Quel salmigondis! Yaourt, raïb, tikkil, ikil, caille, koumis, gioddu, kéfi, banik, ribot, leban, agho, jonchée, gros lait, ighi, shuba, babeurre, chal, dahi, dough, caillebotte, lassi, mohi, tan Qui est qui? Qui est quoi? Mais de quoi parle-t-on? Tout simplement d un yaourt et de ses cousins dont bon nombre d entre nous, il est vrai, mélangeons allègrement les définitions. Mais qu importe, tous traduisent le même bonheur de dégustation, qu ils soient semi-solides ou liquides : blancheur, fraîcheur, saveurs douces et ô combien variées, avec juste ce qu il faut de légèrement aigrelet, possibilités multiples de préparation et de consommation. Et tout cela pour notre bien-être, notre santé et une belle vieillesse quasi assurée. Que demander de plus? Non, je n exagère pas, ou si peu, mais ils sont tellement bons. Dans cette liste incomplète dont l explication ou l utilisation des éléments impliquent très (trop) souvent le mot yaourt, se retrouvent donc des yaourts, des laits fermentés et des laits caillés non fermentés. Pourquoi tout cet amalgame? Pour diverses raisons qui se mêlent et s entremêlent. Parce que leur apparition et leur consommation très anciennes, leur répartition sur toute la planète et leur origine ancestrale aux modes de fabrication transmis par le bouche-à-oreille, et enfin, de nos jours, leur fabrication industrielle, parfois sans rapport avec le produit d origine, ne reflètent plus leur réalité alimentaire. Des mots, jadis limités et compris au fin fond de l Asie ou de l Afrique, arrivent aujourd hui chez nous, produits identiques aux noms différents ou produits différents auxquels l on donne le même nom. Parce que les Anciens employaient le mot yaourt pour toute transformation du lait y compris le petit-lait, le babeurre et le fromage frais. 5
Petit traité du yaourt Qui sait que le leben du Maghreb ou du Moyen-Orient est la même chose que le lait ribot de Bretagne? Et ne parlons pas de l amalgame de vocabulaire rencontré dans des textes écrits par tout un chacun (y compris les publicistes) sur internet, se reprenant l un l autre, vérités et erreurs comprises, ni de l anglais qui, envahissant nos écrits, vient semer le trouble avec de faux amis. De même que nous nous sommes déjà insurgés contre des pistous d algues et non de basilic, des pizzas dont la pâte ressemble à une génoise, des taboulés qui sont des salades de semoule avec un peu de menthe et de persil, nous manifestons un certain énervement devant du koumys fait au lait de vache (et non de jument) ou une cuajada basque faite avec du lait de vache (et non de brebis). Gardons l originalité des mets. Sur la carte du restaurant, le yaourt est mis dans la catégorie Fromages (ou Fromages ou desserts). Nous nous intéresserons ainsi, non seulement aux yaourts et aux laits fermentés, mais nous jetterons un très rapide coup d œil à quelques fromages frais, dits «blancs», ne laissant de côté que les fromages proprement dits avec salage et affinage ou digestion enzymatique du caillé qui, à eux seuls, feraient une trop longue histoire et ne sont pas des yaourts. 6
Du bon lait, élément indispensable à nos pérégrinations Boire le lait de sa mère était dans l ordre des choses, mais quand l Homme a-t-il décidé de boire le lait des autres mammifères? La réponse est simple, quand il a su (ou pu) traire les animaux, donc quand il a su les domestiquer. Bien que l interprétation récente de dessins africains semble montrer que l Homme était capable d attraper un animal sauvage, de le traire puis de le relâcher, on imagine effectivement très mal, sauf pour une BD, un Homo sapiens courir derrière une femelle aurochs pour la traire (tout en surveillant le mâle agressif). Les premiers indices d élevage apparaissent au Néolithique, vers 8500 avant notre ère. La plus ancienne trace de traite d animaux rassemblés en troupeau provient de peintures rupestres découvertes dans des grottes en Libye et datées 5000 et 6000 avant notre ère. L art égyptien de l ancien Empire (iii e siècle avant notre ère) représente un bas-relief avec traite d une vache et, enfin, des plaquettes d argile découvertes en Mésopotamie et datées 2500 avant notre ère, témoignent de l existence d une véritable laiterie. Le lait prend vite une charge symbolique très forte, probablement parce qu il est le premier aliment du nouveau-né mais aussi par sa blancheur signe de pureté. Zeus est nourri à sa naissance par une chèvre dont il transformera une corne en corne d abondance. Notre galaxie (du grec gala, «lait») est une giclée de lait jailli du sein de la déesse Zéra lors de la tétée de son fils Hercule. Le monde aurait été créé soit à partir d une seule goutte de lait (chez les Peuls), soit à partir d une mer de lait (chez les Hindous) d où serait sortie la vache devenue sacrée. Il n y a pas une seule religion qui ne se soit intéressée particulièrement au lait. Il est un symbole de fertilité, de richesse et d abondance. En revanche, chez les Grecs comme 7
Petit traité du yaourt chez les Romains, la consommation de fromage est privilégiée à celle du lait. Les «buveurs de lait» sont les «barbares», Scythes, Éthiopiens ou Indiens mais aussi les Germains, les Gaulois ou les Bretons (alors de Grande-Bretagne). La vache n est pas présente partout mais d autres mammifères y suppléent, y compris en Amérique du Sud où les laits de lama et de vigogne (mais non leurs dérivés) intéressent les populations précolombiennes, et les laits présentent autant de différences quant à leurs valeurs nutritives que de pourvoyeurs et de lieux de vie de ces derniers. Tous les mammifères n ont pas été domestiqués à la même époque. Si des traces de lait de jument ont été retrouvées sur des poteries Botaï (en 4000 avant notre ère), le renne a ainsi dû attendre trois millénaires supplémentaires avant que l on ne s intéresse vraiment à lui pour son lait. Il est évident, cependant, que le lait, bien que présent dans le monde entier, ne sera pas consommé partout de la même manière ni avec la même intensité. Certaines régions le «mépriseront», comme cela est écrit dans certains livres anciens. D autres en feront le symbole du bonheur, en Afrique notamment où le lait, aliment de base, est aussi lien social. Mais le lait frais, nature, est fragile. Pour être conservé, il doit être pasteurisé, stérilisé, concentré, déshydraté ou transformé. Il est temps de passer à l acte II, celui des laits fermentés, mais il est tout d abord nécessaire de définir de quoi l on parle. 8
De la définition actuelle des laits fermentés qui ne sont pas forcément des yaourts Les laits fermentés sont obtenus de la fermentation par des bactéries, c est pourquoi le yaourt fait partie de la famille, mais aussi par d autres micro-organismes et des levures, tous deux interdits dans les yaourts. Acidification du lait et coagulation de la caséine sont deux transformations communes à tous ces laits. D autres modifications peuvent être spécifiques à chaque type de lait fermenté en fonction de l origine du lait (vache, brebis, bufflonne ), de sa composition en matière sèche ou grasse, des caractères de la flore lactique et de celle d ensemencement, de la température et du temps d incubation, et de bien d autres paramètres. Ce sont ces laits fermentés qui font l histoire ancienne, voire très ancienne, du yaourt et qui, quelque peu délaissés chez nous, reviennent en force sur le devant de la scène. Quatre cents noms, approximativement, existent actuellement dans le monde pour les nommer. On vous en fait grâce. Nous nous contenterons d en retrouver certains, les plus connus, au cours de nos pérégrinations. 9
Petit traité du yaourt de celle du «lait fermenté doux de culture traité thermiquement» Soyons honnête, nous l avons échappé belle. «Lait fermenté doux de culture traité thermiquement» est la mention que certains bureaucrates bruxellois avaient l intention d utiliser en place du mot yaourt pour l associer à une réglementation standardisée européenne. Nous gardons (ouf!) le mot yaourt (ou yoghourt) mais sa dénomination est désormais «réservée au lait fermenté obtenu [ ] par le développement des seules bactéries [ ] dites Lactobacillus bulgaricus et Streptococcus thermophilus, qui doivent être ensemencées simultanément et se trouver vivantes dans le produit fini jusqu à la date de la consommation, à raison d au moins 10 millions de bactéries par gramme rapportées à la partie lactée [ ]». Diantre! Voilà qui limite considérablement le sujet, d autant que cette formulation est ici simplifiée! C est en gros la règlementation française depuis le décret de 1963, ce qui signifie que l appellation de «yaourt» avant cette date peut définir tout lait fermenté quels qu en soient le pays et sa nature, que ce n est que depuis 2009 que les pays de l Union européenne doivent appliquer ce règlement, et donc que ceux de sa Majesté britannique n ont pas lieu d être vendus dans l Hexagone du moins sous cette appellation mais seulement sous celle de «lait fermentés». 10
et enfin de celles des caillés qui ne sont pas ( forcément) fermentés Ici, nul besoin de bactéries. Il suffit de faire précipiter la caséine, une protéine contenue dans le lait, sans adjonction de culture bactérienne, sous l action de la chaleur, par acidification (citron, vinaigre, plantes) ou par apport de présure. Eux aussi ont une histoire ancienne. Le lait cru, qui a fermenté à la température de la pièce sous l action de sa flore lactique naturellement présente, se sépare en deux parties, le caillé et le petit-lait, appelé savamment lactosérum, qui se consomme tel quel, brassé ou égoutté. Madeleine de Proust de mon enfance, dans les Vosges, que ce lait cru caillé que faisait ma grand-mère maternelle dans un gros pot en grès. On appelle laits emprésurés des laits auxquels l on a ajouté tout agent de coagulation, donc aussi des ferments Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué? Le caillage peut être une simple prise en gelée du lait avec maintien d un peu de petit-lait à l intérieur du caillé. Si l on fait exsuder le petit-lait des mailles du caillé, ce dernier sera plus ferme et élastique. On entre ici dans la définition des fromages blancs, qu ils soient dits «frais» ou non. Le caillé de la faisselle est laissé tel quel. Celui des fromages blancs est battu pour l obtention d une texture lisse et onctueuse. Il est enrichi de crème chez les petits suisses ou trempés dans de l eau chaude pour la mozzarella. Nous en aborderons rapidement quelques-uns notamment chez nos amis bretons, basques et italiens. Une précision : les laits fermentés sont appelés fermented milk par les Anglo-Saxons. Tout le monde comprend. Mais les mêmes parlent de acidified milk c est-à-dire, traduit littéralement, «lait acidifié». Il ne s agit pas forcément de lait caillé au sens où nous venons de le définir. Ce terme de acidified fait référence à la transformation du lactose en acide lactique (voir p. 33) et donc quel qu en soit le procédé. 11