puissance active et fragile



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Point d æncrage La France, puissance active et fragile 2011-2014 : l action diplomatique et militaire de la France en Libye, au Mali, en Syrie et en République centrafricaine

AVERTISSEMENT La mission de la Fondation Jean-Jaurès est de faire vivre le débat public et de concourir ainsi à la rénovation de la pensée socialiste. Elle publie donc les analyses et les propositions dont l intérêt du thème, l originalité de la problématique ou la qualité de l argumentation contribuent à atteindre cet objectif, sans pour autant nécessairement reprendre à son compte chacune d entre elles. En soutenant certains think tanks dans la diffusion de leurs propositions, la Fondation devient une véritable Cité des idées.

La France, puissance active et fragile 2011-2014 : l action diplomatique et militaire de la France en Libye, au Mali, en Syrie et en République centrafricaine Point d æncrage

Point d æncrage est un espace de réflexion qui rassemble des femmes et des hommes qui entendent contribuer à la pensée progressiste et à la diversité des idées animant le champ politique. Pour nous, «s æncrer», c est avoir la conviction que le débat politique est un vecteur essentiel de changement. Pour nous, «s æncrer», c est avoir conscience qu un débat politique doit trouver sa source dans l expression de convictions profondes, mûries par un travail de fond. Pour nous, «s æncrer», c est revendiquer que toute avancée de la société résulte du pouvoir des idées et de la puissance de l écrit. Face au recul de la conscience politique, à l explosion des raccourcis et à la multiplication d amalgames douteux, nous faisons le pari de la rigueur intellectuelle. Alors que la tendance est au populisme grandissant, nous voulons mener la bataille des idées, quand d autres misent sur l ignorance des citoyens. Notre contribution? Apporter un éclairage, là où le débat public se contente trop souvent d un résumé. Notre volonté? Approfondir, là où l on nous explique que nous n avons plus le temps. S inscrivant dans une perspective sociale, progressiste et européenne, point d æncrage a choisi son camp : la gauche. Gauche d idées et de convictions, gauche qui a voulu faire progresser la société pour faire progresser l Homme : c est de cette gauche dont nous nous prévalons et dont nous partageons les valeurs. Cette gauche qui a conquis le pouvoir doit rester fidèle à son exigence originelle : faire primer les idées et promouvoir, sans cesse, une pensée libre et ambitieuse. La victoire de la gauche aux élections présidentielle et législatives la confronte à de nouveaux défis. Conduire la nation et résorber la crise : c est la tâche du gouvernement. Préparer les batailles électorales futures : c est la tâche des partis politiques de la majorité. Proposer des idées incarnant efficacement nos valeurs de Gauche : c est le défi de tous, et notamment celui de Point d æncrage. Notre pari est simple : réunir dans un espace libre ceux qui militants, sympathisants, engagés, actifs ou simples curieux veulent promouvoir un regard politique innovant. Nous contacter Pour toutes questions, remarques et commentaires sur ce rapport, le lecteur pourra se référer à notre site internet www.pointdaencrage.org ou contacter l équipe de Point d æncrage en écrivant à contact@pointdaencrage.org N hésitez pas à nous suivre sur les réseaux sociaux : @pointdaencrage point d aencrage

«Les Français ne s intéressent pas à la politique étrangère.» «Droite ou gauche, la politique étrangère de la France reste la même.» À chaque élection, ces verdicts sont assénés avec le même mélange de gêne et de certitude. En période électorale, les citoyens français ne se concentreraient que sur les enjeux nationaux, et les partis politiques ne feraient rien pour les convaincre que leur suffrage aura également un impact sur la manière avec laquelle la France agit dans le monde. Point d aencrage, think tank politique, conteste ces deux idées. Il y a évidemment une continuité de l action extérieure, mais celle-ci ne doit pas nous empêcher de réfléchir sur son cadre et ses motivations. Nous sommes par ailleurs convaincus que les Français se sentent concernés par l action internationale de leur pays, et que des gouvernements avec des orientations politiques différentes auront des diplomaties différentes. Mieux, nous savons que le débat public français et européen affectionne les analyses précises sur les grands enjeux internationaux, et nous souhaitons y apporter notre contribution. Libye, Mali, Syrie, République centrafricaine. Quatre pays très différents dont les noms résonnent désormais comme des dossiers majeurs de politique internationale. Sur ces quatre dossiers, la France fait partie des pays à la pointe de l action internationale. Alors que l échec politique et la faute morale qui avaient entaché l intervention américaine en Irak semblaient avoir sonné le glas des interventions occidentales en pays à majorité musulmane, par deux fois, la France a décidé, avec d autres, d agir militairement. Dans le cas syrien, la question s est posée de manière critique en septembre 2013, et, même si l option militaire a finalement été écartée, la question n est pas réglée. Suivant les cas, la décision de l exécutif français a été plus (Mali) ou moins (Libye) avisée et réfléchie, mais l activisme diplomatique et militaire français a été déterminant dans l évolution des trois crises concernées. Ce constat rompt avec un sentiment de déclin du pouvoir d action français dans le monde. Il mérite cependant réflexion car cette séquence internationale a poussé la France par quatre fois à l extrême de ce qui peut arriver en matière de relations internationales, à savoir l intervention militaire d un ou plusieurs États sur le territoire d un autre État. Alors que la France déploie des soldats en République centrafricaine, ce document propose de revenir sur la période 2011-2013 en ce qu elle constitue à la fois une succession d événements internationaux graves et une opportunité d analyser les dynamiques qui structurent la réponse de la France aux crises internationales. Ces quatre crises nous informent ainsi des tendances de l action internationale de la France et des limites de son positionnement. Elles nous informent également de l importance de la personnalité d un président de la République dans la conduite de la politique étrangère française. 5

Sommaire exécutif Constats 1. La France a prouvé qu elle restait un acteur diplomatique et militaire important. 2. Les initiatives françaises ont constitué des réactions décisives à des situations de crise. 3. La diplomatie française a fait un usage souple de la légalité internationale pour promouvoir les actions qu elle jugeait nécessaires. 4. Le rôle moteur de la France répond à un positionnement fragile et à des circonstances spécifiques. 5. Le suivi de l intervention en Libye a été insuffisamment planifié. 6. Le suivi de l opération au Mali montre les limites des mécanismes internationaux. 7. La position maximaliste de la France sur le dossier syrien l a exclue des négociations. 8. L intervention en République centrafricaine montre la limite des capacités militaires françaises, et ses difficultés à fédérer ses alliés européens. 9. Les opérations en Libye, au Mali et en République centrafricaine ont montré l excellence de l appareil militaire français, mais ce type d engagement pourrait à terme ne plus être possible, faute de moyens et d entraînement. 10. L action de la France est dépendante des États-Unis sur le plan capacitaire. 6

I. Trois années d interventions militaires en urgence, entre légalité internationale et impératif moral et politique L intervention de la France s est appuyée sur trois caractéristiques structurantes. a. Une intervention pour tenter d éviter le pire Le dernier épisode du drame syrien a vu fleurir des comparaisons entre la position de l administration de George W. Bush avant son intervention en Irak en 2003 et la position française de recours à des frappes ciblées contre les bases du président Bachar el-assad. Ces comparaisons sont infondées car la diplomatie française a toujours rejeté le principe de «frappes préventives». Dans les quatre crises analysées, l action française a été une réaction au cas par cas à des situations déjà critiques, afin d éviter que celles-ci ne s aggravent davantage et avec l idée qu au-delà d un certain seuil il serait trop tard pour agir. En Libye, c est la probabilité de la répression dans le sang du soulèvement d une partie du pays qui a poussé la France à porter l idée d une intervention. La mise en place d une zone d exclusion aérienne en Libye avait pour but d empêcher les troupes de Mouammar Kadhafi 1 d arriver dans l est du pays. Au Mali, le lancement de l opération Serval 2 a été décidé alors que les groupes armés avaient pris le contrôle d une partie du pays depuis plusieurs mois et qu ils avançaient sur Bamako, dont la chute aurait signifié la désagrégation définitive de l État malien. En Syrie, l hypothèse de frappes n a été sérieusement envisagée qu après deux ans de conflit, et plus de cent mille morts. Outre qu il avait été décrit comme une «ligne rouge», l usage massif d armes chimiques par les forces gouvernementales était surtout le signe d un niveau de chaos sans précédent dans le pays. Il y avait donc nécessité de mettre un terme à l éclatement d un territoire qui concentre tout ce que la région connaît de tensions. En République centrafricaine, l intervention française a été décidée après plusieurs semaines d aggravation des troubles et l apparition de massacres. Certains médias ont pu qualifier d irresponsables les initiatives françaises, mais la France n a fait que réagir à des situations déjà catastrophiques. D autres se sont demandé pourquoi être allé en Libye et pas en Syrie. Ici encore, il est important de souligner le traitement au cas par cas des crises, la réponse à la crise syrienne ne pouvant être la même qu en Libye, notamment parce que la géographie du conflit est très différente. b. L usage de la force, un outil diplomatique parmi d autres Le recours répété à l outil militaire en si peu de temps a de quoi interpeller. Certes, les modes d interventions mobilisés ou envisagés ont été différents et évalués au cas par cas : bombardements de grande ampleur en Libye, reconquête au sol au Mali, frappes ciblées en Syrie, sécurisation de certaines zones en République 1 Mouammar Kadhafi (1942-2011) : dirigeant de la Libye de 1969 à sa chute en 2011, suite au 2 Opération Serval : opération militaire française consistant au déploiement de 4000 hommes au Mali à partir de janvier 2013 et lancée suite à l avancée de groupes armés vers le Sud du pays. 7

centrafricaine. La force a néanmoins été présentée chaque fois comme la solution. Après le précédent irakien et les débats sur le retrait d Afghanistan 3 qui ont eu lieu lors de la campagne présidentielle de 2012, on peut être surpris que l option militaire ait été mise sur la table. L exécutif français considère que l option militaire est une option parmi d autres, applicable dans des situations extrêmes. Dans cet esprit, le recours à la force ne constitue pas un aveu de faiblesse pour la diplomatie, mais son possible prolongement par des moyens plus musclés. Ce qui frappe dans les quatre cas est l intégration de l outil militaire dans les stratégies diplomatiques. Chaque fois, l usage de la force a été pondéré en fonction de son utilité politique. - En Libye, c est le refus par Kadhafi de tout dialogue avec la communauté internationale qui a fait de l option militaire l unique manière d influencer la situation. L intervention s est ensuite limitée à des frappes de l extérieur afin d éviter que l image de bottes occidentales sur un sol arabe ne génère dans les opinions publiques arabes un rejet de la gestion internationale de la crise. - Au Mali, l intervention française a été une réponse à l urgence de l avancée des groupes armés sur Bamako, mais a aussi ponctué des mois d activisme diplomatique visant à attirer l attention de la communauté internationale sur la menace. - En Syrie, on ne saura sans doute jamais si la France avait réellement l intention de frapper Bachar el-assad ou si l enjeu était seulement de faire monter la pression. Toujours est-il que l objectif de l opération envisagée était, d après Laurent Fabius, le ministre des Affaires étrangères, «d envoyer à Bachar el-assad un signal lui indiquant qu il ne [pouvait] pas l emporter». - En République centrafricaine, la décision d intervenir a seulement été prise une fois que l échec du processus de transition politique permis par le départ de François Bozizé 4 a été avéré. c. Entre légalité internationale et impératif politico-moral Dans la forme qu elle a donnée à sa réaction aux crises libyenne, malienne et syrienne, la diplomatie française a tiré à l extrême sur les ficelles de la légalité internationale. Autant le soutien international a été limpide en République centrafricaine compte tenu de la situation pré-génocidaire dénoncée par certains, autant la France a, dans les autres cas, joué une carte ambiguë consistant à proclamer la primauté du droit international, tout en interprétant son contenu avec une souplesse toute politique. - L interprétation de la résolution 1973 5 du Conseil de sécurité des Nations unies qui a autorisé la mise en place d une zone d exclusion aérienne en Libye a été très extensive en transformant l impératif de protection des populations civiles en caution tacite pour un renversement du régime. Des acteurs qui avaient soutenu la résolution, comme la Ligue arabe, ou qui avaient accepté de ne pas la bloquer, comme la Russie, ont fortement critiqué son application. 3 Entamé en juin 2012 et terminé en décembre 2012. 4 François Bozizé (né en 1946): homme politique centrafricain, il devient président de la République centrafricaine en 2003 suite à un coup d Etat et est renversé en mars 2013. 5 Résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies 1973 (2011) : La résolution 1973 instaure une zone d exclusion aérienne au-dessus du territoire de la Jamahiriya arabe libyenne et permet de «prendre toutes les mesures jugées nécessaires pour protéger les populations civiles». 8

- Au Mali, la résolution 2085 6 n a validé que a posteriori l initiative militaire prise par la France. Au moment de son intervention, la France n avait reçu que la demande officielle de soutien du Premier ministre malien par intérim. Celle-ci est significative politiquement, mais sa portée est juridiquement limitée. Dans ces deux cas, la démarche française pourrait être résumée par la formule suivante : rechercher à tout prix la légalité internationale, comme caution politique, quitte à la tordre pour s adapter aux circonstances. La situation est plus ambiguë en Syrie, mais la logique reste la même. Face à la paralysie des mécanismes onusiens pouvant être utilisés dans ce type de crises 7, la France a eu recours à la menace de frappes aériennes pour faire pression sur la Russie et sur le régime syrien. Laurent Fabius a en effet estimé que la France devait trouver des solutions hors du droit international, dans la mesure où Bachar el-assad n accordait lui-même aucune importance à la légalité internationale et où la Russie jouait sur les limites du Conseil de sécurité. Sur le moment, cet usage de la légalité internationale a pu se révéler efficace. Cependant, il est clair qu à terme ce genre de pratiques entame la crédibilité et le principe même du droit international comme outil solide de gestion des relations entre États. La France était indubitablement contrainte par l urgence des circonstances. Elle a cependant joué un jeu dangereux en malmenant l outil qu elle affirmait défendre. On constate d ailleurs dans la crise syrienne que les blocages russes s expliquent en partie par le sentiment du Kremlin d avoir été floué dans l usage qui a été fait de la résolution 1973 en Libye. À l extrême, on pourrait estimer que la France a avant tout recherché des cautions internationales, sans attacher beaucoup d importance au droit en tant que tel. In fine, on retrouve ici la problématique générale du droit international. Celui-ci a l ambition de devenir un cadre juridique complet, mais reste souvent un simple élément de régulation et de modération des rapports de force inhérents au système international. II. Forces et faiblesses de l activisme français Au regard des objectifs fixés, l action de la France a-t-elle été chaque fois couronnée de succès? Et si elle a indéniablement mis la diplomatie et l armée françaises sous le feu des projecteurs, les choix de l exécutif ont-ils toujours été les bons? a. Un rôle moteur dans les relations internationales Les initiatives françaises ont constitué des réponses pertinentes aux crises en question et elles n ont pas seulement été bonnes pour l image et la place de la France. En Libye, la répression contre les habitants de Benghazi a été évitée, et les Libyens insurgés ont défait eux-mêmes le régime de Kadhafi. Ce changement 6 Résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies 2085 (2012) 7 Le Chapitre VII de la Chartre des Nations unies permet, dans certaines conditions, l usage de la force et notamment l intervention étrangère dans un pays tiers. Le droit de veto dont dispose les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies leur permet néanmoins de bloquer l utilisation du chapitre VII. Dans le cas syrien, la Russie a ainsi fait valoir son droit de veto pour bloquer le recours à ce chapitre. 9

de régime a débarrassé la région d un dirigeant incontrôlable qui a, au cours des années, alimenté le terrorisme, instrumentalisé les revendications touareg, attisé la compétition régionale au grand Maghreb, fait du chantage aux immigrés illégaux avec l Union européenne, du chantage au pétrole pour protéger un de ses fils accusé de battre son personnel, etc. Alors que le pays connaît actuellement une instabilité importante, des voix s élèvent pour regretter la «stabilité» du règne de Kadhafi. Il s agit ici d être clair et précis : ce régime n a généré aucune stabilité et a agi comme une puissance de nuisance pour l ensemble de ses voisins. La distribution de mallettes de billets à différents acteurs en Afrique ne constitue en aucune manière un mode de fonctionnement politique stable. Au Mali, l État a évité un effondrement total. Des groupes armés plus ou moins liés à des trafics régionaux et ayant placé leur action dans la lignée de celle d al- Qaida, ont été frappés lourdement. Des caches d armes ont été démantelées, des combattants arrêtés ou tués, et les liaisons opérationnelles entre des cellules au Nord-Mali et dans d autres zones de la région ont été rompues. En Syrie, la menace d une intervention militaire a poussé la Russie et Bachar el-assad à faire évoluer des positions figées depuis des mois. L accord entre Américains et Russes est donc, malgré tout, une avancée, car il témoigne d un fléchissement russe, ouvrant la possibilité d une intervention militaire légale de la communauté internationale, et il change ainsi quelque peu l équilibre des forces dans la perspective des négociations dites de «Genève II 8». Cela n introduit pas en soi de transition politique, mais fait reposer la solution diplomatique sur la capacité russe à faire évoluer son allié syrien. Comme souvent en diplomatie, la solution est imparfaite et ambivalente, donc frustrante, surtout au regard de la situation dramatique des populations syriennes sur le terrain. En République centrafricaine, les massacres ont cessé. Il est évidemment trop tôt pour juger du résultat global de l intervention française, mais celle-ci semble avoir ouvert la voie à une réponse plus large de la communauté internationale avec la mise en place d une force africaine pour s interposer en cas de prolongation des troubles. La France s est exprimée et a agi. Elle s est distinguée par sa capacité à associer une dénonciation virulente de certaines situations à la mise en œuvre d initiatives diplomatiques et militaires. Ses prises de positions ont eu un impact, plus ou moins significatif suivant les cas, sur l évolution des crises. Sur des dossiers extrêmement complexes, la France a su prendre ses responsabilités diplomatiques et militaires. La question de son déclin fait partie des sujets récurrents du débat public, et l on peut raisonnablement se réjouir du démenti clair que les trois dernières années viennent d opposer à l idée d une perte d influence. La France a pris ses responsabilités diplomatiques à travers les multiples initiatives qu elle a portées à l ONU et auprès des États africains et arabes. La reconnaissance du Conseil national de transition libyen 9 puis de son équivalent syrien a constitué des gestes qui, au moment où ils sont intervenus, étaient importants pour les mouvements en question. L opération Serval au Mali et l opération Harmattan 10 en Libye ont permis de faire la démonstration que la France disposait d un niveau d excellence 8 La conférence dite de «Genève II» est la deuxième conférence internationale de négociation d une transition en Syrie. Elle tire son nom de la première réunion de ce type qui s était tenu à Genève. 9 Le 10 mars 2011. 10 Opération Harmattan (commencée le 19 mars 2011 et terminée le 31 octobre 2011) : volet français de l opération Unified Protector conduite par l OTAN dans le cadre de la mise en place d un embargo sur les armes à destination de la Libye, conformément à la résolution du Conseil de Sécurité 1970 du 10

militaire auquel peu de pays peuvent prétendre. Au Mali et en République centrafricaine, la France a prouvé qu elle était, avec les États-Unis, la seule armée capable de se projeter dans des délais aussi brefs (quarante-huit heures) à l extérieur de son territoire. Non seulement la France a adopté une position de principe, mais elle a eu la «capacité d entrer en premier» sur le terrain pour porter cette position. Dans le cas syrien, l ordre de frapper n a finalement pas été donné par le pouvoir politique. Il n est cependant pas interdit de penser que la démonstration faite au Mali a contribué à convaincre l état-major américain de coopérer étroitement avec son homologue français sur la planification opérationnelle de frappes. b. Les limites d une position maximaliste La crise syrienne montre cependant les limites des capacités d action françaises, et de la solution militaire en général. Les interventions militaires ne sont possibles sur le plan opérationnel que dans des cas précis. On observait en Libye une division Est/Ouest claire entre les parties. Il en était de même au Mali avec une séparation Sud/Nord. En République centrafricaine, il paraît certes envisageable de sécuriser Bangui et ses environs, mais pacifier un territoire tropical aussi vaste sera difficile. Privée d hypothèses «simples», la France se retrouve sans moyens d intervenir militairement. En Syrie, le conflit est essentiellement urbain, éclaté entre de multiples poches de combat, avec un enchevêtrement de troupes régulières, de milices de part et d autre et de civils. Cet ensemble rend très compliquée, voire impossible, une intervention militaire de l extérieur, car les moyens à mettre en place pour faire cesser les combats sont simplement trop considérables pour qu aucun acteur, y compris les États-Unis, ne puisse les mobiliser. Par ailleurs, rares sont les Syriens qui souhaitent une intervention extérieure, qui plus est militaire. Et, au-delà des difficultés opérationnelles, une intervention qui ne bénéficie pas d un minimum de soutien local n a aucune chance de réussir. L option de frappes ciblées retenue en Syrie n aurait ainsi pas changé les données du conflit, mais simplement envoyé un message au régime. Ces limites dans la capacité d agir concernent tous les pays. Elles impliquent, aussi frustrant que cela puisse être, qu il n est parfois pas possible d influencer décisivement une situation, aussi dramatique soit-elle. En Syrie, la France, comme les États-Unis, sont contraints de s en tenir à une solution diplomatique, même si la longueur de la crise rend cette voie très incertaine. La crise syrienne illustre également les limites du positionnement diplomatique français. La prise de positions maximalistes sur chaque crise enferme la France dans une posture où la seule manière d apparaître crédible est d envisager la solution militaire. Par «positions maximalistes», nous entendons un discours dont le contenu ne laisse aucune place au compromis diplomatique. Par exemple, déclarer : «Bachar doit partir» consiste à adopter une position maximaliste. La condamnation de la répression et de la violence dont s est rendu coupable le régime syrien est on ne peut plus légitime. Cela dit, si l objectif est de contribuer à trouver une sortie de crise, cette condamnation n est pas forcément efficace politiquement. Refuser à Bachar el-assad le droit de participer aux négociations et vouloir sa chute 26 février 2011 et d une zone d exclusion aérienne, conformément à la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies. Les noms de code sont l opération Harmattan pour la France, l opération Ellamy pour le Royaume-Uni, l opération Odyssey Dawn pour les Etats-Unis. 11

ne fonctionne pas si la communauté internationale n a pas les moyens d exercer suffisamment de pression sur lui. La France s est ainsi montrée si ferme dans ses prises de parole que la seule manière de prouver qu il ne s agissait pas de paroles vaines consistait à montrer les armes. Face à des adversaires comme Kadhafi, Al- Qaeda au Maghreb islamique 11 ou Bachar el-assad, on peut bien sûr arguer qu il n y a pas d autre choix. Cette position pose cependant des problèmes majeurs compte tenu des limites de la solution militaire, et il s agit au contraire souvent de se positionner en intermédiaire dans les négociations si l on souhaite influencer la situation. L attitude de la France l a mise à l écart des négociations en Syrie. Sa posture maximaliste a certes eu le mérite d exercer une pression importante sur les autres acteurs dans les trois crises, mais elle peut également à terme exclure la France de la table des négociations, car ses positions sont trop fermes pour lui permettre d être un intermédiaire. Or, dans la majorité des crises, la communauté internationale a plus besoin de médiateurs que de troupes pour résoudre durablement ces crises. La position initiale de la France développée mi-2011 était largement influencée par les révolutions tunisienne et égyptienne, et moins par la spécificité de l environnement politique syrien. La France a rapidement coupé toute possibilité de dialoguer avec le régime syrien et, in fine, de l influencer. Par cette opération, c est la diplomatie russe qui s est retrouvée au centre du jeu car elle était la seule au Conseil de sécurité encore en mesure de lui faire passer des messages. Dans l urgence des crises internationales, il n est pas toujours possible de conserver toutes les possibilités ouvertes, et il convient de choisir une stratégie et de s y tenir. À ce titre, celle de la France a été relativement claire. On peut cependant lui reprocher d avoir développé une stratégie sans disposer de tous les outils pour la mener à bien, ou sans être prête à la mener jusqu au bout en soutenant militairement l opposition armée en raison de craintes sur son orientation politique. La posture maximaliste implique la capacité de mobiliser à n importe quel moment des moyens militaires importants, ce dont la France n est pas tout à fait capable. La crise syrienne est sans doute trop grande et trop complexe pour que la France puisse adopter le même positionnement que pour la crise malienne. Il s agit donc de construire un discours et des postures qui s accordent avec les moyens dont on dispose. La crise centrafricaine montre enfin que la posture française est fragile quand le problème ne vient pas d un acteur unique, mais au contraire de l absence de structures claires. Les positions françaises poussent en effet la diplomatie à définir des «bons» et des «méchants», en se targuant de défendre les premiers contre les seconds. C est cependant l absence d État solide qui est la source du problème en République centrafricaine. De même, c est l absence d opposition unifiée qui met à mal la position de la France, car les mouvements qu elle soutient contre Bachar el- Assad sont trop éclatés et faibles. Dans ces conditions, les interventions françaises paraissent régler l urgence, mais se heurtent à terme à une absence d horizon politique pour permettre aux soldats de ne pas s éterniser. Trois années d interventions militaires et diplomatiques nous enseignent ainsi que le rôle moteur que la France peut jouer dans certaines crises répond en définitive à un positionnement fragile et à des circonstances spécifiques. Les positions maximalistes 11 Al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) : réseau terroriste djihadiste d origine algérienne. Issu du Groupe de salut pour la prédication et le combat (GSPC), AQMI est un mouvement qui a mis en scène son «allégeance» à Oussama Ben Laden et au réseau Al-Qaeda en 2007, notamment dans le cadre de l internationalisation de ces cibles, après des années de lutte armée contre l Etat algérien. 12

associées à la menace militaire ont le mérite d offrir de la visibilité, mais en fonction de l évolution des crises, le mécanisme peut se retourner contre la diplomatie française. L activisme français s est ainsi le plus souvent accompagné d un discours de fermeté mais celui-ci n a de sens que si l on peut l assumer jusqu au bout. Or le jusqu au-boutisme n est pas toujours efficace et ne règle guère la question de «l après». Cela signifie que certaines crises sont peut-être trop complexes pour que la communauté internationale puisse réagir. L activisme français peut ainsi changer la donne internationale, mais n a pas les moyens de changer des situations locales trop dégradées. Cela peut signifier que, dans certains cas, il faut un positionnement plus mesuré permettant de poursuivre le dialogue avec l ensemble des acteurs. C est moins satisfaisant médiatiquement mais sans doute plus efficace sur le plan diplomatique. c. Deux présidents et l importance du suivi des interventions Les ressorts de l action française n ont pas été homogènes, selon qu elle a été conduite par Nicolas Sarkozy ou par François Hollande. - Impulsif et opportuniste, l ancien président a forcé la main aux alliés de la France 12 pour lancer l opération en Libye. On peut lui reconnaître d avoir réussi à former une coalition dans des délais très brefs, mais comme souvent avec Nicolas Sarkozy, son activisme n a pu aboutir qu à de fragiles succès, car les initiatives lancées n étaient pas préparées. Le ralliement de la Ligue arabe impératif a fait long feu. Le soutien qatari, sollicité à la va-vite, a abouti à des transferts importants de fonds à certains groupes rebelles, sans que la France puisse identifier précisément qui était financé. Ses interlocuteurs sur le terrain se sont en outre révélés par la suite moins représentatifs que prévu, avec une faible autorité sur les milices impliquées dans la révolution. - Au contraire, au Mali, l intervention militaire avait fait l objet de nombreuses discussions dans les mois qui l ont précédée, dans la mesure où la piste privilégiée était celle d une intervention conduite par les organisations régionales africaines. La décision d intervenir a, en ce sens, été celle du dernier recours, et non celle du «coup de poker», comme en Libye. L intervention militaire française avait été un scénario préparé, parmi d autres. François Hollande a, dans l urgence, fait le choix de cette option, les autres n ayant pas fonctionné. - En République centrafricaine, il avait refusé que l armée française intervienne au printemps alors même que le président Bozizé l avait sollicité, dans une tentative désespérée d éviter d être renversé par les rebelles de la Seleka 13. Le constat de la différence de méthode entre François Hollande et Nicolas Sarkozy n est pas une énième déclinaison de la différence de «style» entre les deux hommes. Au-delà de la prise de décision, l action des présidents a été différente, car la place accordée au suivi des interventions n a pas été la même pour l opération au Mali et celle en Libye. Les deux pays sont différents et la nature même du problème qui s est posé impliquait des traitements différents. On constate néanmoins en Libye que, une 12 D un point de vue opérationnel, il s agit essentiellement des Etats-Unis et du Royaume-Uni. L Union européenne, le Canada, la Ligue arabe ont également apporté un soutien politique à l opération internationale. 13 La Seleka regroupe un ensemble de milices centrafricaines ayant provoqué la chute du président Bozizé. 13

fois le succès militaire passé, le manque de préparation du suivi de l intervention a abouti à une dégradation importante de la situation, dans un pays qui n a jamais été gouverné par un État 14. L ensemble de la communauté internationale se trouve en difficulté, car les autorités centrales ne gouvernent guère au-delà des environs de la capitale. La situation est telle que les représentants de l État libyen sont entièrement soumis à des jeux de clans et de milices sur lesquels ils n ont guère d influence. Qu il s agisse du blocage de certains terminaux pétroliers de l Est du pays 15 depuis août 2013 ou de l enlèvement, pour quelques heures, le 10 octobre 2013, d Ali Zeidan, le Premier ministre libyen, chaque semaine atteste que la tendance n est pas à la construction de l État libyen, mais plutôt au délitement de la situation politique et sécuritaire. Le Sud libyen pourrait devenir une zone franche à même d abriter des camps d entraînement liés à des réseaux terroristes. La France n est évidemment pas à blâmer pour cela. On ne passe pas d un régime autoritaire comme celui de Kadhafi à une scène politique pluraliste et pacifiée en quelques mois, et la transition politique dans un tel pays ne connaît pas de solution magique. Mais elle doit être accompagnée, et il semble en l occurrence que la décision d intervenir ait été prise sans anticipation de ce qui pourrait se passer par la suite. Au Mali, le processus de transition politique a été lié à la feuille de route de l opération militaire. Peu après la fin de l opération militaire, les troupes de l ONU sont entrées en action et un processus s est enclenché, là où il s était complètement enlisé en Libye. La communauté internationale a lancé au Mali des programmes de développement. L élection présidentielle malienn 16 s est bien déroulée, les tractations entre les autorités centrales et les groupes du nord du pays se poursuivent et les réflexions sur la forme institutionnelle du Mali progressent vers l idée d une relative décentralisation. La situation malienne, comme la situation au Sahel en général, demeure très complexe et très incertaine. L existence d une volonté nationale et internationale d appliquer une approche globale portée avant tout par les Maliens ne garantit absolument pas le succès de la transition. Les efforts français et internationaux se heurtent à un problème de leviers pour toucher aux causes profondes de la crise. Les problématiques de développement et de reconstruction de l État malien sont très complexes, et la communauté internationale ne dispose pas nécessairement d outils. Les tensions entre le nord et le sud du Mali, les menaces qui pèsent sur l activité pastorale (structurante dans le modèle économique traditionnel de la zone) ou encore les gains que représentent les multiples trafics (drogues à destination du marché européen, armes en provenance d Afrique du Nord, produits subventionnés en provenance d Algérie ou de Libye vendus dans tous les pays frontaliers sont autant d obstacles à un règlement des problèmes qui ont mené à la crise au Nord Mali. Les difficultés sont donc bien réelles, mais la stratégie française est clairement énoncée et mise en pratique. À cet égard, le suivi de l intervention en République centrafricaine constituera un test pour la diplomatie de François Hollande. 14 En dépit d un règne de fer pendant quarante ans, Mouammar Kadhafi n a pas construit un Etat. Il a fonctionné sur un principe d allégeance immédiate à sa personne et à sa famille (par des liens matrimoniaux, des liens financiers, la répression physique). 15 Différents ports libyens d exportation (Zueitina, Ras Lanouf, al-sedra et Brega, ainsi qu Es Sider, le principal terminal pétrolier du pays) ont été bloqués par des groupes armés pendant plusieurs semaines. 16 L élection présidentielle a eu lieu en août 2013. 14

III. Les incertitudes qui pèsent sur la politique étrangère de la France Les réserves émises plus haut indiquent que le triomphalisme n est pas vraiment de rigueur. L activisme et le discours de la France lui offrent de précieuses marges de manœuvre, tant pour elle-même que pour la communauté internationale, mais on ne peut pas tout faire tout seul. Si la capacité de la diplomatie française à influencer l agenda international et celle de l armée française à «entrer la première» sont très utiles, elles n ont de sens que si la France peut mobiliser ses partenaires. Par ailleurs, le maintien de ces capacités représente un investissement important pour rester un acteur majeur. Ce constat nous conduit à poser deux questions : les restrictions budgétaires qui touchent l armée et la diplomatie françaises sont-elles compatibles avec les ambitions de son discours sur la scène internationale? La relation de la France avec ses alliés européens et américains lui permet-elle de conserver de telles ambitions? a. Gestion de crise dans un environnement budgétaire contraint Le paradoxe des trois années qui viennent de s écouler est que, au moment où la France multiplie les interventions par la parole et par les actes au cœur de l actualité internationale, elle opère une réduction sans précédent de ses moyens d action à l extérieur de ses frontières. La question est donc de savoir si la France sera dans le futur capable de mobiliser les moyens militaires et diplomatiques qui lui ont permis de réaliser les «performances» enregistrées entre 2011 et 2013. Le ministère des Affaires étrangères a un périmètre croissant d intervention, avec une multiplication des crises et une diversification de ses terrains d intervention. En vingt-cinq ans, le ministère des Affaires étrangères a pourtant été amputé de plus de 20 % de ses moyens financiers et humains. La révision générale des politiques publiques 17 (RGPP) l a privé de plusieurs centaines d emplois depuis cinq ans. De fait, elle a entamé l universalité de son réseau diplomatique, avec la contraction du réseau consulaire et la classification des ambassades en trois catégories, dont plus d un tiers est désormais «à mission allégée». Comme l écrivait Alain Juppé dans son Livre blanc 18 sur la politique étrangère et européenne de la France en 2008 19, puis dans un article cosigné avec Hubert Védrine et publié dans Le Monde en 2010 20, «le ministère des Affaires étrangères est à l os». Son budget ne représente que 1 % du budget de l État, mais à chaque débat budgétaire il est cité comme une variable d ajustement potentielle. Le Quai d Orsay est, en comparaison des autres ministères, un petit ministère pour lequel 17 Lancée en 2007, ce processus vise à une rationalisation globale de l action publique qui s est essentiellement traduite par une restructuration d un certain nombre de services publics et par la réduction du nombre d agents dans la fonction publique, notamment au travers du non remplacement d une partie des fonctionnaires partant en retraite. Elle a été remplacée en 2012 par la Modernisation de l action publique (MAP). 18 Un livre blanc est un recueil d informations destiné à un public déterminé pour l amener à prendre une décision sur un sujet particulier. Ce document thématique présente des orientations, généralement destinées à une institution ou un gouvernement, dans un secteur donné. 19 Alain Juppé et Louis Schweitzer, La France et l Europe dans le monde - Livre blanc sur la politique étrangère et européenne de la France 2008-2020, La Documentation française, juin 2008. La Commission co-présidée par Alain Juppé et Louis Schweitzer avait pour objectif de réfléchir aux priorités de l action extérieure de la France et à l adaptation de son outil diplomatique. 20 Alain Juppé et Hubert Védrine, «Cessez d affaiblir le Quai d Orsay!», Le Monde, 6 juillet 2010 15

travaillent environ 15 000 personnes, dont 1 500 diplomates, à Paris, à Nantes et partout dans le monde. La réorganisation d un appareil diplomatique est toujours nécessaire, car celui-ci doit constamment s adapter aux évolutions internationales. C est d ailleurs pour cette raison que le réseau diplomatique et consulaire a évolué afin d augmenter la présence française dans les pays émergents. Cependant, la restructuration des ambassades françaises s accompagne également d une réduction des effectifs et des crédits d intervention 21. Sur le plan militaire, les Livres blancs de 2008 et de 2013 ont abouti à une réduction conséquente du volume des forces françaises. La loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019 adoptée le 10 décembre 2013 va dans le même sens. Les formes de l engagement militaire sont en évolution permanente, en fonction des outils technologiques et de la nature de la menace. À cet égard, la réduction du volume des troupes n est pas forcément un problème si la France maintient sa capacité à faire face aux menaces. L armée essaye ainsi de s adapter à la contrainte budgétaire. L état-major de l armée de terre explique ainsi que la logique militaire est passée d un principe d intervention et de quadrillage («hit and stay») à un principe d intervention et de transfert de la mission de stabilisation («hit and transfer»). Cela dit, l ampleur du processus de réduction des effectifs est telle que cela remet en cause la capacité de l armée française à accomplir ses missions. Le Livre blanc de 2008 a par exemple entraîné une baisse des effectifs de 16 %, soit la perte de 54 000 postes 22. On retrouve dans la loi de programmation militaire la volonté de limiter les coupes dans certains secteurs clés, comme les forces spéciales, mais le projet de loi de finances 2014 réduit pour la première fois la dotation prévisionnelle pour les opérations extérieures de 630 à 450 millions d euros. Or, l aspect le plus décisif pour une armée n est plus sa capacité à mobiliser de larges troupes, mais sa capacité à se projeter sur un théâtre d opérations comme celui du Mali. Un des autres problèmes qui pourraient remettre en cause l excellence actuelle des armées françaises concerne l entraînement. À cause de la réduction d un certain nombre de budgets, les militaires risquent de ne plus avoir les moyens de s entraîner suffisamment, ni de le faire avec les matériels qu ils auront à utiliser lors des opérations. Pourtant, le retour sur expérience de l opération au Mali et les premières informations qui sont remontées au sujet de l opération en cours en République centrafricaine montrent que c est la capacité de l armée française à se préparer et à anticiper différents scénarios de crise qui lui a permis de répondre aussi rapidement à la demande politique qui était formulée. Le dernier enjeu est celui de la capacité de l armée française à «récupérer». Le bilan des opérations libyenne et malienne montre que le matériel français, aussi pointu et performant soit-il, n est pas mobilisable à une fréquence trop rapprochée. L utilisation intensive du porte-avions Charles-de-Gaulle pendant l opération Harmattan le contraint à un important travail de réparation qui l immobilise pour plusieurs années. En ce sens, une armée aux effectifs et à l équipement plus restreints ne peut être mobilisée quand les interventions s enchaînent trop rapidement. 21 15% en 2013 en ce qui concerne les crédits d intervention du ministère des Affaires étrangères (programme 185 de la Loi de Finances). 22 Le budget du ministère de la Défense s élevait en 2013 à 32 milliards d euros (hors pensions), soit 1,6% du PIB. La moitié de ce budget concerne l équipement (16 milliards d euros). 16

Le contexte est celui d une réduction générale des budgets, et la diplomatie et l armée doivent certainement contribuer à cet effort. Le problème est que, dans le même temps, la France continue à avoir l ambition d intervenir diplomatiquement et éventuellement militairement dans le monde. Les performances économiques ne confèrent qu une influence politique internationale limitée si un investissement conséquent n est pas consenti en parallèle dans la défense et la diplomatie. Il est toujours possible et il faut toujours essayer de faire mieux avec moins. Il est également toujours possible de transformer la pratique de notre diplomatie. On peut par exemple recentrer le format des armées françaises autour des opérations extérieures (poursuivre la rationalisation du maillage des sites militaires sur le territoire français, mettre l accent sur la dimension interarmées comme en Libye et au Mali). Cela nécessitera néanmoins des arbitrages douloureux. Préserver les ressources humaines pour les opérations de combat entraînera par exemple une réduction de la participation française aux opérations de maintien de la paix internationale (par exemple à la FINUL 23, au Liban). b. Recherche politique étrangère européenne désespérément La question de la mise en commun européenne des capacités militaires conduit à aborder le rapport de la France à ses alliés. Le maintien par la France du même niveau d ambition dépendra de sa capacité à résorber son fossé capacitaire en développant des projets stratégiques, comme l avion de transport de troupes A400M 24 ou la production de drones. Elle ne pourra cependant pas le faire toute seule. Elle a besoin de trouver des convergences avec d autres pays européens sur un certain nombre de projets. À cet égard, on observe de profondes insuffisances de l appareil européen et des différences inquiétantes de compréhension des enjeux entre la France et un certain nombre de ses partenaires. Le premier constat est celui de nombreuses occasions manquées. Les crises évoquées pouvaient toutes faire l objet d un investissement européen important. Audelà de leur gravité, elles auraient pu constituer des tremplins pour renforcer et pour développer les outils de l Union européenne. Or, mis à part des sanctions bancaires contre le clan el-assad (à l impact relatif), le financement une fois la crise passée de la formation des forces armées maliennes via la mission européenne d entraînement au Mali (EUTM Mali 25 ), aux résultats encourageants, et d une mission européenne d assistance aux frontières à Tripoli (EUBAM Libya 26 ), dont l action est 23 La Force intérimaire des Nations unies au Liban (ou FINUL) a été mise en place par les résolutions 425 (1978) et 426 des Nations unies en mars 1978 suite à l escalade de la violence le long de la frontière israélo-libanaise qui avait culminé avec l invasion du Liban par Israël. Son mandat consiste à confirmer le départ des troupes israéliennes du sud du Liban, rétablir la paix et la sécurité internationale, aider le gouvernement libanais à restaurer son autorité effective dans la région. 24 L Airbus A400M Atlas est un avion de transport militaire polyvalent conçu par Airbus Military et qui devrait entrer en service en 2014. La particularité de l A400M est de pouvoir remplir à la fois des missions de transport stratégiques (transporteur lourd, pour des distances longues) et tactiques (capable de se poser sur des pistes en mauvais état ou terrains non préparés). Il vise ainsi à doter les pays européens de capacités autonomes pour déployer des troupes à l extérieur, alors que les opérations européennes dépendent actuellement de location d avions russes. 25 EUTM Mali repose sur deux piliers : une mission de formation des unités combattantes des forces armées maliennes sur le camp d entraînement de Koulikoro et une mission d expertise et de conseil assurée par le détachement de liaison et d expertise (ALTF), destiné à appuyer la réorganisation de l armée malienne. 26 EUBAM Libya a pour mission de soutenir les autorités libyennes dans le renforcement des services de contrôle aux frontières ; de conseiller les autorités libyennes dans la définition d une stratégie 17

très décevante, l intervention européenne a été particulièrement en dessous de son potentiel. L Union européenne n a pas agi sur plusieurs sujets pour lesquels elle détenait une réelle valeur ajoutée. Chaque fois, ce ne sont pas les outils qui ont manqué, mais la volonté collective de les utiliser. En Libye, le volet maritime de l opération Unified Protector 27 de l Otan aurait pu utilement être pris en charge par l Union. Au Mali comme en République centrafricaine, les groupes de combat européens censés être mobilisables et envoyés rapidement au combat au titre de la politique européenne de défense auraient pu participer à l opération aux côtés des troupes françaises, évitant que les soldats français ne soient les seuls à intervenir. Il est légitime de critiquer l Administration européenne pour ses failles et ses insuffisances, mais, en l occurrence, elle avait fait son travail en mettant à la disposition des États membres des institutions et des capacités que ces derniers n ont pas souhaité utiliser. Le second constat concerne la faiblesse politique et militaire de l Union européenne. Les institutions communautaires ont été incapables de dégager un consensus sur la démarche collective à suivre. Il est particulièrement consternant de voir que, alors que les troupes françaises étaient envoyées au Mali et que l ensemble de la communauté internationale s en félicitait, le soutien européen s est limité à de chaleureux encouragements de la France et à un apport logistique timide, limité à l envoi de matériel et d avions transporteurs (le Danemark a fourni un appareil C130 Hercules ; les Pays-Bas, un avion de transport KDC-10 et l Allemagne, un Airbus A310) ou de surveillance (le Royaume-Uni a lui envoyé un drone RQ-170 Sentinel) 28. Le problème de fond lié à ces difficultés est celui des divergences importantes d appréciation de la situation internationale entre États membres. En dépit de quelques avancées, le dernier Conseil européen des 19 et 20 décembre 2013 a encore montré à quel point les Européens ne partageaient pas les mêmes priorités en matière de défense. En amont du sommet, Point d æncrage avait publié ses dix propositions 29 pour la défense de l Europe, montrant que des initiatives concrètes pourraient rapidement être prises si le consensus politique européen le permettait. Les faiblesses révélées par ces trois crises ne pourront être dépassées sans le développement d une analyse commune des enjeux. Que ce soit au sujet de la Libye, du Mali ou de la Syrie, les États membres de l Union européenne ont fait la démonstration alarmante de leurs différences d appréciation de l urgence, du danger et de la nécessité d agir. La position de l Allemagne, traditionnellement réticente à envoyer des unités combattantes à l étranger en raison du précédent de la Seconde Guerre mondiale, est connue et s est manifestée, à des degrés différents, dans les cas libyen et malien. La divergence de position entre la France et l Allemagne est préoccupante car l Union européenne ne peut rien faire si les visions stratégiques de ces deux pays s écartent dans de telles proportions. L Allemagne s est abstenue lors du vote de la résolution 1973 au Conseil de sécurité de l ONU pour l établissement d une zone d exclusion aérienne au-dessus de la Libye. Elle a politiquement soutenu l intervention au Mali, mais a refusé d y envoyer des unités combattantes. nationale libyenne de gestion intégrée des frontières ; d aider les autorités libyennes à renforcer leurs capacités opérationnelles institutionnelles. 27 Dans le cadre de la mise en place d un embargo sur les armes, une surveillance des eaux territoriales libyennes et du flux maritimes vers la Libye était nécessaire. 28 Sur son blog Bruxelles2, le journaliste Nicolas Gros-Verheyde a effectué un méticuleux travail de recensement des différentes contributions européennes. 29 «10 propositions pour l Europe de la défense», Point d aencrage, disponible sur pointdaencrage.org/nos-propositions-thematiques/10-propositions-pour-leurope-de-la-defense/ 18

Il est important que le citoyen allemand, comme les autres citoyens européens, soit vigilant vis-à-vis de l usage de la force. La France peut être par ailleurs critiquée pour ses initiatives unilatérales qui placent souvent ses partenaires devant le fait accompli. Le problème a cependant été, dans le cas malien comme dans le cas syrien, le peu d intérêt des autres États membres pour le sujet. Consciente de ses capacités limitées, la France a, contrairement à ses habitudes, tenté d associer l Union européenne à ses prises de position, sans que cette démarche soit réellement couronnée de succès. Parallèlement à ces absences européennes, il convient d insister sur la permanence de notre dépendance opérationnelle vis-à-vis des États-Unis. Qu il s agisse des cas libyen, malien ou syrien, le soutien américain visible ou invisible 30 a été indispensable à notre appareil militaire. Les prises de position françaises étaient ainsi hypothéquées par la nécessité d un soutien opérationnel américain. Les opérations ont montré que la France n avait pas d autonomie complète. Il y a en effet un déficit en matière de transport stratégique, de renseignement et de drones. Cette dépendance n est pas forcément un problème, mais c est un fait dont notre diplomatie doit tenir compte, notamment dans ses relations avec l Administration américaine sur d autres sujets. d. L impossible gestion de la perception des interventions Le dernier facteur qui fragilise la position de la France concerne la perception de ses interventions dans les pays d Afrique et du monde arabe, mais également en Europe. Dans des pays africains et arabes, les interventions extérieures, qui plus est occidentales, sont nécessairement associées par les populations locales aux opérations coloniales. L argument humanitaire est ainsi le plus souvent observé avec scepticisme par les éditorialistes arabes 31 et nombre d entre eux relaient l idée que toute présence militaire occidentale est synonyme de néo-colonialisme 32. En dépit des déclarations officielles contestant cette vision des choses, l action de la France en Libye, au Mali, en Syrie et en Centrafrique peut ainsi être présentée par certains acteurs locaux comme une énième opération occidentale en «terre musulmane». La géographie confessionnelle de la Centrafrique alimente également ces perceptions en soutenant la thèse que la France défend les chrétiens 33. Pour la Libye et le Mali, très majoritairement musulmans, les interventions vont alimenter un sentiment d oppression des musulmans que les réseaux islamistes relaient abondamment. Dans un autre registre, les interventions françaises peuvent être vues en Europe comme la prolongation, avec d autres formes et d autres justifications, de l ingérence historique de la France dans cette zone. En lien avec les divergences d analyse 30 Le soutien américain peut en effet se manifester par du prêt de matériel ou la fourniture de renseignement, notamment tiré des observations effectuées par des drones. 31 A titre d exemple, on pourra se référer aux articles d Abdelbari Atwan, éditorialiste du journal Al Quds Al Arabi. 32 Cette idée se décline différemment en fonction des médias ou des auteurs. Les éditorialistes arabes, égyptiens et algériens, notamment, auront ainsi tendance à lier leurs analyses à un discours nationaliste, alors que les prêcheurs radicaux replaceront leurs perceptions dans une rhétorique de défense de la communauté des croyants, l Oumma. 33 La Centrafrique est composée de deux tiers de chrétiens et d un tiers de musulmans. 19

stratégique évoquées plus haut, cette perception entame considérablement la capacité de la France à fédérer ses alliés européens autour de ses initiatives car elle soutient l idée que les dossiers en question sont des «affaires françaises» qui ne concernent pas les autres pays européens. Compte tenu de l urgence dans laquelle la France prend ses décisions d intervention, il est particulièrement difficile de maîtriser tous ses facteurs liés à des histoires et des expériences différentes. Cependant, ces facteurs sont essentiels dans la construction de coalition au moment de l envoi de troupes, et dans le maintien d un consensus international dans la phase de transition qui suit les interventions. ----- Conclusion Par sa capacité à réagir aux urgences et par son recours au droit et à la force en fonction des circonstances, la France a depuis trois ans prouvé sa puissance d action. Cet usage relativement pragmatique des outils de la politique internationale est néanmoins contraint par la fragilité croissante de ses moyens et par sa dépendance vis-à-vis de ses alliés, qui, à tort ou à raison, sont de plus en plus réticents à suivre ses positions. L analyse de ces quatre crises montre que les prises de position de la France et l usage extensif des capacités pointues mais limitées dont elle dispose lui permettent de peser bien plus que son poids en termes géographique et démographique. Son activisme permet ainsi à la France de masquer des moyens en baisse et d influer sur les crises internationales comme peu de pays de sa taille sont capables de le faire. Certains pourraient être tentés de demander à la France de rester «à sa place» et de cesser de vouloir intervenir sur des dossiers qui la dépassent. Cependant, la France n a aucun intérêt à calmer son activisme. C est un atout à conserver, mais il maintient la diplomatie française sous deux contraintes impérieuses : que son verbe ne s éloigne pas trop clairement de ses capacités réelles d action et qu elle garde la capacité de convaincre et de rassembler la communauté internationale, à commencer par ses alliés européens. 20