Bruxelles, le 17 Juillet 2012 Cher Monsieur Shuman, Je suis une comédienne Belge, et j'ai eu l'occasion de lire l'article dans Libération au sujet du doublage. Je me permets de vous écrire car, nous sommes très étonnés de ce que nous lisons. Les Belges ont eu beaucoup de difficultés à négocier la convention Doublage, et celle-ci permettait entre autre, de limiter dans une certaine mesure la concurrence «déloyale» faite par la Belgique à la France. Il est difficile de nier que les produits réalisés en Belgique coûtent moins cher d 'une manière générale, mais je pense qu'il faudrait que nous comparions quelques chiffres afin d'être tout à fait exacts, et afin de partir sur des bases concrètes, seule chose qui permettra de pouvoir identifier les réels concurrents. Si toute fois la baisse du volume de travail en France est avérée et concrète. Est-ce le cas? Si ça l'est, depuis combien de temps l'avez vous observée? Nous n'avons pas l'impression que le volume de travail ait augmenté en Belgique, depuis bon nombre d'années. Par contre en 2008, nos salaires eux, ont augmenté de 30%, et ce dès la signature de la Convention par toutes les entreprises de doublage Belges Francophones. Grâce à cette convention, nos salaires sont indexés chaque année sur base de l'indice santé. En effet suite à cette augmentation de 30%, prenons l'exemple des produits noncinématographiques, en 2008 (date de la signature de la Convention), nous sommes passés pour le service de 4h maximum (sans parler de la limitation du lignage par service), de 118 + 6,49 brut de droits, à 129,07 + 7,10 brut de droits en 2012. Soit une augmentation de 9,3 % supplémentaires depuis 2008. Concernant le volume de travail: Le volume de travail avait baissé après la signature de la convention en 2008. Certains clients déjà présents avant, avaient sans doute eut peur de la grève, et puis il y avait aussi semble-t-il la grève des auteurs aux USA. A l'heure actuelle, le volume semble être revenu à la normale, si ce n'est qu'il est dispatché entre plusieurs entreprises, alors qu'avant 2005 il n'y avait que 3 boites (dont une a fait faillite), qui centralisaient le même volume de travail. Nous n'avons pas les moyens d'avoir des chiffres exacts au sujet de ce volume, mais la Belgique est petite, et nous pouvons faire le compte des sociétés et surtout, des studios d'enregistrement. 14 sociétés de doublage existent. Elles ont toutes signé la convention. Mais, il n'y a que 5 sociétés qui possèdent leurs propres studios. En dehors de cela les autres sociétés louent des studios mis à leur disposition. ( ce sont en général de petites sociétés qui travaillent «au coup par coup», n'ayant pas un gros volume de travail.) Concrètement nous avons à Bruxelles, tout au plus 25 studios d'enregistrement, qui ne sont jamais occupés en même temps.
Comment avec 25 studios concrètement disponibles pour réaliser du doublage, la Belgique pourrait -elle être considérée comme étant l'explication la plus logique d'une éventuelle délocalisation? Combien de studios qui tournent, compte la France? Si je ne m'abuse, Dubbing Brothers doit à lui seul en compter un peu moins d'une vingtaine à la plaine St Denis. Et d'après mes infos, il doit exister une centaine de sociétés de doublage sur Paris. Est-ce exact? Je ne parle même pas du nombre de comédiens. Loin de moi l'idée de dénigrer la Belgique évidemment, je pense que nous fournissons un travail de qualité, mais il serait ridicule de comparer le nombre de comédiens sur la place de Paris, avec le nombre de comédiens à Bruxelles... Je résumerais en disant que la France et la Belgique ont des marchés proportionnels aux structures et à l'éventail vocal que ces pays respectifs peuvent proposer et assumer. Sachez que nos patrons nous harcèlent pour que nous descendions nos prix car ils disent perdre, à cause de nos salaires exorbitants, des télé novellas notamment. Leurs explications? Il semble que le manque de respect des comédiens français par rapport à leurs acquis, pose un problème de «concurrence déloyale» disent-ils... Ils attestent que les comédiens Français travaillent de plus en plus au forfait, et que de ce fait, ils doivent baisser leurs devis. Et c'est donc pour ça qu'il faudrait encore que nous baissions nos salaires... Certains autres, qui nous prennent moins pour des cons, disent clairement que l'espagne et le Maroc vont bon train sur les novellas. Apparemment en Espagne, une société regrouperait des enregistrements, afin de faire venir des comédiens français (ou tout au moins des francophones) pendant x semaines afin d' enregistrer plusieurs produits en une fois. Ils ne peuvent évidemment pas respecter les délais, ni la qualité demandée par la plupart des clients et des diffuseurs dignes de ce noms. Ce serait là-bas que se ferait le doublage, dont nous pouvons mesurer la qualité, lors de nos voyages en avions. Bref, face aux patrons, nous tenons bon, et nos représentants syndicaux ont simplement argumenté en disant que nos salaires, était un minimum syndical et qu'il était hors de question de fixer un autre montant pour les télé novellas qui sont de toutes façons indéfinissables. Pour résumer la plupart des comédiens se sont positionnés clairement en disant qu'ils étaient prêts à perdre les télénovellas, plutôt que risquer de perdre leurs acquis. Charges sociales moins élevées en Belgique? Les charges sociales de l'employeur ( l'onss) s'élève à 33 % et l'onss employé s'élève à 13,07%. Qu'en est-il de la France? En ce qui concerne la peur de perdre les «petits rôles»: Comparons les choses sur des bases concrètes: L'article de Libé parle du salaire de base en France qui semble s'élever à 104,28 brut (est-ce pour une demi journée? Pour combien de lignes maximum?)
En tous cas, nous pouvons déjà comparer ces 104, 28 brut (salaire de base cité dans l'article pour la France ) et celui de la Belgique sur du live télé-dvd (œuvre non cinématographique) qui s'élève à 136,17 brut (pour 4 heures, une demi journée). Les ambiances (foule, sans lignage) sont à ce prix également (toujours sur 4h maximum). Or, comme le dit Patrick Couty (directeur général de Libra Films) dans l'article, les chiffres parlent d eux-mêmes : «Aujourd hui, les petits rôles, c est environ 70% des comédiens employés.»... Ce qui laisse présager qu'au niveau des petits rôles (donc 70% des comédiens employés en France), nous ne pouvons pas estimer que nos prix soient déloyaux. Je me trompe? Vous me direz, encore faut-il définir ce qu'est un petit rôle... La différence se jouera sans doute au niveau du lignage, mais encore une fois le temps d'enregistrement est limité en Belgique. Est-ce le cas en France? Pourtant toujours d'après Couty, votre proposition (grille unique de salaire pour les doublages destinés à la télévision, prévoyant une diminution de 10 à 15% des salaires sur les gros «lignages» (les longs dialogues), et une augmentation de 1,2% sur les autres), est une diminution globale des tarifs de 2% seulement. Je n'ai pas tous les éléments en main, mais ceci ne me semble pas logique à priori... Détails: En Belgique nos salaires varient selon qu'il s'agit d'une œuvre non -cinématographique (Télé-DVD), œuvre cinématographique (35''), internet, jeu, etc...les droits varient également. Le service est donc limité en temps ET en lignage. Si nous dépassons le temps prévu (4h dans ce cas) le salaire augmente. A noter également: Au niveau de la limitation en lignage, il existe une dégressivité en faveur de l'employé. Au sujet du budget salarial: La plupart des petites sociétés, «passent» par des intermédiaires de paiement: de type Portage Salarial. Il s'agit d'une dé responsabilisation des employeurs, et cela posent maints problèmes. Je vous passe les détails. Cela semble inconcevable, puisque réaliser les contrats par ce type de sociétés augmente le coûts relatif à la réalisation des contrats. Mais d'une certaine manière on peut dire que ces sociétés servent «de banque» aux employeurs (pendant un moment seulement...car contrairement à ce que ces sociétés annoncent, il arrive souvent que l'employé ne soit pas rémunéré si le donneur d'ordre ne paie pas l'intermédiaire.). Les employeurs ont tenté de baser les négociations sur ce coût (et non sur un brut!), nous avons tenu bon. Et estimons qu'il n'y ait que les sociétés amateurs qui passent par ces intermédiaires. Elles n'ont pas les épaules pour être réellement l'employeur. En ce qui concerne les droits:
Nous ne cédons pas le câble (ni internet, ni le satellite), ni la rémunération équitable, ni la copie privée, ni la location et le prêt, qui doivent être gérés par les sociétés de gestion de droits, selon la loi Belge du 30 juin 1994, ainsi que par une directive Européenne. Ce qui veut dire que nous n'avons pas la possibilité ni d'autoriser ni d'interdire la diffusion des œuvres par le câble (etc) puisqu'une licence légale existe et nous lie automatiquement aux sociétés de gestion. C'est le cas pour tous les types de produits, voir article 7 de la convention. Au sujet de Desparate House Wife: Il est faux de dire que les petits rôles se font en Belgique! Il n'y a que les enfants qui soient enregistrés en Belgique. Les bruits de couloir disent que la société qui réalise ce doublage en France, a eu des problèmes relatifs aux règles du travail des enfants en France, et que c'est pour cette raison qu'elle les enregistre en Belgique. Pour le reste nous voyons TRES rarement des produits s'enregistrer uniquement pour les petits rôles, ici. Parfois il arrive que des voix attitrées (comédiens Français) soient demandées par le client. Les comédiens Français qui viennent ici enregistrer, respectent pour la plus part leurs acquis en exigeant d'être rémunérés selon la DAD-R. Perte des acquis?: Quand Mr Couty dit «il faudrait baisser les salaires Français de 40 ou 45% pour pouvoir rivaliser avec la Belgique et ça, les comédiens ne l accepteront jamais. Et quand bien même ils l accepteraient, cela ne veut pas dire qu à prix égal, les distributeurs reviendraient (en France)». Quels sont les diffuseurs qu'il estime être partis et surtout quels sont ceux qui travaillent exclusivement avec la Belgique?? Etes-vous de son avis? J'ai vraiment l'impression qu'on nous parle d'un autre pays que le mien, d'une autre réalité! Je pense qu'on est en train de vous balader, et de manœuvrer pour faire baisser vos salaires. Le bon vieux «Diviser pour mieux régner»... Mais vous en êtes sans doute conscient à titre personnel. Le problème est de convaincre. J'imagine que ça ne doit pas être facile vu les idioties qui ont pu nous revenir aux oreilles, et qui sont largement répandues et utilisées au détriment des comédiens français; entre autre que nous travaillons la nuit, que les directeurs se remplacent entre eux, car il croulent sous le travail, etc.. Comme en France il nous arrive pour des questions de délais, ou de dispos des comédiens qui jouent aussi au théâtre, de travailler le soir. De là à en faire une généralité... Quand au remplacement des DA entre eux à cause du «surcroit de travail», cela vient du fait que la plupart des DA «d'avant les négociations», ont été mis sur listes noires par les patrons. Et ont été remplacés par des jaunes, dont certains n'avaient même jamais
dirigé. Ils étaient peu et donc se remplaçaient mutuellement et jalousement afin, que d'autres ne récupèrent pas le travail. Ceci explique cela. Ce sont les traces malheureuse d'un combat. Mais on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs ;o) C'est en train de se rétablir tout doucement. Il est juste dommage que cela serve à apporter de l'eau au moulin de ceux qui tentent de faire peur, et tentent de remettre en question vos acquis sociaux. Monsieur Couty fini par : «Aujourd hui, ce sont les petits rôles qui sont concernés [par les délocalisations], demain ce seront les moyens et après-demain, les gros rôles, car les Belges vont s adapter.» Et dans ce cas, tous les doubleurs n auront plus que leur voix pour pleurer. Je ne comprends pas pourquoi les petits rôles seraient concerné, et non les autres. Je ne comprends pas pourquoi bientôt les autres le seraient. Je ne comprends pas en quoi les Belges pourraient s' «adapter». Je ne sais pas sur quelle base, ni sur quels chiffres sont basées ces discussions, ni s'il s'agit d'une peur, ou d'une réelle observation de la baisse du volume de travail. Je n'ai pas les éléments pour en juger, je tente juste de comprendre avec vous d'où vient la concurrence, parce que ici je n'ai pas l'impression que le volume de travail ait augmenté. Et très souvent les comédiens Belges se plaignent de ne pas avoir de travail. A noter, les employeurs Belges, lors des négociations, ont aussi tenté d'impressionner les comédiens «à petits rôles»...(si tant est que cela existe réellement). Mais il est vrai que certains comédiens sont parfois plus difficiles à distribuer que d'autres, ne le nions pas. Il est plus facile de faire peur à des comédiens qui ont moins de travail, en leur faisant croire qu'il vont perdre le peu qu'ils ont. Ils semblent être des proies faciles. Je finirai par dire: - qu'il semble que si vraiment les petits, moyens et gros rôles avaient du souffrir de nos prix, ils auraient souffert il y a longtemps (bien avant 2008), et non ces 4 dernières années. - que notre volume de travail a baissé en 2008, que nos patrons nous disaient que c'était à cause des prix de la Convention Belge, et qu'en France il y avait de plus en plus de forfait. - que si les moyens et gros rôles avaient à souffrir à cause de notre Convention, ce serait déjà fait, et donc ils ne souffriront pas plus à l'avenir, puisque les «gros rôles» chez nous, sont déjà moins chers qu'en France, c'est un fait. - qu'au niveau des petits rôles, il ne semble pas y avoir une si grande différence que ça (à analyser avec plus de détails). - que les «Belges» n'ont pas lieu de «s'adapter», puisqu'ils se sont battus pour une convention, qui est signée et entérinée depuis 2008, augmentant leur salaire de plus de 30%, immédiatement et soumis à l'indexation chaque année. Et que les Belges se feront fort de se battre pour sauvegarder leurs acquis, sans céder à la pression des manœuvres de ceux qui, eux, ne comptent pas baisser leur marge.
Les doubleurs ont peut-être une voix pour pleurer, mais ils ont aussi des poings pour taper sur la table. Je suis sincèrement de tout cœur avec vous, et ne suis pas la seule. Bien à vous et courage. Une comédienne...