intitulé Hassan, Hussayn et Moawiyya, en référence aux deux fils de Ali, cousin, disciple et gendre du prophète, morts durant les combats qui les opposèrent aux armées de celui qui allait fonder la dynastie omeyyade. Durant le mois de ramadan de 2012, la diffusion sur les principales chaînes arabes d Omar, une superproduction imaginée d après la vie du troisième calife, a montré, après bien d autres affaires de ce genre, que la licéité de la représentation des figures majeures de l islam continuait à faire problème, y compris malgré le fait que cette œuvre historique avait été coproduite et donc, en quelque sorte, parrainée avec des fonds qataris et saoudiens. 16 Très exceptionnelle et plus étonnante encore au regard des événements actuels cette coopération entre le royaume saoudien et l émirat de Qatar autour d une œuvre à la fois prestigieuse et populaire a été largement rendue possible par la montée en puissance, perçue comme une menace, d un nouvel acteur, l Iran. En effet, ce pays s est progressivement «spécialisé» dans la production de feuilletons télévisés religieux. De par les traditions iconiques dominantes dans les pratiques chiites, le tabou des images saintes n est pas en effet un obstacle aussi important à la mise en image de récits religieux. Plébiscités par le public, ces feuilletons ont peu à peu commencé à être diffusés, au tournant de la première décennie de ce siècle, sur des chaînes arabes : d abord celles qui sont proches du public chiite (Al Manar au Liban par exemple) ou qui drainent un public chrétien moins sensible à la question de la représentation, puis des chaînes commerciales tournées vers l ensemble du public local (Melody en Égypte par exemple, Nessma en Tunisie par la suite). Ces dernières étaient en effet naturellement intéressées par la garantie d une forte audience avec des produits bon marché. La présence sur les marchés spécialisés, partout dans le monde arabe, de copies pirates de ces séries religieuses est un autre indice de leur succès d audience. S il est porté par la vague de feuilletons religieux iraniens, ce phénomène d attraction s étend à l ensemble des productions de ce type. Ainsi, le feuilleton historique syrien (produit au Koweït) Hassan,

196 194 Hussayn et Moawiyya est diffusé par plusieurs chaînes privées égyptiennes, malgré de fortes protestations 6, en Très rapidement, les autorités iraniennes ont perçu l intérêt qu elles avaient à diffuser dans l ensemble de la zone arabophone leur production audiovisuelle, pour des raisons de prestige national plutôt qu économiques sans doute, mais aussi, affirme-t-on dans certains milieux sunnites et pas nécessairement parmi les plus sectaires, pour des raisons de propagande religieuse 7. En effet, ces œuvres reprennent des traditions présentes dans les trois grandes religions révélées, en donnent une lecture plus ou moins marquée du sceau du chiisme, qu il s agisse du scénario bien entendu et du récit donné de certains épisodes marquants, ou bien seulement du travail des acteurs et des réalisateurs qui reprennent et transmettent leur vision esthétique, leur sensibilité artistique, marquées par le milieu auquel ils appartiennent, même lorsqu ils sont accompagnés, ce qui est de plus en plus le cas, par des professionnels arabes (dont la présence est une garantie de diffusion puisqu elle attire un public en dehors de l Iran). Dans une région où l image, en particulier télévisuelle, est un élément essentiel de la diplomatie d influence (Gonzalez-Quijano, 2010), la visibilité des images religieuses iraniennes dans l espace public arabe n est donc pas une donnée à négliger. 18 Du côté des puissances arabes qui prétendent à un leadership régional, de plus en plus associé à une certaine légitimité sunnite, on s est rapidement inquiété de cette situation. Inédite comme on l a déjà souligné, la coopération entre des acteurs saoudiens et qataris de l audiovisuel dans le cadre d une superproduction historico-religieuse diffusée pendant le mois de ramadan 2012 témoigne de cette inquiétude que des voix officielles ou officieuses avaient auparavant publiquement reconnue. Pour autant, ce n est pas la seule réplique émanant du camp sunnite pour tenter de contrer l essor de l iconographie musulmane d inspiration chiite. Relayée par toutes sortes d informations, souvent contradictoires, la véritable compétition porte en réalité sur le grand tabou, celui qui hante les esprits depuis les débuts du cinéma dans la région, à savoir la figuration, à l écran, de la personne de Mahomet. 19 Pionniers et même jusqu à un certain point «inventeurs» du biopic religieux dont ils ont en quelque sorte rodé la formule avec les principaux prophètes reconnus par l islam, les Iraniens ont logiquement été les premiers à faire connaître, sans doute de manière très délibérée, leur intention de produire un film sur la vie du premier prophète de l islam. Dès l année 2010, des rumeurs 8 laissaient entendre l existence d un projet effectivement mis en route en octobre Ne serait-ce que par son sujet, ce ne pouvait qu être une œuvre de premier plan, tant sur le plan artistique que financier. Confié à Majed Majidi, une des grandes figures du cinéma iranien, le projet de film a de fait bénéficié de financements publics sans précédent. Toutes sortes de chiffres ont circulé, avec une seule certitude, celle que les investissements consentis pour cette opération étaient considérables pour un pays traversant de grandes difficultés économiques, ce qui révèle un investissement politique incontestable de la part des autorités 9. Au fil du temps, il est toutefois apparu que le film n est que le premier volet d une trilogie, et qu il se contente de retracer la vie, jusqu à l âge de douze ans, du personnage principal, Mahomet, dont on ignore encore jusqu à quel point il apparaîtra à l écran. D ores et déjà, la nouvelle a été abondamment commentée dans les médias qui, dans le monde arabe, mettent déjà en garde solennellement contre cette transgression, qui est aussi une «agression», par avance violemment dénoncée, aussi bien par les autorités saoudiennes que par Al-Azhar en Égypte.

197 Toutefois, sachant fort bien qu il est évidemment totalement impossible d empêcher que les images sacrilèges arrivent aux fidèles (lesquels ont d ailleurs abondamment montré qu ils en étaient très demandeurs, ne serait-ce qu en raison, pour certains, de la transgression de cet interdit), on a songé, dans le monde sunnite, à un autre type de riposte. L urgence de celle-ci était d ailleurs soulignée dès la fin de l année 2010 par nombre de professionnels de l audiovisuel (et par des membres de l institution religieuse) conscients de la position de faiblesse qui était la leur dès lors qu il leur était totalement interdit de lutter en quelque sorte à armes égales avec «l invasion» des images saintes d origine chiite. Au regard du succès populaire des fictions religieuses, il n était plus tenable de s en tenir au strict tabou de la représentation. Tentant d aménager les formes actuellement imposées à l interdit sur les images saintes, de nouvelles argumentations ont donc été développées à partir de 2011 lors de rencontres entre religieux aussi bien que sur les plateaux télévisés et autres médias 10, pour rendre acceptables certaines formes de représentation, au regard par exemple de leur finalité pédagogique (faire connaître la bonne version de l islam), ou de la garantie d orthodoxie du projet (conseil d autorités religieuses). 21 C est toutefois du Qatar, dont la sensibilité aux questions médiatiques n est plus à démontrer depuis la création de la chaîne Al Jazeera, qu est venue la première véritable contre-offensive. Peu de temps après l annonce officielle du projet iranien, l émirat présentait sa réplique au projet iranien. Doté d un budget très important (150 millions de dollars, voire davantage), la société Noor Holding affirmait qu elle avait confié à Barrie Osborne, le réalisateur de Lord of the Rings, de Great Gatsby ou encore de Matrix, un projet de film sur la vie du prophète, intitulé The Messenger of Peace 11. L orthodoxie de l œuvre était assurée, à l instar de ce qui avait déjà été fait pour Le Message de Mustapha Akkad, par la consultation d un conseil d oulémas au sein duquel figurait en bonne place le «global mufti» cheikh Qardawi (Graff, Skovgaard-Petersen, 2008). Mais, depuis cette annonce, la visibilité publique du prédicateur télévisuel vedette de la chaîne Al Jazeera a connu nombre de vicissitudes, en lien direct avec la relation tumultueuse entre le Qatar et l Arabie saoudite dans le cadre des affrontements régionaux arabes. Tenu depuis des mois à l écart de la chaire d où il prononçait ses prônes dans la grande mosquée de Doha, cheikh Qardawi subit le contrecoup des ambitions de l émirat qui l a soutenu, et la version qatarie de la biographie filmée du prophète de l islam, si elle voit le jour, viendra de toute manière bien trop tard sauf coup de théâtre extraordinaire pour espérer contrer la sortie, désormais imminente, de la version iranienne. 22 Contre toute attente, le tabou suprême, celui de la représentation «officielle» dans l espace public du prophète Mahomet, n est pas encore totalement levé. En dépit des intentions déclarées depuis presque cinq ans, ni les Iraniens, et encore moins les Saoudiens ou les Qataris, n ont franchi un pas qui, dans le contexte actuel, ne peut manquer de passer comme une provocation majeure. Sans qu on puisse en être encore certain, différentes déclarations, par le réalisateur lui-même (reprises dans la presse arabophone, le 8 janvier ) ou émanant d autres sources, ont même pour objectif de désamorcer la crise potentiellement ouverte avec la sortie prochaine du biopic sur la jeunesse de Mahomet en assurant que l œuvre est particulièrement consensuelle et que le prophète n y sera pas représenté. Il n en reste pas moins que la montée des tensions dans la région, avec un affrontement indirect entre l Iran et les différents États du Golfe, peut inciter l une ou l autre partie à la réserve, ou bien au contraire à se servir de ce symbole dans le cadre de sa stratégie.

198 Si elle est à l évidence présente dans les relations entre les différents acteurs régionaux, la question de la mise en circulation d images saintes est toutefois complexe. En effet, elle n oppose pas aussi clairement un camp à un autre, le «croissant chiite» à l orthodoxie sunnite. Le débat sur les icônes ressemble davantage à une arène composée d une série de cercles concentriques aux limites poreuses. Le premier de ces cercles est celui des rivalités inter-arabes, avec, sur cette question précise (comme sur d autres), un antagonisme central entre l Arabie saoudite et le Qatar, dont la coopération naguère possible pour le feuilleton Omar Ibn Khattab n est bien évidemment plus à l ordre du jour. Moins centrale par rapport au cœur des enjeux politiques, la compétition dans le secteur de la production audiovisuelle, avec des producteurs importants sur le marché régional tels que l Égypte ou la Syrie, demeure néanmoins réelle dans le champ de la diplomatie d influence. 24 L espace musulman élargit ce premier cercle à d autres acteurs, eux aussi impliqués dans la programmation des biopics religieux (lesquels, et surtout pour les projets les plus ambitieux, prévoient des traductions dans les grandes «langues musulmanes», en particulier pour les musulmans d Asie). Dans cet espace, les acteurs potentiels interviennent en fonction de conjonctures variables. Face au dynamisme de la production audiovisuelle iranienne qui sort renforcé de l élection de Hassan Rohani en juin 2013, on ne peut que constater par exemple l absence totale d initiative en Turquie. Cette passivité, alors que le secteur audiovisuel connaît dans ce pays depuis plusieurs années un succès qui ne se dément pas grâce à ses feuilletons sentimentaux ou ses séries d action inspirés du contexte politique, tient autant au positionnement de l AKP sur la question religieuse qu aux stratégies internationales complexes du pouvoir turc. 25 Il existe enfin un troisième cercle, celui de la production et de la diffusion des œuvres audiovisuelles à l échelle globale. Dans cette dernière dimension, force est de constater que le développement des procédés numériques rend la situation pratiquement incontrôlable car n importe qui est désormais en mesure de proposer pratiquement n importe quoi dans un espace irrigué par ces innombrables canaux de diffusion que sont les médias sociaux. Sur fond d antagonismes aigus entre les principaux acteurs régionaux que sont l Iran et l Arabie saoudite, les conséquences imprévisibles des images brassées par les flux numériques pourraient bien faire éclater une «guerre sainte» aux conséquences incalculables, au plan régional bien entendu mais également international. On a hélas pu s en rendre compte en France, à la suite des attaques terroristes contre le magazine Charlie Hebdo, «coupable» au premier chef d avoir (re)publié des caricatures du prophète de l islam, jugées blasphématoires. BIBLIOGRAPHIE ALLEN, T., «Aniconism and Figural Representation in Islamic Art», in Five Essays on Islamic Art, T. Allen, Sebastopol, Solipsist Press, 1988, [en ligne] URL: fe2.htm [consulté le 15 janvier 2015]. AUZÉPY, M.-F., L iconoclasme, Paris, PUF, Que sais-je?, 2006.

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200 «Sûra lil-rasûl fî manzil al-khumaynî tuthîr al-ihtijâjât fi Misr» [L image du prophète dans la maison de Khomeini suscite des protestations en Égypte], Middle-East Online, 22 décembre M. Burnley, «The Message : The Movie About Islam That Sparked a Hostage Crisis in Washington D.C.», The Atlantic, 20 novembre 2012, archive/2012/11/the-message-the-movie-about-islam-that-sparked-a-hostage-crisis-indc/264939/ [consulté le 15 janvier 2015]. 4. M. al-khûlî, «Al-Azhar lan yubhir alâ safînat Nûh» [Al-Azhar ne s embarquera pas sur l arche de Noé], Al-Akhbâr, 9 mars «L Égypte interdit Exodus : Gods and Kings, film sioniste par excellence «, L Orient-Le Jour, 26 décembre M. Abd al-rahmân, «Al-Azhar yuhâsiru Hasan wa Husayn» [Al-Azhar encercle Hassan et Hussein], Al-Akhbâr, 20 juillet «Awdat al-musalsalât al-dîniya : hal yattijih al- arab li-munâfasat Irân drâmiyyan?» [Retour des feuilletons religieux : les Arabes se dirigent-ils vers une concurrence du feuilleton iranien?], Middle-East Online, 6 novembre «Al-maghrib yarfudh taswîr film sînimâ î li-mukhrij îrânî yujassidu al-naby Muhammad» [Le Maroc refuse le tournage d un film d un réalisateur iranien représentant le prophète Mahomet], Al-Quds al- arabî, 3 avril Tehran Bureau, «Rare portrayal of Muhammad s youth in Iranian film», The Guardian, 27 décembre 2013, [en ligne] URL : muhammads-youth-in-upcoming-iranian-film [consulté le 15 janvier 2015]. 10. Voir par exemple l entretien d un religieux saoudien, Ahmad Alî Uthmân, publié dans le quotidien en ligne Elaph sous le titre «Sab a adilla min al-qur ân wa al-sunna alâ jawâz tajsîd alrasûl fî al-aflâm» [Sept arguments du Coran et de la sunna permettant la représentation du prophète dans les films], 18 octobre La première mention du projet semble remonter à l année Voir AFP, «Qatar firm to finance Prophet Mohammed blockbuster», 3 novembre «Mukhrij fîlm Muhammad rasûl Allah : lan nusawwira al-rasûl fî al-film» [Le réalisateur du film Mahomet : nous ne représenterons pas le prophète dans le film], Al-Quds al- arabi, 8 janvier 2015.

201 199 Chapitre 11. Réappropriation des réseaux de distribution de films indiens au Moyen-Orient : entre hégémonie hollywoodienne et concentrations émiraties Le cas de l implantation de la première société indienne à Dubaï Némésis Srour 1 Si l âge d or du cinéma hindi en Égypte et au Liban se situe dans les années 1970 et , les spectateurs de films indiens aujourd hui n ont pour autant pas disparus. Ils ont plutôt varié leurs pratiques : aux projections en salles s est ajoutée la diffusion sur VHS puis DVD, entre économie informelle (Athique, 2008) et réseaux officiels, ou via les chaînes câblées ou satellites. Non seulement les pays de la zone Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) doivent faire face à ces problèmes très généraux qui se posent aux salles de cinéma à travers le monde mais l instabilité politique, qui est synonyme d insécurité, est également un autre facteur majeur. Après un tarissement dans la distribution des films indiens dans les années , l enjeu est donc de parvenir à attirer, à nouveau, des spectateurs dans les salles de cinéma et aussi, plus précisément, de les convaincre d aller voir un film hindi plutôt qu une production hollywoodienne. Tel est le défi auquel s attache la compagnie indienne Yash Raj Films depuis le début du XXI e siècle. Yash Raj figure parmi les compagnies de distribution majeures à la fois en Inde et sur le marché international, aux côtés de compagnies telles Eros international, fondée en 1977 par Arjan Lulla et UTV Motion Pictures, établie dans les années 1990 par Ronnie Screwvala et devenue une filiale de Disney en La compagnie Eros, dont Arjan Lulla est aujourd hui le Président d honneur, a commencé à opérer de manière informelle, obtenant des copies pirates d abord, jusqu à l acquisition légale de droits d exploitation des films d un catalogue parmi les plus larges du marché (3000 films environ tous types de droits d exploitation confondus). Quant à Ronnie Screwvala, il fait partie des

202 200 personnalités influentes dans le domaine de l industrie des médias en Inde, ayant participé à l installation des chaînes câblées dans le pays, au développement du marché global du film indien en s inspirant des modèles de financements américains, tout en étant producteur sur de nombreux films, aussi bien de l industrie Bollywood (comme le film Chennai Express avec Shah Rukh Khan sorti en 2013), que des films «d auteurs», tel Fashion du réalisateur Madhur Bhandarkar sorti en Ces deux compagnies investissent également les cinémas du Golfe en y distribuant leurs films, sans pour autant y installer une succursale décisionnaire 2. Elles opèrent depuis leur siège principal à Mumbai, en s appuyant sur des agents locaux à Dubaï, tels que la compagnie Gulf Films et Al Mansoor. Yash Raj Films, seule firme indienne à opérer depuis le territoire des Émirats arabes unis, est emblématique d un processus de transnationalisation. 2 En 2004, l entreprise a ouvert une succursale à Dubaï, dans une dynamique d implantation et de présence accrue sur le marché extérieur : quelques années auparavant, le grand studio avait créé des bureaux à Londres et à New York. Le développement et la croissance prometteuse des Émirats arabes unis incitent Yash Raj Films à s établir dans une zone au marché porteur, où ses films sont déjà diffusés, mais de façon aléatoire. L objectif est à la fois de consolider la présence des films hindis dans les pays du Golfe, de devenir l interlocuteur privilégié pour les entreprises indiennes qui veulent distribuer leurs films dans la région, et d étendre sa diffusion. Cette stratégie confirme le changement de paradigme dans la distribution des films dans cette zone : l intégration croissante par de grandes firmes (Khalil, 2013, p. 188), sur le modèle des majors américaines, se substitue aux initiatives locales et discontinues. Cette rencontre entre Dubaï et Mumbai est rendue propice par des politiques économiques qui, de part et d autre, permettent l expansion du marché cinématographique : la réforme de 1991 en Inde et la volonté de préparer l aprèspétrole dans les Émirats se traduit par un mouvement d investissements massifs dans les industries médiatiques pour Dubaï. Si le cinéma hindi parvient à dominer aisément les écrans en Inde, industrie hégémonique sur l ensemble des pays d Asie du Sud, il subit néanmoins la concurrence des films tamouls ou malayalams d Inde du Sud dans les pays du Golfe, où la population de migrants est majoritairement originaire du Kerala, un État d Inde du Sud de langue malayalam. L extension à toute la région, dans un marché près de la saturation, se révèle alors d autant plus essentielle, et les Émirats arabes unis présentent l avantage d une stabilité politique qui permet d y coordonner la diffusion des films vers le reste de la région. En dépit de l importance de la circulation des films indiens au Moyen-Orient en Afrique du Nord (Gurata, 2010, p ) et de séries télévisées depuis plusieurs décennies, ce phénomène n est pas été étudié, ou très peu. Le cas de l implantation de Yash Raj Films à Dubaï témoigne ainsi de la restructuration des marchés des biens culturels populaires dans la région, mais aussi de dynamiques renouvelées entre les mondes arabes et le monde indien par l intermédiaire du cinéma 3. D initiatives locales discontinues à une centralisation de la distribution des films hindis Beyrouth, Le Caire et Le Golfe persique : distributions locales et individuelles 3 Les circulations des films indiens dans le monde arabe, dans le discours d une firme comme Yash Raj Films, se présentent à la fois comme la reprise d échanges préexistants et

203 201 l ouverture d un nouveau marché. Cette réappropriation des réseaux de distribution, en transformant des circuits de l économie informelle vers une économie légale (Athique, 2008) tout en voulant trouver une alternative à l hégémonie du groupe Gulf Films dans les Émirats arabes unis, peut s expliquer par la transformation récente des types de relations commerciales : à des points d échanges locaux entre des individus, s est substituée une logique de distribution régionale, impulsée par un nombre réduit de grands groupes. Implantés dans des «villes médias», pour reprendre l argumentaire de Khalil (2013, p ) dans Towards a supranational analysis of arab media : the role of cities, celles-ci soulignent la dimension transnationale de médias qui s établissent par-delà les frontières des États-Nations. Si les échanges cinématographiques entre l Inde et l Angleterre en particulier, et plus largement avec l Europe et les États-Unis, sont régulièrement évoqués dans les journaux de cinéma dans les années 1950, de nombreuses recherches attestent de relations marchandes anciennes entre la péninsule arabique et le monde indien (Rasheed, 2005) ; les échanges cinématographiques entre les deux régions s inscrivent donc dans cette continuité. Le premier cas de distribution d un film indien, plus précisément hindi, à grande échelle, serait le film Aan, du réalisateur de drames sociaux hindis qui furent des succès populaires, Mehboob Khan : «Le premier film en couleurs de Mehboob, Aan (1952), prodigieux succès sur le marché national, a également inauguré la distribution internationale à une échelle sans précédent pour un film indien», raconte Gayatri Chatterjee (2002, p. 10). La première du film à Londres a été documentée par le magazine Filmfare du 8 août 1952, qui présente une photo à la descente de l avion de l actrice, Nimmi, de celle de Mehboob Khan en compagnie de sa femme, et de David Cunyngham, des productions London Film, accueillis par leur hôte, Krishna Menon, haut-commissaire indien au Royaume-Uni, pour le déjeuner de la première. Si les archives des magazines témoignent de l importance que pouvait revêtir la présence des personnalités du monde du cinéma hindi en Occident, des traces sont mentionnées de relations avec le monde arabe depuis au moins les années 1950 : «Durant son séjour sur le continent l année prochaine, Ashok [Kumar] assistera à la première internationale de Naaz, le film qui l a emmené à Londres et au Caire. Accessoirement, Naaz est le premier film indien à être simultanément produit en langue arabe. La version arabe est produite par le Studio Misr du Caire» 4 (Filmfare, 1952, p. 6-9). Une collaboration prestigieuse puisqu Ashok Kumar est un acteur éminent des années 1940, rendu célèbre pour son rôle dans Achhut Kannya de Franz Osten (1936) qui retrace l histoire d amour impossible entre un brahmane (Ashok Kumar) et une dalit (intouchable, jouée par Devika Rani). 4 En 1957, Mehboob Khan réalise une nouvelle production de grande envergure (Mother India), qui est diffusée par Ivan Lassgallner, distributeur londonien, sur le marché européen (Chatterjee, 2002, p. 10). Les documents officiels de la compagnie de production Mehboob Khan attestent d une circulation continue du film à travers le monde, durant trois décennies. En Égypte, le film aurait été distribué par Wajih Iskandar, distributeur de films hindis 5, et figure, auprès de Sangam (Raj Kapoor, 1964), comme le film indien de référence dans l imaginaire populaire. À Beyrouth, des affiches de films indiens récoltés par un collectionneur, Abudi Bu Jawdah, auprès des distributeurs et cinémas locaux (fig. 1), atteste de la présence de Mother India sur les écrans, tandis que les archives du quotidien national L Orient-Le-Jour attestent de la programmation du film Sangam au Cinéma Rivoli durant cinq semaines consécutives en Mohammed Soueid, critique de cinéma, apporte davantage de précisions sur la présence de films indiens sur les écrans beyrouthins :

204 202 «En 1967, suite au succès inattendu du film hindi Al Ibada [titre original : Arandhana ] avec pour héroïne Sharmila Tagore, et Shakti Samantha à la réalisation, le Pigalle est devenu la seule salle destinée à la projection des mélodrames chantés et larmoyants importés des studios indiens. Le distributeur Zuhir Al Sabban, l un des fils de Muhamad Khalid Al Sabban, fait remonter la production indienne au Liban antérieurement au cinéma Pigalle. Il est vrai que son défunt père fut à l origine de la distribution du mélodrame indien, mais son rôle fut d abord d organiser la programmation des films indiens. Avant la constitution de sa société en 1952, avant que ses fils ne tirent profit du cinéma Pigalle, les pellicules de films indiens arrivèrent au Liban par des distributeurs indiens, comme les frères Jumani & Ghour Mussan, et Nari Santani, et leur confrère jordanien Muhamad Al Tahar. Avec eux, le nombre de films indiens qui arrivaient au Liban ne dépassa pas le chiffre d un film par an» 6 (Soueid, 1996, p. 72). Affiches de films hindis préservées par le collectionneur Abudi Bu Jawdah à Beyrouth ( N. Srour). 5 Pour les pays du Golfe, Avtar Panesar, vice-président chargé des opérations internationales à Yash Raj Films, témoigne de la diffusion des films indiens dans la région :» Je sais que mon ami, M. Ahmed Golchin, propriétaire de Gulf Films et partenaire des Cinémas Grand, portait littéralement une bobine sur sa tête, prenait un drap, l installait dans le désert et projetait ces films. C est comme ça qu il faisait». De plus, à Mumbai, les grandes compagnies de distribution pouvaient revendre ou louer les copies des films à une myriade de petits distributeurs indépendants qui revendaient à leur tour les bobines aux Arabes venus sur le sous-continent, ainsi que le relate Shahid Mansoor lors d un entretien à Mumbai. Aujourd hui vendeur et collectionneur d objets de cinéma (affiches de films, vinyles de bande originale, objets de décors), il hérita de l entreprise de son père et reprit les affaires à partir de 1964 dans la distribution des films indiens. 6 Ces premières sources d informations d une recherche en cours indiquent des échanges cinématographiques qui se construisent à partir d initiatives individuelles et locales, et qui relèvent probablement, en partie, de l économie informelle. Ces échanges, dont il s agit encore de mesurer la portée et l influence dans les années 1950 à 1980, se tarirent avec les limitations de diffusion des films étrangers en Égypte en 1987, et les innovations technologiques des années 1990 les cassettes VHS et les chaînes câblées contribuèrent largement à modifier la structure de ce marché. L établissement de la compagnie Yash Raj

205 203 Films sur le modèle des grands studios hollywoodiens a favorisé une restructuration de la distribution des films indiens en faveur d une plus grande concentration. Mumbai, Yash Raj Films : vers une intégration verticale 7 Dans le paysage cinématographique indien dominé par le cinéma de Mumbai, Yash Raj Films est une compagnie de référence, parce qu elle a porté à l écran parmi les plus grands succès commerciaux et populaires des quarante dernières années. Étroitement associée à la trajectoire de l homme qui l a fondée, le réalisateur Yash Chopra, la compagnie Yash Raj Films amène au cinéma hindi un romantisme au sensualisme nouveau. «Yash Raj Films a été fondée le 27 septembre 1971, à la date du 39 e anniversaire de Yash Chopra, à son bureau du studio Shantaram, Raj Kamal à Parel (où il est resté jusqu à l ouverture de son propre bureau aux alentours de Silsila, 1981), et la sortie de son premier film le 27 avril 1973», explique Rachel Dwyer (2002, p. 55). Le réalisateur impose son style dès son premier film, Daag, succès commercial et critique, et s inscrit durablement dans le paysage du cinéma hindi en offrant des rôles centraux à l une des plus grandes stars du cinéma indien, Amitabh Bachchan. Il est à la réalisation pour deux des films qui marquèrent la carrière de l acteur : Deewar (1975) et Trishul (1978). L ascension fulgurante du personnage du «jeune homme en colère» se combine à un changement de public dans les salles de cinéma, un public d ouvriers, un public populaire, qui se reconnaît dans ce héros intrépide qui défend le peuple, en révolte contre les puissants et les injustices. À cette mouvance des années 1970 et 1980, succède durant les années 1990 le retour des comédies romantiques dans les films indiens. Yash Chopra et son fils Aditya ont réalisé les films cultes avec le duo d acteurs incontournable de cette décennie : Shah Rukh Khan et Kajol. Au tournant des années 2000, la compagnie s essaie à un nouveau genre et assure la production de la série des Dhoom, films d action et d enquête policière, emblématiques de la culture jeune et urbaine de la classe moyenne des grandes villes. 8 C est en 1997 que la firme établit sa première succursale à Londres, pour gérer la distribution de ses films à l international, puis s étend à New York, Los Angeles, et Dubaï. D après une enquête menée par le magazine états-unien Hollywood Reporter sur les plus grandes maisons de distribution de films en 2004, les Studios Yash Raj Films figuraient au vingt-septième rang mondial, soit la première compagnie de distribution en Inde 7. Se plaçant dans une position hégémonique sur le territoire indien, contrôlant la production et la distribution de ses films, cette entreprise a suivi le modèle de la concentration verticale. Son ouverture sur les marchés étrangers, en particulier son installation à Dubaï en 2004, s explique par la conjonction des plusieurs dynamiques entre les années 1990 et le début des années 2000 : tout d abord l évolution de l économie indienne vers une politique de libéralisation et la prise de conscience des potentialités d une diaspora qu elle avait délaissée au lendemain de son indépendance, ensuite celle des pays du Golfe dans le secteur médiatique en vue de l après-pétrole.

206 204 Expansions libérales : configurations indiennes et émiraties 1991, Inde : vers un changement de paradigme 9 Comme dans de nombreux pays, le secteur cinématographique est en proie, dans les années 1990 en Inde, à une crise profonde de la fréquentation des salles, sous l effet conjugué de l incursion de programmes cinématographiques sur les chaînes de télévision, de l arrivée de chaînes câblées privées et étrangères sur le territoire indien, puis d un manque d infrastructures qui détournent les spectateurs des salles de cinéma au profit de projections à domicile. 10 La mise en place de la New Economy Policy (NEP) 8 se fait en 1991, alors que se télescopent deux événements distincts : l effondrement des pays communistes en Europe de l Est et la crise des finances indiennes (Racine, 2003). Le modèle économique ancien était en crise, et de plus en plus critiqué pour ses «dérives» bloquant les initiatives, la productivité et la compétitivité. L effondrement de l URSS notamment marque la fin de la politique des blocs et l affaiblissement d un pourvoyeur essentiel en matière d armement, et d un partenaire notable en matière de commerce acceptant pour partie le troc et la roupie non convertible. Après les élections de juin 1991, P.V. Narasimha Rao devient Premier ministre et marque le retour du Parti du Congrès au pouvoir, le parti dominant postindépendance, mais sans la majorité absolue au parlement cette fois, avec 119 sièges pour le parti de l opposition, le Bharatiya Janata Party (BJP, parti nationaliste hindou), devenu second parti du pays. Sous son gouvernement, commence une nouvelle phase de libéralisation prudente et mesurée de l économie, dont la logique va bien au-delà des impératifs d ajustement structurel avancés par le FMI. Le secteur de l audiovisuel s ouvre alors aux investisseurs étrangers, et par exemple la chaîne américaine d information CNN retransmet la première, dans les grands hôtels internationaux, les images en direct de la guerre du Golfe sur le territoire indien (Deprez, 2006, p. 40). À partir de 1992, la pénétration des chaînes satellites augmente, avec aussi bien des chaînes étrangères comme la BBC, Sony, Discovery, HBO, TV5, que des chaînes privées en langues indiennes, Star TV India et Zee TV. L histoire de Star TV (Satellite Television Asian Region) commence à la fin des années 1980, avec la société Hutchinson Whampoa de Li Ka-shing, un entrepreneur basé à Hong-Kong. Rupert Murdoch finit par l acquérir entièrement, et elle devient une filiale de la 20 th Century Fox en Star TV se fraye un marché en Inde à travers Zee TV, qui diffuse depuis la plate-forme de Star. Zee TV a été lancée en 1992 par Asia Today Ltd., un groupe d Indiens de la diaspora basés à Hong-Kong. Des accords entre Star TV et Subhash Chandra, fondateur du groupe Essel et président de Zee Entertainment, filiale du groupe, engagent Star TV à ne pas diffuser des programmes en langues indiennes. Cependant, suite aux difficultés du groupe à faire des bénéfices sur le marché indien sous ces conditions, le contrat prend fin et Rupert Murdoch met en place des programmes produits localement (Oza, 2006). 11 Cette dernière a d abord fondé sa programmation sur la diffusion de films, avant de se diversifier dans les bulletins d informations et les émissions spécialisées en créant la chaîne Zee Alwan en Sur Zee Aflam, les émissions spécialisées restent en rapport avec le cinéma, avec 100 % Bollywood consacré à l actualité du cinéma ; Alam Bollywood, émission dédiée à l industrie du cinéma ; ou encore Look whos talking, sur le format

207 205 d entretiens avec des stars de Bollywood. Zee Alwan présente des programmes aux thématiques variées, avec une émission de danse, Dance India dance ; des émissions culinaires comme Nirmala s Spice World ou Khonooz Khana ; et des séries télé indiennes ( Okhte Hitler, Nidal Imra a) ou turques (The Girl Named Feriha), doublées en dialecte syrien. Zee s est également aventurée dans la production cinématographique, mais cela reste un pan secondaire de son activité qui consiste principalement à acquérir du contenu filmique pour ses multiples branches, avec des chaînes en langue régionale en Inde et dans le monde. Cette offre télévisuelle diversifiée et une programmation de films de cinéma à la télévision contribuent largement à faire de cette dernière une concurrente directe du cinéma sur grand écran. L année 1998 marque toutefois un tournant dans le monde du cinéma dans la mesure où l État indien reconnaît à ce milieu le statut d industrie. L industrie du cinéma devient alors éligible, à l instar des autres industries, à des aides financières destinées en partie à l amélioration de ses infrastructures, et permettant de lutter contre l économie informelle. Le prélèvement de taxes importantes par l État avait ainsi amené producteurs, distributeurs et exploitants à avoir recours aux fonds du marché noir, entraînant l absence de transparence dans l industrie cinématographique. Le «grand tournant» de 1991 (Racine, 2003) a pour autre conséquence de permettre une libéralisation économique du marché, les entreprises bénéficiant dès lors d une réduction des droits de douanes sur les films de cinéma, d une complète exonération sur les profits à l export, et d avantages fiscaux. 12 À ces facteurs s ajoute la prise de conscience en Inde de l importance de sa diaspora, et du bénéfice économique qu elle peut apporter en retour au pays : plus de vingt millions d Indiens vivent et produisent des richesses dans plus de soixante-dix pays. Le gouvernement du BJP qui accède au pouvoir en 1998 cherche donc à attirer les investissements de ces expatriés sur le territoire indien et à trouver dans cette diaspora une base d appui solide, opérant un changement décisif par rapport à la politique de Nehru des années Le pays, largement aidé par sa diaspora pour financer sa lutte pour l indépendance, change de stratégie vis-à-vis de ses ressortissants sur un territoire étranger au lendemain de la Partition. Dans le contexte nationaliste postindépendance et de la politique du non-alignement qui propose de ne s allier à aucun des deux blocs pendant la Guerre froide, l Inde développe une revendication tiers-mondiste. Jawaharlal Nehru déclare alors que les Indiens vivant à l étranger sont les bienvenus sur le sol indien et sont considérés comme citoyens du pays s ils choisissent de revenir y vivre. En revanche il tourne le dos aux individus d origine indienne citoyens d autres États. L Inde reconnaît légalement le statut de migrant à partir des années 1960 et le terme de Non-Resident Indian (NRI) apparaît dans les années 1970 dans les textes de législations fiscales dans le cadre de création de comptes bancaires. Cette initiative au but purement lucratif vise à attirer les fonds de la diaspora vers l Inde. Avec la montée de l extrême-droite hindoue dans les années 1970, conjuguée à la crise des finances indiennes à laquelle le flux monétaire en provenance de la diaspora permet de faire face, une évolution du regard sur les Indiens émigrés à l étranger se dessine. Ce regard positif sur la diaspora, par sa capacité à contribuer à la croissance du pays, se poursuit par une série de mesures, comme la création d une carte de PIO (Person of Indian Origin) qui permet des facilités douanières et légales pour les personnes prouvant leur origine indienne. Cette mesure, très mal perçue par la diaspora en raison du coût élevé de la carte (1000 dollars, alors que le revenu médian en Inde est de 616 dollars par an, d après une enquête de Gallup en 2013), reste toutefois un geste fort. En avril 2000, un comité composé de hauts fonctionnaires, d universitaires et de politiciens est mis en place pour établir un

208 206 rapport sur la diaspora indienne qui fait œuvre de rapport programmatique. La création du ministère des Affaires indiennes d Outre-Mer (Ministry of Overseas Indian Affairs) en 2004 marque la volonté politique du BJP de renouer avec la diaspora et elle sera poursuivie par le gouvernement du Congrès. Depuis 2004, l Inde se place au premier rang des pays qui reçoivent le plus de versements de l étranger selon la banque mondiale, contribuant à environ 4 % du PIB. Par ailleurs, à la fin des années , l Amérique du Nord invente un type nouveau de migration : une sélection des immigrants par le recrutement des diplômés. Cela entraîne un flux croissant d Indiens, notamment vers les États-Unis où une communauté de plus de deux millions de personnes atteint un niveau moyen d éducation supérieur au reste de la population nationale et dont le niveau moyen de revenus est supérieur à ceux de l ensemble de la population américaine 9. Des couples migratoires privilégiés post-seconde Guerre mondiale se mettent en place avec les anciennes colonies, personnes d origine sud-asiatique étant recensées sur le sol britannique dans les années Cette diaspora nord-américaine et britannique est un débouché potentiel d autant plus important que les films peuvent constituer pour certains parents un des supports d enseignement des traditions et valeurs indiennes à leurs enfants nés en dehors de l Inde. Ainsi, comme le montre Marie Gillespie (1995) 10 dans sa thèse pionnière sur la question de la réception des médias dans les populations immigrées, Télévision, Ethnicity and Cultural Change, les magnétoscopes, dont sont équipés nombre de foyers pendjabis très présents à Southall, un quartier populaire de la banlieue de Londres, servent aux parents et grands-parents comme «moyen de recréer des traditions culturelles» via la diffusion de films commerciaux hindis. Pour les compagnies indiennes, une stratégie commerciale d implantation dans ces marchés fournirait une source de revenus importants, en raison notamment du pouvoir d achat de ces ménages et du prix plus élevé du ticket de cinéma aux États-Unis par exemple, comparé à l Inde, qui permettrait aux films d y être très rapidement rentables. Alors que Yash Raj Films installe en priorité ses bureaux à Londres et à New York, elle prend également conscience de l importante diaspora d Asie du Sud dans les pays de Golfe et du développement du secteur médiatique dans la région, notamment lié à la stabilité politique. Elle créé alors un bureau à Dubaï. 2001, Dubaï : créer une industrie du cinéma 14 Pour la compagnie, cette installation coïncide, d une part, avec une volonté d expansion sur un marché qu elle considère comme acquis à ses biens culturels et, d autre part, avec une transformation à la fois économique et politique à Dubaï. Depuis les années 1980, une réflexion est en effet menée par les pays du Golfe pour préparer l après-pétrole, en appliquant notamment une stratégie de diversification de leur activité économique vers des secteurs comme la pétrochimie, l aluminium, la finance islamique et celui des technologies de l information et de la communication (Mingant, 2013). En janvier 2001, Dubaï Media City (DMC) ouvre officiellement ses portes à des compagnies régionales et internationales. Cette zone franche cherche à attirer les investisseurs, afin de faire de Dubaï un «centre économique stratégique» 11 et d y créer une industrie cinématographique durable. Sur son site internet officiel, Dubaï Media City se présente comme un lieu où se développent des commerces liés à différents segments, tels que l édition et la presse, la musique, les nouveaux médias, les loisirs et le divertissement, l audiovisuel, le cinéma, les agences d informations et les services marketing et médiatiques. Environ 2000 compagnies y ont élu domicile depuis la création du site, Dubaï

209 montrant une volonté d attirer les grands groupes, tels que CNN, la BBC et la MBC, mais aussi les indépendants et jeunes talents. Inspirés par des modèles de Hollywood et de la Silicon Valley, les dirigeants de Dubaï cherchent à créer des pôles de compétitivité. Dubaï Media City fait ainsi partie d un plus large ensemble, le TECOM Media Cluster, qui englobe l International Media Production Zone (IMPZ) 12 et le Dubaï Studio City, lancés respectivement en 2003 et Ce dernier propose les infrastructures pour la production, le tournage et la post-production de films. De grandes productions américaines, comme Mission Impossible : Protocole Fantôme (Brad Bird, 2011) ont été tournées sur place, et indiennes, Happy New Year (Farah Khan, 2014), qui est distribué par Yash Raj Films. Dubaï Media City constitue ainsi une infrastructure que les cadresdirigeants émiratis cherchent à promouvoir à l international, à travers une participation depuis 2011 au MIPTV à Cannes, en faisant connaître à l occasion de ce forum cet émirat comme un lieu de choix pour la production et la diffusion de biens audiovisuels. L investissement dans ce secteur a également pour but de dynamiser la production cinématographique dans le monde arabe, et de pouvoir se défaire de la dépendance au Nord pour les financements des films de la région. À la création d un environnement propice au développement d une industrie médiatique, s ajoute la création d une plateforme de diffusion pour la production locale avec la création du Festival International de Dubaï (DIFF) en L enjeu de cet événement consiste plus largement à affirmer ainsi sa place sur le marché international du cinéma et, plus largement, l échiquier géopolitique ainsi que le souligne Jean-Michel Frodon (2013) : «L incroyable surenchère festivalière à laquelle se livrent les monarchies du Golfe, dans une logique de prestige glamour et d influence où le soft power régional et international, voire la vanité des dirigeants, comptent davantage que les retombées économiques et l essor culturel sur le plan local». Dans ce festival, en raison de l importante communauté d Asie du Sud, la présence des films du sous-continent est relativement importante comparé aux festivals européens : 8 films indiens en 2013, 9 en 2012, 11 en 2011, etc. Si Yash Raj Films coopère régulièrement avec le Festival de Dubaï où il projette ses films, c est toutefois dans le secteur de l exploitation que se situe son intérêt économique immédiat. La construction de multiplexes dans la région du Golfe depuis la fin des années 1990 participe au développement d un secteur qui, dans les années 1970, ne possédait quasiment pas de salles de cinéma, contrairement à un pays comme l Égypte. Ahmed Golchin, considéré comme le père du cinéma des Émirats arabes unis, raconte ainsi qu il diffusait ses premiers films en plein air. La plus grande chaîne de la région est actuellement Novo Cinemas (anciennement Grand Cinemas), branche d exploitation de la société de distribution Gulf Films créée en 1989, rachetée par Qatar Media Services en Elle possède 13 multiplexes, répartis entre Abu Dhabi, Sharjah, Dubaï, Ras Al Khaima et Al Ain, et a ouvert de nouvelles succursales en Jordanie et au Liban. Autrement dit, la création d une industrie cinématographique et le développement de l espace pour l exploitation commerciale des films présentent un intérêt majeur pour une firme indienne qui voit via Dubaï non seulement un marché qui lui est facilement conquis du fait de la diaspora, mais également un point d appui stratégique pour une expansion régionale. 207

210 208 Dubaï, marché traditionnel et pivot régional 2004, installation sur un marché traditionnel 15 Pour Yash Raj Films, la confluence de structures cinématographiques à la pointe et d une importante diaspora d Asie du Sud dans les pays du Golfe en fait un marché idéal, tout particulièrement sensible à la diffusion des films indiens. La compagnie indienne adopte une stratégie d expansion basée sur une carte du monde qui distingue essentiellement deux types de marchés, comme le montre cet entretien avec Avtar Panesar, le viceprésident chargé des opérations internationales : les marchés «traditionnels» et «nontraditionnels», définis de la façon suivante : «Les marchés traditionnels concernent les régions du monde où vivent les Indiens. Les Indiens, les Pakistanais, les Bangladeshis. Toute personne qui regarde des films indiens, en comprend la langue, le marché de la diaspora donc, voilà les marchés traditionnels. Ou du moins, nous les considérons comme un marché traditionnel. Ce qui n est pas traditionnel pour nous, c est là où ils ne parlent pas la même langue mais sont disposés à regarder ces films, comme l Allemagne, ou même la France, la Corée, le Pérou ou le Japon. Ceux-là ne sont pas des marchés traditionnels pour nous. Et ce sont ceux que nous essayons de développer.» 16 Avec 2,9 millions d émigrés en provenance d Inde résidant dans les Émirats arabes unis, 1,8 million en Arabie saoudite, environ 1 million de travailleurs migrants du Bangladesh et du Pakistan, Népalais et Sri Lankais employés dans les pays du Golfe d après les enquêtes des Nations Unies 13, la population venue d Asie du Sud avoisinerait plus de 40 % de la population des migrants dans la région. La présence de communautés asiatiques sur les rives du Golfe n est pas nouvelle, mais elle fut favorisée à partir du XIX e siècle par la domination britannique sur la région, d autant que le Golfe, placé dans l orbite du Raj, eut Bombay comme pôle économique et la roupie pour monnaie. Ces communautés marchandes, numériquement faibles mais économiquement puissantes, se sont essentiellement installées en Oman et à Dubaï. Ce n est toutefois qu à partir des années 1980, avec la première guerre du Golfe que s intensifient les vagues de migrations asiatiques (Lavergne, 2003). 17 Même si l arrivée de Yash Raj Films peut sembler tardive en regard de l installation de la firme libanaise Empire dès 1998, son établissement sur place constitue un défi de taille. La stratégie est agressive, et consiste à reprendre le contrôle sur les circuits et les modalités de la diffusion des films indiens en salle, films produits par la firme elle-même. Jusqu à présent, l intermédiaire et agent local pour la diffusion des films de la compagnie en salle était la chaîne des Grand Cinemas, propriété de la compagnie de distribution Gulf Films. Établie en 1989, cette dernière distribue des films indépendants aussi bien que des films des grands studios. Elle est ainsi l agent de la Paramount et d Universal sur les territoires du Golfe. Elle s ouvre au secteur de l exploitation en 2000, avec la création de la chaîne Grand Cinemas, renommée Novo Cinema en 2014 après le rachat par Qatar Media Services en Ahmed Golchin, partenaire de Gulf Films, fut également le premier interlocuteur de Yash Raj Films dans les Émirats arabes unis. Au vu des potentialités du marché, Yash Raj Films ne souhaitait plus se satisfaire des conditions imposées par Grand : la chaîne refusait de programmer plusieurs films indiens simultanément dans le même cinéma, amenant ainsi à diffuser les films l un après l autre, une à deux semaines chacun empêchant, pour Avtar Panesar, les films d amener leur rendement maximal.

211 209 «J ai pris de grands risques en réalité en 2004, quand j y suis allé et, en gros, je suis entré en guerre avec eux en leur disant : Je ne vous donnerai pas mon plus gros film de l année à moins que vous ne fassiez les choses à ma façon. Évidemment, ça ne leur a pas fait plaisir. J ai dû sortir le film, dans un seul cinéma à Dubaï. Six mois plus tard, tout le monde avait compris où je voulais en venir, et nous sommes redevenus amis.» 18 L installation d un bureau à Dubaï permet à Yash Raj Films de faire pression auprès de ses distributeurs sur place afin de modifier les modalités de diffusion de leurs films dans les salles de cinéma. Yash Raj entend désormais dicter les règles de diffusion de ses films : des horaires de projections multiples et réguliers, un nombre d écran maximum dans plusieurs multiplexes, et la garantie de laisser le film à l affiche jusqu à épuisement des entrées. Dubaï sert alors de base pour étendre la diffusion des films Yash Raj dans le reste de la région, laquelle présente le double défi de ne pas être aussi stable politiquement et économiquement, et de former un marché non-traditionnel 14 puisque la présence de la diaspora d Asie du Sud n y est pas aussi influente que dans les pays du Golfe. Dans le cinéma Vox du Deira City Center de Dubaï le 28 mai 2014, les productions américaines, X- Men : Days of Future Past (Singer, 2014) et Black Rock (Aselton, 2012) côtoient les productions hindis avec Heropanti (Khan, 2014), malayalams avec 7 th Day (Syamdhar, 2014) et tamouls, avec Kochadaiyaan (Rajinikanth, 2014). ( N. Srour). 2013, Dhoom 3 : à la (re)conquête du Proche-Orient 19 Dans la diffusion des films indiens dans la région, les pays qui composent le Conseil de Coopération du Golfe, à l exception de l Arabie saoudite, sont considérés comme les marchés premiers, tandis que les pays comme l Égypte, le Liban, la Jordanie, l Irak et la Syrie sont des marchés périphériques, «non-traditionnels» dans la mesure où, selon Nelson D Souza, directeur du bureau à Dubaï qui supervise les opérations au Moyen- Orient et en Afrique du Nord : «On ne peut pas y faire passer tous les films, mais

212 210 seulement les grands films avec un Khan à l affiche, un Shah Rukh Khan ou un Aamir Khan» 15. La cartographie mentale des mondes où les langues arabes sont majoritaires se déploie en cercles concentriques dans la vision de la compagnie Yash Raj Films. Les pays du Golfe, en premier lieu, en raison de la forte présence de la diaspora ; le Moyen-Orient, un territoire à conquérir mais difficile à l heure actuelle en raison de la guerre en Syrie notamment ; l Afrique du Nord, et le Maroc en particulier, où ils cherchent également à se déployer mais qui nécessite de maîtriser la langue française ; le Pakistan, qui relève également du bureau installé à Dubaï, et qui se présente comme un marché florissant pour leurs films. Les films diffusés dans le Golfe sont sous-titrés en anglais et en arabe, et ce sont les sous-titres arabes qui seront utilisés dans le reste de la région. Toutefois, la question de la langue se pose avec acuité pour une chaîne télévisée comme Zee Aflam qui teste, depuis quelques années, le doublage des films hindis en arabe, d abord en arabe littéral puis, récemment, en dialecte syrien (Miller, 2012). 20 Alors que Yash Raj Films s appuie sur la diaspora d Asie du Sud comme public premier de ses films dans le Golfe, cette stratégie n est pas viable pour le Proche-Orient qui ne présente qu une très faible communauté indienne et sud-asiatique (environ 500 familles en Égypte et 8000 personnes indiennes au Liban). Si la compagnie Yash Raj est la seule à s aventurer sur le terrain (hormis l expérience de M. Zeind en Égypte qui a distribué trois films hindis appartenant à des compagnies de distributions indiennes différentes), l implantation d autres acteurs locaux présente des obstacles importants pour le retour des films indiens sur les écrans du Levant. Entre Hollywood, le cinéma arabe et les chaînes câblées spécialisées dans le cinéma indien, telles que B4U, MBC Bollywood, Zee Aflam, la compétition prend différentes formes. La concurrence de la télévision, en particulier, joue un rôle essentiel en Égypte selon Antoine Zeind, puisqu elle détourne un public aux revenus modestes, le public privilégié des films indiens lors de son âge d or, des salles de cinéma. Quant au public des multiplexes, en Égypte comme au Liban, il privilégie les films américains et arabes aux autres films. Avtar Panesar voit dans la télévision un moyen d habituer les spectateurs aux films indiens, de la même façon que les réseaux pirates ont permis le développement de marchés comme en fait l hypothèse Adrian Athique (2008). Toutefois, même la vente de DVD pirates de films indiens s est très largement tarie au Liban, témoignant ainsi de la baisse de l intérêt et de la demande pour ce cinéma. 21 Dhoom 3, qui met cette fois-ci en scène l acteur Aamir Khan, après avoir fait appel à John Abraham et Hrithik Roshan respectivement dans Dhoom (Gadhvi, 2004) et Dhoom 2 (Gadhvi, 2006), est le dernier de la série. Ce film d action, combinant enquêtes policières et grandes fresques de séquences musicales dans un décor urbain, s inscrit dans une mouvance stylistique qui suit les mutations socio-économiques de l Inde vivant une période «post-libéralisation». Il s agit d un film à destination de la jeunesse de la classe moyenne urbaine qui consomme le cinéma dans les multiplexes proliférant sur tout le territoire indien. Un genre de films qui vise à concurrencer Hollywood par les moyens techniques mis en œuvre, tout en gardant sa «différence». Une plus-value à défendre selon les studios Yash Raj sur le marché de l industrie cinématographique. 22 Pour la compagnie, la sortie de ce film était à la fois un événement technologique la promotion du film dans la presse insiste sur l utilisation de la technologie de son Dolby Atmos utilisée pour la première fois par le studio qui s est modernisé pour l occasion, politique et économique. En effet, il n est sorti qu en version numérique sur les écrans afin de contrôler les copies pirates et ne plus subir les pertes liées à ce marché informel, en visant directement les exploitants de salles à mono-écran dont les revenus sont

213 211 garantis par des films commerciaux comme ceux de Yash Raj, leur succès en salle étant quasiment assuré 16. C était aussi un événement stratégique à l échelle internationale, puisqu il s agissait de parvenir à une diffusion simultanée à travers le plus grand nombre de pays dans le monde. La sortie mondiale de Dhoom 3 a eu lieu simultanément le 20 décembre 2013 en Angleterre, en Australie, en France, en Inde et en Nouvelle Zélande. Dans la région du Moyen-Orient, où le film est sorti avec un léger décalage, il marquait ainsi pour la firme la première sortie en-dehors du périmètre des marchés premiers. En 2010, un film indien avait bien été distribué dans la région, rencontrant le succès (My Name Is Khan de Karan Johar) du studio Dharma Productions détenu par le réalisateur, et diffusé dans le circuit du réseau libanais Empire. 90 % des bénéfices du film ont été réalisés sur le marché extérieur, et il a gagné plus de dollars en Égypte, plus de au Liban, et plus de 2 millions aux Émirats arabes unis 17. Toutefois, le film a été coproduit par la 20 th Century Fox, en charge de la distribution à l international en partenariat avec la chaîne privée indienne Star. Les studios Fox Star, notamment en charge de la distribution en Inde, sont une joint venture entre la 20 th Century Fox et Star, entreprise indienne, devenue filiale de la Fox. La diffusion de ce film indien à Beyrouth s explique par les liens entre la compagnie américaine et le réseau libanais : en 1988, Empire est devenu le distributeur exclusif de la 20 th Century Fox au Liban et dans le Golfe. Avant Dhoom 3, le film Chennai Express (Shetty, 2013) distribué par UTV Motion Pictures, avait été diffusé localement en Égypte par Antoine Zeind, directeur d United Motion Pictures, qui avait prévu de diffuser une trilogie de films indiens à la suite. Ce dernier sera ainsi suivi de Krrish 3 (Roshan 2013) et de Dhoom Puisque les Émirats arabes unis peuvent apparaître comme un marché déjà presque saturé, où Yash Raj Films ne doit pas seulement faire face à la concurrence de Hollywood, mais également à celle des films malayalams ou tamouls plébiscités par la diaspora majoritairement issue d Inde du Sud, il devient d autant plus important de s implanter ailleurs dans la zone MENA, une logique déjà entamée par le réseau des cinémas Empire. Gino Haddad, son directeur financier, affirme par exemple : «Nous sommes à la recherche d opportunités dans toute la région, à l exception de Dubaï où le marché est saturé». Selon lui, Erbil, la capitale de la région du Kurdistan au Nord de l Irak, présente des avantages puisqu il s agit d «un marché complètement vierge, au niveau du cinéma, mais aussi du divertissement en général, tout en étant très stable», un avantage qui semble actuellement mis à mal avec la progression récente de l État Islamique dans la région. Le groupe envisage même deux autres projets au Kurdistan, à Suleimania et à Dohuk (A.S, 2011). La sortie de Dhoom 3 s est ainsi réalisée en parallèle dans un réseau de villes de la région, le but de Yash Raj Films étant d ouvrir un nouveau marché qui irait du Proche-Orient jusqu à l Afrique du Nord. En raison de la guerre en Syrie, le film n a pu y être diffusé, mais il était sur les écrans le 26 décembre 2013 à Beyrouth et Amman, le 1 er janvier 2014 au Caire, et le lendemain à Erbil. Pour séduire le public arabophone, la chanson titre du film a même été enregistrée par la chanteuse libanaise Naya. Tandis qu Antoine Zeind s est chargé de la distribution en Égypte et a peiné pour trouver des multiplexes qui acceptent de diffuser le film, c est le réseau Empire qui a coordonné avec le bureau de Yash Raj la sortie sur tout le territoire libanais, et dans son nouveau complexe à Erbil. En s installant à Dubaï, la compagnie cherche donc à diversifier ses agents locaux et à s extraire de la situation de monopole de Gulf Films. La coopération avec le réseau Empire lui permet de s associer avec une firme locale et expérimentée, tout en explorant d autres réseaux de diffusion. Alors que le film a engrangé les meilleures recettes à sa sortie et est resté plus de onze semaines sur les écrans en Inde, il n a été

214 212 exploité qu une semaine au Liban, où il s est placé en 12 e position d un box-office dominé par les grosses productions américaines, mais il est resté trois semaines à l affiche en Égypte. Si Dhoom 3 a été diffusé dans une région familière des films hindis, sa sortie le 26 décembre 2013 marque le début d une stratégie de conquête d un «nouveau» territoire pour le studio indien. 24 Autrement dit, l implantation de Yash Raj Films à Dubaï et sa stratégie de diffusion régionale et simultanée de Dhoom 3 illustrent les transformations en cours sur la carte géo-cinématographique de la région. Les mutations sur l échiquier des «soft powers» sont directement liées au rôle pivot de Dubaï, où se conjuguent plusieurs phénomènes : une politique de préparation de l après-pétrole qui cherche à développer les industries culturelles ; la vague de construction de multiplexes à la fin des années 1990 (Mingant, 2013) ; et l essor des technologies audiovisuelles (Frodon, 2013). Le Proche-Orient, contrairement aux Émirats où le cinéma d Inde du Sud est un rival sérieux, demeure pour l instant un territoire relativement vierge pour le cinéma indien, et ouvre à Yash Raj Films un nouveau marché où il peut se présenter comme une puissante alternative à l hégémonie hollywoodienne. Toutefois, l expansion régionale de la firme indienne, bien qu elle cherche à se positionner comme l interlocuteur privilégié, voire unique, pour la distribution des films hindis au Moyen-Orient, doit faire face à des obstacles structurels : le manque d écrans et de salles de cinémas dans l ensemble de la zone MENA, la popularité des productions américaines et les stéréotypes liés aux productions de Bollywood, qui n incitent pas les distributeurs régionaux à prendre le risque de diffuser les films indiens. À cela s ajoute des problèmes conjoncturels considérables dans la région, avec les fronts de la guerre en Syrie et l État Islamique. Alors qu il existe un marché potentiel, notamment en raison de l importante diaspora originaire d Asie du Sud mais aussi auprès des populations locales, l enjeu au cœur de cette implantation est une stratégie marketing qui doit faire face aux sommes faramineuses que sont capables de débloquer les firmes américaines qui inondent ainsi visuellement l espace urbain. BIBLIOGRAPHIE «Nightingale in Films», Filmfare, n 12, I, 8 août 1952, p A., S., «Le groupe Empire va exploiter 14 salles de cinéma à Erbil, en Irak», Le Commerce du Levant, 3 juillet 2011, [en ligne] URL : [consulté le 31 août 2014]. ATHIQUE, A., «The global dynamics of Indian media piracy: export markets, playback media and the informal economy», Media, Culture & Society, n 5, 30, 2008, p [en ligne] DOI: / [consulté le 3 octobre 2016] CHATTERJEE, G., Mother India, Londres, British Film Institute Publications, CHAUVIN, S., LEMOINE, F., L économie indienne : changements structurels et perspectives à long-terme, CEPII Working Paper, n , 2005, [en ligne] URL : wp pdf [consulté le 18 février 2014].

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216 214 NOTES 1. Cette affirmation s appuie sur des entretiens lors d un terrain au Caire avec Antoine Zeind, directeur de l United Motion Pictures, Madame Hurriya, responsable de la distribution auprès du défunt Badi Subhi, directeur d une compagnie de distribution de films hindis en Égypte et Mohammed Soueid, anciennement journaliste et critique de cinéma pour As-Safir et An-Nahar. 2. Le site internet de la compagnie Eros mentionne un bureau à Dubaï, mais d après des échanges avec la responsable clients, il ne s agirait que d un bureau comptable et le responsable des opérations internationales siège à Mumbai. 3. Ce travail s inscrit dans le cadre d une thèse et repose sur des terrains effectués à Beyrouth, Delhi, Dubaï, Le Caire et Mumbai entre 2013 et Sauf mention contraire, les propos entre guillemets dans ce texte sont des extraits d entretiens menés en arabe et en anglais au cours des années 2013 et Nous les avons traduits. 5. D après un entretien avec Antoine Zeind, et Madame Hurriya. 6. Nous traduisons de l arabe. 7. Cette information mentionnée sur le site officiel de la compagnie Yash Raj Films. 8. La NEP est une réforme économique qui touche principalement les secteurs du commerce et de l industrie, où les monopoles d État sont réduits au minimum (à deux secteurs : la défense et l énergie nucléaire). Dans les entreprises publiques, un programme de restructuration et d ouverture de leur capital est mis en place, tandis que le secteur bancaire et financier est libéralisé. Sur le marché extérieur, les droits de douanes sont abaissés et les barrières non tarifaires, tels que les quotas et licences, sont réduites (Chauvin, Lemoine, 2005). 9. D après une étude du Migration Policy Institute de juillet 2014, disponible en ligne : Cité dans Mattelart, 2007, p Mohammad Abdullah, Directeur général de TECOM Media Cluster, sur le site officiel de Dubaï Media City. 12. Zone franche, celle-ci vise à créer un environnement attractif pour les compagnies spécialisées dans les arts graphiques, la presse, l édition, et les sociétés de productions médiatiques. 13. Le rapport est disponible en ligne : MIgrantStocks_Documentation.pdf [consulté le 18 février 2014] 14. La division binaire entre marché «traditionnel» et «non-traditionnel» des studios Yash Raj Films semble tout de même être mise à mal dans le cas du Moyen-Orient, où il existe un lien important avec le cinéma indien, par-delà la diaspora. 15. Les trois Khan les plus connus sont les acteurs Salman Khan, et son rôle de policier dans Dabangg (Abhinav Kashyap, 2010) ; Shah Rukh Khan, il a joué dans des films qui ont marqué l histoire du cinéma indien, comme Dilwale Dulhania Le Jayenge (Aditya Chopra, 1995), Kabhi Khushi Kabhi Gham (Karan Johar, 2001) et My Name is Khan (Karan Johar, 2010) ; et Aamir Khan, connu pour jouer dans des films «sérieux», comme Lagaan (Ashutosh Gowariker, 2001) ou Taare Zamin Par (Aamir Khan, 2007). 16. Aditya Chopra, fils du fondateur de Yash Raj Films Yash Chopra, a lancé un appel aux cinémas en Inde «Passez au numérique ou manquez Dhoom 3» (DNA, 2013) 17. D après les chiffres disponibles sur

217 Partie 3. Les marchés médiatiques nationaux dans tous leurs états 215

218 216 Chapitre 12. Adapter et produire marocain L évolution des programmes de séries et films télévisés de la télévision marocaine entre 2003 et 2012 Catherine Miller «Last but not the least, the disturbing fact in our Moroccan public television has to do with the translated Mexican and Turkish series, which have rapidly invaded our Moroccan society. To have three to five of these series broadcast everyday on Moroccan television is too much, and proves one thing, which is the moral degeneration of our TV channels. [ ] What adds insult to injury is the translation of these series into Moroccan darija so that such series can be understood by all individuals, literate and illiterate! Is not this the top of moral degeneration? Does not this destroy the majority of Moroccans values and morals?» (Mohamed Oukaai, 2012) 1 1 Comme en écho à cette déclaration, le 7 mai 2014, un article mis en ligne par flashpress.ma 2 indiquait que Mustapha Khalfi, le ministre de la Communication et porteparole du gouvernement, a annoncé sa volonté d interdire la diffusion sur les chaînes publiques des feuilletons (musalsalât) mexicains et turcs doublés en arabe marocain (darija ). Répondant au parlement à un député du Parti de la Justice et du Développement (PJD) auquel il appartient, M. Khalfi a justifié sa décision par le fait que ces séries télévisées représentent un danger pour les valeurs morales marocaines. 2 Le ministre s est focalisé uniquement sur les séries doublées en arabe marocain et n a mentionné ni les séries en français, ni les innombrables feuilletons étrangers (incluant les productions mexicaines ou turques) doublés en arabe classique ou en arabe syrien. Or la diffusion de séries étrangères doublées en arabe marocain est une spécificité de 2M, la deuxième chaîne de la télévision publique marocaine. À travers cette critique des séries, c est aussi et surtout la direction de 2M qui est visée dans ce bras de fer qui oppose, depuis mars 2012, le ministre (PJD) de la Communication à trois personnalités : Faysal Laraychi, le PDG de la SNRT (Société Nationale de Radio Télévision), Salem Cheikh, le directeur de 2M, et Samira Staïl, la très controversée directrice de l information de 2M 3. Cette lutte et cette polémique largement relayées par la presse marocaine ont éclaté au

219 217 grand jour quand le gouvernement PJD (de tendance islamiste) dirigé par Abdelilah Benkirane, élu en novembre 2011, a voulu dès le printemps 2012 procéder à une nouvelle réforme de l audiovisuel et imposer un nouveau cahier des charges à la télévision marocaine. Retirée des mains du ministre, revue et révisée par le Palais, cette réforme n a pas profondément bouleversé les rapports de force même si elle a provoqué une crise et un gel de la production télévisuelle entre 2012 et En mai 2014, les propos du ministre sont restés un simple effet d annonce. Trois mois après sa déclaration au parlement, un petit tour sur les programmes de 2M, le 11 août 2014, révèle que les feuilletons turcs et mexicains doublés en arabe marocain restent omniprésents sur la chaîne publique avec le toujours très populaire Ma tansanish (turc) et l inamovible Ana (mexicain). Mais pourquoi cette focalisation existe-t-elle autour des séries doublées en arabe marocain, que l on retrouve également dans la plupart des articles de la presse marocaine arabophone ou francophone? 3 Le succès d audience des séries turques est désormais un phénomène bien connu des sociétés arabes. Il remonte au printemps 2008, lors de la diffusion en avril par la chaîne satellitaire MBC de Nour, la version doublée en arabe syrien de la série turque Gümüş, laquelle aurait attiré plus de 85 millions de téléspectateurs dans les pays arabes (Buccianti, 2010). Nour fut ensuite diffusée par 2M en septembre C est ce succès qui aurait incité le directeur de 2M, Salem Cheikh, à procéder à l hiver au premier doublage en arabe marocain d une série mexicaine, Ana (Miller, 2012a). Malgré les critiques et les vives polémiques engendrées par l initiative, le succès d audience fut au rendez-vous et incita 2M à continuer sur sa lancée en diffusant à partir de l hiver des feuilletons mexicains, turcs, indiens et mêmes américains (comme la série Les experts) doublés en arabe marocain tandis que la première chaîne de télévision (Al Aoula) continuait et continue toujours de présenter des séries étrangères doublées en arabe standard/classique. C est ainsi qu en juillet 2009 deux séries mexicaines étaient diffusées à la même heure en prime time : Al-Qitta Al-Mutawahhisha (Le chat sauvage) sur Al Aoula en arabe classique et Ayna Abi (Où est mon père) sur 2M en arabe marocain, bien que le titre soit, lui, en arabe classique. Les mesures d audience effectuées par Marocmétrie et publiées par la presse marocaine confirment régulièrement que les feuilletons doublés en arabe marocain font de meilleures audiences que les feuilletons doublés en arabe classique, ce qui a permis progressivement à 2M de dépasser Al Aoula en termes de parts d audience, 2M oscillant en moyenne entre % et Al Aoula entre %. 4 L omniprésence des séries télévisées, des sitcoms et des émissions de divertissement est un phénomène mondial (Blum, 2011 ; Henrion-Dourcy, 2012) conforté par les taux d audience et les recettes publicitaires afférentes. La croissance exponentielle des télévisions privées et publiques, satellitaires ou hertziennes, nationales ou internationales a accru la demande mondiale et la circulation transnationale de ces productions (pour les médias arabes, cf. Gammal, 2008 ; Haroutunian, 2009 ; Kraidy, 2009). Les pays arabes représentent au total vingt États et environ 200 millions de téléspectateurs et offrent un marché très intéressant pour les industries de l audiovisuel, qui a été largement investi par les télévisions satellitaires arabes parce que «les flux médiatiques sont facilités quand la langue est partagée» (Sakr, 2007 citée par Buccianti, 2010). Cependant, les télévisions nationales (ou régionales) arabes privées ou publiques, tout comme les chaînes de radio, résistent mieux qu on ne pouvait le prévoir dans les années 1990 et restent attractives, du fait de leur proximité avec leurs publics (Haroutunian, 2009).

220 218 5 L évolution de la télévision marocaine, en particulier 2M, s inscrit dans ce rapport de proximité. En effet, parallèlement à l omniprésence des séries importées, la télévision marocaine a développé depuis 2006 une politique de production nationale de films et de séries télévisées qui a dynamisé l ensemble du secteur audiovisuel marocain. En 2012, les chaînes du pays offrent plus d émissions made in Morocco qu elles ne le faisaient à la fin des années 1990, et plusieurs productions marocaines (téléfilms ou séries) ont obtenu des taux records d audimat entre 2009 et Si beaucoup de commentateurs se livrent à une critique sévère voire impitoyable des séries doublées en arabe marocain 4, (incluant des universitaires marocains comme Brahim Hassnaoui, 2012), peu d observateurs des médias marocains s intéressent aux interactions entre les séries importées doublées et la production télévisuelle nationale. On pourrait néanmoins établir un lien entre ces deux types de productions, non seulement en termes de circulation des contenus socioculturels, mais également en ce qui concerne le marché du travail pour certains acteurs et l aspect linguistique qui touche une corde sensible. Qu elles soient importées et doublées ou bien produites sur place, les deux types de séries participent à la médiatisation, voire à la formation, d une variété d arabe marocain connotée comme plutôt «urbaine» et «moderne». On rapprochera ce phénomène à ce qui peut être observé en Asie où le rôle des séries télévisées dans l émergence de nouveaux standards urbains est maintenant bien documenté (Schiffman, 1998). Au-delà des choix de langue (marocain versus arabe classique), le débat sur les séries télévisées tourne évidemment autour des représentations identitaires et patriotiques de la marocanité, ce qui explique la véhémence des propos. 6 Ce chapitre vise donc à décrire les politiques télévisuelles marocaines en matière de diffusion des séries en étudiant l articulation entre production nationale et doublage des séries importées dans une approche mettant l accent sur les modes de circulation transnationale et intranationale. Ces politiques seront analysées du point de vue de leur conception, de leur réception mais également de leurs éventuelles implications langagières et culturelles. Je commencerai par souligner la faible place des études portant sur les séries télévisées et la question de la langue dans les médias arabes. Je dresserai ensuite un rapide historique de l évolution du champ télévisuel marocain, en particulier 2M, avant d aborder la question du doublage des séries étrangères, la politique de production de séries et de films sur 2M et Al Aoula, puis leur impact sur le champ cinématographique marocain. Circulation et rapport global/local dans les études sur les médias arabes : la faiblesse des recherches sur les feuilletons et la langue 7 À partir de la fin des années 1990, on relève une abondance de travaux portant sur l évolution des médias dans le monde arabe 5. Ces travaux se sont, entre autres, intéressés à la question d une éventuelle émergence d une sphère ou d un espace public arabe, au rôle des médias audiovisuels comme vecteur de modernité «culturelle» en particulier concernant les rapports de genre, à l affaiblissement éventuel du contrôle étatique, à la montée des médias privés et au rôle ambivalent des TV satellitaires arabes dans le rapport global/local. Comme le soulignait Nora Mellor (2007, p. 54), les télévisions satellitaires arabes renforcent le sentiment d une appartenance régionale commune, mais

221 219 elles participent également à conforter des identités nationales distinctes. Ceci semble particulièrement vrai dans le cas des compétitions musicales transarabes comme Arab Star Academy (lancée en 2003 sur la chaîne libanaise LBC) ou Arab Idol (lancée en 2012 sur la chaîne panarabe saoudienne MBC) pour lesquelles les audiences nationales se mobilisent pour voter pour «leur» candidat (Kraidy, 2007). Au niveau des contenus et de leur réception, ce sont les programmes de divertissement incluant le sport, les sitcoms, la téléréalité et les séries télévisées qui remportent les plus grands succès d audience (Karam 2007 ; Kraidy, 2009). Si l omniprésence du divertissement et des séries télévisées ainsi que leurs influences éventuelles sur les mœurs et les valeurs morales alimentent de nombreux articles et chroniques dans les journaux nationaux arabes 6, les études universitaires consacrées aux séries diffusées ou produites dans le monde arabe restent relativement peu nombreuses et dispersées 7. Une exception pourtant, celle de l Égypte, dont l abondante production de feuilletons télévisés (musalsal) est considérée comme participant activement à la construction d un imaginaire identitaire national (Abu- Lughod, 2005 ; Armbrust, 1996 ; Seymour, 1999). Les séries égyptiennes qui ont longtemps dominé le reste du monde arabe sont depuis les années 1990 fortement concurrencées par les séries syriennes (Salamandra, 2005). Enfin la question de la circulation des séries importées et doublées dans le monde arabe reste plutôt abordée dans une approche anthropologique de la réception et de la globalisation dans quelques articles et mémoires de master 8. 8 Les aspects linguistiques/langagiers de ces récentes évolutions médiatiques, que ce soit en termes de pratiques ou d idéologies linguistiques, sont singulièrement peu abordés (Miller, 2012b). Si dans les années les médias arabes étatiques (presse, radios, TV) étaient considérés comme l un des vecteurs principaux de la diffusion de l arabe moderne standard sous ses formes écrites et orales (Effat, Versteegh, 2008), on ne relève à la fin les années 2000 qu un seul ouvrage collectif consacré aux pratiques linguistiques des médias arabes (Bassiouney, 2010). C est essentiellement l écrit, sous sa forme numérique sur Internet (web, blog, réseaux sociaux), et en particulier l usage de langues mixtes anglo-arabe ou franco-arabe écrites en caractères latins, comme le fameux arabizi (traduction de l anglais arab easy), qui attire l attention (Caubet, 2012 ; Johnson, 2010 ; Gonzalez-Quijano, 2012 ; Palfreyman, El-Khalil, 2003 ; Warschauer et al., 2002 ; Yaghan, 2008). Mais peu de recherches étudient les pratiques langagières des télévisions et radios arabes, en dehors de quelques articles portant sur des journaux télévisés en arabe dialectal ou des talk shows (Al-Battal, 2002 ; Bassiouney, 2010 ; Doss, 2010). Pourtant, l omniprésence des émissions radiophoniques interactives, des sitcoms et des talk shows en direct renouvelle totalement les pratiques discursives, les degrés de formalité, le rapport aux tabous et au dicible en public, favorisant le développement d un style informel et «cool». Au Maroc, cette évolution linguistique dans les médias audiovisuels se traduit par la présence de plus en plus fréquente de l arabe marocain (darija) (Miller 2012b et 2013). Cette progression de l usage de l arabe marocain dans les médias suscite des réactions très variées selon qu elle est perçue comme un signe positif d une marocanité assumée ou bien comme un signe de décadence et une menace à une identité arabo-marocaine. Dans les deux cas, partisans et opposants se présentent toujours comme des citoyens-patriotes soucieux de défendre l identité marocaine. C est dans ce contexte général où l économie libérale croise le patriotisme local qu il faut resituer les polémiques autour des premiers feuilletons mexicains et turcs doublés en arabe marocain dans un paysage télévisuel toujours très contrôlé par l État.

222 220 Ouverture du champ médiatique et résilience de la télévision marocaine 9 Le champ médiatique marocain a connu un tournant important à la fin des années 1990 et au début des années 2000, caractérisé par une ouverture médiatique coïncidant avec une vague de libéralisation politique et économique initiée par le gouvernement Youssoufi à partir de 1997 (Dialogue National, 2011 ; Guaaybess, 2010 ; Issiali, 2010 ; Zaid, 2009). Cette libéralisation médiatique s est consolidée dans la première décennie du règne du roi Mohammed VI ( ). Annoncée dans le discours royal du 30 Juillet 2002, la refonte du paysage audiovisuel s est concrétisée institutionnellement par les lois de réforme de l audiovisuel (2002, 2005), la création de la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle ou HACA (2002), l instauration de nouveaux cahiers des charges (2006) et deux vagues d habilitation de nouvelles chaînes de radio et de télévision (2006 et 2009). Quelques textes contemporains sur le marché audiovisuel marocain Création de la HACA : Dahir n du 22 joumada II 1423 (31 août 2002) portant création de la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (Bulletin officiel 15 septembre Loi mettant fin au monopole de l État : Décret-loi n du 2 rejeb 1423 (10 septembre 2002) portant sur la suppression du monopole de l État en matière de radiodiffusion et de télévision. Loi sur l audiovisuel de 2005 : Dahir n du 25 kaâda 1425 (7 janvier 2005) portant sur la promulgation de la loi n relative à la communication audiovisuelle 9. En 2006, 1 e vague d accréditation : 49 dossiers de radio et huit projets de TV sont déposés devant la HACA, 10 nouvelles radios et une chaîne de TV (Medi1Sat) sont accréditées. En 2009, 2 e vague d accréditation : 43 projets de radio, trois projets de TV avec l accréditation de neuf radios et aucune TV. 10 La HACA a donc établi le cadre légal dans lequel allait se développer la privatisation du secteur audiovisuel. Les chaînes de télévision et les stations de radio sont établies par la loi de 2005 qui met fin au monopole gouvernemental sur la télédiffusion publique, en faisant passer le statut de la Radiodiffusion Télévision Marocaine (RTM) de celui de filiale du ministère des Communications à celui d organe directeur indépendant, la Société Nationale de Radiodiffusion et de Télévision (SNRT). La SNRT inclut aujourd hui sept chaînes de télévision publiques, dont une généraliste (Al Aoula/TVM) et six spécialisées : la chaîne coranique Assadissa, la Quatrième Arrabia, la chaîne régionale Laayoune, la chaîne internationale Al Maghribia, la chaîne sportive Arryadia et TV9/ Tamazight la chaîne amazighe). S y ajoutent plusieurs chaînes de radio (nationale, amazighe, Rabat Chaîne Inter, Radio Coran, Radio FM Casablanca et des radios régionales) 10. La deuxième chaîne publique généraliste (SOREAD/2M) est une société anonyme de droit commun dont le capital social est majoritairement détenu par l État.

223 L ouverture a surtout été sensible au niveau des radios avec la création des chaînes commerciales en 2006 et 2009 mais elle est restée quasi inexistante au niveau télévisuel puisque une seule chaîne relevant d un consortium franco-marocain, Medi1 TV, a été créée en 2006 (Guaaybess, 2010). La télévision nationale reste donc majoritairement sous contrôle de l État avec une disparité très grande de revenus et de traitement puisque Al Aoula est subventionnée à % par l État et ses recettes publicitaires représentent % de son budget, alors que le financement de 2M repose quasi exclusivement sur la publicité (93 %) depuis 2008, ce qui met la chaîne dans un état de fragilité structurelle. Une seule société, REGIE3, initiée par le consortium royal ONA, contrôle le marché publicitaire pour Al Aoula, 2M et Medi1 TV. 12 Malgré la présence des chaînes satellitaires et le développement exponentiel d Internet et de la téléphonie mobile ces dernières années 11, les radios et télévisions marocaines restent les deux médias majoritaires au Maroc (Open Society Foundation, 2011). Les deux chaînes de télévision publiques continuent de se partager entre % d audience, en fonction des heures, lieux et périodes de l année 12. Les taux d audience officiels recueillis par les sociétés Créargie et Marocmétrie montrent que si la part d Al Aoula a considérablement baissé entre le début des années 1990 et la fin des années 2000, 2M arrive en tête de toutes les chaînes et réalise des scores très importants pendant le ramadan : En août 1993, la part d audience était de 73 % pour Al Aoula, 24 % pour 2M, 9 % pour TV5, 6 % pour les chaînes espagnoles et 5 % pour les chaînes algériennes (source : Créargies, citée par Jaidi, 2000, p. 210) ; En octobre 2011, la part d audience était de 25,6 % pour 2M, 11,8 % pour Al Aoula, 6,2 % pour Al Jazeera, 6,9 % pour MBC (1, 2, 4), 3,4 % pour Al Jazeera Sport, 3,1 % pour les autres chaînes de la SNRT, 1,5 % pour Al-Maghribia et 1,3 pour Medi1TV (source : Marocmétrie, citée par L Économiste du 23 décembre 2011) 13 La fiabilité de ces statistiques est loin d être établie dans la mesure où les chiffres sont très différents selon les sociétés de sondage. Mais quelles que soient les sources et leurs divergences, les plus forts taux d audience sur Al Aoula et 2M concernent toujours des séries télévisées (nationales ou importées), des magazines de téléréalité, ou des sitcoms en arabe marocain. Parmi les plus grands succès populaires relevés entre janvier 2011 et avril 2012, c est le feuilleton turc Ma Tamsanish avec 68,5 % de part d audience en mars 2012 qui arrive en tête (Jadraoui, 2012). Tableau 1 : liste des meilleures audiences des chaînes de télévision marocaines entre janvier 2011 et avril 2012 Émission Origine Nombre spect. Genre Chaîne Date Ma tansanish Turquie 6,7 M série 2M Mai 2012 Hdidane Maroc 5,4 M série 2M Fév Akhtar al moujrimine Maroc 4,9 M magazine 2M Janv Al-khayt al-abyad Maroc 4,6 M magazine Al Aoula Fév Diablo Mexique 4,5 M série 2M Janv. 2011

224 222 Ramad El Hub Turquie 4,4 M série 2M Fév Papa Ricky Mexique 4,4 M série 2M Mars 2011 Lalla Laaroussa Maroc 4,3 M magazine Al Aoula Fév Manadou Express Maroc 4,2 TV réalité 2M Mai 2012 Touria Maroc 3,4 M série Al Aoula Janv Sources : tableau élaboré à partir des chiffres Marocmétrie cités par différents journaux dont Faquihi, 2011 et Hamdani, Toutes les émissions phares sont donc des émissions de divertissement en arabe marocain, ce qui va amener les deux chaînes à se repositionner sur ces créneaux, et plus particulièrement 2M dépendante de ses recettes publicitaires. Paradoxalement, malgré la polémique incessante autour des choix de programmations de 2M, celle-ci respecte en grande partie les injonctions de son cahier des charges. 2M, de la francophonie à la marocanisation : le tournant de Apparue en 1989, 2M a été fondée par un consortium franco-marocain (ONA-TF1) sous la forme d une chaîne cryptée (à l image de Canal Plus) à dominante francophone et à destination d une élite urbaine (Zaid, 2009). La formule cryptée n ayant pas été un succès, du fait de la forte concurrence des chaînes francophones ou arabophones accessibles via la parabole, 2M a été nationalisée en 1996 et est passée en clair (Houdaïfa, 2009 ; Saadi, Boukhari, 2009). À cette époque, 2M se distingue très clairement d Al Aoula en termes de choix de langues, de programmation, et de production (nationales vs importées). Ainsi, en avril 1996 (Jaïdi, 2000), 2M diffusait 76,62 % de ses programmes en français et 24,48 % en arabe. 41,23 % d entre eux étaient d origine américaine, 17,09 % provenaient du Maroc, 12,09 % d Égypte, 14,3 % de France et 15,27 % d autres pays. Tous les programmes d origine américaine étaient doublés en français. La fiction occupait 44,36 % de la grille (le cinéma 24,42 % ; les dessins animés, 7,26 % ; les séries TV, 12,64 %) contre 8,43 % pour l information et 7,04 % pour les magazines. TVM/Al Aoula diffusait 73,25 % de ses programmes en arabe, 24,61 % en français et 1,74 % dans d autres langues dont l espagnol. La production nationale occupait 47 % à 49 % de la grille, la production égyptienne 17,4 % et la production occidentale 28,9 % (14,8 % française et 14,1 % américaine). Les magazines de divertissement représentaient 34 % des programmes contre 22 % pour les fictions (films & séries) et 16,69 % pour les informations. 16 La forte présence de films et séries américaines doublées en français consacre l image de 2M comme celle d une chaîne francophone de divertissement diffusant des programmes importés. Cependant, à partir de 2006, celle-ci va modifier ses options linguistiques et le contenu de ses émissions en obéissant au nouveau cahier des charges de la HACA, qui lui

225 223 impose de diffuser 70 % de ses programmes en langue arabe, amazighe ou en dialectes marocains. Article 19 (Diversité culturelle et linguistique), Cahier des Charges de SOREAD/2M, 2006 : «En moyenne annuelle, les programmes diffusés en langue arabe, en amazigh ou en dialectes marocains représentent au moins 70 % du temps d antenne compris entre 9 h et minuit. Pour l accomplissement de cette obligation, la société bénéficie d une période de montée en charge de deux années civiles, en respectant un minimum de 60 % en 2006 et de 65 % en Elle diffuse particulièrement en amazigh, parmi ses programmes débutant entre 9 h et minuit, au moins : - un programme quotidien du lundi au vendredi ; - une émission hebdomadaire d information ou de société ; - deux heures de chansons chaque mois, au sein de l ensemble de sa programmation musicale et de variétés ; - 12 téléfilms, films ou représentations théâtrales chaque année». 17 Les termes sont à peu près identiques dans l article 32 du cahier des charges d Al Awla avec 80 % du temps d antenne annuel en langue arabe, amazighe, dialectes marocains et les mêmes précisions sont indiquées pour les émissions en amazigh. Pour la plupart des autres médias audiovisuels, les termes des cahiers des charges relatifs à l usage des langues sont relativement vagues et ne préconisent aucun pourcentage précis. 18 Que ce soit dans le dahir sur la création de la HACA ou bien dans la loi de 2005 sur la réforme de l audiovisuel, les textes insistent sur la nécessité de respecter la diversité culturelle et linguistique et de privilégier la production nationale définie comme : «toute production audiovisuelle émise en arabe, en amazigh, en dialectes marocains ou, le cas échéant, en tout autre langue dont le contenu est à fort enracinement marocain, et dont la personne morale qui prend l initiative et la responsabilité de la réalisation est installée au Maroc et a recours à des compétences majoritairement nationales» (art. 11 de la loi sur l audiovisuel). 19 Là encore, les cahiers des charges 2006 d Al Aoula et 2M seront très précis en fixant un certain nombre d heures et de types de productions réservées à la production nationale ainsi qu un soutien au cinéma marocain. Al Aoula doit ainsi consacrer six heures par jour à la production audiovisuelle nationale et diffuser au moins 200 heures annuelles d œuvres audiovisuelles marocaines inédites qu elle a produites ou co-produites, dont 15 téléfilms, 4 séries ou feuilletons, 10 pièces de théâtres et 12 documentaires (article 31). Les contraintes sont à peu près identiques pour 2M avec quatre heures par jour de productions nationales, cent cinquante heures d œuvres audiovisuelles marocaines dont au moins 15 téléfilms, 4 séries ou feuilletons, 10 pièces de théâtre et 10 documentaires (article 17). 20 Le cahier des charges de 2006 incite donc 2M à la marocanisation linguistique et culturelle en l alignant en théorie sur celui d Al Aoula concernant les usages des langues et les productions nationales. 2M va en grande partie obéir à ces injonctions et considérablement arabiser ses programmes. Ainsi, un rapport de la HACA indique qu en 2010, 2M a diffusé à 85,72 % en arabe et 14,22 % en français (HACA, 2010), soit plus que ne l imposait les cahiers des charges de 2006 et de 2012 (maintenu à 70 %). 21 Mais sous le terme «arabe», et profitant de la brèche ouverte par les termes du cahier des charges qui ne précise pas les pourcentages respectifs de l arabe et des dialectes marocains, 2M va faire le choix de l arabe marocain (darija) : création de films et séries télévisées marocaines, en adaptant des émissions étrangères/françaises dans un cadre marocain (par exemple, Dar ou Décor, Détective, Pékin Express transposé en Manadou express et de plus en plus de programmes de téléréalité) et en optant à partir de 2009 pour le

226 224 doublage en arabe marocain, et non pas arabe standard, de nombreuses séries télévisées étrangères. Malgré cette arabisation/marocanisation linguistique de ses programmes, 2M reste largement considérée et attaquée par certains partis politiques ou journaux comme une chaîne à la solde du «lobby français» 13. Al Aoula est perçue comme plus arabophone et plus classique. Elle a longtemps privilégié les films et les séries égyptiennes, et même les fictions marocaines produites par TVM étaient très influencées par ces fictions égyptiennes. 2M va se distancier nettement de cette influence égyptienne/orientalisante et va faire de la promotion de l arabe marocain «moderne» sa marque de fabrique, tant dans les doublages que dans les productions nationales. Selon un rapport de la HACA, pendant la période du ramadan 2012, les programmes en darija occupaient 91,9 % du temps d antenne à 2M contre 47 % pour Al Aoula (Akmisse, 2012). Diffusions des séries importées et débat sur le doublage 22 Les choix de 2M sont tout autant dictés par les recommandations de la HACA que par des considérations financières et sa dépendance à l égard de la publicité. Ses ressources publicitaires vont passer de 1,4 milliard de dirhams en 2007 à 2 milliards en 2010, la publicité occupant près de 8 % du temps d antenne. 2M essaie de concilier la concurrence avec les chaînes internationales (d où la nécessité d importer, d imiter et de transposer) et le besoin de proximité avec ses publics (d où les productions locales) qui est aussi une des injonctions de son cahier des charges. Dans un contexte économique difficile pour la télévision marocaine, c est bien le recours aux séries importées doublées en arabe marocain qui permet de remplir la grille, d attirer l audience et ainsi les annonceurs, c est-à-dire de faire face à la concurrence, tout en produisant éventuellement des séries nationales. En effet, selon Najib Refaïf, directeur du département fiction sur 2M, un épisode de 45 minutes d un feuilleton turc ou mexicain doublé ne coûtait en 2012 que dirhams au maximum, soit huit à dix fois moins cher que la production d une heure d une fiction nationale (Belkhayat, 2009). D après lui, les feuilletons turcs seraient par ailleurs beaucoup plus compétitifs que les feuilletons égyptiens (cinq fois moins cher) et de «qualité», ce qui expliquerait la marginalisation progressive des séries égyptiennes La part des séries télévisées connaît une croissance exponentielle sur 2M entre 2007 et 2010 : trois séries quotidiennes en 2007, quatre en 2008, sept en 2009 et dix en 2010, avec en prime time (18h-21h) presque toujours une série doublée en arabe marocain. Cette part est beaucoup plus réduite sur Al Aoula avec quatre séries par jour en 2009 et trois en Tableau 2 : liste des séries diffusées par la chaîne 2M en janvier 2010 Titre Origine Langue Jours Horaires Min al qalb ila al qalb Mexique arabe (standard) Lundi-vendredi 9h40 Domoue fi hodn al Jabal Égypte arabe égyptien Lundi-vendredi 11h00 Attariq ila qalbiha Mexique arabe (standard) Lundi-vendredi 11h50

227 225 Al Assifa assamita Turquie arabe (standard) Lundi-vendredi 13h15 Sanayyat eddaya Turquie arabe (standard) Lundi-vendredi 14h10 Attahi alakbar Corée du Sud arabe (standard) Lundi-vendredi 16h00 Ayna Abi Mexique arabe marocain Lundi-vendredi 18h55 Wa yabqa al Hubb Turquie arabe syrien Lundi-samedi 19h50 Al majdoub Maroc arabe marocain Jeudi 21h15 Images de quelques séries télévisées du programme de janvier 2010 de 2M. Source : site web de TV 2M, La faible santé économique des télévisions marocaines les oblige à se rabattre sur l achat de séries internationales qui passent en troisième ou quatrième diffusion 15, ce qui évidemment les rendent peu attractives par rapport aux grandes chaînes satellitaires arabes telles que MBC qui peuvent acquérir plus facilement et plus régulièrement de nouveaux programmes originaux. C est pourquoi le doublage en arabe marocain devient un enjeu économique important. 25 En décembre 2008, Salim Cheikh, le nouveau PDG de 2M, demanda aux studios Plug-In Cie, établis en 2007 à Casablanca par Hicham Chraïbi et Jérôme Boukobza, de procéder au doublage de la série mexicaine Las dos caras de Ana. Cette série fut alors diffusée en prime time à partir du 4 mai 2009 et connut un bon succès d audience avec environ 38 % de part d audience. C était la première fois que la Plug-In Cie doublait une série ou un film en arabe marocain, doublage effectué en un temps record de deux mois pour 120 épisodes de

228 minutes, et par deux traducteurs indépendants (Miller, 2012a). La diffusion du premier feuilleton doublé en arabe marocain fit l objet d une médiatisation importante (certains pensant que cela faisait partie de la stratégie de promotion de la chaîne) et provoqua de très nombreux commentaires portant sur le niveau linguistique dans la presse nationale traditionnelle mais également sur Internet. Parmi les réactions glanées sur Internet 16, beaucoup considèrent que le doublage est «ridicule», qu il sonne comme une «publicité commerciale», que le vocabulaire est inadéquat, et surtout qu il s agit d un niveau «vulgaire» (darija de la rue) qui nuirait à l image de l arabe marocain : Posté par sizuxxy le 01/06/2009 à 12h23 «le comble c k ils ont employé des termes d zn9a [de la rue] plus minable, y a pas. ds un pays qui represente ma fierté on dirait une pub de butagaz». 26 À l inverse, d autres estiment qu il n y a pas de raison que le doublage soit accepté en arabe égyptien ou syrien et pas en marocain, et y voient un moyen de faire reconnaitre l arabe marocain dans le reste du monde arabe : Posté par thomado le 13/05/2009 à 00h09 «et pkoi po,piske tt le monde exporte sa langue mère ou son dialecte a travers les films et les séries pett ke ds 1 ou 2 ans en zappant on vas trouver un de ces feuilleton doublé en darija diffusé sur une autre chaine non marocaine et comme ca le marocain dialectal ne sera plus une langue des extraterrestres qui nécessitent du sous titrage pour les citoyens du monde arabe». 27 Les dirigeants de Plug-In ont insisté sur leur volonté de doubler dans un arabe marocain acceptable et compris par tous, et sur le fait qu ils ont eu à «créer une nouvelle darija, pas trop proche de celle de Casa, de Fès ou du nord, pas trop vulgaire» (Saadi, 2009). L analyse de ce premier doublage (Ziamari, Barontini, 2013) montre qu il y a en effet un mélange de différents dialectes marocains (casablancais, fassi), un peu d arabe standard et même un petit peu d arabe égyptien. 28 Quelles que soient les critiques dont elle a fait l objet, cette première expérience de doublage a été un succès, succès qui se confirma pendant l hiver , avec la deuxième série mexicaine doublée (Ayna Abi) qui, en décembre 2009, atteignit 5,6 millions de spectateurs, soit 59 % de part d audience (Marocmétrie, cité par Ziraoui, 2010) et permit à 2M d obtenir 27,3 % de part d audience (Chabâa, 2009). Selon Salim Cheikh, le doublage de la première série mexicaine en 2009 a doublé le public des séries étrangères : «Il y a eu un véritable tollé quand nous avons doublé la première série étrangère en On nous a dit que ce serait artificiel ou, pire, que ce serait ridicule. Or, avec le doublage en darija, on a multiplié par deux le taux d audience des feuilletons étrangers, passant de 2,5 millions de téléspectateurs à 5 millions. C est un choix marketing qui a été crucial pour atteindre les Marocains, puisque les feuilletons turcs doublés jusque-là en syro-libanais n étaient pas compris de tous» (Hamdani, 2014). 29 Si l argument du «syro-libanais pas compris de tous» ne semble pas vraiment convaincant compte tenu des taux d audience qu avait recueillis la série turque Nour doublée en syrien en 2008, le choix marketing l est assurément et l impact sociétal est symboliquement très fort. 30 Le doublage en darija participe à donner un caractère marocain à ces productions étrangères. Les voix des acteurs qui assurent le doublage de toutes ces séries, comme celle de Chuaib Khalili ou d Amal Saqr, deviennent très familières pour les spectateurs d autant plus qu ils participent par ailleurs à de nombreuses productions nationales (Khatib, 2010). Pour leurs détracteurs, le danger de ces séries importées «marocanisées» serait de

229 227 rendre «marocain» des comportements et des valeurs non conformes aux supposées valeurs marocaines. Cet argument expliquerait en quoi Al Aoula ne peut pas à son tour diffuser des séries doublées. Comme le résume Adil Doukhou, responsable du département production à la SNRT, «Al Aoula est la chaîne nationale officielle, elle ne peut pas diffuser des séries importées doublées en arabe marocain. Car on franchit une ligne rouge. Doubler en darija, c est donner le tampon marocain et, quand il s agit de séries étrangères, ce n est pas possible parce qu elles proviennent de cultures étrangères. Quand elles sont doublées en arabe classique, c est le même contenu mais quelque part cela reste étranger» Mais 2M ne se contente pas d importer des séries étrangères puisque, à partir des années 2000, elle va progressivement investir dans la production nationale : sitcoms, magazines et téléréalités (le plus souvent adaptées de productions étrangères), séries et téléfilms made in Morocco. Le mois de ramadan, qui représente un pic d audience familiale pour les deux chaînes nationales, est un temps fort de cette production et de la concurrence entre les deux chaînes. Mais, là encore, 2M, qui est arrivée plus tardivement sur ce terrain, va battre Al Aoula en termes d audience en optant pour une vraie politique de production 18. La politique des productions nationales et son impact sur le cinéma marocain 32 Al Aoula et 2M vont se lancer dans la production de fictions marocaines en obéissant à leurs cahiers des charges respectifs qui les incitent fortement à soutenir la production nationale (voir supra). 2M doit ainsi consacrer 30 % de son budget à l aide à la production nationale et, en outre, soutenir le cinéma marocain en «participant, sous forme d apports en coproduction (en numéraire ou en industrie) ou d achats de droits de diffusion, à la production originale d au moins dix longs métrages et d au moins dix courts métrages marocains chaque année» 19. De même, Al Aoula a pour obligation de coproduire 24 courts métrages et 12 longs métrages en collaboration avec le Centre Cinématographique Marocain (CCM). 33 Cette politique a eu un effet important dans le développement des productions télévisées et du champ cinématographique marocain, favorisant l apparition de plusieurs sociétés de productions qui travaillent avec les deux chaînes publiques. Le succès des fictions marocaines a développé la crédibilité de ce genre auprès des deux chaînes marocaines, en particulier 2M qui cherche désormais à attirer des réalisateurs reconnus dans le milieu du cinéma. 34 En 2001, cette dernière crée un département de fiction à l initiative de Najib Refaïf, son actuel directeur, et de Nouredine Smaïl, son directeur général en devenu ensuite le directeur du CCM. Cette initiative répondait à une nécessité de proximité avec le public marocain. «Il fallait absolument faire des choses de proximité, il n y avait rien dans notre grille. 2M ne parlait jamais du Maroc, sauf dans les infos. La grille était en français ou en arabe classique. Donc nous nous sommes dit : «quand est-ce qu on parle dialectal sur notre chaine? Notre télé ne parle jamais en arabe marocain. Et pourquoi on ne se lancerait pas dans la production de fiction? Dans une fiction, on est obligé de faire parler les gens en dialectal» (entretien avec Najib Refaïf, 2012).

230 Dès le départ, les deux hommes se sont lancés dans une politique ambitieuse en décidant de réaliser 15 productions par an et de débloquer un budget annuel de millions de dollars. Ils optent pour des téléfilms de 90 minutes et font appel à de nombreux cinéastes dont certains sont déjà connus : Farida Belyazid (Anniya Taghlab 20, 2000 ; Al Boukma, 2001), Hamid Bennani (Wahmoun fi al Mir at, 2000), Daoud Oulad Syad (Ousboue fi Al Araich, 2001), Hakim Noury (Qalaq, 2001, Al Jassous, 2002, Nora, 2003), Mohamed Lotfi (Jani Am Barie, 2000 ; Ahlam Mouajjal, 2003). Ils attirent également des cinéastes plus jeunes comme Mohamed Chrif Tribak (Taman arrahil, 2004), Fatima Boubekdy (Douiba, 2003), Jamal Belmejdoub (Classe 8s), Adil Fadili, etc. 36 Plus de 130 téléfilms ont été produits entre 2000 et 2010 où on retrouve la plupart des réalisateurs marocains reconnus actuellement, mais aussi de très nombreux comédiens. Si les premières productions sont réalisées de façon relativement artisanale dans les studios de la télévision, 2M va ensuite de plus en plus coproduire et faire appel à des sociétés de productions marocaines. Dès le départ, Najib Refaïf impose l utilisation de l arabe marocain dans le cahier des charges de ces téléfilms. Il refuse les scénarios en arabe classique parce qu il considère que l arabe classique est déjà très présent dans les téléfilms historiques orientaux et que les téléspectateurs marocains en sont lassés. Les téléfilms de 2M incluent des genres divers, allant du plus classique patrimonial (historique, rural ou folklorique) bien connu du grand public à des films plus urbains et «modernes» jugés plus innovants et créatifs. Les registres de langues sont tout aussi variés allant «de la darija un peu ancienne raffinée» à de la darija plus «rude» et urbaine de téléfilms policiers comme Al Qadiya de Nourredine Lakhmari (2006). 37 Les téléfilms connaissent un bon succès d audience, et les premiers chiffres de Médiamétrie à partir de 2006 confirment que les productions marocaines font mieux que les séries américaines importées, ce qui attire les annonceurs. Certaines fictions sont régulièrement rediffusées, toujours avec succès, attirant près de quatre millions de téléspectateurs (soit 40 % de parts d audience). La chaîne coproduit également ses premières sitcoms de ramadan comme Lalla Fatema ( ) et plus tard Yak Hna Jirane ( ), qui rassemblent un large public. 38 Ces bons résultats incitent 2M à se lancer dans la coproduction de séries télévisées plus grand format (30 épisodes de 45 minutes) en diffusant ses premiers sitcoms et longs feuilletons du ramadan avec quelques grands succès comme Bent Bladi de Charly Bellauto en 2009 (4 millions de spectateurs), Hdidane de Fatima Boukbady en 2009 (5,4 millions), Akba Lik de Yacine Fennane en 2010 (4,6 millions), etc. En 2012, la HACA estime que «2M est la chaîne marocaine à avoir programmé le plus de coproductions avec une part de 56 %, soit plus de 133 h de diffusion, contre 33 % pour les acquisitions essentiellement étrangères (78 h de diffusion)» (Akmisse, 2012). Avec des taux d audience de plus de 40 % pendant les ramadans 2010, 2011 et 2012, 2M conforte ainsi sa capacité à attirer le public marocain, que ce soit par les séries importées ou les fictions made in Morocco. Un succès qui ne se dément pas puisque pour le ramadan 2014, la série Kenza f douar de Hicham Lasri est créditée de 7 millions de téléspectateurs (70 % de parts d audience), avec un pic remarquable de 10 millions malgré la concurrence de la Coupe du monde de football Cette intense activité de production et coproduction a amené plusieurs réalisateurs travaillant avec la chaîne à créer leur propre structure de production. Najib Reffaif considère que la télévision, et surtout 2M, a créé ou aidé une génération de producteurs, de réalisateurs et d acteurs en faisant en particulier confiance à des jeunes réalisateurs et

231 229 acteurs. Le même constat est fait par Adil Doukhou responsable de la production pour Al Aoula. À partir de 2008, la chaîne produit plusieurs téléfilms, séries et de sitcoms, qui permettent à des réalisateurs comme Mohamed Tazi, Kamal Kamal, Hicham Jbari, etc. de développer leur talent. Elle réduit le nombre de ses fictions égyptiennes et syriennes et fait retravailler des acteurs longtemps absents du petit écran. Al Aoula a également été impliquée dans le projet «Film Industry» soutenu et financé par le ministère de la Communication et coproduit par la société Ali n Production, dirigé par le réalisateur/ producteur Nabil Ayouch. «Film Industry» a produit dans des conditions relativement expérimentales 30 téléfilms en deux ans ( ) qui ont été diffusés pendant plusieurs années ( ) sur Al Aoula. Tous les films ont été tournés à Agadir, dans une moyenne de 12 jours avec un budget de dirhams (9200 euros environ) par film et des équipes très jeunes 22. Cette opération pensée et voulue par Nabil Ayouch et Brahim Chkiri pour créer un cinéma de genre au Maroc a été une opportunité pour des dizaines de jeunes comédiens et une douzaine de jeunes réalisateurs, qui ont pu y faire parfois leurs premières armes, puis se lancer dans des séries ou des sitcoms télévisées, et plus tard réaliser des films de cinéma comme Yacine Fennane, Ali Al Majboud, Hicham Lasri, Brahim Chkiri, etc. Une des singularités de l initiative «Film Industry» est qu Al Aoula, qui se définit comme la chaîne nationale traditionnelle, se retrouva à diffuser (parfois à une heure extrêmement tardive) des téléfilms résolument modernes, urbains, parfois provocants et fort peu dans la tradition patrimoniale comme par exemple L Os de fer d Hicham Lasri. Une partie de ces jeunes réalisateurs continuent de travailler avec Al Aoula comme Yacine Fennane et Ali Al Majboud, dont la sitcom Saa fi jennane (Une année en enfer) lancée en 2008 en était à sa cinquième édition en 2012 et continue à rencontrer un grand succès. 40 Si Al Aoula continue de produire des séries plus classiques et traditionnelles (par exemple, Al-Harraz pour le ramadan 2010) incluant des téléfilms historiques en arabe classique, la fiction nationale peut accommoder des genres beaucoup plus «modernes» et moins conformistes. De même, au niveau linguistique, il existe une certaine permissivité concernant les registres de l arabe marocain qui ne se limitent plus à «une belle darija un peu ancienne et raffinée». Que ce soit Al Aoula ou 2M, les deux chaînes alternent genre «moderne» et «traditionnel» dans leurs fictions. Mais si 2M semble avoir eu et avoir encore une politique de production, de diffusion et de communication, Al Aoula pêche par la communication et la diffusion de ces fictions. Les grands succès d Al Aoula restent les magazines de société, comme Al-Khayt Al Abyed de Nassima El Hor (une émission de conciliation entre des membres de familles désunis), ou de divertissement, comme Lalla Laaroussa qui a commencé en 2007 et attire toujours un public important. 41 La période correspond donc à un renouvellement du paysage audiovisuel marocain, que ce soit sur le plan institutionnel ou sur le plan des politiques de diffusion et de production. Ces politiques aspirent à attirer un public marocain plutôt tourné vers les chaînes satellitaires en lui proposant des programmes de divertissement de proximité, et en particulier des fictions en arabe marocain. Entre productions nationales et séries importées doublées en arabe marocain, l année 2010 marque la quasi-disparition des fictions égyptiennes sur les chaînes marocaines. Chez les responsables de 2M comme Najib Refaïf, on perçoit un choix délibéré tendant à tourner le dos à des années de dominations audiovisuelles orientales et particulièrement égyptiennes, pour mettre en avant une marocanité «assumée» et montrer que le Maroc peut lui aussi produire de la fiction. Ces choix s inscrivent dans une politique étatique du développement du cinéma

232 230 marocain via le fonds de soutien créé par le CCM et les festivals de cinéma, même si cette politique est considérée comme insuffisante et est très critiquée. Mais cette importance accordée à la fiction marocaine semble connaître un certain essoufflement. 42 Entre février 2012 et mai 2013, Al Aoula et 2M traversent une crise liée à la polémique qui entoure leurs nouveaux cahiers des charges et au blocage, pendant des mois, de toute décision concernant les politiques de diffusion et de production. Les nouveaux cahiers des charges sont finalement approuvés officiellement en octobre 2012, mais les départements de production qui doivent modifier leurs pratiques (plus de codiffusion, nécessité de faire des appels d offres, etc.) ne reprennent leur activité qu au printemps 2013 pour assurer les programmes stratégiques du ramadan. Cette crise du secteur télévisuel va souligner la fragilité de l ensemble du système, de nombreuses sociétés de productions étant dépendantes des commandes de la télévision. Pour combler les trous dans la grille, les deux chaînes s appuient massivement sur la rediffusion. 43 Sur 2M, la recherche de la proximité, qui est d abord passée par la production de fiction sous la houlette de N. Smaïl, s oriente de plus en plus vers la téléréalité dont les coûts sont beaucoup moins onéreux et qui semble avoir les faveurs du public marocain. Là encore, les formats et les modèles sont directement inspirés d émissions étrangères comme Madame M safra adaptée du programme de la BBC «The week the women went» (Akalay, 2011) ou Manadou Express transposé de Paris-Pékin. Leur succès témoigne que le concept plaît et que de nombreux débats auparavant totalement tabous en public sont maintenant acceptés, même si cela peut provoquer des scandales (Hamdani, 2014). 44 L ouverture du paysage audiovisuel amorcée au début des années 2000 renvoie avant tout à une libéralisation économique qui ne visait pas le changement politique (Guaaybess, 2010). Cette réforme ne visait pas non plus à soutenir une mission d éducation qui aurait été portée par la télévision publique (Zaid, 2009). La lecture de la presse marocaine dans les années indique que la télévision nationale est très souvent critiquée pour la mauvaise qualité de son contenu, qui ne refléterait en rien les intérêts du public marocain et qui empêcherait tout débat public (Houdaïfa, 2009). Si l ouverture médiatique est restée très relative, il n en reste pas moins qu entre produits importés, transposés et créations originales, la télévision marocaine accompagne une certaine évolution sociétale, où l arabe marocain notamment occupe une place importante comme vecteur et symbole d une identité nationale marocaine. BIBLIOGRAPHIE ABU-LUGHOD, L., Dramas of Nationhood. The Politics of Television in Egypt, Chicago, Chicago University Press, AL-BATTAL, A., «Identity and Language Tensions in Lebanon : The Arabic of Local News at LBCI», in Language Contact and Language Conflict in Arabic, sous la dir. de A. Rouchdy, Londres-New York, Curzon Press, 2002, p

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237 La plupart des critiques pointent la mauvaise qualité de ces séries et surtout le fait qu elles véhiculent des modèles comportementaux incompatibles avec les «valeurs morales» de la société marocaine. 5. Voir entre autres et de façon non exhaustive : Alterman, 1998 ; Eickelman, Anderson, 1999 ; Gonzalez-Quijano, Guaaybess, 2009 ; Guaaybess, 2013 ; Hafez, 2007 ; Mellor, 2007 ; Mohsen-Finan, 2009 ; Sakr, 2001 et 2007 ; Tawil-Souri, Pour le Maroc, les grands titres de la presse arabophone (Al Massae, Al Ahdath Al Maghribia, Akhbar El Yom, Assabah, Attajdid, etc.,) et francophone (TelQuel, Le Soir, Aujourd hui le Maroc, Les Échos, Libération, L Économiste, etc.,) consacrent de nombreux articles à ces questions. Seuls quelques-uns seront cités en bibliographie. 7. Une thèse (Zaid, 2009) analyse le contenu des programmes des télévisions marocaines et pointe l omniprésence des magazines de divertissement. 8. Parmi les références que j ai pu trouver, en dehors de mémoires de master ou de thèses en cours, quelques articles parus dans la revue Arab Media & Society (Buccianti, 2010 et Gamal, 2008) [consulté le 8 août 2014] [consulté le 8 août 2014]. 11. Voir ITU, 2010 et le rapport 2014 de l ANRT qui recense 43,3 millions d abonnés au portable, soit 130 % de pénétration et 7,8 millions d abonnés internet, soit 23,5 % : sites/default/files/cp-chiffres-t fr.pdf [consulté le 9 septembre 2014] ,3 % de l audience en mars 2010 (27,3 % pour 2M et 13,0 % pour Al Aoula) selon le rapport de l Open Society Foundation. Une autre source s appuyant aussi sur Marocmétrie pour la même période produit des chiffres légèrement plus élevés : «en mars 2010, les parts d audience de Al Oula (19,6 %), 2M (23,5 %) et Al Maghrebiya (3,8 %) atteignent 46,9 %» (Qods Chabâa, Le Soir, 14 avril 2010). 13. Voir par exemples les articles de I. Hamoudi, «2M face à la diversité et la francophonie», Attajdid, avril 2009 et J. Ghasal, «Comment les séries doublées travaillent pour la francophonie», Attajdid, juin 2009 (en arabe). L analyse de Zaid (2009) sur les programmes de 2M conforte également l idée d une chaîne demeurée fortement élitiste. 14. Entretien avec Najib Refaif, 9 juin 2012, Rabat. Le budget d une fiction nationale de 90 minutes était estimé entre DH et DH en Dans un entretien réalisé le 30 septembre 2014, Adil Doukhou pointe la faiblesse économique des chaînes de télévision marocaines sur le marché international et les compare à la Somalie ou Djibouti! 16. Posts relevés sur le site casafree entre mai et septembre 2009 : modules/newbb/viewtopic.php?topic_id= Entretien avec Adil Doukhou, Rabat, 31/09/ Pendant le ramadan 2010, 2M a fait 30 % d audience et Al Aoula 14 % ; l année suivante au ramadan 2M (40 %) conforte son avance sur sa concurrente (9 %) (Ziraoui, TelQuel, 10 septembre 2011). Pendant le ramadan 2014, le fossé devient abyssal, Al Aoula passant sous la barre des 9 % et 2M caracolant à plus de 50 %. 19. Article 14, Cahier des Charges Les transcriptions des titres sont celles de 2M. 21. [En ligne] URL : [consulté le 25/09/2014]. 22. Entretien avec Amine Benjelloune, directeur adjoint d Ali n Productions, Casablanca, 1 er octobre Voir également Maréchaud, 2007.

238 236 Chapitre 13. La circulation commerciale des films maghrébins dans les salles de cinéma en France Enquête sur des entreprises de distribution des films Abdelfettah Benchenna 1 Le positionnement commercial de l industrie cinématographique a eu d emblée une visée internationale. Le déploiement de stratégies d expansion sur les marchés internationaux est l une des caractéristiques qui a fortement participé à l institutionnalisation du cinéma et à sa mise en place (Creton, 2014, p. 146). Convoquant des enjeux à la fois économiques, culturels, politiques, voire géopolitiques, l exportation de films est une préoccupation majeure des acteurs économiques ou politiques. Elle est à la fois une arme de la diplomatie culturelle 1, un moyen pour rentabiliser les films à travers le monde et pour conquérir de nouveaux marchés. Avec ou sans le soutien des instances étatiques, les sociétés de distribution jouent un rôle central dans ce processus. En 2013, par exemple, l exportation des films français, à travers le monde, a engendré des recettes financières qui s élèvent à 437,2 millions d euros (CNC, 2015, p. 42). La même année, la France a distribué le plus grand nombre de films étrangers au monde : 324 films sont sortis en première exclusivité, selon le CNC, dont 152 sont des productions américaines. Quatre pays européens (l Espagne, l Italie, la Grande Bretagne et l Allemagne) totalisent 63 films contre 10 films de nationalité japonaise, neufs canadiens, quatre chinois. 86 films distribués en France portent la mention «autres nationalités». 133 films ont été coproduits avec la France, dont 76 pour lesquels la part du budget français est majoritaire. 2 Ces chiffres confortent les constats récurrents sur la place dominante des productions américaines dans les salles de cinémas en France, même si elle tend à baisser depuis 2007 en faveur des films d initiative française. Ils témoignent également de la diversité de la provenance des films qui profite plus à ceux qui sont classés sous la désignation «autres nationalités». Cependant, ces mêmes chiffres ne renseignent pas avec précision non seulement sur la répartition entre les pays concernés mais aussi sur les logiques qui

239 237 président à la distribution et à l exploitation des films venus d ailleurs dans les salles de cinéma en France. Ceux-ci ne permettent pas, non plus, de saisir les mutations en cours de la distribution des films et des conditions de leur exploitation en salles en France, d une part, et les conditions de leurs productions et celles de leur exportation au-delà du pays producteur, d autre part. 3 En partant du cas des films des pays du Maghreb ayant fait l objet d une sortie commerciale dans les salles de cinéma en France, ce chapitre interroge les logiques d un tel processus, tant du côté des pays producteurs que de celui des sociétés de distribution en France. Après avoir questionné à la fois la notion «film des pays du Maghreb» et la position des différents États de cette région sur la question de la nationalité du film, il s agit d identifier les facteurs intervenant dans le processus de distribution-exploitation des films produits ou coproduits par ces pays dans les salles de cinéma en France et les rapports de forces entre les acteurs en présence. 4 L hypothèse générale de cette contribution est que les logiques de distribution des films produits ou coproduits par les pays du Maghreb dans les salles de cinéma en France sont à penser à trois niveaux. Le premier, l échelle macro, renvoie aux enjeux de la diplomatie culturelle, aux rapports géopolitiques entre pays et des politiques des espaces nationaux de production et de distribution. Le second niveau, à l échelle méso, a trait aux acteurs économiques de la filière, à leur concurrence, mais aussi à leurs contraintes et leurs exigences respectives. Enfin, la dimension micro est celle du spectateur, de ses pratiques cinématographiques et des stratégies qui président aux choix de films qu il souhaite consommer en salle de cinéma. Je ne m intéresserai ici qu au niveau méso 2 en cherchant à comprendre les facteurs qui entrent en jeu dans la distribution des films des pays du Maghreb. Celle-ci obéirait à une logique qui convoque non seulement les dimensions économique et esthétique, mais également une dimension postcoloniale, au sens où le préfixe post ne fait pas référence à l après mais à l au-delà qui dépasse la chronologie et invite, dans une perspective de rupture, à sortir d une lecture linéaire et séquentielle de l histoire (Collignon, 2007 ; Bancel et al., 2010). Autrement dit, dans un contexte caractérisé par une transnationalisation des biens culturels et par des mutations sociologiques liées plus particulièrement à la présence sur le territoire français d une population originaire des pays du Maghreb, l attitude des distributeurs des films des pays du Maghreb serait déterminée par plusieurs logiques : l étendue de leur marge de manœuvre économique ; leurs exigences et leurs contraintes ; les moyens dont ils disposent pour accompagner un film ainsi que le regard esthétique qu ils portent sur les réalisateurs, les films à distribuer comme sur les cinémas de pays post-colonisés du sud. Ce chapitre se nourrit donc à la fois des études postcoloniales et des recherches en économie politique critique de la culture, ce qui permet de mieux cerner les différents enjeux en présence. Outre une série d entretiens réalisés avec des réalisateurs maghrébins et de distributeurs de films en France, cette recherche s appuie sur un ensemble de documents du CNC et sur des données quantitatives concernant la distribution des films des pays du Maghreb en France durant la période 2000/2013. Ces données m ont été fournies par différents services du CNC 3. Le[s] «Cinéma[s] du Maghreb»? 5 Les auteurs de plusieurs ouvrages, publiés depuis le milieu des années 2000, et de nombreux professionnels s accordent pour dire que la notion de «cinéma(s) du

240 238 Maghreb» 4 est une construction sociale. Inscrivant son propos dans une perspective historique, Roy Armes (2006, p ) précise par exemple qu au lendemain des indépendances, il s agit bien de trois cinémas nationaux (algérien, marocain et tunisien) «qui font partie intégrante de ce nouveau sens de l identité nationale [ ] La plupart des films de cette première période adoptent un style avant tout réaliste pour relater la lutte nationale». Pour Denis Brahimi, cette notion est déterminée par «le lieu d où l on parle» : les cinémas du Maghreb sont vus différemment par les professionnels du cinéma, les cinéphiles et par les publics selon le lieu où l on vit. «Mais, il est certain aussi que, pour en parler, on est amené à faire une sorte de synthèse de ces regards. Le lieu d où l on parle n est pas un lieu réel, c est un lieu construit» (Brahimi, 2009, p. 7). Selon Patricia Caillé (2010), la catégorie «films du Maghreb» ou «Cinémas du Maghreb» doit être interrogée, chacune des cinématographies nationales ayant sa spécificité historique, culturelle, économique, esthétique et thématique. Pour Will Higbee (2012, p. 102), les cinéastes maghrébins s identifient plus encore au cinéma national qu à un cinéma régional, malgré des initiatives entreprises le plus souvent en dehors des pays du Maghreb, comme «Maghreb Cinémas», une organisation fondée au festival de Locarno en Jacques Choukroun, distributeur de films algériens en France, exprime également sa méfiance à l égard de cette notion et se défend de l utiliser. Il préfère designer les pays par leur nom. Pour lui, il s agit d une «création idéologique, d un côté et de l autre. Soit des Maghrébins, eux-mêmes, soit des Européens. Il ne viendra jamais à l idée de dire : je fais le festival des pays de l Espagne, de l Italie et de la France. Moi je suis originaire de l Algérie. J ai fait mes études après l indépendance en Algérie. J ai été historien et j ai fait des études d histoire et je suis venu les terminer ici à la Sorbonne. Donc je suis très sensible à ces questions personnellement. C est un truc personnel» 5. 6 Cette référence récurrente à un «cinéma maghrébin» est formalisée dans le discours politique à partir du milieu des années Le texte d accord relatif à la coproduction cinématographique entre les États de l Union du Maghreb arabe, signé conjointement par l Algérie, la Lybie, le Maroc et la Tunisie, en 1994 fait référence à cette notion. Cependant, sa traduction dans les faits reste très limitée, voire inexistante, malgré les espoirs exprimés dès le début des années 1970 de voir, par exemple, les «trois pays [ ] unifier leurs efforts et faire l inventaire de leurs possibilités techniques, humaines, financières, pour réaliser des coproductions maghrébines exploitables sur le plan international» 6. Les désaccords entre les pouvoirs politiques des quatre pays seraient à l origine d une telle situation. Les dispositions stipulant la création «d un festival cinématographique maghrébin qui sera organisé alternativement, chaque année» [Article N 16], lequel n a jamais vu le jour. La seule tentative de lancer un festival du film maghrébin à Oujda en 2005 a fait l objet d une seule unique édition 7. 7 Autrement dit, la consolidation des notions «Cinéma maghrébin», «Cinémas du Maghreb» ou «Film du Maghreb» s opère davantage à l extérieur des pays du Maghreb. Leurs origines sont à chercher, entre autres, dans la multiplication, ces dix dernières années, de festivals et autres manifestations cinématographiques pérennes, en France en particulier, consacrées aux films de réalisateurs algériens, marocains ou tunisiens. Ces manifestations cinématographiques, qui font référence à une filmographie de plus en plus importante, se sont bâties progressivement une légitimité dans un double contexte : d un côté, celui de l absence de politiques de promotion et d accompagnement des productions cinématographique par les pays d origine des réalisateurs de ces films et, de l autre, celui d un questionnement sur les mutations sociétales, le rapport de la France aux pays du

241 239 Maghreb et aux cultures de cette région du monde. Ces manifestations se sont données, le plus souvent, pour objectif de promouvoir ces productions auprès d un large public 8, d inscrire leur action dans une démarche qui parie sur la «capacité [de ces films] à transformer une perception parfois caricaturale de la culture musulmane et arabe» 9 et de mettre «en valeur [les] cultures d origine, [de] briser des tabous, [de] permettre une relecture de l histoire de la colonisation et des indépendances des pays, [de] mettre à plat les raisons de l émigration, etc.» 10. Quelle[s] nationalité[s] pour les «films maghrébins»? 8 Si la nationalité d un film est toujours un enjeu pour les réalisateurs, pour les producteurs et pour les États, elle l est également pour le chercheur parce qu elle révèle des rapports de force et permet de mesurer son importance dans la circulation du film au-delà des frontières du pays dont le film se réclame être originaire. Les provenances multiples des capitaux investis dans l industrie du cinéma imposent aux analystes à reconsidérer cette notion. Certains pays européens ont défini clairement les films qui peuvent prétendre à la nationalité de leur pays. Ainsi, pour déterminer la nationalité britannique d un film (et lui attribuer le «British Film Certification»), le BFI 11 a mis au point un test culturel. Il s appuie sur plusieurs critères répartis dans quatre sections et cumulant un total de 31 points (la moyenne étant fixée à 16). En France, un «film à initiative française» est défini comme suit, par le CNC (2013, p. 5) : il s agit «d un film agréé par le CNC dont le financement est majoritairement ou intégralement français. Ces Films d Initiative Française peuvent être coproduits avec des coproducteurs étrangers mais, dans ce cas, la part étrangère sera minoritaire». Une telle définition n est pas sans conséquence pour la majorité des films, réalisés par des cinéastes algériens, marocains ou tunisiens ou originaire des pays du Maghreb, qui ont accès aux salles en France. 9 Dans les pays du Maghreb, il n y a pas de définition claire de ce que c est un film «marocain», «algérien» ou «tunisien». Les responsables chargés de gérer ce secteur restent flous sur cette question. Quelle nationalité, en effet, pour un film réalisé par un cinéaste algérien et financé majoritairement par des fonds européens? Peut-on inclure dans le bilan annuel du cinéma marocain un film dont le réalisateur est français d origine marocaine, même si ce dernier n a reçu aucune aide pour réaliser son film? Les exemples de cette nature ne manquent pas et les questions restent totalement ouvertes. Les spécificités de la production des «films maghrébins» et leurs répercussions sur la distribution 10 Une analyse approfondie, qui reste à faire, des modes de financement de la production des films, permettrait très probablement de montrer les différences en la matière entre les trois pays. Si au Maroc, des dispositifs d aides à la production des films ont été mis en place depuis le milieu des années 1980, celles-ci restent très faibles en comparaison avec celles octroyées en Europe, par exemple. En Algérie, le financement des films relèverait plus du «parcours du combattant» (Aggar, 2007, p. 35). En l absence de soutien étatique, les cinéastes tunisiens se tournent essentiellement vers les aides européennes, ce qui explique que la majorité écrasante des films tunisiens sont coproduits avec les pays européens. Sur les douze films sortis en France, huit sont des coproductions. C est ce qui

242 240 amène Anouar Trabelsi (2009) à se demander dans le cas tunisien s il ne serait pas plus pertinent de l inclure dans le «cinéma européen». 11 Mais ces différences cachent un trait commun à une partie non négligeable des films dans les trois pays. Les réalisateurs sont souvent les producteurs de leurs propres films, créant leurs sociétés de production dans cet objectif. Sur les sept films financés totalement par des fonds marocains, sortis en France entre 2000 et 2013, quatre sont produits par leurs réalisateurs avec les aides étatiques : Number One (Zakia Tahiri), Où vas-tu Moshé? (Hassan Benjelloun), Les Bandits (Said Naciri) et Soif (Saâd Chraïbi). Seuls deux réalisateurs, Noureddine Lakhmari pour Casanegra puis Zéro et Hicham Ayouch pour Fissures ont pu réaliser leurs films en s appuyant sur les financements étatiques et des sociétés de productions audiovisuelles. Il va de même pour les films algériens et tunisiens sortis en salles de cinéma en France : Belkacem Hadjadj est à la fois producteur et réalisateur de son film El Menara ; le film de Fatma Zohra Zamoum, Kedach ethabni 12, est produit par sa société de production Z et compagnie, avec les soutiens d organismes étatiques comme l Agence Algérienne pour le Rayonnement Culturel (AARC), l Établissement Public de Télévision algérienne et le Centre cinématographique marocain. Le film tunisien Tendresse du loup, sorti en 2007 en France, est produit par la société de production JS Production, propriété de son réalisateur Jilani Saadi. 12 Les réalisateurs maghrébins qui se lancent dans le métier de «producteur», le plus souvent par nécessité, sans formation et avec très peu de moyens financiers, arrivent très difficilement à faire circuler leurs films, tant dans leur pays qu à l étranger. Un réalisateur-producteur marocain, reconnu pour la qualité artistique de ses films, nous confie qu il lui est arrivé de payer des exploitants de salles au Maroc pour que ces derniers se décident à programmer son film. Cette pratique, qui relève d une économie souterraine de la culture (Mattelart, 2011), lui permet ainsi de prétendre au dispositif de l avance sur recettes pour son prochain film, mis en place par le Centre Cinématographique Marocain (CCM) en Concernant l étranger, à l exception des festivals nationaux et internationaux, très peu de «films maghrébins» bénéficient d une sortie commerciale dans les salles. 13 Cependant, les réalisateurs-producteurs qui vivent entre l Europe et leur pays d origine, ou installés de façon permanente dans un pays européen, connaissent mieux les rouages de l industrie cinématographique en Europe. Ils profitent plus facilement des dispositifs d aides, tant dans leurs pays d origine qu en Europe. Ils sont mieux armés pour négocier avec les distributeurs. Certains d entre eux sont parfois actionnaires dans deux entreprises de production, l une en Europe et l autre dans leur pays d origine. Plus globalement, prétendre aux aides financières européennes, françaises ou francophones serait fortement lié aux parcours et à la sociologie des réalisateurs maghrébins. Ce que les chiffres nous apprennent 14 Les bases de données sur l exploitation des films produits ou coproduits par les pays du Maghreb, dans les salles de cinéma en France 13 montrent des écarts substantiels aussi bien sur les films qui y figurent que sur le nombre d entrées enregistrées ou leur nationalité. Ce travail s appuie plus particulièrement sur des données fournies par le CNC, relatives aux sorties en salles de cinéma en France de films produits ou coproduits par les pays du Maghreb. Les informations sont issues directement des systèmes d information de la billetterie des salles, via deux applications (web cinedi 14 et TSA 15 ), permettant le

243 241 contrôle des recettes, leur répartition aux ayants droit et le calcul de la taxe spéciale additionnelle (TSA) qui alimente le compte de soutien à l industrie cinématographique 16. Le rôle déterminant de la coproduction dans la circulation commerciale des films 15 Entre janvier 2000 et décembre 2013, 62 films, produits ou coproduits par les pays du Maghreb, ont fait l objet d une sortie commerciale dans les salles de cinéma en France (tabl. 1). 47 d entre eux sont des coproductions et 30 sont d initiative française au sens où leur financement est majoritairement français et leurs droits sont détenus par l entreprise de production déléguée française (CNC, non daté). Seuls quatre films produits totalement par des fonds tunisiens sont sortis dans les salles en France. Il en va de même pour l Algérie, sept ayant été par ailleurs produits totalement par le Maroc alors que, sur cette même période, ce dernier a produit et coproduit 185 films au total. Tableau 1 : répartition des films par pays producteur ou coproducteur, distribués dans les salles de cinéma en France entre 2000 et Pays producteur ou coproducteur du film Nombre de films Algérie 4 Algérie / France 5 France / Maroc / Belgique 4 France / Algérie 1 France / Algérie / Grèce 1 France / Algérie / Tunisie / Belgique 1 France / Allemagne / Tunisie / Grande Bretagne 1 France / Belgique / Italie / Maroc 1 France / Grande Bretagne / Tunisie 1 France / Italie / Algérie 1 France / Maroc 10 France / Maroc / Espagne 2 France / Tunisie 2 France / Tunisie / Belgique 2 France / Tunisie / Suisse 1 France / Tunisie / Syrie 1

244 242 Grande Bretagne / Italie / Slovaquie / France / Tunisie 1 Italie / France / Tunisie 1 Maroc 7 Maroc / France 3 Tunisie 4 Tunisie / France 8 Total En comparaison avec les autres pays européens, la France est de loin le pays où les films produits ou coproduits avec les pays du Maghreb sont les plus distribués dans les salles. Elle est également au premier rang en tant que pays coproducteur de films avec ces trois pays du Maghreb. Sur la période , 27 films produits ou coproduits par le Maroc ont fait l objet d une sortie commerciale dans les salles de cinéma en France contre 22 pour la Tunisie et 13 pour l Algérie. 17 La coproduction des films joue un rôle déterminant dans leur circulation commerciale. Un film coproduit avec la France a plus de chance d être visible dans ce pays qu un film qui ne l est pas 18. Certains réalisateurs maghrébins privilégient ce mécanisme non seulement parce qu il leur permet de prétendre à des financements autres que ceux dont ils peuvent éventuellement bénéficient dans leur pays d origine mais également pour voir leur film sortir dans les salles à l étranger, et plus particulièrement en Europe. De leur côté, les coproducteurs français ont tout intérêt que les films aient du succès en France et une visibilité maximale 19. Ainsi la moyenne d entrées des films coproduits entre 2000 et 2013 est de entrées, alors que les films produits uniquement par un des trois pays du Maghreb ne dépassent guère entrées. Les sociétés de distribution françaises privilégient les films coproduits avec la France. Les films maghrébins coproduits avec d autres pays européens (Espagne, Italie, Norvège, par exemple) ne font pas l objet de sortie commerciale en salle de cinéma en France (tabl. 2).

245 243 Cet extrait du dossier de presse du film Dans ma tête un rond-point, qui a reçu de nombreux prix internationaux, montre le poids des coproductions (ici entre l Algérie, la France, le Liban, le Qatar et les Pays-Bas) pour faciliter la circulation transnationale des films. Tableau 2 : films coproduits entre le Maroc et d autres pays européens non sortis en France 20. Titre du film Pays coprod. Années Réalisateurs Nombre d entrées en Europe Un Novio Para Yasmina MA / ES 2008 Irene Cardona La vida perra de Juanita Narboni MA / ES 2005 Farida Ben Lyziad 7797 A Casablanca les anges ne volent pas IT / MA 2004 Mohamed Asli 3132 Il mercante di stoffe IT / MA 2009 Antonio Baiocco 2397 Sound of Morocco IT / MA 2009 Giuliana Gamba 602 Le Regard NO / MA 2005 Nour Eddine Lakhmari 3404 Le difficile accès aux salles 18 Si la présence dans les salles de cinéma en France des films produits ou coproduits par tous les pays du Maghreb reste très limitée au regard des autres productions, qu elles soient françaises ou d autres pays, ce désintérêt renvoie surtout au cinéma d auteur international dans son ensemble auquel on peut les rattacher. Selon un de nos

246 244 interlocuteurs, les décisionnaires sont désormais les exploitants : «J ai toujours été effrayé par toutes les concessions qui ont été faites aux exploitants. [ ] On trouve des salles qui te disent : oui, je te passe ton film. Vous regardez le programme : mardi soir 10h et terminé. Et vous devez lui donner entre 500 et 1000 euros parce qu il a passé votre film et lui vous renvoie 42 euros de recettes. C est un marché de dupe, c est un scandale. Le CNC ferme les yeux là-dessus, les exploitants se gavent». 19 Comme le précise Julien Duval (2006, p. 109), beaucoup sont les exploitants qui procèdent à «une rotation rapide des films permettant de faire le plein en un temps minimal et d éviter au maximum les fauteuils vides. Dans ces conditions, sous peine de disparaître très vite des salles, un film doit rencontrer le succès dès la première séance du mercredi «. En 2003, le rapport d information au Sénat sur l exploitation des films en salles relevait déjà la difficulté qu éprouvent les films à accéder aux salles : «L augmentation régulière du nombre de films proposés, la véritable explosion du nombre de copies tirées et la concentration des sorties sur quelques semaines, provoquent un encombrement qui, au final, empêche la majorité des films de trouver leur public» (Thiollière et Ralite, 2003, p. 80). Dix ans après, cette tendance se confirme. Entre 2003 et 2013, le nombre total de films sortis en salle est passé de 509 à 654 films, soit une augmentation de 28,5 % (tabl. 3). La saturation du marché français par les films commerciaux des pays industrialisés, les États-Unis et la France, laisse peu de place aux cinématographies des autres pays et au cinéma indépendant. Cette situation a été dénoncée, dès 2004, par l association de cinéastes indépendants 21. Pour Kamal Elmahouti 22, outre les facteurs objectifs auxquels les films maghrébins n échappent, à savoir les règles de la distribution des films dans les salles en France, la place accordée aux films du Maghreb, et plus généralement des pays arabes, est liée au «rapport de force qui existe dans le monde entre les superpuissances dominantes avec la culture dominante et des pays dits du sud. Il y a finalement dans le volume de places possibles pour une année, en nombre de copies, nombre de salles, nombre de projections possibles, on a quelque chose qui inonde le marché, c est que cette place-là est occupée par les films américains, par les films français et quelques rares exceptions, de films européens et finalement la place qui reste est marginale». Cependant, à partir de 2013, les films maghrébins commencent à être plus présents par rapport à ceux du Japon, du Canada, de la Chine ou de l Espagne. Si entre 2000 et 2012, le nombre de films, produits ou coproduits par un des trois pays du Maghreb, présents dans les salles en France se situe entre un et six films, 11 films ont été présents dans les salles en 2013 (tabl. 3). 20 À l instar de la majorité des autres pays, les films produits ou coproduits par les pays du Maghreb, doivent souvent trouver une place dans le segment Art et essai (Prévoteau, 2012, p. 149). À l exception de quatre, tous les films produits ou coproduits par les trois pays du Maghreb ont bénéficié du label «Art et essai».

247 245 Tableau 3 : nationalité des films sortis en première exclusivité en salle de cinéma en France entre 2001 et Remarque : le nombre total des films distribués est bien 62. Notons la coprésence de l Algérie et de la Tunisie pour le film Hors la loi. Nous l avons reporté pour les deux pays. La répartition des films selon les distributeurs Les grosses productions, un prisme déformant 21 Une étude, portant sur les coûts de distribution de films d initiative française sortis en 2009, montre une plus ou moins forte adéquation entre les moyens mis en œuvre pour la promotion des œuvres d initiative française et leur succès en salles. Les 176 films, sortis cette année-là ont réalisé en moyenne entrées et plus de la moitié (50,6 %, comme en 2008) sont en dessous des Le million d entrées est dépassé par 10,2 % des films (10,6 % en 2008) et le seuil des trois millions d entrées par 1,7 % d entre eux (1,2 % en 2008). Seuls quatre films présentés comme coproduits par un ou deux pays du Maghreb, sur les 62, sont dans la moyenne des nombres d entrées alors que les 58 autres enregistrent, en moyenne, dix fois moins d entrées. La Dernière Légion a enregistré presque entrées, contre entrées pour La source des femmes. Les deux autres films, ( Hors la loi et Né quelque part), ont réalisé plus de entrées. 22 Deux aspects poussent inévitablement à ne pas prendre en compte ces productions : les spécificités économiques des sociétés chargées de leur distribution et la composition du budget de production de ces films. Tout d abord, trois films sur les quatre sont distribués par des acteurs économiques majeurs de l industrie cinématographiques en France, adossés à de grands groupes des secteurs du cinéma et de l audiovisuel : La source des femmes est distribué par Europacorp, une société qui intervient dans les activités de production, distribution salle, vidéo, VoD, la vente de droits TV pour la France, la vente des droits internationaux. Les films Hors la loi et Né quelques part sont distribués respectivement par StudioCanal, filiale du groupe Canal+, et par Mars Films, filiale à 100 % du même Studio Canal depuis 2002, c est-à-dire respectivement la troisième et la deuxième sociétés de distribution en termes du nombre de films d initiative française distribués en 2012 (CNC, 2014, p. 10). C est ce qui explique que le film Hors la loi est présent

248 246 sur les écrans avec 416 copies, soit presque 7,6 % de la totalité des salles de cinéma en France (n =5478 en 2010) séances ont été programmées sur le territoire national 24, majoritairement en Les sources de femmes est distribué avec 346 copies et programmé sur plus séances, essentiellement entre 2011 et Quant à Né quelque part, il a fait l objet de séances. 23 Ensuite, les budgets consacrés à la distribution de ces quatre films dépassent de loin ceux de la production de la majorité des films produits uniquement par des budgets issus des pays du Maghreb. En effet, le montage financier du film Hors la loi d un montant de 21,5 millions d euros 25 se répartit entre la France (59 %), l Algérie (21 % à travers l Agence Algérienne pour le Rayonnement Culturel) 26, la Tunisie (10 %) et la Belgique (10 %). Studio Canal et le groupe Canal Plus en sont les coproducteurs, au côté de France 2, France 3, Kiss Films, propriété de Jamel Debbouze. Il va de même pour Né quelque part, film réalisé par le cofondateur du Bondy Blog, Mohamed Hammadi. Avec un budget, certes moins important, estimé à 5,5 millions d euros, ce film est financé à hauteur de 88 % par des fonds français et seulement 11 % de fonds marocains : deux sociétés de productions françaises, Kiss Production de Jamel Debouze et Quad Production, avec le concours d autres financeurs comme France 3 Cinéma, Mars Films, Jouror Productions, Frakas Productions Ten Films 27 et Agora Films. La participation marocaine intervient précisément à travers cette dernière 28 qui a bénéficié d une avance sur recettes attribuée par le CCM, en 2013, de euros 29. Né quelque part a été tourné au Maroc. Il va de même pour Les sources de femmes, dont le budget est majoritairement français (64 %), la Belgique (14 %), l Italie (12 % avec Indigo Films et Bim Distribuzione) et le Maroc (10 %) 30 étant en complément. Cette participation marocaine intervient à travers des fonds publics. Enfin, La dernière légion, du cinéaste américain Lefler Doug, est une coproduction majoritairement assurée par des pays européens, la Tunisie y contribuant seulement à hauteur de 13 % du budget global. 24 Les participations minoritaires des pays du Maghreb à ces grosses productions cinématographiques relèveraient d enjeux totalement différents. L implication tunisienne dans le budget de La dernière légion est une initiative privée de la société Quinta Production, propriété du producteur distributeur Tarek Ben Ammar. L intervention financière algérienne, dans le film de Noureddine Bouchareb, serait motivée, entre autres, par des raisons politiques qui entretiennent la question de la lutte pour la libération de l Algérie. Quant au Maroc, le soutien et les aides logistiques apportées par le CCM relèvent de plusieurs stratégies : tournées au Maroc, les productions occidentales sont présentées par les responsables du CCM comme de véritables outils publicitaires pour le tourisme marocain. L activité de tournage, où le Maroc entre en concurrence avec d autres pays, génère une économie et des ressources financières non négligeables qui ne bénéficient pas pour autant aux productions marocaines et à leurs promotions Enfin, la particularité de ces films est qu ils renvoient, pour trois d entre eux, à des questions postcoloniales, aux nouveaux visages de la société française (Bancel et al., 2010 et de ses rapports avec une partie de ses anciennes colonies : l immigration maghrébine en France, pour Né quelque part ; la place de la femme dans la famille maghrébine pour la source des femmes, et l épineuse «guerre d Algérie», pour Hors la loi réalisé par Rachid Bouchareb. Ce dernier avait signé, quatre ans auparavant Indigènes, une production de 14,5 millions d euros, dont le sujet exhume une page occultée de l histoire de France, celle des anciens combattants issus des pays du Maghreb et leur rôle dans la libération de la France. Cette production avait enregistré un nombre record d entrées en

249 247 France, avoisinant les trois millions. Rachid Bouchareb a également réalisé, en 2011, Omar m a tuer ( entrées). Toutes ces productions font appel à des apports financiers des pays du Maghreb mais qui restent peu importants au regard de ceux des coproducteurs français. 26 Au final, la pertinence de la qualification «films maghrébins» est très problématique. La stratégie de leurs initiateurs relèverait, du moins pour Hors la loi et Né quelque part, à la fois de la mobilisation identitaire et du calcul économique (Benchenna, 2014) qui intègre ces pays dans le montage financier du budget de leur production, en prétendant à leurs systèmes d aides et/ou en bénéficiant des moyens logistiques et humains. Le nouveau directeur du CCM, Sarim Fassi Fihri, semble être de cet avis quand il déclare à la dixième édition du festival du Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient : «les coproductions d initiative française, même avec le Maroc, l Algérie et la Tunisie, très souvent ce sont des films français. En tout cas, pour le Maroc, et je peux citer plusieurs cas, où quand on met Maroc, c est avant tout pour avoir l avance sur recettes locale. On a même vu des films avec une coréalisation uniquement pendant les tournages et puis le réalisateur marocain a disparu en route. On n en parle plus». Des thématiques en affinité avec les spectateurs? 27 Outre la taille économique des distributeurs, les budgets alloués à la production et à la distribution, la thématique abordée par les films semble être un autre critère de choix à prendre en compte dans la diffusion auprès des publics en France. Un de nos interlocuteurs résume la programmation des films maghrébins en salle ainsi : «Il y a des films qui pourraient être vus, des films vus et des films qui ne seront pas vus. Puis, il y a ceux qui sont considérés ne faisant pas partie d un marché dit national. C est-à-dire qu ils n ont pas de publics». 28 L analyse des chiffres en termes de nombres d entrées tend à montrer que les thématiques qui semblent accueillir le plus d écho auprès du public français sont l immigration (comme par exemple Le grand voyage avec entrées) ou, la domination masculine dans la société maghrébine (La saison des hommes avec entrées, Satin rouge avec entrées, Française avec entrées, Fatma ou Les yeux secs avec respectivement et entrées) ou encore des faits divers politiques, comme l assassinat à Paris de l opposant politique marocain Mehdi Benbarka. À l exception d Ali Zaoua (Nabil Ayouch, 2001) ou Sur la planche (Leila Kilani, 2012), très peu de films maghrébins traitant des réalités sociales de ces pays ont attiré des publics en France. Outre les qualités esthétiques de ces deux films, leurs auteurs sont de fins connaisseurs des rouages de l industrie cinématographique française. Un facteur qui semble jouer également un rôle dans les résultats obtenus en termes de nombre d entrées dans les salles de cinéma en France pour ces deux films. 29 À l exception de Fatma réalisé par Khaled Ghorbal, les films traitant des relations de domination homme-femme dans les pays du Maghreb, ou au sein des familles maghrébines en situation d immigration en France (le film Française, par exemple, de Souad El-Bouhati), sont des œuvres de réalisatrices. C est la vulnérabilité des femmes maghrébines dans l espace privé qui est le plus souvent mise en scène. On ne peut que s interroger, avec Brigitte Rollet (2011, p. 87), «sur les présupposés à l œuvre dans le financement, la diffusion et la réception de films réalisés par des femmes, portant le plus souvent sur des problématiques genrées (maternité, sexualité, féminité). La question de

250 248 l émancipation féminine au sein d un système patriarcal, celle de la sexualité vécue hors du cadre conjugal, sont pourtant récurrentes à la fois dans la littérature et dans le cinéma produits par des femmes d Afrique du Nord, plus fortement encore quand leurs œuvres sont financées et diffusées en France». À l instar de la littérature postcoloniale, les constructions conceptuelles qui sont souvent convoquées dans ces films sont «la représentation», «la femme du Tiers-monde», «l essentialisme» et «l identité» (Bahri, 2006, p. 301). Cette question trouverait écho chez un public cinéphile français parce qu elle lui permettrait d explorer cette région du monde, par le biais du contexte spécifique des vies des femmes. Le contexte sociopolitique français depuis une trentaine d années, et le rapport de la France aux pays du Maghreb, y sont pour beaucoup, sans négliger le rôle des médias et la médiatisation de questions comme la violence faites aux femmes, l immigration, l islam, devenues le lot quasi-quotidien des programmes médiatiques. Certaines productions participent à une mise en accusation systématique et parfois explicite de «l homme maghrébin», qu il soit d ailleurs dans son pays d origine ou en situation d immigration en Europe. La question de la condition des femmes dans les pays musulmans devient alors un «conflit de civilisation» qui opposerait les «sociétés barbares» aux sociétés démocratiques dont la civilisation serait menacée par des mâles «polygames, violents voire violeurs, prisonniers d une culture où ils emprisonnent leurs femmes, entre voile imposé, mariages forcés et mutilations génitales subies» (Fassin, 2006). Certains films du Maghreb s inscrivent dans cette lignée. Leurs auteurs, le plus souvent féminins, trouvent appui dans ce que Éric Fassin désigne comme l «impérialisme de la démocratie sexuelle soit l appropriation, dans un contexte postcolonial, de la liberté et de l égalité, appliquées au genre et à la sexualité, comme emblèmes de la modernité démocratique». La domination masculine se retrouve également dans d autres films tous d initiative française : par exemple, Fatma (Khaled Ghorbal, 2002) primé par la Confédération internationale des cinémas d art et d essai à la «Quinzaine des réalisateurs» du Festival de Cannes ; Les Yeux secs 32, réalisé par Narjiss Nejjar, sorti en 2004 ; ou, plus récemment, le film de Leila Marrakechi, Rock the casbah, dans lequel la question de l héritage, très inégalitaire entre les hommes et les femmes, est abordée. 30 De nouvelles thématiques semblent trouver également écho auprès des publics comme l embrigadement des jeunes maghrébins dans le terrorisme comme le montre le film de Nabil Ayouch, Les chevaux de dieu 33, une coproduction franco-belgo-marocaine, qui a réalisé entrées. Les distributeurs intéressés majoritairement par les films d initiative française 31 Une autre propriété de la répartition des films entre distributeurs est la grande dispersion de ces derniers dans les films d initiative française. En effet, sur la période , 32 entreprises de distribution sur 44 ont distribué un seul film chacune, produit ou coproduit par un des pays du Maghreb. Neuf ont accompagné deux films. Seules trois sociétés ont distribué plus : Les films de l Atalante, Les films des deux rives, Océan films distribution. 32 L hypothèse la plus plausible serait que la dispersion est liée à la rentabilité du film distribué et donc, au nombre d entrées enregistrées, conjugué aux différentes aides auxquelles le distributeur peut prétendre. Comme le précise fort bien Michel Gomez (2011, p. 9), contrairement au producteur dans notre cas également réalisateur de son

251 249 film qui raisonne film par film, une société de distribution raisonne en termes de structure sur un volume annuel de films allant de 5 à 20. Ses choix de trésorerie sont déterminés non seulement par la qualité des films mais également par leur commercialisation (exploitation en salle, mandat vidéo, VoD, exportation, droit télévision, etc.). L examen du nombre d entrées des films maghrébins montre que plus de la moitié des films distribués par les distributeurs ayant à leur actif un seul film produit ou coproduit par un des pays du Maghreb, n ont pas dépassé les entrées. Peu d entre eux ont eu une sortie sur support vidéo. Rares sont également les films qui sont diffusés après leur sortie en salle sur les chaînes de télévision françaises. L engagement d une société de distribution pour accompagner un deuxième film serait donc tributaire du résultat du premier film sur lequel un distributeur s est engagé. Plusieurs exemples vont dans ce sens. MK2 ne semble plus être intéressé par la distribution des films produits ou coproduits par les pays du Maghreb et ce depuis plus de douze ans, après avoir accompagné respectivement en 2002 et 2003, les films Fatma (Khaled Ghorbal, entrées) et Mille mois (Faouzi Bensaïdi, entrées). Il en va de même pour d autres sociétés comme Les films du Losange depuis huit ans et pour d autres sociétés de distribution qui ont accompagné seulement deux films. 33 Le même constat peut être formulé concernant les sociétés de distribution ayant accompagné des films avec très peu d investissements dans les frais d édition, avec un nombre de copies très limité, par exemple. 34 Parallèlement à cette donnée sur le nombre d entrées par film, très surveillé par les distributeurs, l engagement de ces derniers est lié surtout à l auteur, son «talent» et plus largement à l «accointance entre le producteur, l auteur du film et le distributeur» 34. L accompagnement de ces films est motivé, pour certains distributeurs, par une sensibilité particulière aux réalisateurs algériens, marocains et tunisiens, devenue une composante importante de leur ligne éditoriale. C est le cas des distributeurs Les films des deux rives et Les films de l Atalante, dirigés respectivement par Jacques Choukroun et Gérard Vaugeois et qui ont déjà à leur actif, respectivement quatre et cinq films maghrébins distribués en France, depuis les années Un intérêt lié à l organisation des festivals et de manifestations cinématographiques 35 Gérard Vaugeois et Jacques Choukroun ont commencé la distribution des films des pays du Maghreb à partir de leur implication dans l organisation de manifestations dédiées aux cinémas des pays nord-africains. Ainsi, la création en 2008 de la société de distribution Les films des deux rives est liée au démarrage du festival Panorama du cinéma Algérien (2007) et de Regards sur le cinéma algérien (2009) dans la région Languedoc-Roussillon. Dirigée par l historien Jacques Choukroun, cette société distribue des films des pays du pourtour méditerranéen dont la majorité viennent d Algérie Pour Gérard Vaugeois (Films de l Atalante), l intérêt pour la distribution des films des pays du Maghreb, va également de pair avec son implication au festival Maghreb des films (2009), organisé à Paris. Avant les années 2000, ce distributeur, fin connaisseur des cinémas peu diffusés en France et ancien exploitant du cinéma Les 3 Luxembourg, n avait distribué qu un seul film marocain. Son intérêt pour les cinémas des pays du Maghreb part d une conviction selon laquelle il y aurait actuellement «un mouvement favorable qui se dessine à l émergence de cinématographie [maghrébine] même si elle est plurielle»

252 250 et d une qualité très inégale. «Quand je vais à Tanger [au festival national du film] voir la production marocaine, je suis un peu, parfois déçu, parce que la puissance publique met de l argent dans des films archinuls. Mais aussi surpris parce que, au fil des années, on découvre une énergie qui se déplace et qui amène les cinéastes vers des propositions décollant complètement de ce qui était le cinéma marocain il y a encore dix ans ou quinze ans». Créée en 1980, les Films de l Atalante revendique «l ambition d être et de demeurer un éditeur et un diffuseur de films d auteurs, de qualité, avec un choix et une ambition d élitisme partagé, bien en phase avec l époque» Ces deux distributeurs justifient également leurs engagements au côté des films des pays du Maghreb par les mutations sociologiques que connait la France depuis la fin de la période coloniale, notamment la présence croissante en France de Maghrébins. Critiquant le peu d intérêt que les salles de cinéma, en France, portent aux films d Afrique du Nord, Gérard Vaugeois n hésite pas à pointer du doigt les exploitants de salles qui, selon lui, oublient que parmi les 64 millions que nous sommes en France, «il y a peut-être dix millions de personnes qui ont une relations directe ou indirecte avec le Maghreb. Elles ne comptent pas cela». Jacques Choukroun va dans le même sens en précisant que les films des pays du Maghreb participent au dialogue entre les deux rives de la méditerranée. Les relations contractuelles complexes entre distributeurs et réalisateurs Le film maghrébin, une prise de risque pour le distributeur? 38 Outre la concurrence entre les films pour trouver des exploitants qui veuillent bien les programmer, les moyens mobilisés par les distributeurs restent très limités. 30 % des films dits maghrébins ont été présents dans les salles avec moins de quatre copies et 43 % avec au plus 10 copies. Si cette décision amoindrit le potentiel commercial du film et les recettes futures, les distributeurs jugent qu ils ne peuvent engager beaucoup de frais (achats d espaces publicitaires dans les médias, matériel publicitaire, frais de promotion du film, etc.) pour un film dont ils ne sont pas sûrs qu il rencontrera des publics : «sortir un film a un coût et, quand ce coût est plus important que les recettes potentielles ou supposées, pour n importe quel commerçant, parce qu il s agit d un produit, cela dissuade», résume ainsi un de nos interlocuteurs. 39 Une comparaison en termes de nombre de copies des films produits ou coproduits par les trois pays du Maghreb avec les films français, sortis sur les écrans en France entre 2004 et 2013, montre des différences substantielles d investissements dans les frais d édition par exemple. En 2004, cinq films maghrébins étaient présents sur les écrans, dont trois avec moins de dix copies et deux avec moins de cinquante copies. En même temps, les 169 films français sortis, la même année étaient répartis comme suit : Tableau 4 : nombre de copies pour les films sortis en France en 2004 Films français sortis en 2004 Films maghrébins sortis en 2004 nombre de films avec - de 10 copies 33 3

253 251 nombre de films - 50 copies 34 2 nombre de films entre 50 et 100 copies 18 0 nombre de films entre 100 et 200 copies 28 0 nombre de films entre 200 et 400 copies 28 0 nombre de films plus de 400 copies Pour Jacques Choukroun 37, «le système de la distribution en France est un système cher. Il est très difficile de sortir un film avec des moyens limités. Le moindre budget de distribution en France est au moins à 30 ou euros. Avec euros, si vous n avez pas les aides du CNC, il faut que le film trouve spectateurs et ça c est très difficile actuellement. Donc, la distribution des films d Algérie, du Maroc et de la Tunisie risque d être structurellement déficitaire». Les autres entretiens menés auprès des différents interlocuteurs montrent que les coûts engagés dans la distribution 38 de la majorité des films, produits ou coproduits par les pays du Maghreb sont en dessous de la moyenne observée en France. 41 De plus, ces coûts n ont cessé d augmenter durant les dix dernières années. Selon le CNC, les coûts de distribution des films de moins de dix copies s élevaient en moyenne à euros en 2004, pour atteindre en moyenne euros en Les coûts de distribution des films sortis avec un nombre de copies entre 10 et 50 (27 sur 62 films) avoisinaient 1,5 millions d euros. En même temps, une baisse des coûts s est amorcée à partir de 2013 sous l effet du passage au numérique. Plus généralement, selon le CNC (2004, p. 44), pour les films à petits budgets, la modestie des dépenses de sortie ( euros en moyenne) par titre ne permet pas de compenser la faiblesse des recettes ( en moyenne par titre), le taux de rentabilité distributeur salles étant de -70 %. Incompréhension, absence de transparence ou méconnaissance des rouages de la distribution? 42 Plusieurs rapports, commandités le plus souvent par le CNC (Bonnell, 2008 et Gomez, 2011), mettent l accent sur le caractère complexe et passionné d une relation, entre acteurs en présence auteurs, producteurs et distributeurs, chargée «par une certaine méconnaissance feinte ou réelle de l ensemble de l économie du secteur cinématographique» (Gomez, 2011). 43 Les distributeurs doivent parfois faire face à ce que Gérard Vaugois désigne comme une «incompréhension des détenteurs des droits sur les films maghrébins» : 44 «J essaie de sortir, depuis deux ans, le film de Mohamed El-Aboudi, un documentaire remarquable, complètement abouti, réussi à tous les égards. Mais c est une calamité avec le vendeur qui fantasme et qui voit quand il reçoit un mail, déjà des virements avec plein de zéros. Il n a rien compris. C est exactement la même chose avec le film Les terrasses

254 252 que je sors là. Il a fallu reprendre le film au vendeur qui ne le souhaitait pas en France parce qu il voulait des sommes invraisemblables». 45 De leur côté, certains réalisateurs, plus particulièrement ceux qui ne résident pas en France, semblent se plaindre de leurs relations avec les distributeurs de leur film. Par exemple, un réalisateur nous confie n avoir touché aucune somme du distributeur de son film et ne dispose pas d informations sur le nombre d entrées que celui-ci a réalisé. Une seconde expérience, du même réalisateur, était infructueuse avec un autre distributeur qui a déposé le bilan et le film n a jamais pu sortir dans les salles. Un autre confrère aurait été sollicité par le distributeur à participer a posteriori aux frais engagés dans la distribution par ce dernier. Ces réalisateurs avouent d autant plus leur incapacité à suivre l exploitation de leurs films dans les salles en France qu ils n y résident pas. 46 Plus généralement, les distributeurs restent peu diserts sur les modalités contractuelles qui les lient aux ayants droit des films qu ils distribuent. La base de données des registres du cinéma et de l audiovisuel fournit, cependant, une série d informations qui éclairent sur les termes des contrats entre distributeur et les différents ayants droit 39. Si certains distributeurs accordent le minimum garanti aux auteurs des films qui nous intéressent, d autres prennent peu de risque. Leur engagement se réduit à verser a posteriori un intéressement à l auteur du film en fonction des recettes d exploitation du film et des aides obtenues pour la distribution du film. Apports et limites des aides à la distribution aux films produits ou coproduits par les pays du Maghreb 47 Si 47 des 62 films distribués en France, entre 2000 et 2013, sont des coproductions entre la France et un des pays du Maghreb, c est que celles-ci permettent aux distributeurs de bénéficier du soutien automatique à la distribution. Les films de long métrage français ou de coproduction franco-étrangère peuvent, en effet, après délivrance de l agrément de production, devenir générateurs de soutien financier au profit de l entreprise qui les distribue, à condition que cette dernière prenne en charge les dépenses de distribution (achat d espaces publicitaires, tirage de copies, coûts de promotion divers) ou qu elle ait consenti des avances sous forme d un minimum garanti pendant la production du film. Outre les films agréés, sont également éligibles les œuvres réalisées avec les aides aux «cinémas du monde» 40. Le montant du soutien est déterminé par le CNC, selon un barème qui prend en compte le nombre d entrées enregistrées par les salles ayant programmé le film 41. Cependant, tous les films, n ont pas bénéficié de ce soutien parce qu ils ne répondent pas aux critères d éligibilité mentionnés plus haut. À l exception des films réalisés avec les aides aux cinémas du monde ou précédemment, le fond Sud, les films produits uniquement par des fonds algériens, marocains, ou tunisiens ne peuvent bénéficier du soutien automatique à la distribution, ce qui les rend, aux yeux des distributeurs, plus fragiles économiquement. 48 Parallèlement au soutien automatique à la distribution, certains films ont bénéficié également des aides sélectives à la distribution concernant les œuvres cinématographiques «de qualité qui présentent des difficultés de distribution». Les distributeurs peuvent également prétendre à l aide sélective à la distribution aux films peu diffusés et à l aide sélective dite «Images de la diversité». Le montant total de toutes les aides pour une même œuvre (aides sélectives, soutien automatique mobilisé, aide à la

255 253 diversité, etc.) ne peut excéder 50 % de l investissement du distributeur, c est-à-dire des dépenses de distribution et du minimum garanti pour l exploitation salles, si ce dernier est bien spécifié dans le mandat de distribution. Sur les 62 films, 12 ont bénéficié de l aide à la distribution des cinématographies peu diffuses ; 11 ont eu accès à l aide sélective à la distribution aux films inédits (aide film par film). Cinq autres ont joui de l aide «images de la diversité». 49 Si les aides permettent aux distributeurs de mieux accompagner le film, elles ne garantissent pas nécessairement plus de public. Les distributeurs s accordent pour dire que les aides ne suscitent pas les programmations dans les salles. Elles ne permettent pas non plus d augmenter le nombre des entrées. Concernant l aide à la distribution des cinématographies peu diffusées, quatre films ont eu exactement le même montant d aide ( euros), leurs nombres d entrées étant respectivement de 1 253, 1 313, et Le même type de constat peut être fait concernant les films ayant bénéficié de l aide sélective à la distribution aux films inédits. Sans ces aides, le distributeur est obligé de revoir à la baisse les frais qu il a prévu d engager pour accompagner le film. Un autre distributeur va plus loin. Connaissant le fonctionnement interne des commissions d aide et les profils des membres qui les composent, il n hésite pas à qualifier les systèmes d aide du CNC de «très peu équitable. [ ] Il y a des sectarismes très forts, y compris de l administration, et ce sectarisme s opère à plusieurs niveaux. Il s opère au niveau des films [ ]. Les films maghrébins ne croulent pas sous les aides. Il n y a pas de volonté». En dépit de ces critiques, la France reste le pays européen où les réalisateurs maghrébins trouvent le plus d aide à la fois pour réaliser leurs films et aussi pour qu ils soient distribués et peut-être sans ces aides, beaucoup de films resteraient à l état de projet. Au moment où les réalisateurs, producteurs et distributeurs sollicitent d autres fonds, comme ceux des pays du Golfe, une des pistes de recherches futures serait d analyser les logiques qui président aux attributions des aides du CNC aux films des pays du Maghreb. 50 Penser la distribution en France des films produits ou coproduits par les pays du Maghreb en partant des contraintes et des moyens des sociétés de distribution, c est prendre en compte à la fois les dimensions économique et esthétique des films et la place que ces derniers occupent dans l espace cinématographique français. Mais la question préalable demeure le périmètre des «cinémas du Maghreb». Doit-on penser ces films comme un seul bloc, ou les considérer séparément en fonction du pays dont ils se réclament? Alors que la majorité des films programmés dans les salles, sont des coproductions où la part majoritaire, en termes de fonds financier, est française, doit-on continuer à les considérer comme des «films maghrébins»? Alors qu une part non négligeable des réalisateurs de ces films vivent entre la France et leur pays d origine ou sont installés de façon permanente dans le premier, doit-on considérer leurs films comme relevant de leur pays d origine? Ces questions renvoient directement à la question plus globale des relations qu entretiennent ces pays avec la France. 51 La distribution des films dits du Maghreb dans les salles du cinéma en France, implique également une analyse des thématiques des films qui trouvent un accueil particulier auprès des publics en France, et ceux qui n en trouvent pas. Cette question doit être prise en compte dans son articulation avec le regard que porte l espace social français, à travers les médias, la littérature, le cinéma et les productions audiovisuelles sur les pays du Maghreb, dans une histoire postcoloniale. Les mutations de la société française, liées en particulier à la présence d une population issue des différents âges de l émigration maghrébine en France (Sayad, 1999) sont également une piste de recherche à développer

256 254 en s intéressant à la fois à la place qu accordent ces populations à ces films dans leurs pratiques spéctatorielles et à la présence de réalisateurs issus de cette immigration. 52 S intéresser à la distribution des films maghrébins en France, c est de plus identifier, dans un contexte souvent caractérisé par le manque de transparence et parfois la méconnaissance de la réalité économique des autres acteurs, les rapports de forces et les logiques des acteurs économiques et politiques qui interviennent dans ce processus. Les dispositifs d aides, au sein du CNC, permettent encore à certains distributeurs de continuer à s intéresser aux films d auteurs de cette région du monde. Mais il est évident que l approche présentée dans ce chapitre doit être complétée par deux autres dimensions importantes : les «politiques culturelles» des trois pays du Maghreb et la place qu elles accordent à la circulation des leurs cinémas au-delà de leurs frontières ; les publics et la consommation de ces filmographies, à l ère du multi-écrans. BIBLIOGRAPHIE AGGAR, S., «Financement du cinéma algérien : le parcours du combattant des cinéastes», Asaru cinéma, n 4, 2007, p [en ligne] URL : fichiers/asaru4-40.pdf [consulté le 3 octobre 2016]. ARMES, R., Les cinémas du Maghreb : images postcoloniales, Paris, L Harmattan, BAHRI, D., «Le féminisme dans/et le postcolonialisme», in Penser le postcolonial : une introduction critique, sous la dir. de N. Lazarus, Paris, Amsterdam, 2006, p BANCEL, N., BERNAULT, F., BLANCHARD, P., AMIRAUX, V., dir., Ruptures Postcoloniales : les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, BENCHENNA, A., «De la mobilisation identitaire à l entreprise lucrative : le cas du portail d information Yabliadi.com», in Médias et migrations dans l espace euro-méditerranéen, sous la dir. de T. Mattelart, Paris, Mare & Martin, BEURÉ, F., DANARD, B., JARDILLIER, S., JEANNEAU, C., L économie du film français, Paris, Les études du CNC, BHABHA, H.K., Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale, Paris, Payot, BONNELL, R., Le Droit des auteurs dans le domaine cinématographique : coûts, recettes et transparence, Paris, Documentation française, 2008 [en ligne] URL : var/storage/rapports-publics/ pdf [consulté le 3 octobre 2016]. BRAHIMI, D., 50 ans de cinéma maghrébin, Paris, Minerve, CAILLÉ, P., «Hybridité ou Dissonance? Quelques réflexions épistémologiques et méthodologiques sur la réception du Festival du Film Tunisien à Paris», Mise au point, n 2, 2010, [En ligne] URL : [consulté le 5 janvier 2015]. CAILLÉ, P., MARTIN, F., Les cinémas du Maghreb et leurs publics. Paris, L Harmattan, 2012.

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259 257 coordonné par Patricia Caillé et Florence Martin, paru en Les références complètes de ces ouvrages figurent dans la bibliographie à la fin de ce texte. 5. Entretien, M. Ahmed Sefrioui, directeur des beaux-arts au ministère des Affaires étrangères, entretien avec Louis Gravier, Le Monde diplomatique, mars Relancé en 2013, ce festival se consacre depuis sa deuxième édition, aux courts métrages. Sa quatrième édition est prévue en avril Association «Maghreb des films», 9. Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient, Nous pouvons citer, entre autres, la base de données du CNC, Base de données «Lumières de l observatoire européen de l audiovisuel» ou encore le site web édité par la société Beautiful People Tableau réalisé par l auteur à partir de données fournies par le CNC. 18. Entretien avec Menem Richa, Europa Cinéma, Entretien avec Menem Richa, Europa Cinémas, Tableau réalisé par l auteur à partir de la base de données «Lumière» de l Observatoire européen de l audiovisuel. 21. «Nous, cinéastes, demandons que dorénavant aucun film ne puisse monopoliser plus de 10 % des écrans. Aujourd hui les distributeurs multiplient les copies jusqu à des niveaux inégalés. Vendredi 2 janvier 2004 : 938 copies pour Nemo, 998 pour Le Seigneur des Anneaux, 645 pour Scary Movie 3, 441 pour Les ripoux (606 à sa sortie). Ces quatre films à eux seuls occupent écrans. L inflation des copies est devenue la règle au détriment de la vie des films», L Association des Cinéastes Indépendants (ACID-France), juillet Réalisateur et organisateur du festival «Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen- Orient» à Saint-Denis, entretien réalisé en février Tableau réalisé à partir des bilans CNC, 2010 et 2013 et des données fournies par le CNC concernant les films produits ou coproduits par les trois pays du Maghreb et distribués en France sur la même période. 24. Informations fournies par le CNC à la demande de l auteur. 25. CNC, 2014, statistiques par secteur, open data Source : Tableau des aides et avances sur recettes attribuées aux films par le CCM, document accessible en ligne sur le site du CCM Le bilan pour l année 2013 du CCM fait état de 21 films de long métrage tournés au Maroc, de 4 films de court métrage, de 6 séries télévisées, de 73 films documentaires, ainsi que 30 films publicitaires et 382 reportages TV. Selon le même document, le montant investi en devises au Maroc par ces tournages s élève à l équivalent de 22 millions d euros (CCM, 2014, p. 17). La même année, le total des avances sur recettes attribuées aux productions marocaines n a guère dépassée 6 millions d euros pour 21 films de long métrage (14 avant production et 7 après production) et pour 6 films de court métrage dont 4 avant production et 2 après production).

260 258 Cette même enveloppe budgétaire comporte l aide à l écriture d un projet de scénario et à la réécriture de scénario pour 4 films de long-métrage (CCM, 2014, p. 5). 32. Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 2003, Les Yeux secs a été primé plusieurs fois : prix du scénario aux festivals de Namur et de Marrakech, Grand Prix du jury au Festival international du film de Rabat, prix de la première œuvre, prix d interprétation féminine et prix du costume au Festival national du film marocain (source : Aujourd hui le Maroc, le ). 33. Une adaptation du roman Les Étoiles de Sidi Moumen de Mahi Binebine, en référence aux attentats du 16 mai 2003 à Casablanca. 34. Entretien avec Emma Cliquet, CNC, février Le site web de la société Les films des deux rives fait état de deux films qui ne figurent pas dans les données fournies par le CNC, à savoir le film Arezki l indigène de Djamel Bendeddouche et Mimezrane, la Fille aux tresses d Ali Mouzaoui. Ces films n ont pas bénéficié d une sortie nationale en France Entretien, 5 février Le CNC regroupe les coûts de distribution d un film en quatre catégories : - les frais techniques qui comprennent le tirage de copies (argentiques et numériques), le stockage, le transport de copies et les frais liés à la conception et à la fabrication du film annonce ; - les achats d espaces publicitaires pour l affichage, la radio, internet, la presse, le cinéma et la télévision ; - la conception et la fabrication du matériel publicitaire, (affiche, la création et la réalisation de spots radio, de clips vidéo, de sites internet, etc.) ; - les frais liés aux relations presse : fabrication de cartons d invitation, location de salles de projection, organisation d avant-premières, frais de festival et de représentation, rémunération de l attaché de presse, voyages et déplacements, etc Source : Voir le barème des aides sur le site du CNC

261 259 Chapitre 14. La transformation des marchés médiatiques à l épreuve du redéploiement de la souveraineté de l État au Maghreb Les expériences marocaines et tunisiennes de régulation audiovisuelle Enrique Klaus 1 Ce chapitre s intéresse aux transformations des marchés médiatiques de deux États du Maghreb à partir d un angle bien spécifique. Il a pour objet un dispositif institutionnel novateur dans la région, qui intervient en amont de la chaîne de production et de circulation des biens médiatiques, mais qui la conditionne dans son fonctionnement. Ce dispositif de «régulation» contraint les marchés médiatiques des pays qui l adoptent, en ceci qu il est en charge de la production de règles normatives encadrant le secteur, s agissant tant de l offre éditoriale (chaînes composant le paysage audiovisuel national) que des contenus proposés au public par les opérateurs (par des quotas de production nationale et des quotas linguistiques). 2 La régulation audiovisuelle se caractérise au Maroc comme en Tunisie par une approche contractuelle de contrôle a posteriori qui tranche singulièrement avec l ordre ancien soumis à la censure préalable. La pièce maîtresse de ce «contrat» est le cahier des charges que doivent signer les opérateurs privés et publics, en échange de l usufruit d une fréquence de diffusion qui, elle, reste la propriété de l État. Celle-ci est soutenue et encadrée par des institutions paraétatiques, dites «indépendantes», comparables à certains titres au-delà même de leur acronyme : la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle (HACA) dont s est doté le royaume chérifien entre 2002 et 2004, et la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA) créée dans la Tunisie post-14 janvier, entre 2011 et Nées à une décennie d intervalle, les deux instances de régulation audiovisuelle s inscrivent dans une histoire politique et médiatique propre à ces deux États. Mais, dans

262 260 un cas comme dans l autre, le contexte est marqué par un projet de réforme du système politique orienté vers une «transition démocratique». L innovation institutionnelle de la régulation audiovisuelle vise assurément à rompre avec l ordre ancien de l État postcolonial et sa gestion autoritaire du secteur médiatique, ce qui implique de devoir repenser la nature même des relations entretenues par l État avec le petit écran et la radio. Cette contribution nourrit une double ambition. D une part, elle vise à tester l hypothèse selon laquelle l institutionnalisation d une instance de régulation au Maroc et en Tunisie a pour but essentiel de rompre avec l ordre médiatique autoritaire régi et incarné par la censure officielle, tout en réaffirmant une «souveraineté médiatique» bafouée (selon des termes différents pour les deux pays), et dont l affaiblissement pourrait se traduire dans les faits par une désaffection du public national et, partant, sa désocialisation culturelle et politique. Il s agirait ainsi de remplacer le système censorial a priori par un dispositif de contrôle a posteriori de régulation, grâce auquel «la censure procéderait plutôt par normalisation, standardisation, que par sanction, le comportement volontaire des agents tendant à remplacer l action des organes du pouvoir» (Martin, 2009, p. 74). D autre part, ce travail ambitionne de discuter les termes de la comparaison entre ces deux institutions. En effet, si l on peut considérer que le Maroc et la Tunisie sont pionniers dans le domaine de la régulation audiovisuelle dans la région 1, cela ne saurait suffire à leur rapprochement. Il s agit ainsi de justifier la perspective comparative, mais également de fixer ses limites et, ainsi, mettre en exergue la singularité de chacune des deux expériences de régulation au Maghreb. 4 Dans un premier temps, je m intéresserai à quelques points de comparaison entre le Maroc et la Tunisie post-indépendants pour esquisser les contours d une modélisation de l ancien régime médiatique, en rupture duquel les politiques de régulation audiovisuelle sont censées s inscrire. De là, j analyserai certains éléments du contexte transitionnel qui a présidé à la naissance de la HACA et de la HAICA, et leurs conséquences sur l institutionnalisation de la politique de régulation audiovisuelle de ces deux États. À travers les polémiques qui ont entouré l adoption des cahiers des charges, je m intéresserai ensuite aux difficultés rencontrées pour asseoir l autorité d une instance dont l autonomie par rapport à l État constitue la condition sine qua none du «succès» de l opération. Je conclurai enfin sur les conditions de la rupture avec l ordre ancien et, à travers elles, les termes de la renégociation de la souveraineté médiatique nationale. L ancien régime médiatique au Maghreb 5 L institutionnalisation d instances de régulation audiovisuelle au Maroc et en Tunisie s insère dans une histoire sociale, politique, et médiatique nationale. Retracer ces deux histoires dépasserait largement les limites de ce chapitre. On se contentera donc de signaler ici trois points de convergence permettant de caractériser l ordre médiatique post-indépendant marocain et tunisien. 6 Premièrement, les espaces médiatiques de ces deux États puisent leurs racines dans l héritage du protectorat français et se sont édifiés dans le contexte de la construction de l État postcolonial. Cet héritage remonte à l entre-deux-guerres avec la création au Maroc (1928), puis en Tunisie (1938), d un service radiophonique conçu pour servir l entreprise coloniale. Suite aux indépendances (1956), et à la faveur de l innovation technologique, c est à partir de ce noyau dur que les deux États ont créé leur propre chaîne de télévision et ce, dès la première décennie qui a suivi les indépendances.

263 261 7 Deuxième élément : le Maroc et la Tunisie ont également en commun d avoir d emblée privilégié une conception statocentrée d un service audiovisuel érigé dans le but de servir l État postcolonial alors en construction. Fait révélateur de cette conception, Hassan II comme Bourguiba ont choisi de faire coïncider le lancement de l audiovisuel public national avec des dates fondatrices dans l édification de l État postcolonial. C est ainsi que, un an après son sacre, Hassan II a choisi la date de la première fête du trône sous son règne, le 3 mars 1962, pour inaugurer l ancêtre de l actuelle Al Aoula (la Première), la TVM. Un discours royal était programmé pour l occasion et, depuis lors, sa retransmission télévisée s inscrira dans les plus strictes règles du protocole monarchique. En Tunisie, si la Radio Télévision Tunisienne (RTT) est officiellement inaugurée le 31 mai 1966, la première retransmission a été réalisée trois ans auparavant, au moment de la célébration de l évacuation de la base militaire française de Bizerte (15 décembre 1963), en présence de hauts dirigeants à l engagement anticolonial marqué, dont Gamal Abdel- Nasser et Ahmed Ben Bella 2. Au-delà d innombrables épisodes et anecdotes des interventions répétées des dirigeants maghrébins, cet extrait du discours d inauguration de la RTT par Bourguiba témoigne de la conception d un service audiovisuel érigé dans le but de servir l État postcolonial et de réformer la société en profondeur : 8 «[La télévision] doit nous aider, nous éclairer, et nous instruire. Elle doit nous informer de la marche du monde ; elle doit aussi combattre nos complexes et les coutumes désuètes qui sont à l origine de notre faiblesse, de notre décadence et des humiliations que nous avons subies. Pour le peuple, qu elle peut atteindre tout entier, elle est ce que sont pour nos élèves et nos étudiants les classes de nos écoles et de nos facultés. [ ] Ce rôle est d autant plus déterminant que le succès de notre développement demeure conditionné par la transformation des structures mentales.» (cité dans Houidi, Najjar, 1983, p. 124) 9 Ce type de modèle est à rapprocher des systèmes médiatiques des autocraties à parti unique est-asiatiques (Taïwan, Corée du Sud), qui se caractérise par le rôle des médias en termes de «légitimation et de promotion des politiques gouvernementales, création du consensus, et soutien aux objectifs de développement du pays» (Voltmer, 2008, p. 33). Un tel modèle résistant mal à l usure des décennies, des stratégies de libéralisation contrôlée du secteur ont vu le jour au Maroc (Guaaybess, 2010) comme en Tunisie (Smati, 2009). 10 C est là la dernière caractéristique retenue des politiques audiovisuelles précédant l instauration d instances de régulation au Maghreb. Au Maroc, la chaîne privée 2M est créée en 1989, mais seulement sur la base d un régime d exception au monopole de l État, ce qui trahit l absence de volonté de pérenniser l expérience ou, à tout le moins, une volonté de ne pas perdre le contrôle sur l ouverture à des acteurs privés 3. C est d autant plus vrai que l expérience tourne court : en 1996, l État marocain reprend le contrôle de 2M (68 % du capital) pour pallier les difficultés de sa société d exploitation, la SOREAD. La création de 2M apparaît rétrospectivement comme un ballon d essai lancé par le Palais, et ses limites permettent de mesurer la portée du changement introduit en 2002 par la fin du monopole étatique sur l audiovisuel et la création de la HACA. 11 De la même façon, en Tunisie, la diffusion de la Rai Uno (1960), Antenne 2 (1989), Canal Horizon Tunisie (1990) et ART (1997), constituait de facto autant de dérogations au monopole étatique sur les ondes 4. Le 7 novembre 2003, Ben Ali annonce l ouverture aux opérateurs privés de radio et de télévision et le lancement de Radio Mosaïque et Jawhara FM. Suivront les chaînes de télévision de divertissement Hannibal TV (2005) et Nesma TV (2007), la radio religieuse Zitouna FM (2007), Express FM (2010) et Shems FM (2010). Cette dernière est présidée par la fille du Président, Cyrine Ben Ali Mabrouk, tandis que Zitouna

264 262 FM est dirigée par Sakher el Materi, son gendre ; deux exemples parmi d autres montrant que «les gouvernants veulent choisir eux-mêmes leurs candidats, éloigner tous ceux qui risquent de les concurrencer, et contrôler toutes les activités d émission et de diffusion des stations privées» (Chouikha, 2007, p. 550). Régulation audiovisuelle et transition 12 Au-delà de cet ordre médiatique ancien, des similitudes peuvent être relevées dans les conditions dans lesquelles sont néées les institutions de régulation. En effet, la HACA au Maroc et la HAICA en Tunisie ont également en commun d être toutes deux apparues dans un contexte dit de «transition» 5. Les deux institutions ont servi à alimenter ces processus transitionnels et à lui donner consistance, tout comme l adoption d une nouvelle Constitution, l organisation d élections, ou encore la mise en place d un système juridique spécifique de «justice transitionnelle». Toutefois, force est de reconnaître que, à une décennie d intervalle, ces processus de transition se sont déroulés dans des contextes nationaux et régionaux très différents. Pour résumer grossièrement, celui inauguré en 1998 au Maroc, avec le gouvernement dit d «alternance», en prélude à la succession du Prince Moulay Mohammed (1999), s inscrit dans la continuité du trône alaouite, tandis que le processus éprouvé en Tunisie à la suite de la «Révolution» de , prend naissance dans la rupture avec le régime de Ben Ali. 13 Ces deux processus se rejoignent cependant sur une caractéristique importante. Il s agit de «transition prolongée», s opposant aux «transitions pactées» sur ce point essentiel : s étendant parfois sur des années, elles «se de veloppent, ponctueés d accords partiels car toujours sujets a une remise en cause, a la lumie re de l e quilibre conjoncturel entre les forces politiques» (Loaeza, 2002, p. 265). Toutes indépendantes soient-elles, les prérogatives et la composition de la HACA et de la HAICA sont-elles mêmes le produit de compromis partiels sans cesse renégociés au gré de la conjoncture politique. On en veut pour preuve les deux années de gestation des deux instances, entre la promulgation des textes juridiques leur donnant naissance et le début effectif de leurs travaux. 14 Au Maroc, la HACA est créée le 31 août 2002 par le dahir (décret) royal n Dix jours plus tard, le socialiste Abderrahmane Al-Youssoufi (USFP), chef du gouvernement «d alternance», signe le dećret-loi n qui met fin au monopole de l E tat sur la radiodiffusion, et confie à la HACA le soin de délivrer les autorisations de diffusion, dans l attente d une loi sur l audiovisuel prenant acte du changement. En peu de temps, ces deux mesures viennent bousculer un secteur presque inchangé depuis la création de la chaîne nationale marocaine. Si les mesures préalables à la mise en place des instances de régulation semblent être prises à un rythme soutenu, il faudra attendre plusieurs mois pour que les équipes en charge de la régulation soient constituées, et plusieurs années pour que la loi sur l audiovisuel soit adoptée. Un an et six mois après le décret royal, et quatre mois après leur nomination (13 novembre 2003) 6, les membres du Conseil de la HACA prêtent serment devant Mohammed VI (9 février 2004). La première sortie publique de la HACA n arrivera que le 31 mai 2005, après un an et quatre mois de totale discrétion, sur fond de polémique au sujet de l indépendance des membres nommés, jugés trop proches du Parti Authenticité et Modernité (PAM) dirigé par un intime du Roi, Fouad Ali El-Himma. Quant à la loi sur l audiovisuel devant harmoniser la législation marocaine avec la nouvelle volonté politique, elle sera finalement adoptée le 7 janvier 2005, sous le gouvernement de Driss Jettou ( ), la nomination de ce gestionnaire sans

265 263 affiliation partisane à la Primature annonçant la «fin de partie» de l alternance (Ferrié, 2002) et l inscription dans la durée de la «transition démocratique». 15 En Tunisie, suite à la fuite du Palais de Carthage (14 janvier 2011), ce n est pas non plus sans difficulté que la HAICA a vu le jour. En comparaison avec le Maroc, la difficulté semble redoublée par le fait que le projet a fini par faire son chemin en période de grande volatilité politique et gouvernementale, et a donc nécessité la mise en place d instances provisoires pour superviser les premières dispositions législatives ouvrant la voie à la création de la HAICA (Gobe, 2012). Ainsi, après un mois de discussion avec Mohammed Ghannouchi, Premier ministre du «gouvernement d union nationale» (17 janvier - 27 février 2011), et dans le contexte houleux qui a suivi la fuite de Ben Ali, le gouvernement transitoire de Béji Caïd Essebsi (27 février - 24 décembre 2011) a créé l Instance Nationale de Réforme de l Information et de la Communication (INRIC), dissoute le 6 juillet L INRIC était notamment chargée de dresser un état des lieux du secteur médiatique en Tunisie, de présenter des recommandations en vue de sa réforme et, dans l attente d une autorité pérenne, d émettre son avis au sujet des demandes de licence des nouvelles chaînes de télévision et stations radiophoniques qui ont vu le jour en De son côté, la Haute Instance pour la Réalisation des Objectifs de la Révolution (HIROR), regroupant partis politiques, organisations syndicales et associatives, pour produire la législation post-révolution (et dans l attente des élections du 11 octobre 2011), a créé une souscommission d experts sur l information et la culture qui sera, en concertation avec l INRIC, l organe responsable des principaux textes législatifs sur le secteur de l ère post- Ben Ali. C est notamment le cas des décrets-lois 115 et 116 du 2 novembre 2011, relatifs respectivement à la liberté de presse, d édition et d impression, ainsi qu à la liberté de communication audiovisuelle et à la création de la HAICA. 16 L annonce de sa création n a pas été sans susciter de nombreux remous, notamment au regard des modalités de nomination des membres chargés de lui donner son impulsion première. En effet, le Syndicat Tunisien des Dirigeants des Médias (STDM), créé le 6 mai 2011, et dont le bureau réunit principalement des dirigeants de chaînes télévisées privées fondées sous Ben Ali, propose un contre-projet de régulation autour d une double instance chargée de l audiovisuel et de la presse écrite (20 mai 2012) 7. Celui-ci n est pas retenu par le gouvernement, lequel tarde cependant à transformer l essai du décret 116 et prend pendant ce temps plusieurs initiatives unilatérales, sans même consulter l INRIC. 17 Le 10 décembre 2012 (un an après la promulgation des deux décrets) est annoncé comme date butoir aux nominations, mais le jour venu, la nomination des membres est reportée à la fin du mois, au motif que toutes les listes de candidatures n avaient pas été reçues par la Présidence. Le 13 décembre, le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) se joint à la centrale syndicale de l UGTT contre le gouvernement Nahdhaoui et appelle à une grève générale des médias qui connaîtra un taux de participation historique. La coalition au pouvoir (les islamistes d Ennahda, et les partis de centre-gauche CPR et Ettakattol), jusqu alors peu empressée de faire aboutir le projet de régulation audiovisuelle, concède cependant qu elle réactive les deux textes, au grand dam du STDM qui rejette le décret 116 et prédit une crise sans précédent du secteur en cas d application. À six jours d une nouvelle date butoir (1 er avril 2013), pour rappeler cet engagement, le SNJT, le Syndicat général de la culture et de l information (UGTT) et l INRIC adressent une lettre ouverte appelant à la création de la HAICA au Président provisoire Moncef Marzouki (CPR), au Président de l ANC, Moustapha Ben Jaafar (Ettakatol), et au Président du Gouvernement, Ali Larayedh (Ennahda). Le jour venu, toujours rien. Le lendemain, Ben

266 264 Jaafar repousse publiquement de quelques jours l échéance, et invoque «la démocratie des consultations» pour expliquer le retard. Finalement, dix-sept mois et un jour après la promulgation du décret-loi 116, l occasion de la journée mondiale pour la presse (3 mai 2013) est retenue par le Président Marzouki pour annoncer la mise en place de la HAICA et la nomination des huit membres de son Conseil Au total, doit-on interpréter cette lenteur institutionnelle comme la marque de ce que la HACA et la HAICA sont des «autorité(s) dont personne ne voulait» 9? En partie seulement, car elle s explique aussi par la multiplicité et la diversité des acteurs (nationaux et internationaux) qui sont intervenus tout au long de ce processus. 19 Tout semble pourtant opposer les acteurs collectifs que l on tient pour initiateurs des réformes ayant mené à la mise en place d instances de régulation : le Palais royal aux premières années de la succession de Mohammed VI, d une part, et les différents secteurs de la société qui se sont collectivement mobilisés jusqu à la fuite de Ben Ali, d autre part. Cependant, au Maroc, l idée d une autorité de régulation est bien antérieure au gouvernement d alternance et à l accession de Mohammed VI au trône, ce qui suppose que sa maturation a impliqué un plus grand nombre d acteurs que le seul éxécutif marocain. Selon un ancien journaliste membre de la commission du SNPM sur l audiovisuel des années 1990, l idée a été exprimée publiquement lors du premier colloque national sur l information et la communication dit «Infocom» tenu à Rabat en avril 1993, et elle est restée présente pendant toute cette décennie dans les discussions avec la Coopération européenne 10. En Tunisie, c est au nom de la dignité, et contre l injustice et l arbitraire, que de larges pans de la société se sont soulevés. Malgré les griefs populaires contre les «médias de la honte» (i lâm al- âr) dans les slogans et en graffiti, les manifestants n appelaient pas explicitement à la mise en place d une instance de régulation. Ce sont des membres de la société civile (syndicalistes, magistrats, enseignants), en position d autorité au sein de l INRIC, qui sont à l origine du projet, dans une approche participative impliquant la collaboration avec une multiplicité d acteurs 11. À ce titre, et typiquement dans une transition «non-pactée» et «prolongée», la HACA et la HAICA sont le produit d accords partiels sans cesse renégociés au gré des rapports de force politiques, et dont les nombreuses polémiques entourant la nomination des membres de la HACA et de la HAICA constituent la partie émergée. Une autorité à conquérir 20 En tant qu instances d arbitrage de l audiovisuel national, la HACA et la HAICA subissent toutes deux de fortes résistances politiques et éprouvent les pires difficultés à imposer leur autorité. La durée prise pour la rédaction des premiers cahiers des charges vient confirmer cette hypothèse, ainsi que les polémiques qui ont entouré leur adoption. Pris en étau entre opérateurs et partis politiques, les régulateurs marocains et tunisiens ont eu recours aux mêmes solutions pour asseoir leur autorité : leur légitimation par la constitutionnalisation et le renforcement de la coopération intermaghrébine entre les deux instances. 21 Au Maroc, l année 2012 a été largement rythmée par la polémique autour des cahiers des charges du pôle audiovisuel public, entre le gouvernement d Abdelilah Benkirane dominé par le parti islamiste de la Justice et du développement (PJD), la HACA, et les chaînes concernées (notamment 2M). Le 29 mars, le gouvernement adopte le cahier des charges présenté par Mustapha El-Khalfi (PJD), ministre de la Communication. Au préalable, la

267 265 HACA se serait vue refuser le droit de faire des propositions au gouvernement en amont de l adoption du projet, comme cela avait pu être le cas par le passé (quoique de manière officieuse), notamment avec le gouvernement d Abbas El-Fassi (Istiqlal, conservateurs). Le premier gouvernement Benkirane aurait ainsi signifié à la HACA que son rôle se cantonnait à la validation des cahiers des charges élaborés par le gouvernement. La HACA se serait exécutée, remettant un avis positif en vingt-quatre heures seulement. Or, certaines dispositions de cette mouture ont suscité des critiques, tout particulièrement à la direction de 2M. Ainsi, son PDG, Salim Cheikh, s est ému de l «approche générale dirigiste et interventionniste» des nouveaux cahiers des charges, et a critiqué le fait qu «il s agit d une véritable grille des programmes, et non pas d orientations et d objectifs» 12. Dans la presse, la polémique s est cristallisée autour des quotas linguistiques (marocain, amazigh, arabe classique, français) et, surtout, de l orientation religieuse de ces cahiers contenant notamment des dispositions comme la diffusion obligatoire des prières rituelles et du prêche du vendredi, ou l interdiction des publicités de jeux de hasard Suite à un arbitrage royal pour mettre fin à la polémique, une commission ministérielle s est réunie sous la présidence de Nabil Benabdallah (USFP ; alors ministre de l Habitat, et ancien ministre de la Communication du gouvernement précédent), cependant que le roi remerciait le Président de la HACA Ahmed El-Ghazali, et son directeur général Nawfel Raghay, et les remplaçait (respectivement) par Amina Lemrini (PPS, et militante des droits de la femme), et Jamal Eddine Naji, Professeur de journalisme à l ISIC de Rabat (le 10 mai) 14. Le 16 octobre 2012, après sept mois d attente, la HACA a approuvé les cahiers des charges 15 préparés par la commission ministérielle et épurés des dispositions polémiques. 23 En Tunisie, lors de sa première conférence de presse, la HAICA avait d emblée donné la priorité à l élaboration des cahiers des charges ouvrant la voie aux autorisations d émettre, dans le souci affiché de marquer son autorité face à un gouvernement qui a souvent cherché à imprimer sa marque sur le secteur 16. Toutefois, deux mois plus tard, en pleine crise politique suite à l assassinat de Mohammed Brahmi 17, le gouvernement annonce cinq nominations à la tête de radios publiques, sans concertation avec la HAICA, sur la base d une lecture contestée du décret-loi Le 6 mars 2014, la HAICA présente enfin ses cahiers des charges. Ceux-ci contiennent les dispositions «classiques» de bienséance et de transparence (cf. infra), mais stipulent également que les candidats doivent être sans attache partisane et n être soumis à aucun intérêt publicitaire dans le but affiché de mettre fin aux «relations incestueuses entretenues par les patrons des chaînes privées avec l argent et la politique» 19. C était sans compter la mobilisation du Syndicat Tunisien des Dirigeants des Médias (STDM) dont le bureau réunit en majorité les patrons des chaînes privées auparavant soutenues par Ben Ali. 25 Dans un communiqué en date du 11 mars 2014, le STDM s est ému de ce que les cahiers des charges constitueraient selon lui «un danger pour la liberté d expression». Un mois plus tard 20, sa Présidente Amel Mzabi rejette à nouveau les cahiers des charges et assimile à des mesures de «censure préalable» ce que le Président de la HAICA, Nouri Lajmi, appelle «des orientations élémentaires (tawajûhât assâssiya)». Comme le PDG de 2M en son temps (cf. supra), Amel Mzabi estime que les cahiers des charges font intrusion dans la programmation. L épisode corrobore parfaitement l argument que Nouri Lajmi martèle à chaque rencontre publique : la culture de la régulation n est pas encore ancrée en

268 266 Tunisie ; le premier chantier de la HAICA doit donc consister à l implanter par une action «pédagogique». Le chemin est toutefois semé d embûches : outre le lobbying du STDM et la plainte déposée au tribunal administratif visant l arrêt d application des cahiers des charges (déboutée par la suite), la HAICA doit aussi faire face à l opposition du PDG de Nesma TV, Nabil Karoui, également membre du bureau du STDM. Après avoir menacé d entamer une grève de la faim et de cesser d émettre, puis consacré plusieurs émissions à charge contre la HAICA, il a menacé de suspendre la diffusion de Harîm Sultân 21, un feuilleton turc très populaire en Tunisie et dans la région. 26 À l approche de l automne électoral 2014, la HAICA a annoncé la liste des bénéficiaires de l octroi (ou renouvellement) de licence. Vingt-deux stations de radio et six chaînes de télévision sont concernées ; à l exclusion notamment d Hannibal TV et Nessma TV qui ont refusé de déposer un dossier de régularisation de leur situation 22. De report d échéance en menaces de sanction, la polémique enfle et se poursuit en période électorale. Au moment de la rédaction, aucune solution définitive ne semble trouver, vraisemblablement en raison de l incertitude qui plane sur la pérennité de la HAICA sous sa forme actuelle. En effet, en vertu de l article 125 de la Constitution, les «instances indépendantes» telles que la HAICA doivent être composées de membres élus par l Assemblée du peuple, euxmêmes fraîchement élus en novembre 2014, ce qui place les membres nommés sous la Troïka en porte-à-faux avec le texte constitutionnel. 27 Face à ces résistances auxquelles les instances de régulation audiovisuelle ont dû faire face, l une des solutions mises en œuvre en Tunisie et au Maroc a consisté à garantir leur existence en les incluant à la Constitution post En Tunisie, outre la garantie de la liberté d opinion, d expression (art. 31) et le droit à l information (art. 32), la Constitution de 2014 prévoit une «instance de la communication audiovisuelle» qui a en «charge la régulation et le développement du secteur». Au Maroc, la Constitution de 2011 stipule que la HACA est en charge de garantir les mêmes droits et libertés «dans le respect des valeurs civilisationnelles fondamentales et des lois du Royaume» (article 165). Une autre solution a consisté à renforcer la coopération entre la HACA et la HAICA. Grâce notamment aux relations personnelles entre membres des deux institutions 23, l accordcadre du 25 juin 2014 prévoit la coopération entre elles sur le plan technique et en matière de protection du jeune public et de garantie du pluralisme politique, social et de genre. Bien avant cela, la HACA avait fait don à la HAICA de son logiciel de monitoring (HACA Media Solutions) permettant l enregistrement et le traitement technique de la diffusion des opérateurs. Ces deux derniers points renforcent pour l instant la perspective d une convergence pratique et juridictionnelle entre les deux institutions en matière de régulation. 28 Tout en s inscrivant dans une histoire nationale particulière, la trajectoire de la constitutionnalisation des instances de régulation audiovisuelle au Maroc et en Tunisie offre prise à de nombreux parallèles. De la politique audiovisuelle post-indépendance contre laquelle la régulation doit s inscrire, à la difficulté à institutionnaliser ces deux organes «indépendants» en contexte de «transition», sans oublier les méandres par lesquels la HACA et la HAICA ont dû passer pour tenter d asseoir leur autorité, nombreux sont les points communs entre l expérience marocaine et tunisienne en matière de régulation audiovisuelle. Ceux-ci témoignent in fine de la grande difficulté à faire aboutir un processus de réforme dans un secteur dont les principaux acteurs pensent qu il ne peut se réaliser sans la souveraineté de l État en la matière.

269 267 La rupture avec l ordre ancien 29 Cette régulation audiovisuelle inédite au Maghreb repose sur le principe d une instance capable de «faire écran» entre l État et le secteur médiatique, de manière à ce que le premier puisse «s effacer comme instance répressive» (Martin, 2009, p. 72) vis-à-vis du second. Toutefois, son installation ne suffit pas à elle seule à consommer la rupture avec l ordre médiatique ancien marqué par un État monopolistique. Il n en demeure pas moins que, en confiant à l instance de régulation le soin d accorder des licences d exploitation, l État ne fait que redéployer sa souveraineté sur le secteur, en tant que propriétaire exclusif des fréquences mises à disposition, via l Agence Nationale de la Réglementation des Télécommunications (ANRT au Maroc) et l Office Nationale de Télédiffusion (ONT en Tunisie) Parmi les «gages» susmentionnés pour rompre avec l ordre ancien, l une des principales dispositions prises a été de doter ces instances «paraétatiques» de membres «indépendants» tant des cercles politiques que des forces économiques, et dont la sélection a été d autant plus difficile qu ils sont nommés pour une mission s inscrivant au confluent d intérêts divers et conflictuels (politiques, économiques, sociaux, moraux). Sur ce point, la HAICA semble avoir été plus loin que la HACA, pas uniquement en raison du «I» supplémentaire à son acronyme, mais aussi en raison du dispositif de nomination. En effet, si les membres de la HAICA sont tous nommés par décret, seuls le président et deux autres membres sont directement nommés par la Présidence et le Président du pouvoir législatif (l ANC pendant la transition). Selon le décret-loi 116 (article 7), les sept autres membres sont nommés sur proposition des instances professionnelles «les plus représentatives» de la magistrature (2 membres), des journalistes (2 membres), des professions audiovisuelles non journalistiques (2 membres), et des propriétaires d entreprises médiatiques (1 membre). On a vu cependant que la sélection ne s est pas faite sans confusion, et sans transparence aucune 25. Quoi qu il en soit, le même décret-loi insiste par ailleurs sur le fait que les membres composant le conseil de cette «instance publique indépendante» (art. 6) doivent être des «personnalités indépendantes, reconnues pour leur expérience, leur compétence et leur intégrité dans le secteur de l information et de la communication» (art. 7), qui devront «exerce[r] leurs fonctions en toute indépendance et neutralité, au service exclusif de l intérêt général» (art. 8). Toutefois, la Constitution de 2014 prévoit que les membres de la HAICA, certes «indépendants, neutres, compétents, expérimentés et intègres» (art. 127), seront élus par l Assemblée du peuple (art. 125), sans que rien ne clarifie les conditions de continuité avec la HAICA telle qu elle a été institutionnalisée sous la Troïka (Nawaat.org, 2015). 31 Au Maroc, on a pareillement insisté sur l indépendance et «l impartialité» (préambule du dahir n ) des membres de la HACA, mais selon les particularités du régime marocain, et en conformité avec le rôle «arbitral» du monarque sur le jeu politique. C est ainsi que la HACA a été créée «auprès de Sa Majesté» (article 1), et «sous [S]a protection tutélaire» (préambule), ce qui «la mettrait a priori à l abri des pressions de toute nature (politiques, économiques ou autres), susceptibles d entraver l impartialité qu exige sa mission de régulation» (de la Brosse, 2010, p. 59). C est aussi ce qui explique que le roi désigne une majorité de membres (cinq sur neuf), dont le président, les quatre restants étant nommés par le Premier ministre (2), le président de la Chambre des représentants (1), et le président de la Chambre des conseillers (1) 26. Malgré ces bases de nomination

270 268 éminemment politiques, et malgré les polémiques qui ont entouré les premières nominations parmi lesquelles une majorité était sympathisant ou militant du Parti Authenticité et Modernité (PAM), proche du Palais, le dahir pose en principe que la HACA «dispos[e] des moyens nécessaires pour assumer ses missions en toute impartialité» (préambule). 32 Tant au Maroc qu en Tunisie, le choix des nominations s est orienté vers des personnes issues des rangs de la «société civile», notamment du tissu associatif national et des filières des sciences de l information et de la communication des universités 27. Un tel choix semble procéder de la nécessité de «faire écran», par l expertise, entre les représentants des différents intérêts convergents vers le secteur médiatique. 33 Autre élément de rupture avec le passé d un secteur audiovisuel autoritaire : l approche «contractuelle» sur laquelle repose la régulation audiovisuelle. Pour accéder aux fréquences, les opérateurs privés doivent d abord candidater à un appel à concurrence public lancé par l autorité de régulation, selon des critères qu elle définit et qui visent à garantir un certain pluralisme médiatique. Les candidats sélectionnés à l appel à concurrence doivent ensuite signer une convention avec l instance de régulation reprenant les dispositions du cahier des charges pour pouvoir exploiter une fréquence. Outre les principes généraux énoncés dans l appel à concurrence (thématique de l opérateur : sport, économie, promotion de l artisanat et du patrimoine nationaux), le cahier des charges recense les dispositions que les diffuseurs s engagent à respecter en matière de programmation (quotas de production nationales et étrangères, de genre, de répartition linguistique, etc.) et de recettes publicitaires (par heure de programme), mais aussi de dispositions éthiques (respect de la dignité humaine, bonnes mœurs, protection de l enfance). 34 Pour marquer la rupture, les instances de régulation ont également fait le choix d inaugurer leur action par une approche «sociétale», au sens où elles se sont d abord attelées à poser les règles générales de la bienséance audiovisuelle, en produisant les chartes garantissant le respect des dispositions éthiques que l on vient de mentionner 28. Pour appuyer ses mises en garde, la HACA a créé une unité «Pluralisme et valeurs», au sein de la Direction générale. Celle-ci est chargée de mener des études en fonction des axes stratégiques de la HACA et de son plan d action annuel. Par exemple, cette unité s est intéressée en 2013 aux émissions et capsules humoristiques de la période du Ramadan (image de la femme véhiculée par le programme, absence de propos racistes et respect de la dignité humaine), ou encore à des émissions (très populaires) de reconstitution de crimes diffusées par le pôle audiovisuel public (respect de l anonymat, de la présomption d innocence, et de la signalétique correspondante). 35 Enfin, par prudence, et peut-être dans le souci de s inscrire durablement dans le paysage institutionnel, priorité a été donnée au secteur de la radiophonie, aujourd hui largement libéralisé, selon des configurations très différentes entre le Maroc et la Tunisie. En Tunisie, vingt-deux stations de radio ont été autorisées à émettre (ou à continuer de le faire) en 2014, contre seulement six chaînes de télévision (d autres restant réfractaires à l autorité de la HAICA). Au Maroc, en deux vagues d octroi de licences (2006 et 2009), dixsept stations de radio privées ont vu le jour et émettent aux côtés des sept stations publiques. Seule Médi1 TV (ancienne Médi1 Sat) reçoit le sésame de la HACA en En 2009, aucune licence n est délivrée, malgré une dizaine de projets privés présentés. Officiellement, la décision est justifiée par l étroitesse du marché publicitaire, ce qui serait vrai de l avis de certains enquêtés, mais l argument publicitaire servirait aussi à

271 269 masquer l embarras de la HACA face aux candidatures de deux personnalités proches du Palais royal : Fouad Ali El-Himma, ami intime du roi, secrétaire général du PAM et futur conseiller, et Mounir El-Majidi, directeur du secrétariat particulier du roi et à la tête du holding royal SIGER. 36 L analyse comparative des expériences marocaines et tunisiennes en matière de régulation audiovisuelle permet donc de mieux comprendre les conditions dans lesquelles les marchés audiovisuels de ces deux pays ont connu de substantielles transformations, préparant leur libéralisation, par l introduction d institutions chargées de la régulation du secteur. Sur le temps long, au Maroc comme en Tunisie et ailleurs, «les fictions et les contradictions initiales de l État-nation [ ] ont été amenées en pleine lumière par la profonde intégration des marchés mondiaux et la vaste propagation des idéologies d une marchandisation mondiale, surtout après 1989» (Appaduraï, 2009, p ). Une première solution a consisté à libéraliser, sous contrôle étroit, le marché audiovisuel national. À la faveur du changement de régime, la régulation audiovisuelle est apparue progressivement comme une solution plus adaptée. D une part, son adoption en contexte «transitionnel» visait assurément à envoyer un signal fort de rupture avec la gestion autoritaire du secteur audiovisuel qui a prévalu depuis l indépendance. D autre part, et malgré les difficultés à asseoir l autorité des instances de régulation, cette innovation institutionnelle semblait également avoir pour but de redéployer la souveraineté de l État sur le secteur et, ainsi, tenter d endiguer la concurrence accrue des chaînes transnationales émettant depuis le Golfe et diffusant des biens médiatiques produits dans l Est méditerranéen (Machrek et Turquie). 37 Sur ce point, les deux cas nationaux divergent grandement. En Tunisie, l ouverture aux opérateurs privés sous l ancien régime s est «fondue dans le moule étatique» (Chouikha, 2007), plutôt en fonction des relations clientélistes du clan Ben Ali. On le constate aujourd hui : l héritage de l ancien régime se traduit aussi par l insoumission de ces primo-arrivants privés vis-à-vis de la HAICA. D autres opérateurs sont apparus après 2011, et se sont vus octroyer des licences d exploitation. Mais, pour l heure, il est difficile de conclure sur la Tunisie et la HAICA dont la mise en conformité avec le texte constitutionnel n est pas encore à l ordre du jour du premier Parlement de la II e République. 38 Pour sa part, depuis 2004, l audiovisuel marocain s est indéniablement diversifié, mais essentiellement à travers son pôle public (SNRT). S agissait-il d occuper les fréquences ou d endiguer la «migration audiovisuelle» 30? Les deux options sont corroborées, respectivement, par le peu d engouement à transformer l essai de la libéralisation télévisuelle, d une part, et le choix contre les chaînes transnationales de créer des médias publics de proximité destinés à certains publics spécifiques au sein de la communauté nationale d autre part. Il est toutefois difficile de ne pas voir dans cette diversification du pôle public le reflet des priorités politiques du régime marocain. Ainsi, à défaut d une solution au conflit frontalier autour des «Provinces du Sud», les populations locales disposent-elles désormais d une chaîne, Al-Aoula Laayoune, avec un décrochage de trois heures par jour d informations régionales. Toujours en 2004, en prélude au Conseil de la communauté marocaine à l étranger et au ministère qui leur est consacré 31, les Marocains résidents à l étranger sont directement visés par le lancement de Al-Maghribia (La Marocaine). Deux ans après les attentats de Casablanca de 2003, la chaîne coranique Assadissa (La Sixième ou Mohammed VI) est lancée pour promouvoir un islam modéré et national. Viennent ensuite des chaînes visant des publics plus transversaux à la société

272 270 marocaine : Médi1 TV (2006) consacrée à l information généraliste, Arriyadhiya (La Sportive, 2006), Arrâbî a (La Quatrième, 2006) à visée éducative et culturelle, et Aflam TV (TV Films, 2008). Enfin, depuis 2010, à défaut d une reconnaissance plus fondamentale, les populations amazighophones disposent d une chaîne de promotion culturelle, Tamazight TV. La diversification du pôle public (notamment) à destination des populations les moins bien intégrées dans le tissu sociopolitique semble servir in fine une politique publique de l audiovisuel visant à redéployer la souveraineté de l État sur le marché et sur les téléspectateurs. BIBLIOGRAPHIE APPADURAÏ A., Géographie de la colère. La violence à l âge de la mondialisation, Paris, Payot & Rivages, CARNIEL BUGS, R., CRUSAFON, C., «The Construction of a Mediterranean Perspective in Media Policy : Common Values for Content Regulation in MENA and EU Countries», Journal of Information Policy, 4, 2014, p [en ligne] DOI : /jinfopoli [consulté le 3 octobre 2016]. CHOUIKHA, L., «L audiovisuel en Tunisie : une libéralisation fondue dans le moule étatique», L Année du Maghreb, II, 2, 2007, p [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. DE LA BROSSE, R., «La haute Autorité de la communication audiovisuelle et la libéralisation du paysage médiatique marocain», Horizons maghrébins, 62, 2010, p FERJANI, R., «Internationalistions du champ télévisuel en Tunisie», in La mondialisation des médias contre la censure. Tiers Monde et audiovisuel sans frontières, sous la dir. de T. Mattelart, Bruxelles, De Boeck, 2002, p FERRIÉ, J.-N., «Fin de partie : l échec politique de l alternance et la transition prolongée», Annuaire de l Afrique du Nord, 7, 40, 2002, p [en ligne] URL : AAN _07.pdf [consulté le 3 octobre 2016]. GOBE, É., «Tunisie An I : les chantiers de la transition», L Année du Maghreb, VIII, 2, 2012, p [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. GUAAYBESS, T., «La réforme des organismes de télévision arabes, où en est-on? Réflexions à partir du cas marocain», Horizons maghrébins, 62, 2010, p HOUIDI, F., NAJJAR, R., Presse, radio et télévision en Tunisie, Tunis, Maison tunisienne de l Édition, INSTANCE NATIONALE DE RÉFORME DE L INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION (INRIC), Rapport Général, Tunisie, LOAEZA, S., «L incertitude dans la transition prolongeé au Mexique. Le Parti Action nationale ct l horreur du risque», in A la recherche de la Deḿocratie. Meĺanges offerts à Guy Hermet, sous la dir. de J. Santiso, Paris, Karthala, 2002, p

273 271 MARTIN, L., «Censure répressive et censure structurale : comment penser la censure dans le processus de communication», Questions de communication, 15, 2009, p [en ligne] URL : [consulté le 3 octobre 2016]. NAWAAT.ORG, «Al-hay ât al-dustûriyya : al-ma raka al-qâdima (les instances constitutionnelles : le -الد ستوري ة-الهيي ات/ combat à venir)», 9 février 2015 URL : 2015] [consulté le 11 février /القادمة-المعركة SMATI, N., «Un paysage audiovisuel tunisien en mutation», Confluences Méditerranée, 69, 2, 2009, p [en ligne] DOI /come [consulté le 3 octobre 2016]. VOLTMER, K., «Comparing Media Systems in New Democracies, East meets South meets West», Central European Journal of Communication, 1, 1, 2008, p [en ligne] URL : wp-content/uploads/2012/07/cejc_vol_1_no1_voltmer.pdf [consulté le 3 octobre 2016]. NOTES 1. Le Liban fut le premier État de la région à se doter de ce type d institution, dès 1996, avec le Conseil National de l Audiovisuel (pour une analyse comparative entre le CNA et la HACA, dont les conclusions ne prennent cependant pas en compte certaines particularités de contexte, cf. Carniel Bugs, Crusafon, 2014). De même, la Jordanie met en place en 2002 une Commission des Médias Audiovisuels (AMC). Toutefois, ces deux institutions jouissent d un statut consultatif, uniquement, contrairement à la HACA et la HAICA qui ont un pouvoir de sanction (amendes et saisies de matériel). Par ailleurs, il est encore trop tôt pour juger de l orientation que prendra la toute nouvelle Autorité Algérienne de Réglementation de l Audiovisuel (ARAV) créée en Zine el-abidine Ben Ali usera également de cette symbolique des dates dans sa politique audiovisuelle. En 1992, il rebaptise la RTT «TV7», en référence au 7 novembre 1987, date de sa prise du pouvoir. Devenue «Tunis 7» (1997) puis «Tunisie 7» (2008), elle sera rebaptisée en 2011 «Télévision Tunisienne Nationale», puis «Télévision Tunisienne» (21 janvier) ; «Al-Wataniya» (la Nationale) en arabe. 3. 2M est né d un contrat entre TF1, Videotron et, côté marocain, la Banque BMCE et l ONA, le puissant holding dont la majorité du capital est détenue par la famille royale, ce qui pose en soi les limites de l expérience marocaine de libéralisation de l audiovisuel. 4. Sur ce point, cf. Ferjani, Pour éviter tout écueil téléologique, la transition est envisagée ici comme un horizon normatif et une contrainte contextuelle collectivement mise en œuvre, par une partie au moins des acteurs, et non comme un processus irrémédiablement orienté vers un aboutissement institutionnel défini à l avance. 6. Cf. infra pour plus de détails sur les dispositions légales concernant les nominations [consulté le 28 mai 2012]. 8. Arrêté Républicain n du 27 mai Hichem Senoussi, membre de la HAICA, lors de son intervention du sommet des régulateurs africains en marge du Forum mondial des droits de l Homme, Marrakech, 28 novembre Entretien avec l auteur, Rabat, juillet Selon la même source, le syndicat a réussi à s impliquer dans le projet de régulation en faisant du lobbying auprès du gouvernement Youssoufi : «Le SNPM discutait dès le début avec le gouvernement d alternance (1999), pas directement ni officiellement, mais à travers des conseillers, des gens qu on connaissait comme ça. Donc on n était pas impliqués mais, d une manière ou d une autre, informés. Et ça nous a permis de faire des propositions.»

274 S agissant de l élaboration des décrets-lois, le rapport de l INRIC cite, outre l HIROR, le SNJT, et le syndicat général de la culture et de l information, «plusieurs organisations internationales non gouvernementales, experts tunisiens et étrangers, [ ], journalistes exerçant dans les différents médias, publics et privés, et dirigeants des entreprises de presse» (INRIC, 2012, p ). 12. La Vie Eco, 24 avril Plusieurs sources anonymes considèrent que la polémique aurait servi d écran de fumée à une pomme de discorde beaucoup plus triviale : les quotas de production nationale et le quasimonopole de certaines sociétés privées de production dans l audiovisuel public. 14. Les apparences sont toutefois sauvées par le fait que leur mandat de cinq ans était arrivé à terme le 9 février 2009, sans qu ils ne soient remplacés. Cf. La Vie Eco, 12 juillet Cf. : [consulté le 25 octobre 2015] [consulté le 14 juin 2013]. 17. Député de gauche à l ANC et fondateur du Mouvement du peuple, est assassiné le 25 juillet 2013, quelques six mois après l assassinat d un autre député de gauche, Chokri Belaïd (6 février 2013). 18. Les stations concernées sont la Radio nationale tunisienne, Radio Tataouine, Radio culturelle, Radio jeunes, et Radio Gafsa. Cf. [consulté le 28 août 2013]. Le décret-loi prévoit que la HAICA doit donner un avis conforme aux nominations des PDG, et non des directeurs généraux (article 19). 19. Cf. [consulté le 10 mars 2014] 20. Cf. [podcasté le 13 mars 2014] 21. Essarih, 19 avril Cf. [consulté le 2 septembre 2014]. Un premier round avait eu lieu le 24 juillet 2014 pour l octroi de 5 licences. 23. Cf. infra, note de bas de page 27. (il faut mettre le nouveau numéro de note = 352?) 24. Selon la loi marocaine sur l audiovisuel, «l usage de ces fréquences constitue un mode d occupation privatif du domaine public de l État» (Article 5). 25. La question semble d ailleurs encore taboue, à en juger par le type de réponse obtenue lors de mes entretiens de recherche. 26. Cf. Article 6 du Dahir n Ce même article prévoit que tous les membres doivent prêter serment devant le roi. 27. Les régulateurs marocains et tunisiens ont souvent fait partie des mêmes réseaux intermaghrébins et méditerranéens liés au monde universitaire et aux mouvements de défense des droits de l homme, ce qui a certainement favorisé la coopération entre la HACA et la HAICA. Pour la HACA, Jamal Eddine Naji est professeur à l Institut Supérieur de l Information et de la Communication (ISIC) de Rabat, tandis que, pour la HAICA, son président, Nouri Lajmi, enseigne à l Institut de Presse et des Sciences de l Information (IPSI), et Riadh Ferjani, ancien de l IPSI, à l Université Tunis El Manar. 28. Et qui sont au centre de la régulation de contenu du Réseau des instances de Régulation en Méditerranée (cf. Carniel Bugs, Crusafon, 2014), dont la HAICA est membre depuis novembre Elle est aujourd hui considérée comme une chaîne privée, malgré la prédominance de ses actionnaires historiques, la Caisse des dépôts et de gestion (CDG) et Maroc Télécom. 30. Selon l expression d Ahmed El-Ghazali, président de la HACA ( ) : La Nouvelle Tribune, 25 avril 2012.

275 En 2007, le CCME est créé et le dossier des MRE devient un portefeuille ministériel à part entière, et non plus associé aux affaires étrangères.

276 274 Postface Tristan Mattelart 1 Pour originale qu elle soit dans le monde académique francophone, l étude des productions et des circulations transnationales des biens médiatiques à laquelle entend procéder cet ouvrage dirigé par Dominique Marchetti et Julien Paris n est pas sans danger. Combien de travaux menés dans ce domaine tendent-ils à esquisser en termes très généraux la façon dont un ensemble de flux transnationaux quelque peu décontextualisés contribuent à la structuration d une «économie culturelle globale» (Appaduraï, 1996) et dissertent sur la nature de celle-ci, sans toutefois prendre en considération ni les stratégies des acteurs lui donnant corps, ni la matérialité des flux qui l irriguent? 2 Le premier mérite de ce livre est de tourner résolument le dos à ce type d analyses décontextualisées pour documenter la réalité des productions et des circulations transnationales de biens médiatiques à travers une collection de riches études, fondées sur un imposant travail empirique, mené sur des terrains qui, pour la plupart, étaient jusque-là relativement inexplorés. À la glose sur la circulation transnationale des biens médiatiques, ce volume préfère donc le minutieux décryptage des stratégies des acteurs, l examen des enjeux politiques, économiques, culturels ou sociaux que celles-ci suscitent, ainsi que l observation de la manière dont ces stratégies s incarnent dans des territoires particuliers. 3 Une autre spécificité de cet ouvrage est de considérer les biens médiatiques dans leur double dimension de moyens et d information et de divertissement : il fait à ce titre éclater les frontières dans lesquelles les recherches sur l information journalistique, d une part, et celles sur les industries de l image télévisée ou cinématographique, d autre part, tendent à être enfermées, pensées qu elles sont isolément les unes des autres. Appréhendant ensemble production et circulation des nouvelles et des fictions, ce livre souligne combien les programmes de divertissement égayant les écrans de télévision ou de cinéma sont comme les dispositifs d information internationale dans lesquels investissent les diplomaties publiques porteurs d enjeux géopolitiques. De la même façon, l ouvrage nous rappelle combien l information est, comme l image, dans le monde contemporain, soumise aux logiques industrielles et structurée par de fortes contraintes

277 275 économiques, en plus de celles politiques ou géopolitiques. Ce qui n est pas inutile à un moment où différents écrits sur le «citizen journalism» voient dans les nouvelles platesformes du web un moyen de s affranchir des contraintes économiques liées à la production et à la distribution, tant locale qu internationale, de l information. 4 Enfin, en se centrant sur les mondes arabes et musulmans, ce livre a pour attrait d avoir répondu, de manière particulièrement bienvenue, à l appel lancé en 2000 par James Curran et Myung-Jin Park (2000), invitant à «désoccidentaliser les études sur les médias» un appel qui n a pas été très entendu au sein du monde académique francophone. Mieux, les mondes arabes et musulmans autour desquels sont organisées ces interrogations sur la production et la circulation transnationale des biens médiatiques sont, en la matière, un véritable laboratoire. Aux prises avec les contradictions de l héritage postcolonial, cet espace voit s affronter plusieurs puissances régionales et il est au centre de l attention des chancelleries occidentales depuis que la lutte contre l islamisme radical s est imposée à leurs yeux comme clé de lecture majeure des relations internationales : cela en fait un cadre idoine pour saisir les enjeux géopolitiques attachés à la circulation des informations ou des divertissements. Ayant en outre en partage, pour une large part, une langue et une religion, cet espace qui reste néanmoins résolument marqué par les différences qui le constituent est un lieu particulièrement pertinent pour entendre les processus de diffusion transnationale des biens médiatiques et les défis qu ils posent au niveau local. Les recompositions au sein du champ audiovisuel régional 5 Les apports de l ouvrage sont nombreux. Essayons d en cerner quelques-uns, sans bien entendu chercher à être exhaustif. Loin des visions occidentalo-centrées qui sous-tendent nombre d analyses sur l internationalisation des médias, les chapitres de ce volume concentré sur les mondes arabes et musulmans permettent pour commencer de saisir les recompositions en cours au sein du champ audiovisuel régional. La lecture de ces textes fait d abord apparaître, en filigrane parfois, la manière dont l Égypte qui a pendant longtemps été un pôle majeur d exportation pour les pays arabes non seulement en matière de fictions, mais aussi d informations a, comme le note Tourya Guaaybess, perdu «son leadership au profit des pays du Golfe». 6 La première chaîne par satellite en arabe a certes été égyptienne : stimulé par le besoin, en pleine guerre du Golfe, de ne pas laisser les émissions de Cable News Network (CNN) sans compétition, l organisme d État de la radio-télévision égyptien a de fait créé, en décembre 1990, l Egyptian Space Channel (ESC). Cette télévision ne sera cependant pas en mesure de résister à la concurrence des chaînes satellitaires à capitaux saoudiens Middle East Broadcasting Center (MBC), lancée à sa création en 1991 à partir de Londres, puis les bouquets offshore Arab Radio and Television Network (ART) et Orbit, basés en Italie lors de leur inauguration qui, fortes de leurs opulents divertissements, se détacheront bientôt dans le paysage des chaînes panarabes. Comme l avait fait, avant elles, la «presse écrite offshore produite à Londres», distribuée dans le monde arabe, avec, là aussi, des capitaux saoudiens. 7 Dans le domaine de l information, c est bien évidemment la chaîne qatarie Al Jazeera dont le «panarabisme médiatique» s inscrit aux yeux de Nicolas Dot-Pouillard dans la

278 276 continuité de celui développé par la radio nassérienne Sawt Al-ʿArab (La Voix des Arabes) qui va s imposer à partir de la fin des années 1990, suscitant en retour la création par le groupe MBC, pour contrer la télévision qatarie, d une autre chaîne d information destinée au public panarabe : Al Arabiya. Le plateau du journal télévisé et une partie de la salle de rédaction chargée de gérer l antenne de la chaîne Al Jazeera English, créée en 2006 à Doha pour concurrencer CNN et la BBC. ( D. Marchetti, 8 janvier 2017).

279 277 Une petite fraction de la grande rédaction d Al Jazeera produisant en arabe et organisée en open space. A droite, l un des deux plateaux situés dans la même pièce ( D. Marchetti, 8 janvier 2017). 8 Chacune de ces chaînes est investie, au-delà de ses missions d information ou de divertissement, d une mission diplomatique : leur histoire est indissolublement liée à celle des rivalités géopolitiques ou des volontés d influence dans la région qu entretiennent les promoteurs de ces télévisions. 9 Si elles sont indéniablement investies de fonctions géopolitiques, il serait cependant plus que réducteur de ne voir ces chaînes que comme des instruments des États ou des princes qui les financent. Le statut d Al Jazeera, nous avertit Nicolas Dot-Pouillard, ne peut ainsi être résumé à celui de simple «courroie de transmission» de l État qatari. La chaîne, par la diversité des nationalités et des opinions des journalistes qui composent sa rédaction transnationale, est aussi un espace dans lequel se sont déployées, pendant les années 2000, les idéologies qui traversent le monde arabe : elle a, à ce titre, été autant le réceptacle que le véhicule d un «discours néo-tiers-mondiste», non sans que cela apparaisse comme ambigu, son principal bailleur n étant pas connu pour entretenir des «liens d inimitié particuliers avec les principaux pays occidentaux». 10 De fait, la chaîne qatarie a gagné, de la fin des années 1990 au début des années 2000, une grande part de sa popularité en offrant, sur les conflits qui ont marqué la région, une perspective en contradiction avec celle promue par l administration américaine : de l opération «Renard du désert» en 1998 à la guerre d Irak en 2003, en passant par la seconde Intifada en 2000 ou l intervention en Afghanistan en 2001, pour reprendre les principales étapes qui ponctuent la montée en puissance de la télévision et qu égrène Tourya Guaaybess. 11 On se souvient de l acrimonie des débats ayant entouré, dans la deuxième moitié des années 1970 et au début des années 1980, la revendication par les pays non-alignés,

280 278 reprise à son compte par l Unesco, d un Nouvel ordre mondial de l information et de la communication (NOMIC), contestant en particulier, sur fond de discours dénonçant les menées impériales du gouvernement américain, la domination qu exerçaient les grandes agences occidentales sur le commerce international des nouvelles et formulant le vœu d un rééquilibrage des flux d information. 12 L ouvrage donne une actualité inattendue à ces débats. Ce n est pas le moindre des paradoxes que de voir une chaîne d information en continu sise au Qatar qui abrite la plus grande base militaire américaine en dehors des États-Unis propager des vues caractérisées comme «anti-impériales» par Nicolas Dot-Pouillard, à propos, notamment, des interventions armées de Washington dans le monde arabe. Il n est pas moins paradoxal de voir les différentes chaînes du groupe Al Jazeera, abritées par un richissime émirat, prétendre (comme le font, en plus de la chaîne mère, Al Jazeera English ou Al Jazeera Documentaire) donner une «voix aux sans voix» des pays des Suds (Figenschou, 2013 : p. 98), avec le but affiché de procéder régionalement, à travers la chaîne arabophone, ou internationalement, à travers la chaîne anglophone, à un rééquilibrage des flux d information. 13 Le défi représenté par Al Jazeera et les autres chaînes d information en continu qui se sont développées dans sa continuité n en sera pas moins considéré comme suffisamment sérieux par les chancelleries occidentales pour susciter, à partir de 2004, la création de différentes télévisions publiques diffusant, en arabe, à l attention de l espace arabophone, comme en témoignent le lancement de la chaîne gouvernementale américaine Al Hurra, les émissions en arabe de France 24 et de la Deutsche Welle TV ou encore la mise sur pied de la BBC Arabic TV 14 Dans un autre étrange écho aux débats tenus quelques décennies plus tôt au sein de l Unesco, plusieurs acteurs du Golfe appréhendés dans le cadre de cet ouvrage expriment leur volonté de donner aux «Arabes» les moyens de leur propre représentation médiatique, sans passer par le truchement de celle offerte par les supports occidentaux. La chaîne Al Jazeera Documentaire qu étudie Michel Tabet voudrait de cette façon «montrer que les Arabes sont eux-mêmes capables de [ ] prendre en charge leur propre image». La télévision entend, au-delà de son rôle de diffuseur, structurer l émergence d une économie du documentaire dans le monde arabe aux fins de lutter, par ce biais, contre la persistance des visions orientalistes et, au-delà, de démontrer «que les Arabes sont en mesure d accomplir de grandes œuvres culturelles». 15 Dans un contexte totalement différent, celui du complexe de Dubaï Media City, affleurent les mêmes objectifs que décrypte Némésis Srour : celui d attirer les investissements dans le secteur cinématographique pour développer la production dans le monde arabe et «pouvoir se défaire de la dépendance au Nord pour les financements des films de la région». Ankara et Téhéran en quête d influence au travers de leurs diplomaties audiovisuelles 16 En plus d analyser les jeux de pouvoir au sein du champ audiovisuel arabe et la manière dont, au sein de celui-ci, se concrétise la volonté de certains acteurs de projeter une autre représentation du monde arabe que celles qu offrent les médias occidentaux, l originalité de ce livre est de mettre en lumière la manière dont des «puissances moyennes» comme

281 279 la Turquie et l Iran, entretenant des liens historiques avec le monde arabe, se servent de leurs médias et produits culturels à des fins d influence dans celui-ci. 17 Le cas de la Turquie est particulièrement intéressant. Nilgün Tutal-Cheviron et Aydın Çam étudient la façon dont, depuis son accession au pouvoir en 2002, l AKP, le Parti de la justice et du développement, a développé de véritables «stratégies culturelles» pour être davantage présent économiquement et politiquement dans le monde arabe stratégies au sein desquelles ont été enrôlés les médias étatiques, mais aussi, semble-t-il, les producteurs privés de télévision. Cette politique passe bien sûr par la création, par l organisme public de radio-télévision, la TRT, d une chaîne arabophone, TRT El Türkiye, diffusant en «cinq dialectes arabes», et par l inauguration, au sein de l Agence étatique Anadolu (Agence Anatolie), d un service d informations en arabe et en persan. 18 Mais, le gouvernement turc, reprenant à son compte la stratégie (et la terminologie) de «soft power» promue(s) par Joseph Nye pour les États-Unis (Nye, 1990), s emploie également à capitaliser la diffusion des séries turques dans le monde arabe et l image favorable du pays qu elles y projettent, en soutenant notamment leur exportation à travers un système d aides publiques, aux fins de servir les «intérêts économiques» et «diplomatiques» de la Turquie dans cette région du monde. 19 Si ces analyses enrichissent notre compréhension de la géopolitique de la télévision en montrant comment des puissances moyennes s efforcent de recourir, elles aussi, aux outils de la propagande «douce», elles éclairent dans le même temps notre compréhension des mécanismes du commerce international des programmes de télévision. La littérature sur ce dernier sujet, tendant à être centrée sur l internationalisation des produits états-uniens, souligne l importance des stratégies de commercialisation et de promotion des programmes, des politiques de prix, du volume de production, des contenus à prétention universelle, de l antériorité de l expérience des entreprises hollywoodiennes pour expliquer leur succès planétaire. Dans sa contribution, Julien Paris ajoute un nouveau facteur, essentiel pour un marché tel que celui formé par le monde arabe : il note de fait qu une des clefs de la réussite à l exportation des séries turques dans cet espace tient à leur «dimension morale» fruit d un subtil ensemble d impératifs, tant politiques, sociaux, culturels qu économiques et à leur capacité, de ce point de vue, à offrir à leurs téléspectateurs et téléspectatrices dans ce marché des contenus plus acceptables que ceux de leurs concurrents nord-américains. 20 Le gouvernement iranien a lui aussi enrôlé l audiovisuel dans sa diplomatie à destination du monde arabe. Il a pour ce faire, dès 2003, créé une chaîne arabophone, Al Alam. Le texte d Yves Gonzalez-Quijano qui étudie les feuilletons télévisuels religieux iraniens suggère que Téhéran a, parallèlement à son dispositif de télédiffusion extérieure, développé une diplomatie de l «image sacrée» qui a vu dans la multiplication des chaînes de télévision dans les mondes arabo-musulmans de nouveaux supports où se déployer. L Iran, explique l auteur, utilise ces feuilletons comme autant de vecteurs «de propagande religieuse» qui donnent de l islam «une lecture plus ou moins marquée du sceau du chiisme». Et certains de ces programmes, par leur faible coût d achat et leur capacité à générer une «forte audience», trouvent place dans la grille des chaînes privées telles que Nessma en Tunisie ou Melody en Égypte. Ce qui n est pas sans susciter l inquiétude de la part des puissances sunnites qui, en guise de riposte, vont jusqu à se lancer dans d ambitieuses coproductions historico-religieuses consacrées aux figures sacrées de l islam, à l image de celles qui réunissent l Arabie saoudite et le Qatar, en dépit de leurs rivalités.

282 280 Une complexe géographie de la circulation des images 21 Loin de mettre prioritairement l accent sur les flux médiatiques occidentaux irriguant le monde arabe, les différents chapitres de cet ouvrage esquissent une géographie de la circulation des images qui est résolument placée sous le signe de la complexité : elle fait, comme indiqué ci-dessus, une large place à une variété de flux régionaux, mais inclut également, grâce à la contribution de Némésis Srour, la présence dans le monde arabe des films indiens. La popularité de ceux-ci est grande, comme en témoignent leur succès sur le marché des DVD pirates ou la concurrence que se livrent, dans le ciel arabe, plusieurs chaînes qui leur sont consacrées, telles que MBC Bollywood, B4U (Bollywood for You), Zee Aflam. L intérêt du chapitre de Némésis Srour est alors de retracer la stratégie d internationalisation de l un des principaux producteurs et distributeurs de films indiens, Yash Raj Films, et d analyser comment celui-ci, après avoir créé des succursales dans la deuxième moitié des années 1990 à Londres, à New York et à Los Angeles, afin de conquérir le public de la diaspora indienne dans ces pays, s est implanté au début des années 2000 dans la Dubaï Media City pour toucher non seulement la diaspora d Asie du Sud largement présente dans les pays du Golfe, mais aussi, au-delà, les «audiences arabes» et concurrencer, sur ce terrain, productions locales et films hollywoodiens. 22 Se penchant sur les flux transnationaux de biens médiatiques au sein des mondes arabomusulmans, cet ouvrage cerne également la façon dont ceux-ci sont reçus dans des réalités nationales données. Le chapitre de Catherine Miller est particulièrement représentatif à cet égard, étudiant la manière dont, au Maroc, la chaîne étatique 2M a su s imposer comme un médiateur incontournable pour l accès de son public aux séries turques et mexicaines préférées aux égyptiennes, grâce à la politique de doublage en arabe marocain de ces programmes qu elle a inaugurée à la fin des années L auteur montre comment 2M, financée quasi exclusivement par la publicité, a répondu à la double injonction qui lui était faite : d un côté, trouver des programmes bon marché, mais séduisant suffisamment son public pour attirer les annonceurs ; et, de l autre, répondre à l obligation imposée en 2006 par son nouveau cahier des charges d accroître la proportion de programmes en arabe, en achetant des séries turques et mexicaines déjà diffusées par les chaînes saoudiennes (qui possèdent des budgets d achat infiniment supérieurs), mais qu elle double en darija pour leur donner une nouvelle vie sur le marché marocain. Ce faisant, 2M procède en quelque sorte à une nationalisation du flux télévisuel transnational, donnant, par ce doublage, «un caractère marocain à des productions étrangères», au grand plaisir du public, à la recherche de cette proximité culturelle, mais non sans que s expriment des inquiétudes quant au danger que représentent ces programmes pour les «valeurs» de la société marocaine. Persistance des anciennes hégémonies 23 Si les chapitres de ce volume sont attentifs à la complexité de la géographie des flux et à la nécessité de rendre compte, au sein de cette dernière, de l émergence de courants encore peu analysés, ils ne tombent pas dans le piège qui guette tant de travaux dans ce domaine : celui de «valoriser l essor des acteurs médiatiques non-occidentaux» et, ce faisant, de négliger la permanence de l hégémonie que continuent d exercer les «flux

283 281 dominants en provenance des pays du Global North, à commencer par ceux venant des États-Unis» (Thussu, 2007 : p. 10). 24 L importance de la place qu occupent les productions occidentales sur les marchés considérés est ainsi, dans plusieurs chapitres, mise en évidence. Si Némésis Srour montre comment Yash Raj Films s efforce d accroître la présence des films indiens au Moyen- Orient, elle évoque aussi les difficultés que rencontre la firme à concurrencer les films hollywoodiens, plébiscités dans les multiplexes d Égypte comme du Liban. 25 De même, Catherine Miller souligne-t-elle dans son étude des politiques de programmes de 2M que la chaîne après avoir impulsé, suite à la publication du nouveau cahier des charges de 2006 qui l obligeait à proposer plus de programmes nationaux, une ambitieuse politique de production dans ce domaine a dû revoir ses ambitions à la baisse. Cette production de fictions a décliné au profit d une autre dynamique, favorisant la production de télé-réalités plébiscitées par le public, aux coûts beaucoup plus réduits, certes fabriquées localement, mais basées sur des modèles occidentaux, tels celui du programme de la BBC The Week Women Went (devenu Madame M Safra à l antenne de 2M) ou celui de l émission de M6 Pékin Express (devenu Manadou Express). 26 Mais, le chapitre qui révèle peut-être le mieux la permanence d un échange qu il faut bien continuer à caractériser comme inégal est celui d Abdelfettah Benchenna. Il montre de fait combien la distribution des films du Maghreb est difficile en France alors que ce pays est, de loin, celui qui, en Europe, leur est le plus ouvert. En dépit du système d aide mis en place en faveur des «cinémas du monde» par le Centre national de la cinématographie (CNC) qui n est pas, suggère l auteur, sans effets sur le contenu des films en profitant, la distribution de ces films dans l Hexagone reste confidentielle. Grand est à ce titre le contraste entre la présence du cinéma maghrébin en France et celle dont bénéficient les films français au Maghreb. 27 Ce mouvement qui traverse l ouvrage qui met l accent à la fois sur la nouvelle géographie plus diversifiée des flux de biens médiatiques et sur la persistance des anciennes hégémonies est aussi présent dans certains des chapitres consacrés plus spécifiquement à l information, à commencer par celui que dédie Dominique Marchetti à la place qu occupe le Maroc sur le marché de l information internationale. Les travaux sur le trafic des nouvelles tendent à privilégier les acteurs transnationaux de celui-ci agences de presse internationales, télévisions par satellite ; il est moins fréquent de trouver des études cernant, comme le fait l auteur ici, l organisation de la production de l information sur l étranger à partir d un marché local. L un des intérêts de son texte est de mettre à nu l effet structurant qu a pu avoir l émergence de médias transnationaux arabophones dans la couverture de l actualité du monde arabe, du moins sur le marché de l information en langue arabe. Dans le royaume chérifien, le «pôle dominant» des correspondants des médias étrangers présents est en effet formé par ceux du Golfe à commencer par les journalistes d Al Arabiya ou des quotidiens arabophones transnationaux à capitaux saoudiens et ceux d Al Jazeera. L autre «pôle important» de correspondants présents au Maroc est néanmoins lui constitué des journalistes travaillant pour les entreprises de presse transnationales de l ancienne puissance coloniale l Agence France Presse, Radio France internationale, France 24 qui continuent à jouer un rôle central sur la manière dont le royaume sera représenté à une échelle internationale dans les autres langues que l arabe et qui, pour être davantage présents sur le marché arabophone de l information, investissent de plus en plus dans cette langue. De même, l exemple des correspondants étrangers présents au Maroc illustre-t-il

284 282 la volonté de la Turquie de «faire contrepoids [ ] à la vision occidentale du monde arabe», comme en témoigne le nombre non négligeable des journalistes de l Agence Anadolu qui sont présents sur place. Circulation des modèles culturels occidentaux 28 Si l ouvrage décrypte finement la circulation des biens médiatiques tant les informations que les fictions, il met également en valeur le rôle non moins important de la circulation des modèles tant des modèles institutionnels de politique audiovisuelle ou cinématographique que des modèles de journalisme. Et, dans ce cadre, l accent est plutôt mis sur la manière dont des acteurs occidentaux tentent de peser, à travers cette diffusion de modèles, dans les réalités nationales du monde musulman. 29 Dans le chapitre où ils décryptent les efforts conjugués entrepris entre 2007 et 2011 par le CNC et le corps diplomatique français pour exporter le modèle français de financement public de cinéma en Turquie, Romain Lecler et Jean-François Polo dessinent les contours d une «diplomatie française de l exception et de la diversité culturelles». Ils mettent bien en évidence la manière dont, sous couvert de sauvegarder, à travers le soutien à son industrie cinématographique, la culture nationale d un pays partenaire, le gouvernement français, à travers l exportation de son modèle de financement du cinéma, entend, aussi, participer au rayonnement de son propre modèle culturel qu il pourra ainsi mieux défendre dans les grandes enceintes internationales où la protection de la diversité culturelle rime avec la promotion de son influence culturelle. 30 Les programmes de formation des journalistes déployés par des acteurs parapublics occidentaux tels que Deutsche Welle Akademie, Canal France International, BBC Media Action en Tunisie au lendemain du 14 janvier 2011, étudiés par Olivier Koch, font apparaître le même hiatus entre les objectifs affichés défendre non plus la culture nationale, mais la «transition démocratique» et les dimensions diplomatiques dont ces programmes sont investis. Destinées à distiller «des normes et des pratiques adéquates aux principes démocratiques» en Tunisie, les formations que décrypte l auteur (qui appartiennent à la première génération de formations mises en place après la chute de Ben Ali) sont de prime abord fort peu efficaces tant elles sont, par leur ignorance des réalités du journalisme en Tunisie, peu adaptées. Mais, si elles montrent des limites certaines dans leur capacité à faire évoluer les pratiques journalistiques en fonction des normes qu elles voudraient voir suivies, elles se révèlent peut-être plus utiles du point de vue des chancelleries qui les financent : de fait, elles permettent aux diplomaties européennes de démultiplier «les liens avec les acteurs nationaux» dans le domaine du journalisme et donc les potentiels relais d influence. 31 Même si son texte est loin de privilégier cet aspect, Enrique Klaus laisse lui aussi deviner dans son chapitre consacré aux organes de régulation de l audiovisuel au Maroc et en Tunisie le poids qu ont pu avoir les incitations de diverses instances supranationales dans la mise en place de ces organes nationaux et les transferts de modèles qui ont pu ainsi s opérer. Ne rappelle-t-il pas que, avant que la Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA) ne soit inaugurée au Maroc en 2002, la question de la régulation de l audiovisuel dans ce pays a été, tout au long des années 1990, promue «dans les discussions» qu entretenait le royaume chérifien «avec la coopération européenne»?

285 283 Les reconfigurations du champ de l information transnationale 32 Pour Al Jazeera aussi, on pourrait parler de hiatus entre la volonté affichée par la chaîne de secouer les autocraties du monde arabe en diffusant des images que celles-ci auraient préféré voir ignorées et la réalité de l inégale attention qu elle a accordée aux soulèvements contre ces mêmes autocraties dans le cadre des dits «printemps arabes», illustration des contraintes diplomatiques qui pèsent sur elle. Même si, comme cela a déjà été dit, elle ne peut être considérée comme une «courroie de transmission» de l État qatari. Nicolas Dot-Pouillard et Tourya Guaaybess montrent que l aptitude d Al Jazeera à se faire porteuse d un discours démocratique «radical» a en effet été prise en défaut au moment des soulèvements arabes. Si la chaîne a offert une grande publicité au soulèvement tunisien, servant de «porte-voix» à celui-ci, puis a pris «ouvertement parti pour les manifestants égyptiens» contre les forces de l ordre et a soutenu la «contestation populaire de la famille Assad» en Syrie, elle s est en revanche tue «sur le mouvement démocratique à Bahreïn», ce qui lui a valu d être accusée de répercuter «le discours officiel de l État qatari, solidaire de la monarchie bahreïnienne». 33 En plus d affecter son image et ses audiences, cette couverture déséquilibrée des soulèvements arabes semble avoir provoqué, comme l explique Nicolas Dot-Pouillard, une crise au sein d Al Jazeera, suscitant le départ de certains journalistes, qui, sous l autorité de Ghassan Bin Jiddo, vont créer, grâce aux financements offerts par «de riches hommes d affaires syriens et libanais», en juin 2012, une nouvelle chaîne, Al Mayadeen, basée dans la banlieue-sud de Beyrouth qui ne se privera pas, elle, de critiquer la répression à Bahreïn, se montrera beaucoup moins critique à l égard du régime d Assad en Syrie et reprendra à son compte le discours «néo-tiers-mondiste» tenu par Al Jazeera. 34 Si le présent ouvrage cerne les reconfigurations à l œuvre dans le champ des chaînes d information en continu dans le monde arabe, il cerne également, par l entremise du chapitre écrit par Enrico De Angelis, la manière dont les «nouveaux médias» contribuent à transformer les modalités de production et de distribution de l information dans le même espace. Certains des arguments de l auteur susciteront sans doute la discussion : peut-on considérer que, grâce aux «dispositifs digitaux», la production d information «n est plus désormais réservée aux seuls journalistes professionnels, mais devient à la portée de quiconque possède un smartphone ou une caméra»? Certainement que, en plus des ressources économiques et sociales, quelques compétences et connexions, inégalement distribuées, continuent d être nécessaires pour produire et faire circuler, à partir de ces outils numériques, à une échelle transnationale, l information. Enrico De Angelis a en revanche immanquablement raison de souligner «l émergence d une nouvelle génération d acteurs médiatiques» qui constituent de nouveaux intermédiaires qui jouent un rôle non négligeable dans les processus de production et de distribution de l information internationale. Comme il le constate, les grandes chaînes de télévision comme Al Jazeera sont, par la prééminence que leur donne leur réseau de collecte et de diffusion de l information, «les premiers acteurs à bénéficier» de l émergence de ces nouveaux intermédiaires. Al Jazeera semble ainsi avoir eu un rôle pionnier dans l intégration des «réseaux de journalistes citoyens» et des réseaux dits sociaux dans son dispositif international de collecte de l information : ceux-ci lui offrent «à moindre coût» des sources de nouvelles et ont le grand avantage de permettre, en faisant appel à

286 284 des correspondants plus ou moins officieux vivant sur place, de contourner les interdictions de séjour formulées dans certains pays contre ses journalistes. Les platesformes du web sont aussi mobilisées par la chaîne pour accroître la circulation de ses informations : si les audiences de celle-ci ont tendu, depuis 2011, à décliner, la diffusion de ses nouvelles sur Internet va elle, à en croire l auteur, croissant. Un cybercafé dans la médina de Fès. ( D. Marchetti, 30 août 2008). 35 À l issue de cette tentative de mettre en valeur quelques-uns des nombreux apports des textes rassemblés dans ce livre, nous voudrions formuler un vœu : celui que cet ouvrage touche un public plus large que celui des spécialistes des médias et des industries culturelles des mondes arabo-musulmans auxquels il est tout naturellement destiné. Trop souvent, les travaux de cette nature restent confinés dans les cercles d improbables area studies. Or, par leurs réflexions sur la diversification de la géographie des flux transnationaux de biens médiatiques, par l intérêt porté aux transformations des conditions dans lesquelles circule l information internationale, par leur attention à la façon dont les dispositifs diplomatiques investissent les flux médiatiques et culturels transnationaux, par leur souci d interroger non pas seulement la diffusion des contenus, mais aussi celle des modèles de production des contenus, pour ne citer que quelques-uns des thèmes forts qui cimentent les analyses proposées ici, les travaux constituant le présent volume devraient nourrir l appétit de tous ceux qui s intéressent aux processus de transnationalisation culturelle, qu ils soient ou non spécialistes des mondes arabes et musulmans.

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