1 L EXPOSITION DES FILMS EN SALLES ET RELATIONS DISTRIBUTION / EXPLOITATION PREAMBULE - Alors que se multiplient les modes d exploitation des films (télévision en clair, vidéo, chaînes payantes, chaînes thématiques, VoD), la salle de cinéma reste l unique lieu de différenciation des images cinématographiques et de création d une notoriété et donc d un potentiel commercial valorisé tout au long de la chronologie des médias. La mauvaise exposition des films en salles fragilise donc à terme la diversité des investissements dans la production cinématographique et plus particulièrement dans la production indépendante. - Nous sommes dans une économie de marché régulé. Cela signifie :? que sont en concurrence les films, les distributeurs et les salles de cinéma lorsqu elles sont dans la même zone de chalandise,? que la régulation (qu elle émane du CNC, du médiateur ou des pouvoirs publics) a pour objectif de corriger les évolutions naturelles du marché. - L hétérogénéité des acteurs en présence, distributeurs (français ou américains), intégrés à un circuit d exploitation ou non, adossés à un opérateur de télévision ou non, associés ou non à des majors américaines, des exploitants (nombre d écrans, nature des salles, couverture géographique, position locale ) doit conduire à une très grande prudence dans l utilisation d expressions du type «l exploitation» ou «la distribution». - Si Véronique Cayla, Directrice Générale du CNC, a décidé de confier une mission à Jean-Pierre Leclerc sur les problèmes de l exposition des films en salles, c est parce que l ensemble des acteurs de la filière cinématographique a pris conscience d un certain nombre d aberrations culturelles et économiques :? un nombre grandissant de films produits en France n a plus accès au public,? l augmentation du nombre de copies sur la même zone de chalandise pour certains films réduit mécaniquement la rentabilité du film par copie pour l exploitant, comme pour le distributeur et donc le producteur, accélérant de fait son cycle de vie. LE DIAGNOSTIC DE L ARP «Tout change, rien ne change» L ARP considère que l exposition des films en salles souffre aujourd hui de trois maux : - une modification brutale et rapide du rapport de force au sein de la filière au profit de la grande exploitation tels que l attestent le développement des bandes annonces payantes, les décrochages intempestifs des films, la multi-programmation, l absence de contrats,
2 - l inadaptation des mécanismes de soutien à cette nouvelle donne (définition des films Art et Essai, classement des salles Art et Essai, nature du soutien sélectif), - et de l inadéquation de la régulation des relations distributeur / exploitant (engagements de programmation, rôle du médiateur ). Cette distorsion entre l évolution de l environnement et les outils de soutien et de régulation se traduit par une situation inextricable : - Inflation du nombre de copies : Le doublement du volume de copies en 9 ans (cf. annexe) s explique par une évolution structurelle du paysage cinématographique. Elle est ainsi portée à la fois par une logique d offre (augmentation du nombre de films, augmentation du nombre de copies par film) et par une logique de demande (augmentation du nombre d écrans actifs). - Calendriers de sortie : les «lundis noirs» au cours desquels les distributeurs voyaient leurs films déprogrammer de certaines salles ont aujourd hui laissé la place aux «mercredis noirs». Le désir des distributeurs mais également des producteurs et des réalisateurs de sortir leurs films aux dates susceptibles d offrir le plus grand potentiel à leurs films conduit à un embouteillage des calendriers de sortie de films (en 2004, 13 semaines où cours desquelles 12 films et plus sont sortis contre 2 en 1996). L encombrement des écrans contribue aussi à l apparition d un cercle vicieux au sein de la profession cinématographique : le nombre de copies devient un indicateur de la qualité d un film et de son potentiel. - Augmentation des coûts de sortie des films (dépenses publicitaires bandes annonces payantes dans les salles). Il apparaît en effet que l économie de la distribution qui a longtemps été une économie de coûts variables est devenue au cours de ces dernières années une économie de coûts fixes. - Si l on ajoute à ce cocktail explosif, une augmentation du nombre de films sortis en France, une stabilité du «nombre de semaines par année», on en déduit statistiquement une baisse de la durée moyenne d exposition des films en salle (inférieure aujourd hui à 3 semaines et demie) et une rotation accélérée des films. Ce contexte menace directement la diversité cinématographique puisque aujourd hui l accélération temporelle conduit à l existence de deux mécanismes destructeurs de valeur : - une surexposition de certains films : trop de copies réduit la rentabilité par copie et accélère donc la réduction du cycle de vie et créée un phénomène d éviction. - une sous exposition d autres films : de nombreux films n atteignent pas la taille critique leur permettant d accéder au public ou n ont pas le temps d augmenter leur pénétration du marché. Afin de mieux comprendre l ensemble de ces disfonctionnements, il est nécessaire de souligner trois modifications structurelles fondamentales du paysage de l exploitation cinématographique : - la naissance et le développement des multiplexes à partir du début des années 1990 et la généralisation des cartes illimitées Si les multiplexes ont joué un rôle essentiel dans la modernisation du parc de salles en France au début des années 1990, ils contribuent aujourd hui à une modification brutale du rapport de force entre la distribution et l exploitation, au détriment surtout de la distribution indépendante.
3 En témoigne de nombreux indicateurs comme la multiprogrammation (corrélée aux cartes illimités qui favorisent la «consommation» rapide de films) mais également la commercialisation d espaces de publicité auparavant gratuits (bandes annonces ; préventifs à l entrée des cinémas, etc) et la disparition ces dernières années de tout contrat écrit entre exploitants et distributeurs, pratiques qui contribuent à aggraver la prise de risque pour les distributeurs indépendants. Le fonctionnement des multiplexes fait basculer la distribution et l exploitation cinématographiques dans une économie similaire à celle de la grande distribution. - la modernisation du parc de salles de province : Depuis 15 ans, les salles de province se sont modernisées avec la création de complexes à mi-chemin entre les multiplexes et les salles art et essai. Cette évolution participe aujourd hui à la très grande hétérogénéité du parc de salles. - la «rupture» de la filière art et essai : Cette filière plus virtuelle que réelle constituait un des piliers de la régulation gérée par le CNC et reposait sur le constat de l existence, de la production à l exploitation en passant pas la distribution, d acteurs économiques aux comportements similaires et exclusivement dédiés aux films art et essai (en opposition aux films ««commerciaux»). Cette verticalité de la filière n existe plus aujourd hui. La filière Art & Essai n est en tout cas :? ni étanche : les films Art & Essai sont désormais programmés dans les multiplexes et y réalise la plupart de leurs entrées,? ni homogène : avec une très grande hétérogénéité des films Art & Essai (71% des films français sortis en 2004 sont classés Art et Essai et des films à très grand potentiel Shrek sont également classés Art et Essai). LES PISTES DE REFLEXION Les éléments précédents de diagnostic, même s ils sont sans doute incomplets attestent de la complexité du problème à résoudre et de l inadéquation de solutions unidimensionnelles spectaculaires mais dangereuses. - A titre d illustration, il nous semble difficile de limiter dans l absolu le nombre de copies puisque certains films «supportent» ce nombre de copies et de telles sorties bénéficient aux films et à l exploitation. - Dans le même esprit, il semble dangereux de demander aux salles les plus fragiles, les salles indépendantes, qui ont le moins d écrans, d être les plus vertueuses en n ayant accès qu aux films prétendus les moins porteurs et en les maintenant à l affiche quels que soient leurs résultats. Objectifs finals Créer les conditions d une diversité des modes d exposition des films. Objectifs intermédiaires - rééquilibrer le rapport de force entre exploitants et distributeurs au profit de ces derniers et en particulier des plus fragiles (les distributeurs indépendants),
4 - créer les conditions d une réduction de la sur-exposition des films et donc de la sousexposition d autres films, - donner un peu d air à l exposition des films en salle, c'est-à-dire du temps. Moyens Puisque l on évolue dans une économie de marché régulée, il est difficile d envisager que spontanément les comportements évoluent et deviennent vertueux. Ainsi un code de bonne conduite non adossé à une modification de la politique de régulation et de soutien ne nous semble pas être susceptible de modifier en profondeur le paysage. Il est nécessaire de refonder la politique de régulation et de soutien de la relation distribution/exploitation. La politique de régulation et ses acteurs La relecture de la politique de régulation des relations distributeurs / exploitants doit s effectuer à l aune des changements considérables qu a connu le secteur au cours de ces vingt dernières années et s orienter dans trois directions : - le rôle du médiateur du cinéma : sa logique est de répondre aux demandes des salles de cinéma souhaitant avoir accès à des copies. Un tel fondement est-il pertinent aujourd hui? Doit-il être corrigé en prenant en compte la spécificité de certains plans de sortie? Doit-il prendre en compte la problématique inverse qui est l accès des distributeurs à certaines salles? - l ADRC : les raisons de sa création, son rôle aujourd hui doivent également être relus, - enfin les engagements de programmation doivent être réévalués dans une perspective stratégique et régionale. D un point de vue régional, il est important de s intéresser à la politique de programmation de l ensemble des circuits (nationaux et régionaux) en dépassant la focalisation parisienne et donc d apprécier l efficacité des engagements actuels, leur possible extension à d autres acteurs et leur ajustement. Il nous semble qu un des objectifs de cette «nouvelle» politique de régulation doit être de réduire la sur-exposition d un même film dans les multiplexes (multi-programmation) et sur une même zone de chalandise. La politique de soutien Il ne s agit pas en la matière de bouleverser les grands équilibres économiques de la politique de soutien mais plus modestement et en cohérence avec notre diagnostic, d adapter l ensemble des mécanismes de soutien (distribution et exploitation) à la nouvelle donne : - d une part, en redéfinissant clairement les objectifs de la politique de soutien. En répondant par exemple à des questions aussi fondamentales que : la politique de soutien repose t elle sur les films et si oui lesquels? Comment concilier une diversité des acteurs et une solidité de ces acteurs? - d autre part, en évaluant l efficacité et la contribution de chacun des outils aux objectifs. En répondant à des questions aussi fondamentales que : quelle est l efficacité marginale de chacune des aides? Quels sont les effets pervers de chacune des aides? Quelle est la cohérence en terme de films et d entreprises pour chacune des aides?
5 - mais également, en simulant de nouvelles règles de fonctionnement de certains outils de soutien, par exemple une modulation du soutien exploitant corrélée à la durée d exposition des films. - enfin, en prenant en compte explicitement l hétérogénéité des acteurs, en particulier les distributeurs indépendants et les salles indépendantes. Par exemple, en bonifiant le soutien aux distributeurs indépendants à partir d une analyse du risque qu ils assument. L ajustement de la régulation et de la politique de soutien, en prenant en compte les changements structurels, pourra conforter une autorégulation (code de bonne conduite) du secteur dans plusieurs directions : - réflexion commune sur le calendrier de sortie des films, - engagements d exposition minimale des films en salles (en nombre de semaines), - diffusion des bandes-annonces, - mutualisation et mise en réseau des salles dites «indépendantes» (hors circuit). Cette mutualisation permettrait à ces salles de réaliser des économies d échelle (site de réservation par internet, bandes annonces, etc ), de gagner en visibilité auprès du public et de faciliter les relations avec les distributeurs, - la distinction Paris province et les engagements de programmation. CONCLUSION A l occasion de cette réflexion sur les relations distribution / exploitation, il nous semble également indispensable d anticiper l introduction de la projection numérique en salles puisque, au-delà de son modèle économique, cette nouvelle technologie peut constituer à la fois : - un extraordinaire outil de concentration par l augmentation du nombre de «copies» (au-delà de 50 «copies», le coût marginal de la «copie» supplémentaire est nul), - mais également une opportunité pour une plus grande diversité de l exposition des films grâce à une meilleure circulation. Une fois encore, la projection numérique devra être régulée pour être mise au service de la diversité de l exposition des films. Paris, le 21 mars 2006