UNIVERSITÉ D ORLÉANS. THÈSE présentée par : L hybridation dans l œuvre de Jeanette Winterson



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Transcription:

UNIVERSITÉ D ORLÉANS ÉCOLE DOCTORALE SCIENCES DE L HOMME ET DE LA SOCIETÉ LABORATOIRE RÉMÉLICE THÈSE présentée par : Lupka MIHAJLOVSKA soutenue le : 16 novembre 2012 pour obtenir le grade de : Docteur de l université d Orléans Discipline : Langues et Littératures Etrangères L hybridation dans l œuvre de Jeanette Winterson THÈSE dirigée par : Thomas Pughe Professeur à l Université d Orléans RAPPORTEURS : Camille Fort-Cantoni Professeur à l Université de Picardie Jean-Michel Ganteau Professeur à l Université de Montpellier III JURY : Camille Fort-Cantoni Jean-Michel Ganteau Cécile Girardin Thomas Pughe Christine Reynier Professeur à l Université de Picardie Présidente du jury Professeur à l Université de Montpellier III Maître de conférences à l Université d Orléans Professeur à l Université d Orléans Professeur à l Université de Montpellier III

Remerciements Mes remerciements vont à tous ceux qui, par leur soutien, ont rendu ce travail possible. Je pense notamment à ma famille et mes amis, qui n ont jamais cessé de m encourager. Je tiens également à remercier les équipes enseignantes et les doctorants de l Université d Orléans, dont les communications ont été de grandes sources d inspiration et de réflexion. Enfin, l aboutissement de ce travail tient tout particulièrement au soutien, à la patience et aux remarques avisées de mon directeur de recherche Thomas Pughe. Pour toutes ces raisons et pour la confiance qu il m a accordée, je le remercie infiniment. 2

TABLE DES MATIERES INTRODUCTION... 5 PREMIERE PARTIE : HYBRIDITE ET HYBRIDATION DU «JE»... 32 CHAPITRE I-1 : LES VARIANTES DE L HYBRIDE INCARNE (LE MONSTRE, LE TRAVESTI, L ANDROGYNE) OU LA REDEFINITION DES CATEGORIES SEXUELLES... 33 I-1-1. LA FEMME AUX CHIENS : UNE MONSTRUOSITE REVOLUTIONNAIRE... 36 I-1-2. JOURDAIN OU LE TRAVESTISSEMENT... 67 I-1-3. LES TRANSGRESSIONS SEXUELLES/LANGAGIERES DU NARRATEUR DE WRITTEN ON THE BODY... 93 CHAPITRE I-2 : DEMULTIPLICATION DU «JE»... 124 I-2-1- UNE IDENTITE HYBRIDE... 126 I-2-2. DE L HYBRIDATION DES VOIX A LA COMPOSITION D UNE VOIX HYBRIDE... 169 DEUXIEME PARTIE : HYBRIDATION DES GENRES NARRATIFS... 195 CHAPITRE II-1 : HYBRIDATION DE L AUTOBIOGRAPHIE ET DU CONTE DANS ORANGES ARE NOT THE ONLY FRUIT... 196 II-1-1. DESTABILISATION ET REINTERPRETATION DU RECIT «AUTOBIOGRAPHIQUE» PAR LES CONTES... 199 II-1-2. DESTABILISATION ET REDEFINITION DU CONTE DE FEES TRADITIONNEL PAR LE RECIT «AUTOBIOGRAPHIQUE»... 231 CHAPITRE II-2 : REMISE EN CAUSE DU RECIT HISTORIQUE TRADITIONNEL ET CREATION D UN RECIT HISTORIQUE HYBRIDE DANS SEXING THE CHERRY... 245 II-2-1. DE LA REMISE EN CAUSE DU RECIT HISTORIQUE TRADITIONNEL SOUS L EFFET DE L HYBRIDATION DE L HISTOIRE ET DE LA FICTION... 251 II-2-2. A LA CREATION D UN RECIT HISTORIQUE HYBRIDE... 268 CHAPITRE II-3 : REDEFINITION DE L HISTOIRE D AMOUR SUR LE MODE DE L HYBRIDITE DANS WRITTEN ON THE BODY... 276 II-3-1. RENOUVELLEMENT DU DISCOURS AMOUREUX ET CREATION D UN HYBRIDE METAPHORIQUE... 279 II-3-2. REECRITURE DES SCRIPTS DE LA RELATION AMOUREUSE ET CREATION D UNE HISTOIRE D AMOUR HYBRIDE PAR L ALLIANCE DE L ANCIEN ET DU NOUVEAU... 306 TROISIEME PARTIE : L INTERTEXTUALITE, VARIANTE DE L HYBRIDATION... 329 CHAPITRE III-1 : CONSTRUCTION D UNE IDENTITE/NARRATION HYBRIDE PAR LE BIAIS DE L INTERTEXTUALITE DANS ORANGES ARE NOT THE ONLY FRUIT... 330 III-1-1. DES MODELES DE COMPORTEMENTS... 332 III-1-2. EMERGENCE D UNE NARRATION PERSONNELLE AU TRAVERS DE LA REAPPROPRIATION D HISTOIRES ANTERIEURES... 357 CHAPITRE III-2 : CONSTRUCTION D UNE HISTOIRE D AMOUR HYBRIDE PAR LE BIAIS DE L INTERTEXTUALITE DANS THE POWERBOOK... 386 III-2-1. EXTENSION DES FRONTIERES ET REDEFINITION DE LA ROMANCE SUR LE MODE DE L INCLUSION... 397 III-2-2. REECRITURE DE LA ROMANCE SUR LE MODE PERSONNEL... 416 CONCLUSION... 449 BIBLIOGRAPHIE... 456 INDEX... 488 3

Liste des abréviations et éditions utilisées Romans du corpus Oranges : Oranges are not the Only Fruit (1985), Vintage, London, 2001. Sexing : Sexing the Cherry (1989), Vintage, London, 2001. Written : Written on the Body (1992), Vintage, London, 1996. PowerBook : The PowerBook (2000), Vintage, London, 2001. Autres ouvrages mentionnés Romans Passion : The Passion (1987), Vintage, London, 2001. A&L : Art & Lies (1994), Vintage, London, 1995. Gut : Gut Symmetries (1997), Granta Books, London, 1998. Lighthousekeeping, Fourth Estate, London, 2004. Weight: The Myth of Atlas and Heracles, Canongate, Edinburgh & New York, 2005. The Stone Gods (2007), Penguin, London, 2008. The Daylight Gate, Arrow & Hammer, London, 2012. Autobiographie Why Be Happy : Why Be Happy When You Could Be Normal?, Jonathan Cape, London, 2011. Nouvelles The World and Other Places (1998), Vintage, London, 1999. Essais Art Objects : Art Objects: Essays on Ecstasy and Effrontery (1995), Vintage, London, 1997. Livre illustré Boating : Boating for Beginners (1985), Vintage, London, 1999. 4

INTRODUCTION 5

Nombre de critiques littéraires recourent au lexique de l hybridation pour décrire l univers protéiforme de Jeanette Winterson, écrivain britannique contemporain née en 1959 qui esquive les dénominations (de féministe, lesbienne, postmoderniste...) que d aucuns prétendent lui imposer. Il est vrai que le terme «hybride» et ses dérivés, «hybrider», «hybridation», «hybridité», semblent particulièrement adaptés à la description du fonctionnement des œuvres de l auteur, et notamment de Sexing the Cherry. Non seulement cette pratique, dans sa variante biologique, contribue à l élaboration du noyau métaphorique de son troisième ouvrage, jusqu à en inspirer le titre, mais les greffes horticoles auxquelles se livre Jourdain, l un des personnages principaux, renvoient aux entrecroisements qui affectent conjointement les narrateurs et leurs récits, tout en suggérant la manière dont l auteur conçoit son art ainsi que la nature du sujet et de son monde. Ainsi, Gavin Keulks perçoit, dans les œuvres de Winterson, la quête d un espace indéfini, polyphonique ou hybride. 1 Christine Reynier évoque plus précisément des «textes hybrides», nés de l entrelacs de voix multiples, qui empruntent à tous les arts, à la tradition littéraire et à différents genres narratifs. (Reynier 2004, p. 55-6) Confirmant cette description, Peter Childs décrit Oranges are not the Only Fruit comme un hybride de narration réaliste et de contes de fées. (Childs 2005, p. 266) Dans la même lignée, Angela Marie Smith voit en Sexing le fruit d une alliance productive entre récit historique et conte de fées témoignant de la nécessité de proposer des histoires éthiques et hybrides. (Smith 2005, p. 38-9) A propos de Written on the Body, Gregory J. Rubinson affirme qu en entrecroisant différents types de discours sur le corps, le texte exhibe une forme de savoir qui suggère, en la reflétant, la nature fondamentalement hybride de toute narration. (Rubinson 2001) Enfin, Jean-Michel Ganteau considère que The PowerBook (re)définit la romance au travers d une hybridité générique et modale. (Ganteau 2004 (a), p. 166) Plus que cela, Ganteau affirme, à juste titre, que Winterson «fait de l hybridation l une des pierres de touche de ses récits (hybridation générique, spatiale, mais aussi sexuelle [ ])». (Ganteau 2001, p. 37-43) Car si le lexique de l hybridation paraît adapté à la description des narrations de Winterson, le terme «hybride» semble également offrir une définition paradigmatique de l identité (sexuelle) de ses personnages. Qualifiant l androgyne platonicien d «être hybride», Reynier affirme notamment que le personnage de Fortunata, dans Sexing, fonctionne «comme une représentation métaphorique de l utopie que 1 Keulks Gavin, 2007. Winterson s Recent Work: Navigating Realism and Postmodernism, in Jeanette Winterson: A Contemporary Critical Guide, Andermahr Sonia (sous la dir. de), Continuum, London & New York, p. 146-62, p. 147. 6

constitue l être complet». (Reynier 1997, p. 190) Abordant à son tour ce sujet, Susana Onega choisit de s intéresser davantage à la Femme aux chiens, l une des narratrices autodiégétiques de Sexing, en laquelle elle perçoit un hybride d éléments contradictoires. (Onega 2006, p. 96) Pour Lucie Armitt, la Femme aux chiens est plus précisément un hybride grotesque qui déstabilise les paramètres acceptables de la féminité. (Armitt 2000, p. 18) Selon elle, la caractérisation de ce personnage suggère que la femme ne peut exister qu en tant que construction hybride, parfois grotesque, dans une société patriarcale. (Armitt 2000, p. 28) Dans une perspective similaire à celle développée antérieurement par Elizabeth Langland, Bente Gade postule que la métaphore du greffage suggère une conception de l identité (sexuelle) qui s exprimerait en termes de fragmentation, de multiplicité et d ambivalence. 1 Poursuivant dans la même voie, Angela Marie Smith déclare que l hybride permet de repenser le genre, Sexing offrant de multiples représentations de l identité et de la sexualité du sujet au travers de ce motif. 2 D après Smith, la lecture d un tel texte se fait elle-même hybride, puisqu au travers de ce processus, le lecteur le réinterprète et le transforme à sa manière. (Smith 2005, p. 44-5) Enfin, Lidia Curti rassemble l ensemble de ces perspectives en recourant au terme «hybride» pour décrire les personnages monstrueux et les textes qui les abritent textes caractérisés par la démultiplication des narrateurs, l entrecroisement des genres et l intertextualité. (Curti 1998) La profusion et la diversité de l utilisation du lexique de l hybridation dans les analyses de l œuvre de Winterson ne sauraient nous étonner, les termes qui le composent fourmillant avec la même vitalité dans les articles et ouvrages de théorie littéraire dont s inspirent les critiques. Citons, par exemple, Charles Jencks, qui définit l expression hybride comme l une des nombreuses variables stylistiques du postmodernisme. (Jencks 1980, p. 32) Ihab Hassan parle également d hybridation postmoderne. (Hassan 1986) De nombreux autres théoriciens lient postmodernisme et hybridation. Linda Hutcheon affirme notamment que le postmodernisme exige que l on repense les catégories de l identité, de l homogénéité, de l unité, en les confrontant à celles de la différence, de l hétérogénéité, de l hybride et du provisoire. (Hutcheon 1991, p. 42) Dans un ouvrage paru ultérieurement, 1 Gade Bente, 2003. Multiple Selves and Grafted Agents: A Postmodernist Reading of Sexing the Cherry, in I m Telling you Stories : Jeanette Winterson and the Politics of Reading, Grice Helena, Woods Tim (sous la dir. de), Rodopi, Amsterdam & Atlanta, 1998, p. 27-39. Voir également: Langland 1997, p. 105. 2 Nous appréhendons le terme «genre» comme une traduction de l anglais gender renvoyant spécifiquement à l identité et au comportement que le sujet est censé avoir suivant le sexe biologique auquel il est supposé appartenir. 7

elle déclare que le postmodernisme, le postcolonialisme, le féminisme et la théorie «queer» partagent, entre autres, un intérêt pour la différence, l excentricité, l hybride, l hétérogène, le local. (Hutcheon 1999, p. 166) Dans la même veine, Terry Eagleton décrit le postmodernisme comme privilégiant l hybridité à la pureté, la pluralité à la singularité, la différence à l identité. (Eagleton 1997, p. 28) Associée à l hétérogénéité, au provisoire et à la différence, mais également à l excentricité, au local et à la pluralité, ayant pour antonyme la pureté, interrogeant les notions d homogénéité, d unité et d identité, l hybridation serait ainsi intimement liée au postmodernisme, dont elle représenterait l une des caractéristiques définitoires fondamentales. 1 Il apparaît néanmoins problématique d user d un signifiant à signifiés variables, dont la définition est parfois vague, parfois inexistante, en l associant librement à un chapelet hétéroclite de noms et d adjectifs, pour éclairer le concept hautement protéiforme de «postmodernisme». D autant que l association de l hybridation et du postmodernisme est loin de faire l unanimité. En effet, tandis que certains théoriciens décrivent l hybridation comme un phénomène caractéristique de la postmodernité 2, d autres considèrent que cette pratique a toujours fait partie intégrante de la littérature 3. Malgré ces divergences, nombre de théoriciens, à l instar des auteurs du Texte hybride, l un des rares ouvrages entièrement consacrés à ce sujet, s accordent «pour affirmer que l hybridité constitue une loi du romanesque et que le XX e siècle accentue l expérimentation en ce sens 1 Eagleton affirme, au contraire, que l hybride, le pluriel, le transgressif, sont des caractéristiques fondamentales du capitalisme tardif, le postmodernisme n étant jamais que le produit du système économique au sein duquel il a vu le jour. (Eagleton 1997, p. 39) 2 Dominique Budor déclare ainsi que «l acceptation de l aléatoire, de l irréductibilité des singularités, de la dispersion de la Raison, de la fondamentale hétérogénéité du langage [qui caractérisent, selon elle, la postmodernité] ouvrent au règne de l hybride.» Il lui semble donc «inévitable [...] que les styles reconnus, les formes traditionnelles, les genres canoniques se révèlent mouvants, inopérants, ou en tous cas insuffisants, pour contenir une éclosion-prolifération de textes dont le projet même est de réunir des différences, sur le mode de la coexistence des formes et non plus de la violation d une norme.» (Budor Dominique, 2004. L écriture personnelle à l assaut du roman historique, in Le texte hybride, Budor Dominique, Geerts Walter (sous la dir. de), Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, p. 69-83, p. 69.) 3 A partir des analyses de Giambattista Vico, Wladimir Krysinski fait remonter l hybridité à Homère, c est-àdire aux origines mêmes de la littérature occidentale. «Les paramètres critiques de G. Vico qui définissent cette hybridité sont assez précis : changement de registres, inégalité du style, mélange des dialectes et des niveaux de langage. Ce modèle de l hybridité va se projeter dans l histoire de la littérature.» (Krysinski Wladimir, 2004. Sur quelques généalogies et formes de l hybridité dans la littérature du XX e siècle, in Le texte hybride, Budor Dominique, Geerts Walter (sous la dir. de), Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, p. 27-39, p. 32.) Citons également William Schnabel qui nous invite à considérer que «[l]a littérature même, du moins celle qui se veut poétique et imagée, semble être fondée sur ce que l on peut appeler l hybridité d associations.» Nombre de procédés littéraires opèrent, en effet, la réunion d éléments disparates, tels que l antithèse, voire «la métaphore et la comparaison [qui] sont des procédés par lesquels on laisse entendre qu il y a une ressemblance entre deux choses ordinairement différentes.» (Schnabel William, 2000. Préface aux Cahiers du Gerf 7 : L hybride, Groupe d Etudes et de Recherches sur le Fantastique (GERF), Presses de l Université Stendhal-Grenoble 3, Grenoble, p. 5-13, p. 9.) 8

et amplifie la liberté discursive.» 1 En effet, la forme hybride serait particulièrement adaptée à la représentation «d une revendication de la multiplicité et de l hétérogénéité propres au postmodernisme.» 2 En d autres termes, le lexique de l hybridation décrirait un procédé littéraire qui, s il n est pas nouveau, se serait intensifié au cours du XX e siècle. L usage des termes liés à l hybridation redoublerait alors le développement exponentiel des techniques de (mé)tissage à tous les niveaux de la production littéraire contemporaine. Ainsi que le démontrent les citations des théoriciens du postmodernisme, l utilisation du lexique de l hybridation n est pas sans poser problème. En effet, il est souvent tentant d y recourir sans prendre le soin de le définir, une omission qui peut engendrer une multitude d interprétations, parfois contradictoires. L emploi des termes liés à l hybridation est d autant plus problématique qu ils ne font pas partie, à l origine, du vocabulaire de l analyse littéraire, mais ont été empruntés aux sciences naturelles et à la linguistique. En outre, avant d entreprendre la description et l analyse de pratiques littéraires par le biais de métaphores inspirées de la terminologie des sciences naturelles, il convient de s interroger sur la pertinence d un tel emprunt. L emploi de ce lexique reste donc problématique et sujet à caution tant que l on ne spécifie pas exactement le(s) sens dans le(s)quel(s) on se propose de l utiliser dans le champ littéraire. Cette étape préliminaire démontrera qu il est véritablement profitable de recourir à une terminologie non littéraire pour décrire un phénomène littéraire, en révélant la manière dont l utilisation du lexique de l hybridation éclaire le fonctionnement de pratiques spécifiques avec plus de justesse et de clarté que ne le feraient des néologismes. Nous suivrons, ce faisant, un chemin comparable à celui de Wladimir Krysinski qui, se tournant vers «les dictionnaires spécialisés de la biologie et de la génétique», y découvre «une multitude de termes techniques qui tendent un miroir au discours littéraire et plus largement au discours artistique». (Krysinski 2004, p. 29) Ce processus définitoire nous amènera ensuite à suggérer que l hybridation est le principe de fonctionnement de l œuvre wintersonienne, le médium idéal d une vision particulière du monde, dont elle redouble la nature en la recréant. Préfigurant l aporie qui la caractérise, la délimitation du sens de l «hybridation» 1 Budor Dominique, Geerts Walter, 2004. Les enjeux d un concept, in Le texte hybride, Budor Dominique, Geerts Walter (sous la dir. de), Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, p. 7-25, p. 11. Rinaldo Rinaldi fait partie des auteurs qui revendiquent cette position intermédiaire. (Rinaldi Rinaldo, 2004. La double inconstance ou le contrepoint en littérature, in Le texte hybride, Budor Dominique, Geerts Walter (sous la dir. de), Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, p. 97-110, p. 97.) 2 Paterson Janet M., 2001. Le paradoxe du postmodernisme : l éclatement des genres et le ralliement du sens, in Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, Dion Robert, Fortier Frances, Haghebaert Elisabeth (sous la dir. de), Editions Nota bene, Québec, p. 81-101, p. 81. 9

nous permettra paradoxalement d appréhender et de retranscrire sa nature excessive, multiple et contradictoire. 10

REPERAGES «[U]ne combinaison féconde d éléments différents» 1 Première étape de toute définition, un détour par le dictionnaire (général et spécifique) nous apparaît obligatoire. Le Petit Larousse définit ainsi l hybridation comme un «croisement entre deux variétés, deux races d une même espèce ou entre deux espèces différentes». (Le Petit Larousse 1995, p. 523) Ce processus aboutit à la production d une race, variété ou espèce «hybride». Ainsi que le précisent Le Petit Larousse ou encore, pour citer un ouvrage spécialisé dans l onomastique de la terminologie des sciences naturelles, le Dictionnaire étymologique de botanique de François Couplan, le mot «hybride» vient du latin hybrida, qui signifie «de sang mêlé», «métis». (Couplan 2000, p. 107) La notion de métissage persiste également dans les acceptions linguistique et courante de l «hybride». En linguistique, le terme «hybride» désigne «un mot constitué par des éléments issus de langues différentes (ex. automobile, du gr. auto et du lat. mobilis).» (Le Petit Larousse 1995, p. 523) Le terme «hybride» exemplifie lui-même le phénomène qu il décrit dans le domaine linguistique, puisque «le latin classique ibrida ( bâtard, de sang mêlé ) est devenu hybrida par rapprochement avec le grec hubris, excès», une notion dont, nous le verrons, il garde la trace au travers de ses transgressions. 2 Enfin, dans son acception courante, l «hybride» renvoie à un «composé d éléments disparates», un «composite», telle l «architecture hybride». (Le Petit Larousse 1995, p. 523) Dans leur introduction au Texte hybride, Dominique Budor et Walter Geertz complètent cette définition de l hybride en élaborant, à partir du dictionnaire des synonymes disponible sur Macintosh, une «cartographie lexicale de l hybride», dans 1 Budor, Geerts, 2004, p. 12. 2 Samoyault Tiphaine, 2001. L hybride et l hétérogène, in L art et l hybride, Batt Noëlle, Bernardi Sandro, Bloch Béatrice [et al.], Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, p. 175-86, p. 176. Michel Constantini mentionne également l «excès» ou, pour reprendre ses propres termes, la «démesure», le «débord» lorsque, des diverses racines étymologiques de l «hybride», il dégage «trois traits pertinents» caractérisant l hybride artistique et permettant de le distinguer de certains termes voisins : «La pluralité, certes, mais plus précisément, l altérité, et, puisque nous sommes engagés dans un processus, l altération. La distance, ensuite, qui marque tout hétérogène du plus au moins, jusqu à la fusion parfois, mais ici semble se spécifier le plus souvent en éloignement. L excès, enfin, que nous nommâmes démesure, le débord abolissant la limite sage où se cantonne le syncrétique. Sans altération, sans éloignement, sans débordement, l hybride ne serait pas, mais seul le mixte». (Constantini Michel, 2001. Il est dans les monts du León, in L art et l hybride, Batt Noëlle, Bernardi Sandro, Bloch Béatrice [et al.], Presses Universitaires de Vincennes, Saint- Denis, p. 203-11, p. 209.) Nous aurons l occasion de revenir sur la dimension excessive de l hybride, qui se manifeste au travers de ses débordements, du dépassement des frontières. 11

laquelle on retrouve les termes que les théoriciens du postmodernisme associent ou opposent à cette notion : [le] logiciel informatique de synonymes utilisable sur Macintosh, nécessairement réducteur et à ce titre fort significatif, [...] dote Hybride d une série de significations : métissé, mâtiné, mélangé, composite, impur ; il ouvre à quelques propositions de synonymes : métissé, croisé, hybridé, brassé ; et il renvoie comme Le Petit Robert à un seul antonyme : pur. La même recherche menée à partir des substituts permet de tracer toute une cartographie lexicale pour désigner des opérations (de combinaison, de mélange, de croisement, de métissage, de mixage, d amalgame...) et pour qualifier un résultat (composite, hétérogène, hétéroclite...). Et quelques lignes de convergence se dessinent. L hybride apparaît comme le produit on notera que nombre de termes corrélés sont des adjectifs à forme de participe passé d une combinaison féconde d éléments différents. (Budor, Geerts, 2004, p. 12) 1 Budor et Geerts recourent également au Petit Robert pour définir l hybride. La définition de ce dictionnaire est analogue à celle du Petit Larousse, si ce n est qu elle insiste sur l anomalie de la rencontre entre les différentes composantes de l hybride et évoque plus explicitement l utilisation que l on peut en faire dans le domaine de l art. En effet, l hybride y est présenté comme un «[c]omposé de deux éléments de nature différente anormalement réunis ; qui participe de deux ou plusieurs ensembles, genres, styles. Œuvre hybride.» (Budor, Geerts, 2004, p. 12) Au vu de ces définitions, il n est guère surprenant que les critiques et théoriciens de la littérature aient été tentés de recourir au lexique de l hybridation pour désigner toutes les formes de rencontre, de coexistence, de juxtaposition, de mélange, d éléments littéraires a priori différents, disparates, voire que l on juge habituellement incompatibles. Transposée dans la sphère littéraire, l hybridation devient une notion extrêmement plastique pouvant recouvrir de nombreux procédés. L hybridation littéraire prend des formes différentes, suivant l interprétation particulière de chaque critique. Elle est, tour à tour, hybridation des styles, des langages, des registres, des voix, des discours, des genres narratifs, des textes 2. 1 A des fins de précision, d une part, et de variation terminologique, d autre part, nous nous permettrons de recourir aux termes composant cette «cartographie lexicale de l hybride», qui nous apparaît à la fois utile et pertinente. 2 Janet Paterson définit l intertextualité comme une variante de l hybridation lorsque, analysant le roman d Hubert Aquin, Trou de mémoire, elle suggère que «la composition hybride du texte correspond à la pensée esthétique d Aquin» selon laquelle «le texte s écrit continuellement dans le texte ou le long des marges d un autre texte». (Paterson 2001, p. 88-9. Paterson cite dans cet extrait : Aquin Hubert, 1977. Blocs erratiques, Quinze, Montréal, p. 271.) De la même manière, Pierre-Yves Le Cam utilise l expression «hybridation textuelle» pour désigner les liens intertextuels que le roman Anno Dracula tisse avec les récits de vampires qui l ont précédé. (Le Cam Pierre-Yves, 2000. Kim Newman et ses vampires, in Les cahiers du Gerf 7 : 12

Notre propre appréhension de l hybridation se veut inclusive plus que restrictive. L hybridation serait ainsi un regroupement de procédés littéraires faisant interagir des éléments apparemment divergents, ou que l on considère être incompatibles, à tous les niveaux de la narration. De la divergence à la convergence, noyau de la nouveauté Toutes les définitions précitées insistent sur la dimension hétérogène de l hybride. Sans pour autant nier le caractère fondamental de cet aspect de l hybride, Noëlle Batt suggère que les éléments constitutifs de l hybride doivent nécessairement partager un certain degré de similitude pour qu une rencontre et une interaction puissent avoir lieu. Elle se fonde sur la génétique animale et végétale pour démontrer la pertinence de sa remarque et étend ses observations au domaine littéraire. Notant que, dans la nature, les cas d hybridation spontanée sont assez rares, Noëlle Batt attribue cet état de fait à «la dissemblance entre les génomes, c est-à-dire le nombre et la structure des chromosomes». 1 En effet, il doit y avoir «une homologie suffisante» entre les génomes pour qu ils puissent coexister au sein d une même cellule. «Si cette condition est réalisée, une information génétique composite peut alors s exprimer, apparaissant comme une transfusion des potentialités héréditaires du génome d une espèce dans celui d une autre espèce.» (Batt 2001, p. 74) Adaptant cette théorie au domaine littéraire, Batt postule que les œuvres hybrides sont «celles qui invitent à opérer une transaction entre des éléments ressentis d emblée comme étant hétérogènes», mais dont les points de divergence peuvent se transformer en facteurs de réunion. (Batt 2001, p. 74) Cette transaction est opérée par le lecteur, qui, tel un catalyseur de l opération d hybridation, un rouage mettant en branle le processus artistique, confère à l œuvre (qu elle soit ou non hybride) sa pleine dimension. La transaction, qui se déroule en deux temps, débute par «la prise de conscience de l hétérogénéité perçue comme un hiatus, un dissensus, comme la présence manifeste d un élément asystémique dans le système». (Batt 2001, p. 74) Ayant reconnu l incompatibilité L hybride, Groupe d Etudes et de Recherches sur le Fantastique (GERF), Presses de l Université Stendhal- Grenoble 3, Grenoble, p. 73-91, p. 86.) 1 Notons que Batt réserve «le terme d hétérogénéité à l objet décrit dans sa phase pré-transactionnelle et celui d hybride au même objet considéré dans sa phase transactionnelle ou post-transactionnelle.» (Batt Noëlle, 2001. Que peut la science pour l art? De la saisie du différentiel dans la pensée de l art, in L art et l hybride, Batt Noëlle, Bernardi Sandro, Bloch Béatrice [et al.], Presses Universitaires de Vincennes, Saint- Denis, p. 73-82, p. 74.) 13

des éléments mis en présence, le lecteur n a cependant d autre choix que celui de les faire interagir pour pouvoir leur conférer un sens. S amorce alors «une négociation dont la visée n est pas une résolution de type dialectique impliquant la disparition de l hétérogénéité, mais une mise en interaction des zones d hétérogénéité afin de créer une nouvelle gamme de rapports, un nouveau type de coopération entre ces zones.» (Batt 2001, p. 74-5) Ainsi que le suggère Noëlle Batt, il est tout à fait concevable que, «par contamination contextuelle [et] sous la responsabilité d un regard et d un cerveau humains [ ], certaines propriétés définissant l identité spécifique de chaque modalité artistique à travers celles de leurs composants puissent changer de fonction et s associer aux propriétés de l autre mode artistique pour fonder une nouvelle entité caractérisée par de nouvelles propriétés émergentes». (Batt 2001, p. 79-80) Peuvent alors être qualifiées «d œuvres hybrides celles qui rassemblent sur un même support ou dans un même espace-temps des sous-genres littéraires, picturaux ou musicaux [certes] différents», mais dont les «propriétés de distinction et de séparation» peuvent se transformer «en propriétés de réunion à partir du moment où les modalités hétérogènes sont engagées dans la coopération que réclame l hybridité.» (Batt 2001, p. 75-9) De la même manière, Budor et Geerts considèrent que la spécificité de l hybride réside dans l affirmation, «à partir de la coexistence d éléments disparates mais compatibles, [de] la force créatrice de la réunion : loin de porter le regret d un ordre antérieur, il proclame le composite et exalte l ouverture de l ordre nouvellement institué.» (Budor, Geerts, 2004, p. 13) Les propriétés définitoires des éléments constitutifs gardent néanmoins les traces résiduelles de leurs valeurs antérieures, se présentant alors comme autant de points d origine, de facettes et de reflets de la multiplicité de l hybride. En d autres termes, les parties constitutives de l hybride conservent leur individualité tout en étant simultanément autres, plurielles, au travers de leur contribution à la création d un nouvel élément signifiant. Au sein de l œuvre hybride, coexistent alors la perception individuelle de chaque élément et l appréhension globale de la transaction menant à la création d un nouvel objet signifiant. L hybridation ou la quête infinie de l expansion de la sphère de représentation Au contraire de Jean Bessière, qui voit en la part d homogénéité de l hybride le signe d une «dissolution du littéraire» car elle mettrait en avant le fait que la littérature ne possède ni délimitations internes ni frontières externes, Janet Paterson l interprète comme 14

la première phase d un renouvellement de la littérature. «[E]ntre dissolution et renouvellement, il y aurait non pas une opposition, mais une charnière, c est-à-dire un point de rencontre selon lequel l éclatement des genres constituerait à la fois la désintégration d une conception normative du roman et l avènement d une autre forme d écriture.» (Paterson 2001, p. 87-8) Si l hybride brouille les frontières entre ses parties constitutives, il n annihile pas pour autant leurs caractéristiques distinctives en les réduisant à un amalgame informe et stérile. L hybridation engage des éléments différents dans une opération, une transaction, une interaction, qui, en redéfinissant leurs propriétés constitutives divergentes en points de convergence, aboutit à une combinaison innovante et signifiante. Pour reprendre les termes de Lauric Guillaud, l hybridation permet à la littérature, définie comme une «entité collective à parentés multiples, [ ] [une] galaxie de formes, de thèmes, de types discursifs en réorganisation perpétuelle [ ], de conquérir des nouveaux mondes de conceptions verbales». 1 L hybride, fruit de la transaction, offre une sphère de représentation qui excède pour revenir aux origines grecques du terme et remplace celles de ses éléments constitutifs, tout en en pointant les limites et, donc, en en gardant paradoxalement la trace. En étendant la sphère de représentation de ses éléments constitutifs, l œuvre hybride contribue au renouvellement des dimensions poétique et sociopolitique de la littérature (si tant est qu elles puissent être dissociées). Le texte hybride se démarque par sa capacité à reconnaître, à faire coexister, interagir, des conceptions du monde différentes, voire que l on juge habituellement incompatibles, et, par conséquent, par son ambition de représenter les formes, multiples, fluctuantes, parfois contradictoires, que peuvent prendre la réalité et la vérité. Malgré leurs divergences, les auteurs ayant contribué au Texte hybride se rejoignent sur cette perception du rôle de l hybridation, qui serait «avant tout l élargissement des champs d observation et l intensification de la quête cognitive.» (Krysinski 2004, p. 33) Pour reprendre la formule de Robert Dion, Frances Fortier et Elisabeth Haghebaert, l œuvre hybride exploite tous les éléments disponibles «puisés au réservoir, ou au répertoire, des cultures antérieures» dans le but de «parvenir à plus de précision, à plus d authenticité et à un partage plus démocratique? des effets de 1 Guillaud Lauric, 1997. La dynamique de l hybridité des genres. De quelques chimères dans la littérature fantastique, in Les cahiers du Gerf 7 : L hybride, Groupe d Etudes et de Recherches sur le Fantastique (GERF), Presses de l Université Stendhal-Grenoble 3, Grenoble, p. 61-71, p. 62. Guillaud cite : Schaeffer Jean-Marie, 1997. Genres littéraires, in Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopedia Universalis, Albin Michel, Paris, p. 339. 15

sens». 1 En repoussant les frontières de ses parties constitutives, le texte hybride bouscule donc également la vision du monde du lecteur. En effet, en le confrontant à un kaléidoscope de perspectives différentes, en l obligeant à plonger dans des univers protéiformes et à rechercher des points d interaction, de réunion, entre des éléments divergents, l œuvre hybride l arrache au confort du monde qui lui est familier pour l amener à reconsidérer ses certitudes et à étendre son champ de vision. En affirmant qu «il y a une dizaine d années, on pouvait encore avancer que les pratiques hybrides bouleversaient nos habitudes de lecture ou de perception», mais qu aujourd hui, l hybridité se présente naturellement comme la forme la plus apte à refléter les «systèmes cognitifs et épistémologiques» de notre «époque de mélange», comme «l écriture par excellence de notre temps : cohérente dans son incohérence, signifiante dans son éclatement», Paterson semble paradoxalement neutraliser la dimension expérimentale et révélatrice de ce procédé. (Paterson 2001, p. 91) Mais peut-être ne faitelle que suggérer l influence, due à une pratique répétée, de l hybridation sur la perception contemporaine du réel? Loin de n être que le simple reflet d un monde contemporain multiple et ambivalent, l hybridation retranscrirait une vision qu elle aurait contribué à dévoiler (ou bien serait-ce à créer?) et à rendre familière. En ce sens, l hybridation nous dévoilerait une vérité qui serait à la fois nouvelle et déjà connue, authentique et artificielle, celle d une réalité multiple, fluctuante et paradoxale. Symbole de ce qu elle désignerait, l hybridation serait et ne serait pas la forme narrative réaliste du XX e et XXI e siècle. L hybride incarné, corrélat de l hybride textuel Représentant par excellence des points de convergence des variantes scientifiques et littéraires de l hybridation, l hybride incarné, le personnage hybride, apparaît comme le corrélat de l hybride textuel, tant au niveau de sa nature que de sa fonction. Redoublant et contribuant à la transgression opérée par le texte dans lequel elle s insère, la figure de l hybride remet en cause nos modes de perception et de représentation. 2 Souvent assimilée 1 Dion Robert, Fortier Frances, Haghebaert Elisabeth, 2001. La dynamique des genres : Introduction, in Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, Dion Robert, Fortier Frances, Haghebaert Elisabeth (sous la dir. de), Editions Nota bene, Québec, p. 5-23, p. 22. 2 Evoquant la conception selon laquelle l hybridation est une pratique constitutive de la littérature, Sandro Bernardi considère que l hybride incarné renvoie à l essence même de l art, à sa nature profonde. Plus que le lieu où se déploie la figure de l hybride, l art est l hybride qui remet en cause le sujet et le système dans lequel il évolue en le confrontant sans cesse à sa propre altérité : «Il y a, dans la culture, un double 16

à la figure du monstre, suscitant le dégoût et la crainte, la créature hybride est le fruit de l «union de deux ou plusieurs individus», du «mixage des identités qui coexistent au sein d un même individu», ou bien encore de la «rencontre de l homme et de la nature, du défini et de l indéfini.» L hybride devient alors «un instrument gnoséologique : le monstre [est appréhendé] en tant que partie inconnue de l homme, de l humanité et du monde». (Bernardi 2001, p. 121-3) En confrontant le sujet à son altérité constitutive, l hybride déstabilise la définition de l «identité» dérivée du latin idem, qui signifie «le même», comme «caractère permanent et fondamental». (Le Petit Larousse 1995, p. 530) L hybride menace l unité identitaire du sujet et, partant, l intégralité du système de classifications sur lequel repose la culture. En d autres termes, la créature hybride révèle, en le brouillant, le processus de distanciation et de différenciation d avec la nature sur lequel repose la construction de la culture. Par conséquent, «[l]a construction d une identité culturelle passe [...] souvent par l élimination des monstres hybrides». (Bernardi 2001, p. 123) 1 L hybride, le monstre, l impur, doit être éradiqué car il «nous reconduit endelà ou en deçà des concepts de culture et d identité tels que nous les avons appris», en mettant au jour l intériorité, et non l extériorité, de l autre. (Bernardi 2001, p. 124-5) Une variante de l hybride trouve néanmoins grâce aux yeux du sujet : «l ange, intermédiaire «nécessaire» [...] entre le fini et l infini.» (Bernardi 2001, p. 123) Symbole ultime de l ambivalence, de la transgression des frontières, des catégories, des systèmes de valeurs, la monstruosité de l hybride, cette résurgence de l altérité constitutive de l identité, peut alternativement être interprétée comme «présence du sacré», de la différence ultime et intraduisible. (Bernardi 2001, p. 123) Le monstre et l ange incarnent, en ce sens, deux facettes, deux interprétations, contradictoires, mais coexistantes, de l hybride, tout en pointant son caractère multiple, fluctuant, paradoxal et excessif. mouvement vers l intérieur (fermeture, définition d identité) et vers l extérieur (rencontre avec les autres). [...] Ce deuxième mouvement se développe surtout dans l art dont la tendance à l altérité engendre une crise d identité du sujet à la suite de laquelle, sur les ruines de la précédente, se dessine une nouvelle identité qui à son tour sera bouleversée par une autre expérience de l altérité. [...] Toute œuvre d art a pour nous le visage d un Sphinx, elle nous présente une énigme, risquant ainsi de mettre en crise la représentation et avec elle le destinataire même. L art serait donc un mouvement de représentation de l irreprésentable, la recherche d une forme sans forme, d une forme faite de plusieurs formes.» En se faisant hybride, l art effleure l intraduisible, l inexprimable, ce que certains nommeront volontiers le sacré : «Les artistes et l art sont encore ici [...] pour nous rappeler l incertitude du sujet et nous rappeler qu au cœur de l identité, spécialement de celle qui se veut la plus pure, il y a un mixage profond d instances différentes et que toute culture est une surface que l art cherche à racler [...] jusqu au fond noir où nous trouverons peut-être tout sauf ce que nous appelons Je.» (Bernardi Sandro, 2001. Le minotaure c est nous : De Godard à Pasolini, in L art et l hybride, Batt Noëlle, Bernardi Sandro, Bloch Béatrice [et al.], Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, p. 117-129, p. 125-9.) 1 Bernardi étaye sa démonstration par des exemples de mythes grecs dans lesquels des héros purifient le monde en détruisant les monstres hybrides qu il abrite. 17

Dans ce contexte, il est possible d imaginer que le lecteur qui se retrouve confronté à un hybride incarné au sein d un texte n ait d autre choix, pour pouvoir faire coexister les interprétations contradictoires qu il suscite, et le percevoir non pas comme un amas de caractéristiques incompatibles mais un personnage à part entière, que celui de reconnaître la présence de l autre dans le sujet, de la différence constitutive de l unité. En un mouvement inverse à l opération qui lui permet de voir en des éléments hétérogènes une combinaison signifiante, le lecteur devrait remonter le cours de la transaction qui, de la divergence des parties constitutives de son être, a fait naître la convergence, l identité. En d autres termes, il devrait défaire le processus de sa propre construction identitaire et reconnaître l existence d éléments qui en ont été exclus afin d en garantir l homogénéité. Pour pouvoir accepter le personnage hybride, le lecteur devrait reconnaître sa propre altérité et, partant, sa propre hybridité. En effet, l acceptation du personnage hybride, dont la représentation serait activée par le lecteur, impliquerait une part d identification. La créature hybride, qui ouvrirait le lecteur à l autre, en soi et extérieur à soi, développerait son aptitude à l empathie et l inciterait à envisager l existence d êtres auparavant exclus de son champ de perception et de représentation. En redéfinissant, sur le mode de l expansion et de l inclusion, l identité du lecteur, la créature hybride porterait à un degré supérieur l élargissement, qu opère la narration, de sa vision du sujet et du monde, de la réalité et de la vérité. Pour être plus précis, l hybride transformerait moins l identité du lecteur qu il n en révèlerait la nature plurielle et paradoxale. Confrontée à la créature hybride, l identité du sujet lisant se fragmenterait, laissant voir l altérité de ses parties constitutives, sans pour autant cesser de constituer un ensemble, signifiant certes, mais signifiant dorénavant au travers d une multiplicité qui admet le paradoxe. En outre, la créature hybride exploserait l unité et la cohérence de l histoire que le sujet s invente pour se définir et donner un sens à son existence ainsi qu au monde qui l entoure, en réintégrant la part d hétérogénéité qui a été exclue de la construction de son identité. En effet, le personnage hybride se raconte au travers d une histoire elle-même hybride, par le biais d une narration qui se dédouble, se démultiplie, devient ambivalente, paradoxale, et dont les contours, flous, empiètent sur celles des autres protagonistes. 18

Synthèse Au vu de ces analyses, il apparaît que la fonction de l hybridation littéraire n est pas sans évoquer le but que sert cette technique dans les sciences naturelles, celui de créer un produit non seulement novateur mais également plus «performant» que ses éléments constitutifs. En effet, l hybridation littéraire combine des éléments a priori disparates en une opération qui transforme leurs points de divergence en lieux de convergence, leur permettant d interagir pour se redéfinir mutuellement et créer un ensemble à la fois un et multiple, gardant en son sein les traces de ses parties constitutives tout en étant autre, différent, nouveau. Réunissant les perspectives souvent différentes, parfois contradictoires, de ses éléments-parents, la sphère de représentation de l hybride les englobe et les excède. En d autres termes, l hybride naît de la transgression et du dépassement des frontières littéraires et culturelles que ses parties constitutives établissent, et par le biais desquelles elles se définissent. L hybridation tend, par conséquent, vers un au-delà des limites génériques, littéraires, cognitives et épistémologiques. Elle repousse toutes les frontières, que ce soient celles des modalités d expression, de la représentation ou du savoir, tous ces domaines étant, par ailleurs, intimement liés, pour nous offrir une vision du monde et du sujet toujours plus complète. Plus que cela, l hybridation remet en cause l identité du sujet qui, s il veut faire sens du kaléidoscope de représentations qui lui est proposé, n a d autre choix que celui de mettre en branle ce processus, en établissant des points de contact entre des éléments disparates. Or, en adoptant cette diversité de points de vue, parfois étrangers, en admettant la présence de l autre en soi, le sujet repousse les limites de son champ de perception, et de son identité. 19

L HYBRIDATION : MOT-CLE DE L ŒUVRE WINTERSONIENNE? L hybridation, telle que nous venons de la circonscrire, nous semble omniprésente dans les textes de Winterson. 1 Mais ses motivations, manifestations et effets correspondent-ils vraiment à ceux que nous avons définis dans la première partie de cette introduction? Notre impression résiste-elle à l épreuve de l analyse textuelle? Pour le déterminer, il nous apparaît nécessaire d orienter notre recherche selon trois axes, correspondant aux trois formes majeures de l hybridation. En effet, l ensemble des occurrences de ce procédé relève soit de l hybridation des narrateurs et de leurs narrations, soit de l hybridation générique, soit de l intertextualité. Dans la seconde partie de cette introduction, nous allons donc tenter de dégager ce que pourrait être plus précisément l hybridation dans l œuvre de Winterson et les cadres théoriques complémentaires qu elle appelle, à partir de la description des caractéristiques récurrentes de ses romans. Cette approche sera ensuite vérifiée et approfondie suivant les trois axes que nous avons mentionnés précédemment. Evoquons tout d abord la modalité de l hybridation la plus immédiatement perceptible, c est-à-dire celle qui affecte les narrateurs et leurs narrations. Il ne saurait échapper à quiconque que les romans de l auteur dépeignent des mondes multidimensionnels peuplés de créatures apparemment hybrides, puisqu exhibant des caractéristiques a priori incompatibles, dont la monstrueuse Femme aux chiens serait l exemple le plus évident. Semblant confirmer notre définition de l hybridation, les fluctuations de leurs enveloppes charnelles se présentent comme autant de remises en cause de l unité du sujet et des catégories, plus particulièrement sexuelles, qui le définissent. En effet, la caractérisation des personnages wintersoniens suggère que le genre ne renvoie pas à une essence ou une substance, mais est performatif, c est-à-dire qu il 1 Notons que Winterson refuse catégoriquement de qualifier ses œuvres de «romans». En effet, l auteur estime que ses textes ne correspondent pas à la définition du roman (elle entend, par ce terme, les œuvres romanesques du XIX e siècle) dont la fonction narrative a été, selon elle, annexée par les (télé)films. (Art Objects, p. 176, p. 191) Au terme de «roman», Winterson préfère celui de «fiction». Peut-être doit-on voir dans cette prise de position une référence aux «fictions» de Jorge Luis Borges, dont certains aspects, tels que l effacement des frontières entre la réalité et la fiction dans The Circular Ruins, par exemple, ou les réflexions sur la nature du temps dans Tlon, Uqbar, Orbis Tertius, entre autres, auraient pu inspirer l auteur. (Borges 1998, 1999, p. 96-101, p. 68-81) Dans tous les cas, c est en tant que «fictions» que les œuvres romanesques de Winterson sont listées dans ses livres. Ayant connaissance de ces informations, nous choisissons néanmoins de ne pas nous attarder sur ce débat, qui ne fait pas l objet de notre thèse, et utiliserons alternativement les termes de «textes», «romans» et «fictions» pour définir ses œuvres. 20