RAPPORT FRANÇAIS. La révision du contrat. par. Denis MAZEAUD



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Transcription:

RAPPORT FRANÇAIS La révision du contrat par Denis MAZEAUD Professeur à l Université Panthéon-Assas (Paris II), Secrétaire général de l Association Henri Capitant des Amis de la Culture Juridique Française 1. «Je maintiendrai» Pourquoi aborder ce thème aussi somptueux que vertigineux de la révision du contrat par la devise gravée sur la lame de l épée d académicien de mon défunt grand-père et collègue, Henri Mazeaud qui, habitué à mes facéties, ne m en aurait probablement pas voulu d évoquer sa mémoire en guise d introduction dans cette salle des Conseils dans laquelle il donna sans doute jadis quelques leçons? Sans doute parce que cette devise patriarcale semble, en tout cas à première vue, parfaitement exprimer la lettre et refléter l esprit du droit français sur cette question existentielle de notre droit des contrats. Dans un premier mouvement, en effet, on ne peut manquer de relever l hostilité qu a toujours provoquée l idée même de révision du contrat dans la communauté juridique française, viscéralement attachée à une vision du contrat placé sous le double sceau de l intangibilité et de l intemporalité. Qu on en juge plutôt à travers ces quelques témoignages d hier et d aujourd hui, glanés ici et là! 2. Hostilité doctrinale, d abord, avec ces mots de Niboyet prononcés dans le rapport général 1 qu il avait présenté, voici plus d un demi-siècle, lors d une Semaine internationale du droit, dont Henri Capitant fût «l inspirateur» et ««l âme» 2, consacrée à «La révision des contrats par le juge». Pour vanter les mérites du droit français réfractaire à la révision judiciaire et attaché à «la foi des contrats», Niboyet affirmait, en maniant la métaphore militaire, «La règle pacta sunt servanda reste ( ) un rempart inviolable ( ). Les individus doivent souffrir pour leurs 1 «La révision des contrats par le juge, rapport général», in Rapports préparatoires à la semaine internationale de droit, Société de législation comparée, p.1 et s. 2 J.-P. NIBOYET, p.1.

554 LE CONTRAT engagements, et au besoin disparaître s ils sont insuffisants. C est la loi de l honneur qui le veut ainsi ( ). Tenir! N est-ce pas pour le contractant une formule qui sert l intérêt social au moins autant que la trop libre révision du contrat? Tant que le législateur, comme le chef responsable d une armée, ordonne aux contractants de tenir, il y va de l honneur de leur vie de ne pas faillir à leurs engagements quoiqu il puisse leur en coûter» 3. L honneur d un contractant Telle est donc la valeur qui doit inéluctablement conduire au maintien du contrat et à proscrire sa révision. On nous répliquera que le propos date un peu et qu avec le temps la doctrine s est convertie à la révision du contrat, comme le révèle par exemple le nombre d auteurs contemporains qui, quelle que soit la chapelle contractuelle fréquentée, plaident en faveur de la révision judiciaire pour imprévision. Qu on ne s y trompe pourtant pas, le discours doctrinal reste empreint d une défiance certaine à l égard de toute modification du contenu du contrat en dépit du déséquilibre qui l affecte ou de l injustice qu il consacre, ainsi que le révèle un épisode récent du dernier Congrès des notaires, lequel permet aussi de constater que ces praticiens, fussent-ils les magistrats du contrat, privilégient, eux aussi, le maintien du contrat sur sa révision! Attachement de la pratique à l immutabilité du contrat qui s est manifestée, très clairement, à travers le rejet d un vœu, proposé par la deuxième commission de ce Congrès, chargée d explorer «Le nouveau monde contractuel». En bref, il s agissait d ajouter à l article 1134 du Code civil une disposition imposant aux contractants l obligation de renégocier leur contrat en cas de bouleversement profond de son économie, dû à des événements imprévisibles et indépendants de la volonté des contractants, et survenu lors de son exécution. A priori, pas de quoi ébranler les colonnes du temple contractuel, puisque cette modification de la loi n aurait pas engendré une évolution de notre droit mais aurait simplement emporté la consécration d une jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation et, surtout, n aurait pas provoqué pas la chute du canal de Craponne, puisqu il n était pas question de tolérer la révision judiciaire pour imprévision mais seulement d en suggérer la révision conventionnelle. C était compter sans la vigilance d un universitaire, à juste titre très écouté par la pratique notariale, qui s écria : «Les défenseurs de la sécurité juridique ont inventé la machine à faire sauter le contrat» 4. On aurait aimé lui répliquer que, depuis le 3 novembre 1992 5, date à laquelle la chambre commerciale de la Cour de cassation a inauguré, au nom de la bonne foi, une telle obligation de renégocier, on a beau tendre l oreille avec la dernière attention, aucun bruit sourd et funeste d explosion contractuelle n est encore à déplorer, mais la défense du maintien du contrat coûte que coûte et de l immobilisme contractuel a fait 3 Ibid., p.12. 4 Ph. MALAURIE. Cet «épisode» du Congrès est relaté in Droit & Patrimoine, juin 2004. 5 Cass. com., 3 nov. 1992 : Defrénois, 1993, 1377, obs. J.-L. AUBERT ; JCP 1993.II.22164, obs. G. VIRASSAMY ; RTD civ. 1993, 124, obs. J. MESTRE.

RAPPORT FRANÇAIS 555 mouche. En effet, et le fait est paraît-il assez exceptionnel pour être souligné, cette proposition de vœu a été rejetée par le Congrès. Autant dire que la pratique notariale conjugue au présent, voire à l impératif, la devise qui sert de trame à ce propos introductif! 3. Quant à la jurisprudence, et en particulier la Cour de cassation, l observation de certaines décisions récentes, plus ou moins spectaculaires, semble témoigner qu elle aussi sacrifie volontiers au culte du maintien du contrat. «Ce qui est dit est dit! Ce qui est dit est dû!». L enfantine comptine assénée à l encontre de ceux qui, dans les cours de récréation, se dérobent à leurs juvéniles promesses, se mue devant la Cour de cassation en une maxime rigide en vertu de laquelle le lien contractuel ne peut, en dépit de la rigueur injuste qu il impose ou de l excès inadmissible qu il inflige, être desserré, recomposé, renoué. Pour illustrer l attachement de la Cour au principe de l intangibilité du contrat, on évoquera deux arrêts rendus ces dernières années qui, parmi d autres, nous semblent significatifs du peu de crédit que l on accorde quai de l Horloge aux discours doctrinaux sur les mérites de la flexibilité du contrat. Dans le premier d entre eux, rendu le 7 décembre 2004 6 par sa première chambre civile, la Cour de cassation avait à répondre à un moyen dans lequel le cessionnaire des parts d un office notarial reprochait à une cour d appel d avoir refusé de réduire le prix de cession. A cette fin, le demandeur au pourvoi se prévalait d une des exceptions traditionnelles au refus de la prise en compte de la lésion en droit français ; exception prétorienne dont on trouve trace dans tous les ouvrages de droit français des obligations et aux termes de laquelle, depuis près d un siècle, la Cour de cassation affirmait que «les cessions d office ministériels constituent des contrats sui generis intéressant l ordre public, lequel exige que le prix des offices représente leur valeur exacte, (dès lors) il appartient au juge du fond d apprécier souverainement s il y a exagération dans le prix et dans quelle mesure la réduction doit être opérée». Mal lui en a pris puisque la Cour de cassation a choisi de revirer en décidant que l arrêt rendu par les juges du fond «retient, à bon droit, que s appliquent aux cessions d offices publics ou ministériels les règles de droit commun de la vente mobilière qui n admettent pas la révision du prix». Exit donc une des rares hypothèses dans laquelle la révision d un contrat lésionnaire avait trouvé droit de cité dans notre droit contractuel. Avec le second arrêt qu il nous semble intéressant d évoquer, la Cour de cassation ne rompt pas brutalement avec une solution traditionnelle mais donne un certain coup d arrêt à une forme de révision dont certains auteurs soutenaient pourtant qu elle connaissait un remarquable essor, à savoir la réfaction du contrat sous la forme d une réduction du prix en cas d inexécution partielle de l obligation de délivrance. Ainsi alors que beaucoup d auteurs soulignaient le succès de ce mode de révision judiciaire du contrat et sa propension à franchir les 6 Arrêt n 1787.

556 LE CONTRAT frontières de la vente commerciale 7, à l intérieur desquelles une analyse classique la cantonnait, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, le 29 janvier 2003 8, est venue tempérer leur enthousiasme en rappelant fermement qu en matière de vente civile, hors les cas expressément prévus dans le Code civil, l inexécution partielle de l obligation de délivrance ne peut pas donner lieu à une révision judiciaire du prix. De là à prétendre que la Cour de cassation reste un gardien extrêmement vigilant des valeurs contractuelles les plus traditionnelles et qu elle graverait volontiers sur le glaive dont elle est le dépositaire la devise inscrite sur l épée grand paternelle, il y a un pas qui peut sans doute être franchi. 4. Pour en terminer avec ce fastidieux inventaire du piètre succès rencontré par la révision dans notre droit des contrats d hier et d aujourd hui, on essaiera d imaginer le sort qui pourrait être réservé à un projet de réforme du droit français des contrats qui consacrerait peu ou prou la révision judiciaire du contrat pour lésion et imprévision. On précisera immédiatement, pour dissiper tout malentendu, qu il s agit ici de pure fiction, et en particulier que le projet piloté par Pierre Catala 9 et parrainé par notre Association ne contient, en l état, aucune disposition de la sorte. Une fois encore ceux qui ont tenu la plume ont eux aussi privilégié le maintien du contrat sur sa révision, la liberté sur l équité, la sécurité sur la solidarité. Mais si par une audace improbable, les rédacteurs de ce projet succombaient finalement à la tentation de la flexibilité contractuelle, on peut légitimement penser qu ils se heurteraient à une résistance du pouvoir politique, sous la pression des milieux professionnels, à l image de ce qui s est produit au Québec à l occasion de la réforme du Code civil 10. L épouvantail, opportunément agité par les milieux professionnels influents, de l insécurité juridique, de l instabilité économique et du gouvernement des juges que provoquerait fatalement l admission, fût-elle exceptionnelle, de la révision des contrats pour cause de lésion ou d imprévision, a finalement anéanti toute velléité réformiste sur ce point. Une fois encore, il ne faut pas être grand clerc pour prédire qu une destinée semblable serait probablement promise en France à ceux qui poursuivraient le projet de faire entrer l idée de révision judiciaire des contrats excessivement déséquilibrés, à un stade ou à un autre du processus contractuel, dans un futur Code civil, en tous cas à l échelle française... 5. En définitive, après un premier tour d horizon de notre droit, c est une véritable impression de révulsion pour la révision qui se dégage. Impression qu exprime à merveille cette nouvelle formule choc de Niboyet, 7 Sur ce point, v. infra n 13 et s. 8 Defrénois, 2003, 844, obs. E. SAVAUX. 9 Projet de réforme du droit des obligations réalisé à l initiative de Monsieur Pierre CATALA par un groupe d universitaires français et parrainé par l Association Henri Capitant. 10 Sur ce point, v. P.-G. JOBIN, «L étonnante destinée de la lésion et de l imprévision dans la réforme du code civil au Québec», RTD civ. 2004, p. 693 et s.

RAPPORT FRANÇAIS 557 encore, qui affirmait : «le contrat révisé n a plus de contrat que le nom, et c est au milieu de ses décombres que vient s établir la réglementation du juge» 11. En somme, le contrat est intangible et intemporel ou il n est pas ; et l intervention du juge le dénature, le défigure, le disqualifie Et pourtant Et pourtant, si on prend ses distances avec le discours officiel et traditionnel, si on explore sans a priori l univers contractuel contemporain, si on délaisse quelque peu les rives du droit savant pour arpenter celles du droit vivant, c est alors une autre perception de la révision, fondée sur une autre conception du contrat, qui est suggérée. En effet, à l épreuve du terrain, autrement dit au regard du droit positif, on ne peut qu être surpris par l ampleur du phénomène de la révision, sous toutes ses formes, à tel point qu en forçant un peu le trait on serait plutôt tenté de parler d invasion de la révision dans notre droit contractuel contemporain. En premier lieu, on constate que le nombre de réviseurs potentiels va sans cesse croissant : outre le législateur qui dispose que sa loi nouvelle s appliquera aux effets futurs des contrats en cours, en raison de son caractère d ordre public, outre le juge qui, par la loi ou hors la loi, réduit ou augmente le quantum d une prestation excessive ou dérisoire, répute non écrite une clause qui provoque un déséquilibre excessif ou ruine la cohérence interne du contrat, ajoute une stipulation à laquelle les contractants n avaient pas songé en composant leur contrat, substitue un élément du puzzle contractuel à un autre que les parties avaient irrégulièrement façonné, allonge très sensiblement la durée ou allège considérablement la charge de l exécution, etc, le contrat est aujourd hui ouvert à bien d autres ingérences. Ingérence de la volonté unilatérale 12, d une part, qui, dans certains contrats spéciaux, se voit autoriser à modifier le contrat ; on songe en particulier au pouvoir unilatéral reconnu à l employeur de changer les conditions d exécution du contrat de travail 13, ainsi qu aux diverses clauses de variation, stipulées à l initiative de l employeur et en vertu desquelles celui-ci peut obtenir la révision du socle contractuel, que son pouvoir de direction ne l autorise pas à modifier unilatéralement 14. Ingérence d autorités et de commissions administratives, indépendantes ou non, d autre part ; on pense, entre autres, non seulement, à la révision indirecte par voie de recommandations émises par les commissions de surendettement qui, lorsqu elles ne sont pas contestées, peuvent conduire à une reconfiguration profonde du lien contractuel, moyennant un contrôle extrêmement léger du juge, mais encore à la révision, directe celle-ci, par voie d injonctions émanant du Conseil de la concurrence qui peut aller jusqu à ordonner aux entreprises, dont les 11 Eod. loc., sp. p. 11. 12 Sur ce phénomène, v. H. LÉCUYER, «La modification unilatérale du contrat», in L unilatéralisme et le droit des obligations, Economica, 1999, p. 47 et s. 13 Sur cette question, v. A. MARTINON, Essai sur la stabilité du contrat de travail à durée indéterminée, Dalloz, 2005, spéc. n 121 et s. 14 Sur ces clauses, v., entre autres, A. MAZEAUD, Droit du travail, Domat Montchrestien, 2004, sp. n 414 ; J. PÉLISSIER, A. LYON-CAEN, A. JEAMMAUD, E. DOCKÈS, Les grands arrêts de droit du travail, Dalloz, 2004, spéc. n 51-52.

558 LE CONTRAT accords portent atteinte à la liberté de la concurrence, de remodeler leurs contrats en cours d exécution, notamment de modifier, si ce n est de réécrire sous la dictée, les clauses illicites 15. En second lieu, l examen attentif du droit positif révèle que la révision prend des formes de plus en plus diversifiées, à tel point qu il n est pas excessif d affirmer qu elle est en réalité massive car très souvent masquée derrière d autres mécanismes, et porte, quelle que soit son origine, unilatérale, conventionnelle, judiciaire ou administrative, sur la totalité des éléments qui composent la sphère contractuelle. D une part, outre les modalités classiques de la révision qui consiste à procéder par voie d éradication, d adjonction ou de substitution, se multiplient des modes indirects, mais non moins efficaces, de révision ; il suffit à cet égard d évoquer, parmi d autres, les hypothèses dans lesquelles le juge retient la responsabilité civile de l auteur d un dol précontractuel, d un prix abusif unilatéralement fixé, d un crédit excessif octroyé, d un abus de dépendance qui s est traduit par l obtention d un avantage sans contrepartie proportionnée, ou frappe de déchéance du droit aux intérêts un établissement de crédit qui n a pas respecté le formalisme informatif imposé par la loi, pour pressentir l importance quantitative du phénomène de révision judiciaire indirecte dans notre droit contemporain. A la variété des modes de révision s ajoute, d autre part, la diversité de l objet de la révision ; à la vérité, peu d éléments du puzzle contractuel semblent échapper désormais à la révision qu elle soit d origine légale, judiciaire ou conventionnelle : outre les figures bien connues, on peut évoquer le prix, sous la forme d une clause de variation de la rémunération insérée dans un contrat de travail 16 ; ou encore sous celle d une réduction du prix de l option proportionnellement à la durée réelle de celle-ci 17 ; le lieu d exécution, sous la forme d une clause de mobilité 18 ; la durée du contrat, à la suite de l octroi d un délai de grâce ou du maintien forcé du contrat prononcé par le juge à la suite d une rupture abusive 19, etc 6. On ressort de cette rapide exploration de notre droit positif, d une part, avec le sentiment d un très fort contraste entre la révulsion que provoque traditionnellement et officiellement la révision du contrat et sa fréquence, si ce n est sa banalisation, dans la réalité contractuelle, d autre part, avec le pressentiment que le phénomène de la révision contractuelle a de beaux jours devant lui. Pressentiment qui repose sur une pluralité de causes. 15 Sur cette question, v. M. CHAGNY, Droit de la concurrence et droit commun des obligations, Dalloz, 2004, spéc. n 422 et s. 16 Sur ce type de clause, v. J. PÉLISSIER, A. LYON-CAEN, A. JEAMMAUD, E. DOCKÈS, op. cit. 17 En ce sens, v. Cass. civ. 3 ème, 5 déc. 1984 : D.1985, 545, note F. BÉNAC-SCHMIDT ; Defrénois, 1985, 1077, obs. J.-L. AUBERT ; JCP 1986.II.20555, obs. G. PAISANT ; RTD civ. 1985, 594, obs. P. RÉMY. 18 Sur ce type de clause, v. A. MAZEAUD, op.cit., spéc. n 416 ; J. PÉLISSIER, A. SUPIOT, A. JEAMMAUD, Droit du travail, Dalloz, 2004, spéc. n 283. 19 Sur ce point, v. J. MESTRE, «Rupture abusive et maintien du contrat», in Execution du contrat en nature ou par équivalent, RDC 2005/1, p. 99 et s.

RAPPORT FRANÇAIS 559 D abord, il peut être avancé que, en dépit des préventions classiquement émises à son encontre, le juge, qui demeure le personnage central de toute réflexion sur la révision, n est plus aujourd hui considéré, en tout cas plus de manière générale, comme l ennemi contractuel numéro1 20. Et si l ingérence du juge dans le contrat n est plus fatalement appréhendée comme une arme fatale contre les sacro saints principe de la force obligatoire du contrat et impératif de sécurité juridique, c est parce que à l épreuve du feu, c est-à-dire dans l exercice des pouvoirs de révision du contrat qui lui ont été accordés, le juge a généralement fait preuve d une sagesse et d une modération qui ont été unanimement salués. On prendra pour seul exemple le remarquable esprit de mesure avec lequel les juges ont exercé le pouvoir de modérer les clauses pénales excessives que le législateur leur a accordé depuis la loi du 9 juillet 1975. Pourtant, à l époque, cette atteinte législative au dogme de l intangibilité du contrat fût très fraîchement accueillie en doctrine! Ici, on prédit «la mort» 21 de la clause pénale en la mémoire de laquelle certains se résignèrent même à entonner un émouvant «requiem» 22, là, on s indigna avec la dernière énergie contre «la remise en cause» 23 du principe de la force obligatoire du contrat, «battu en brèche» 24 par cette loi scélérate. Or, près de trente ans après l entrée en vigueur de cette loi, les oiseaux de mauvaise augure en sont pour leurs frais et doivent admettre que l existence d un pouvoir de révision judiciaire ne rime pas fatalement avec l instabilité contractuelle et n emporte pas nécessairement la chute des colonnes du temple contractuel. En clair, après trente ans d exercice de leur pouvoir, les juges n ont, ni neutralisé les clauses pénales, qui continuent à fleurir dans bon nombre de contrats, ni affaibli leur force obligatoire, puisque la liberté contractuelle qui se cristallise dans cette clause n est qu exceptionnellement altérée par le juge, ni d ailleurs fragilisé la force obligatoire du contrat en général puisque la Cour de cassation n a jamais succombé à la tentation d étendre le pouvoir modérateur, issu de l article 1152, alinéa 2, du Code civil, à d autres clauses que la seule clause pénale, en dépit de l insistante pression de quelques auteurs épris de justice contractuelle 25. Ensuite, outre la «dédiabolisation» du juge, les conquêtes récentes et futures de la révision du contrat découlent d une autre conception de la notion de contrat. À la figure traditionnelle du contrat intemporel et intangible, nécessairement juste puisque librement voulu et égalitairement conçu, propulsé par la seule énergie de la parole donnée, insensible au 20 En ce sens, v. D. MAZEAUD, «Le juge et le contrat (Variations optimistes sur un couple illégitime)», Mél. J.-L. Aubert, Dalloz, 2005, p. 235. 21 B. BOUBLI, «La mort de la clause pénale ou le déclin du principe de l autonomie de la volonté», J. not., 1976, 1,945. 22 Y. LETARTRE, «Requiem pour une clause pénale», Rev. jur. com. 1978, 101. 23 F. CHABAS, «La réforme de la clause pénale», D. 1976, chron., p. 229 et s., spéc. p. 234. 24 Ph. MALINVAUD, «La protection des consommateurs», D. 1981, chron., p. 49 et s., spéc. p. 57. 25 En ce sens, D. MAZEAUD, La notion de clause pénale, LGDJ, 1992, t. 223, passim ; J. MESTRE, obs. in RTD civ. 1985, 372.

560 LE CONTRAT temps qui passe, résistant aux maladies de l économie, imperméable aux bouleversements politiques et sociaux, s est, sinon substituée, du moins superposée une autre vision du lien contractuel. Outre que le législateur et la jurisprudence contemporains ont désormais définitivement intégré le fait que le contrat n avait pas nécessairement pour ferments la liberté et l égalité, et n était donc pas inéluctablement le creuset de la justice, on envisage aujourd hui ses rapports avec le temps, avec un peu plus de modestie et surtout de réalisme que dans l idéologie libérale, dont se nourrit la doctrine classique et qui repose sur une conception abstraite et désincarnée de l homo contractus et des rapports sociaux 26. En clair, pas plus qu on ne peut sérieusement ignorer que le contrat jaillit souvent d un rapport de forces, source de déséquilibres contractuels inadmissibles, pas plus le contrat ne s inscrit dans un temps figé, immobile, une fois qu il a été valablement conclu 27 Et si on veut bien se départir de cette vision très occidentale et en particulier très française, qui étonne tant les juristes japonais 28, selon laquelle le contrat est une tête de pont jetée vers le futur, qui permet par sa seule force «d enfermer l avenir dans les paroles» 29, puisque tout est dit une fois pour toutes dès l instant de sa conclusion, on admettra alors plus volontiers, spécialement quand son exécution s étale dans la durée, que le contrat risque de devenir, par le seul effet du temps qui passe, «un anachronisme, d engendrer des anomalies, des situations choquantes qu il faut réduire au minimum» 30. Autrement dit, la révision du contrat s accorde parfaitement avec une lecture contractuelle, proposée par la doctrine solidariste, «qui intègre une vision non linéaire du temps et moins abstraite de la liberté» 31. Enfin, prolongement logique de ce qui précède, la promotion de la révision dans notre droit contemporain des contrats procède d une perception sensiblement renouvelée de ce phénomène. Traditionnellement, si la révision est appréhendée avec méfiance et défiance, c est parce qu elle heurte de plein fouet le dogme de l immutabilité du contrat, présumé librement conclu et justement conçu. Dans cette vision traditionnelle, vouée au culte de l immobilisme contractuel et dénoncée par les chantres de l équité et de la justice contractuelle, la révision ne peut être appréhendée autrement que comme une entreprise liberticide et une source d insécurité. Dans cette conception, la devise «Je maintiendrai» suppose l intangibilité du contrat, suggère la rigidité du lien contractuel et s oppose 26 Sur ce point, v. G. FARJAT, Droit privé de l économie, 2 Théorie des obligations, PUF, 1975, spéc. p.48 et s. 27 En ce sens, v. L. AYNÈS, «Le devoir de renégocier», RJ com.,1999, spéc. n 4 et s. ; G. ROUHETTE, «La révision conventionnelle du contrat», RIDC 2-1986, p. 369, spéc. n 1, 3 et 17. 28 En ce sens, v. E. HOSHINO, «L évolution du droit des contrats au Japon», RIDC, Journées de la société de législation comparée, 1979, p. 425 et s., spéc. n 19. 29 A. SUPIOT, Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Seuil, 2005, spéc. p. 138. 30 R. DEMOGUE, «Des modifications aux contrats par volonté unilatérale», RTD civ. 1970, p. 245 et s., spéc. p. 247. 31 C. JAMIN, «Révision et intangibilité du contrat», in Que reste-t-il de l intangibilité du contrat?, Droit & patrimoine, mars 1998, p. 46 et s., spéc. p. 57.

RAPPORT FRANÇAIS 561 donc à sa révision ; réviser, c est trahir... Mais il est aujourd hui une autre façon, moins convenue et moins manichéenne, d envisager la révision, qu à travers le prisme du sempiternel conflit entre liberté et équité, entre sécurité et solidarité. Avec le temps, en effet, dans une perspective très pragmatique en vertu de laquelle un bon contrat est un contrat raisonnablement équilibré dont l exécution légitimement attendue doit pouvoir être obtenue en dépit des vicissitudes de sa formation ou de son exécution, l intangibilité du contrat n est plus la seule valeur recherchée et exploitée en matière contractuelle. La proportionnalité 32 et la pérennité 33 contractuelles constituent, elles aussi des valeurs en progression constante dans notre univers contractuel contemporain, qui fondent et légitiment le recours à la révision du contrat. La première constitue une exigence, en vertu de laquelle tout déséquilibre n est plus nécessairement considéré comme la rançon de la liberté, qui conduit à corriger, à sanctionner, notamment par la révision du contrat, les excès intolérables et les abus inadmissibles. Inspirée par la seconde, la révision représente une alternative à l anéantissement ou à la rupture du contrat irrégulier, ou déséquilibré à un point tel que son exécution n est plus concevable ; l illicéité qui affecte le contenu du contrat ou l instabilité qui perturbe son environnement économique et social ne sonnent plus fatalement le glas du contrat. Au fond, l une comme l autre s inscrivent dans la perspective d une plus grande efficacité du contrat dont l exécution recherchée est inconciliable, non seulement avec les déséquilibres contractuels excessifs intervenus ab initio ou survenus a posteriori, qui conduisent fatalement à une rupture du lien contractuel, mais encore avec une politique de sanctions trop fruste et dénuée de nuance. Dans cette perspective, la révision apparaît alors comme un facteur de stabilité, de continuité, dans la mesure où elle seule permet de sauvegarder un contrat promis à une disparition certaine. On l a compris, dans cette conception, loin de constituer une source d insécurité, la révision se présente sous les atours séduisants d un facteur de sauvegarde du contrat menacé de disparition. Et la devise «Je maintiendrai» peut alors plutôt être entendue comme supposant une certaine flexibilité du lien contractuel et suggérant sa révision ; réviser, c est durer 7. La défense et la promotion de ces nouvelles valeurs contractuelles que sont la proportionnalité dans le contrat et la pérennité du contrat semblent pouvoir constituer un fil directeur qui autorise à décrire le droit positif de la révision contractuelle et à réfléchir aux évolutions dont celleci sera peut-être l objet 34. Etant entendu que pour les besoins de la 32 Sur ce concept, S. LE GAC-PECH, La proportionnalité en droit privé des contrats, LGDJ 2000, t. 335 ; «Existe-t-il un principe de proportionnalité en droit privé?», LAP, 30 sept. 1998. 33 Sur ce concept, A.-S. LAVEFVE LABORDERIE, La pérennité contractuelle, Thèse dactyl., Orléans, 2004. 34 Étant entendu que pour les besoins de la cause, on limitera délibérément le champ de notre propos aux seules hypothèses dans lesquelles la révision se traduit par une ingérence dynamique

562 LE CONTRAT démonstration, on limitera délibérément, et arbitrairement, le champ de nos investigations aux hypothèses dans lesquelles la révision se traduit par une ingérence dynamique dans le contrat, à savoir aux cas dans lesquels l ingérence dans le contrat se traduit par la substitution du produit du pouvoir du juge au fruit de la volonté des contractants. C est dans cette perspective et à l intérieur de ce cadre, que l on envisagera successivement le phénomène de la révision du contrat, appréhendée dans sa double fonction de sanction et de remède. I. La révision, sanction 8. Envisager, dans un premier temps, la révision comme une sanction, conduit à constater, d une part, qu elle est très prisée en droit contemporain des contrats, pour sanctionner les irrégularités (A) qui jalonnent le processus contractuel, et invite, d autre part, à réfléchir sur l opportunité de l exploiter d une façon générale pour sanctionner les inéquités (B) qui affectent le contenu du contrat. A. LA SANCTION DES IRRÉGULARITÉS 9. Que ce soit pour sanctionner les irrégularités qui interviennent au stade de la conclusion du contrat et qui sont susceptible d influer sur sa validité, ou pour réprimer celles qui surviennent lors de son exécution, et qui les unes et les autres sont en principe susceptibles de provoquer un anéantissement intégral ou partiel du contrat, la révision est indiscutablement une sanction dans le vent. 1. au stade de la conclusion du contrat 10. Un rapide examen de la jurisprudence rendue ces trente dernières années révèle la forte propension de la jurisprudence, lorsque les conditions de validité d un contrat ou d une clause ne sont pas réunies, à privilégier la sanction de la révision, envisagée alors, par faveur pour le contrat, comme une alternative à son annulation. Les manifestations de ce phénomène, qui n est pas nouveau mais qui connaît une remarquable expansion, sont multiples. Certaines sont désormais entrées dans les mœurs contractuelles. On songe, d abord, à la jurisprudence relative aux clauses d indexation qui admet la substitution d un indice licite à un indice inexistant, caduc ou illicite 35. On pense, ensuite, aux arrêts par lesquels la chambre sociale de la Cour de cassation a décidé que «le juge en présence d une clause de non-concurrence insérée dans le contrat, à savoir les cas dans lesquels l ingérence dans le contrat se concrétise par la substitution du «produit» du pouvoir du «réviseur» au «fruit» de la volonté des contractants. 35 Pour une étude approfondie de cette jurisprudence, v. O. GOUT, Le juge et l annulation du contrat, PUAM, 1999, spéc. n 620 et s. Adde, G. ROUHETTE, eod.loc., spéc. n 22 et s.

RAPPORT FRANÇAIS 563 dans un contrat de travail, même indispensable à la protection des intérêts légitimes de l entreprise, peut lorsque cette clause ne permet pas au salarié d exercer une activité conforme à sa formation et à son expérience professionnelle, en restreindre l application en en limitant l effet dans le temps, l espace ou ses autres modalités» 36. On se rappelle, enfin 37, des décisions de la Cour de cassation qui, lorsqu une clause d exclusivité stipulée dans un contrat de distribution excède la durée décennale imposée par la loi du 14 octobre 1943 38, et d une façon générale lorsque la durée de la loi contractuelle excède la durée fixée par une règle légale d ordre public 39, préfère prononcer la révision de la clause, en clair la réduction de la durée prévue, plutôt que fulminer une nullité partielle. Outre ces manifestations classiques de cette tendance lourde qui anime la jurisprudence et qui se traduit donc par un recours à la révision plutôt qu à l annulation pour sanctionner les clauses contractuelles illicites, on évoquera deux solutions récentes, et moins classiques, qui témoignent de l engouement jurisprudentiel pour cette sanction spécifique. D une part, un arrêt dans lequel la première chambre civile de la Cour de cassation a censuré une décision dans laquelle des juges du fond avaient annulé des pénalités conventionnelles de retard dont le montant dépassait le seuil réglementairement fixé par application de l article R. 261-14 du Code de la construction et de l habitation 40. Et dans sa décision, la première Chambre civile invite et incite les juges de renvoi à réduire cette clause pénale illicite plutôt qu à la rayer purement et simplement de la charte contractuelle. D autre part, ultime illustration que cette sanction décidément très en vogue connaît dans notre droit positif, l arrêt très remarqué du 11 mars 2003 par lequel la première chambre civile de la Cour de cassation 41 a fait, si l on peut dire d une pierre deux coups. En effet, elle a, non seulement, réactivé la notion de fausse cause, laquelle était jusqu alors le parent pauvre de la théorie de la cause, mais encore et surtout a décidé que «la fausseté partielle de la cause n entraîne pas l annulation de l obligation, mais sa réduction à la mesure de la fraction subsistante». Ainsi, l acte juridique, en dépit de la fausseté partielle de la cause qui l affecte, doit être non pas annulé mais révisé par le juge qui doit réduire l engagement souscrit par le débiteur à proportion de la dette préexistante, en contemplation de laquelle celui-ci avait consenti une reconnaissance de 36 Cass. soc., 18 sept. 2002 : RDC 2003, 151, obs. Ch. RADÉ. Pour une critique de cette jurisprudence, v. J. PÉLISSIER, A. SUPPIOT, A. JEAMMAUD, op.cit.,n 267. Pour des études d ensemble sur cette question, v. entre autres, O. GOUT, op. cit., spéc. n 650 et s. ; R. VATINET, «Les principes mis en œuvre par la jurisprudence relative aux clauses de non-concurrence en droit du travail», Droit social, 1998, p. 534 et s. 37 Mais la liste n est évidemment pas exhaustive. Pour une étude beaucoup plus complète, et très riche, du phénomène, v. O. GOUT, op. cit., spéc. n 615 et s. 38 Sur cette jurisprudence, v. O. GOUT, op. cit., spéc. n 645 et s. 39 Cass. civ. 1 ère, 13 nov. 2002, RTD civ. 2003, 85, obs. J. MESTRE et B. FAGES. 40 Cass. civ. 3 ème, 9 juill. 2003 : D. 2003, 2914, note. O. GOUT ; RTD civ. 2004, 88, obs. J. MESTRE et B. FAGES. 41 JCP 2003.I.142, obs. J. ROCHFELD, RDC 2003, 39, obs. D. MAZEAUD, RTD civ. 2003, 287, obs. J. MESTRE et B. FAGES. Adde, J.-R. BINET, «De la fausse cause», RTD civ. 2004, p.655 et s.

564 LE CONTRAT dette. Par conséquent, la cause est ici exploitée pour restaurer l équilibre de l acte, mieux pour assurer une équivalence entre le montant de la dette souscrite dans la reconnaissance de dette litigieuse et la valeur de la dette préexistante Par cet arrêt remarqué et remarquable, la Cour de cassation, en ce qu elle privilégie la révision sur l annulation, en ce qu elle confirme le juge, auquel elle offre une nouvelle clef pour pénétrer dans le contrat, dans son office de gardien de l équilibre contractuel, permet d ouvrir le débat, encore très vif en doctrine, sur les vices et les vertus de ce mouvement favorable à la révision judiciaire du contrat à titre de sanction des irrégularités commises lors de sa formation. 11. Pour ceux qui réprouvent cette tentation pour la révision, il s agit d abord de dénoncer une nouvelle ingérence du juge dans le contrat «hors la loi», c est-à-dire à défaut de tout support textuel l autorisant à pénétrer dans la sphère contractuelle. Or, cela revient à autoriser le juge à remodeler le contrat selon son propre sens de l équité et de la justice contractuelle, et à se substituer ainsi, sans autre forme de procès, aux volontés libres et éclairées des contractants, qui sont pourtant, comme chacun le sait, les meilleurs juges de leurs propres intérêts. Cette judiciarisation qu emporte fatalement la révision du contrat «malformé» plutôt que son annulation, jure avec l office traditionnel du juge telle qu envisagé dans la tradition française pour laquelle le contrat est le jardin secret des parties et non pas un ménage à trois dans lequel le juge fait figure d intrus 42. D autant que la référence traditionnelle à la commune intention des parties, dans la plupart des arrêts qui privilégient la révision sur l annulation, ne doit pas faire illusion. Il s agit d un artifice grossier derrière lequel le juge se dissimule pour refaire le contrat à sa guise, comme le révèlent suffisamment certaines décisions rendues en matière de clauses d indexation dans lesquelles, en s abritant officiellement derrière la volonté des parties, le juge prend des libertés avec celle-ci, lorsqu il ne s en affranchit pas purement et simplement en se livrant, pour les besoins de la cause, à une interprétation parfaitement divinatoire de ladite clause 43. Pire, on peut craindre qu à cause de cette jurisprudence qui privilégie la révision sur la nullité du contrat ou de la clause, dont la conclusion s est soldée par une transgression de la légalité, certains contractants soient alors tentés de spéculer sur l illicéité 44 et que, par suite, la protection des intérêts du contractant faible soit moins bien assurée. Ainsi, si l on prend le seul cas des clauses de non-concurrence illicites stipulées dans les contrats de travail, on peut légitimement se demander si leur simple révision, d une part, n est pas trop «favorable aux entreprises qui peuvent toujours essayer d imposer au salarié une clause très étendue et chercher à négocier avec le 42 Sur cette discussion, v. O. GOUT, op. cit., spéc. n 668 et s. et note préc., passim. 43 En ce sens, v., entre autres, O. GOUT, note préc. spéc. n 11et 12 ; G. ROUHETTE, eod. loc., spéc. n 23. 44 Sur ce point, v. O. GOUT, note préc., spéc. n 7 ; J. MESTRE et B. FAGES, obs. préc., in RTD civ. 2004, p.89. ; Ch. RADÉ, obs. préc.

RAPPORT FRANÇAIS 565 juge une réduction de son ampleur» 45, d autre part, mais les deux choses sont liées, n est pas trop défavorable aux salariés dont elle assure une protection moins efficace, dans la mesure où l annulation de ce type de clauses est doté d un pouvoir dissuasif autrement plus efficace que leur simple révision 46. 12. Reste que cette exploitation de la révision à titre de sanction des dispositions et des stipulations contractuelles illicites n est évidemment pas dénuée de vertus et que «la recherche de la stabilité des rapports contractuels et de la perfection de la sanction a beaucoup à gagner du recours» 47 à la révision judiciaire du contrat 48. En premier lieu, elle s inscrit dans une politique jurisprudentielle de sanction de la malformation des contrats et de l illicéité des clauses qui les composent, beaucoup plus raffinée que celle classique du tout ou rien qui repose sur le postulat qu un contrat est valable ou nul. Politique animée par le souci légitime de donner sa chance au contrat malgré l irrégularité ou l illicéité qui l affectent et fondée sur une vision pragmatique et une appréhension économique de la question envisagée, selon lesquelles dans les cas de figure précédemment exposés l intérêt de sauver le contrat en le rééquilibrant l emporte de beaucoup sur l opportunité de l anéantir. D une façon générale, en raison de l insécurité qu elle emporte, des difficultés pratiques qu elle suscite, de l inadaptation aux nécessités économiques dont elle souffre, on doit se convaincre que «l anéantissement du contrat constitue une sanction qui est de moins en moins adaptée aux exigences de notre temps» 49 et que, par conséquent, le rôle du juge confronté à un contrat irrégulièrement formé ou à une clause illicite doit nécessairement évoluer. Comme on l a justement écrit, «le juge ne doit plus être uniquement, comme il l était auparavant, l agent de destruction du contrat irrégulier, mais aussi celui de sa réhabilitation» 50. Dans cette perspective, nul doute que la révision constitue la sanction la mieux appropriée pour accompagner cette mutation puisqu elle assure «à la fois, la suppression de l illicite et la sauvegarde de la convention ou de la clause» 51 et réalise ainsi un subtil compromis entre les exigences de l ordre public et les principes de liberté contractuelle et de sécurité juridique 52. D autant que, en second lieu, le plus souvent, l ingérence du juge dans le contrat ne se solde pas par une neutralisation de la liberté contractuelle, laquelle est simplement expurgée des excès qu elle a pu sécréter sous la forme de clauses illicites. Il s agit seulement, pour assurer le respect de 45 Ch. RADÉ, obs. préc. In RDC 2003. 46 R. VATINET, eod. loc., spéc. p. 538. 47 O. GOUT, note préc. n 7. 48 En ce sens, v. M. CHAGNY, op.cit., n 33. 49 O. GOUT, op. cit., spéc. n 683. 50 Ibid. 51 M. CHAGNY, op. et loc. cit. 52 Sur ce point, v. B. FAUVARQUE-COSSON, «L ordre public», in 1804-2004, Le code civil, Un passé, un présent, un avenir, Dalloz, 2004, p. 473 et s., spéc. n 11 et s. ; J. MESTRE et B. FAGES, obs. in RTD civ. 2003, p. 85 et s.

566 LE CONTRAT l ordre public, «de sauver le contrat illicite, par la suppression de ce qu il pourrait avoir d excessif» 53. Mieux, la liberté contractuelle, qu il s agisse de la volonté d assurer l équilibre du contrat en dépit des fluctuations de l économie en indexant une obligation de somme d argent, de protéger les intérêts légitimes de l entreprise en imposant une obligation post contractuelle au salarié, de sanctionner l inexécution illicite d une obligation en fixant une peine contractuelle, est finalement mieux respectée par la révision, qui tempère la liberté en l alignant sur la licéité, que par la nullité, laquelle la réduit à néant. Au fond, la révision du contrat ou de telle ou telle de ses clauses garantit, dans une mesure certaine, le respect de l économie générale du contrat telle qu elle avait été façonnée par les contractants, bien mieux, en tout cas, que ne pourrait le faire leur annulation. Par exemple, «dès lors qu une clause de non-concurrence est seulement excessive, l annuler purement et simplement reviendrait à ignorer totalement l intérêt légitime de l entreprise, ce qui reviendrait à combattre un excès par un autre» 54. Bien plus, la révision du contrat irrégulièrement formé en favorise la pérennité, dans la mesure où, par faveur pour le contrat dont elle assure ainsi le sauvetage, elle permet que son exécution perdure grâce à l équilibre contractuel qu elle garantit, comme le démontre la jurisprudence relative aux clauses d indexation. Faute de substitution d un indice licite à l indice inexistant ou illicite, soit le contrat tout entier serait emporté dans la tourmente de la nullité, pour peu que la clause soit considérée comme impulsive et déterminante, soit, dans le cas inverse, seule la clause d indexation serait supprimée et le contrat continuerait son chemin mais fatalement promis à un déséquilibre préjudiciable aux contractants. D où l intérêt de procéder, dans un tel cas de figure, à la révision de la clause par substitution, laquelle permet le maintien d un contrat équilibré, sinon tel que les contractants l avaient conçu du moins comme ils l avaient voulu. En encourageant la révision, la Cour de cassation autorise finalement «les juges du fond à venir au secours d un contrat mal formé en rétablissant son équilibre pour le maintenir en vie» 55. C est un souci quasi identique d assurer la pérennité du contrat en restaurant son équilibre qui sous tend l exploitation de la révision comme sanction des irrégularités lors de l exécution du contrat. 2. lors de l exécution du contrat 13. C est ici un type spécifique de révision que l on évoquera, communément désigné sous le terme de réfaction 56, et qui consiste dans la réduction du prix en cas d inexécution partielle, autrement dit d inexécution incomplète ou incorrecte, de l obligation de délivrance. En bref, le juge peut donc imposer à l acquéreur, qui se plaint d une 53 J. MESTRE et B. FAGES, obs. in RTD civ 2003, spéc. p. 86. 54 R. VATINET, eod. loc., spéc. p. 538. 55 O. GOUT, op. cit. spéc. n 631. 56 Sur laquelle, v. Ch. ALBIGES, «Le développement discret de la réfaction du contrat», Mél. Cabrillac, Litec, 1999, p. 3 et s.

RAPPORT FRANÇAIS 567 délivrance défectueuse, le maintien du contrat moyennant une réduction du prix, proportionnelle à l importance de la faute commise par le vendeur. Cette forme de révision judiciaire du contrat, prononcée en cas d irrégularité affectant son exécution, se présente sous les atours d une opportune alternative à la résolution du contrat inexécuté, dans la mesure où elle évite l éventuelle disparition d un contrat qui, en dépit de son exécution imparfaite ou incomplète, n est pas pour autant privée d utilité économique pour son créancier, et permet donc d assurer sa pérennité au prix de la restauration judiciaire de son équilibre. En clair, pour protéger les intérêts légitimes du débiteur, auquel est imputable une inexécution qui n est pas fatale à l intérêt du contrat, et sauvegarder un contrat qui demeure économiquement utile pour le créancier, au regard de son économie générale telle qu elle avait été convenue au jour de sa création, le juge peut donc imposer au créancier le maintien du contrat révisé plutôt que son anéantissement. «La réfaction permet ainsi un maintien des liens contractuels (et) de préserver l équilibre initial du contrat» 57. Comme précédemment, la révision est donc parée des atours de l opportunité et du pragmatisme puisqu elle s inspire, en ce qui concerne sa raison d être, de la quête de pérennité contractuelle 58 et s inscrit, au stade de sa mise œuvre, dans l aspiration contemporaine vers la proportionnalit 59, étant entendu que «la réduction doit être proportionnelle à l économie voulue par les parties» 60. 14. Si ce mode original de révision attire particulièrement l attention, c est, en premier lieu, en raison des faveurs qu il s attire généralement en doctrine. Quitte à distendre sensiblement le concept même de réfaction au point de l assimiler pratiquement à toute modification ou révision du contenu du contrat 61, certains auteurs avancent que loin d être cantonnée à la seule vente commerciale, à laquelle on la réserve fréquemment, la réfaction «se trouve en réalité pratiquée de manière tout à fait générale» 62, notamment dans bon nombre de contrats civils, tels, outre la vente civile immobilière 63, les contrats d entreprise et de bail 64. Et d autres auteurs, 57 S. PIMONT, L économie du contrat, PUAM, 2004, spéc. n 536. 58 Ch. ALBIGES, op. cit., spéc. n 18 et s. 59 Ibid., spéc. n 14 et s. 60 S. PIMONT, op. cit., spéc. n 538. 61 En ce sens, Ch. ALBIGES, passim. 62 M.-E. PANCRAZI, «Réduction du prix»,c. PRIETO (dir.), in Regards croisés sur les principes du droit européen du contrat et sur le droit français, PUAM, 2003, p. 504, spéc. p. 505. 63 Du moins dans les cas prévus par le Code civil, à savoir d une part en cas de défaut de contenance. Ainsi, en vertu de l art. 1617, en cas de vente d immeuble faite avec indication de contenance et moyennant un prix exprimé par unité, le vendeur peut se voir imposer une réduction du prix de vente proportionnelle, si il ne peut livrer la quantité convenue. Par ailleurs, aux termes de l art. 1619, dans les autres cas de vente immobilière, le défaut de contenance emporte une réduction du prix si il excède le vingtième. 64 Sur ces applications de la réfaction, v. entre autres, A. BÉNABENT, Droit civil, Les contrats spéciaux civils et commerciaux, Domat, Montchrestien, 2004, spéc. n 196 et 569 ; M.-E. PANCRAZI TIAN, «Résolution et résiliation judiciaire», in La cessation des relations contractuelles d affaires, PUAM, 1997, p. 65 et s., spéc. p. 80.

568 LE CONTRAT dont on sait pourtant le peu de goût qu ils cultivent pour l intervention du juge dans le contrat, leur emboîtent en quelque sorte le pas en soutenant qu «il ne serait pas contraire à une vision plus dynamique du rôle du juge, spécialement en matière économique, d étendre le domaine de ce mécanisme» 65 que constitue la réfaction. Pourtant, face à cet enthousiasme doctrinal, on relèvera que beaucoup d auteurs présentent encore souvent la réfaction en la réservant à la seule vente commerciale 66 et surtout que la première chambre civile de la Cour de cassation a récemment 67 et fermement condamné toute velléité d extension de cette forme de révision à la vente civile 68. Décision, qui révèle combien le juge lui-même, en dépit des objurgations doctrinales, est peu enclin à s immiscer spontanément dans le contrat, et qui a réjoui ceux qui, d une façon générale, demeurent sceptiques face à toute intrusion du juge dans le contrat, notamment lorsque son fondement textuel ou conceptuel en est incertain ou improbable 69, et qui, en particulier, considèrent que le prix de vente ressort de la seule compétence et de la seule responsabilité des contractants, sans que le juge puisse le modifier, quels que soient notamment les événements qui ont jalonné l exécution du contrat. On le comprend, en toile de fond de ce débat sur le domaine de la réfaction, on retrouve la sempiternelle question de l office du juge en matière contractuelle. Pourtant, il convient de souligner qu en matière de réfaction, le risque de judiciarisation du contrat est faible, dans la mesure où seule une inexécution contractuelle modérée peut ouvrir au juge les portes du contrat et lui permettre de le rééquilibrer pour assurer sa pérennité. Si au contraire, l inexécution provoquait une perte de substance ou de valeur du contrat, tout pouvoir de réfaction serait refusé au juge 70. Le régime de la réfaction tel qu il est conçu ne laisse donc point la place à une prise du pouvoir par le juge en matière contractuelle. 15. Reste que lorsqu on tente de suivre les évolutions légales récentes et d anticiper les mutations futures du droit des contrats, on pressent que l avenir appartient à la réfaction du contrat. Déjà, depuis le 1 er janvier 1988, en matière de vente internationale de marchandises, pour tous les défauts de conformité affectant la chose vendue, «l acheteur peut réduire le prix proportionnellement à la différence entre la valeur que les marchandises avaient au moment de la livraison et la valeur que les marchandises conformes auraient eu à ce 65 F. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, 2002, spéc. n 652. 66 F. COLLART DUTILLEUL, Contrats civils et commerciaux, spéc. n 243 ; P. MALAURIE, L. AYNÈS, P.-Y. GAUTIER, Les contrats spéciaux, Defrénois, 2004, spéc. n 327. 67 Précisément, postérieurement à tous les écrits des auteurs qui affirment que, en droit positif, le domaine de la réfaction déborde les frontières de la vente commerciale. 68 V. l arrêt cité supra note 8. 69 Sur cette question, v. P.-H. ANTONMATTÉI, obs. ss Cass. com. 15 déc. 1992 : JCP éd. E, 1993.I.158. 70 En ce sens, v. Ch. ALBIGES, eod. loc., spéc. n 17 ; P. MALAURIE, L. AYNÈS, P.-Y. GAUTIER, op. cit. spéc. n 327.

RAPPORT FRANÇAIS 569 moment» 71. Beaucoup plus près de nous, la réfaction du contrat est implicitement consacrée par l ordonnance du 17 février 2005 relative à la garantie de la conformité du bien au contrat due par le vendeur au consommateur. En effet, aux termes de l article L.211-10 du Code de la consommation, en cas de défaut de conformité, lorsque la réparation et le remplacement du bien sont impossibles, le consommateur peut alors, soit, rendre le bien et récupérer le prix, soit «garder le bien et se faire rendre une partie du prix». Enfin, si demain ou après demain, ou plus tard encore, un droit européen du contrat est substitué aux droits nationaux et en particulier au droit français, et que les Principes du droit européen du contrat 72 constituent, comme c est probable, la sève de ce droit nouveau, alors les souhaits de ceux qui prêchent pour une extension du domaine de la réfaction seront exaucés. En effet, l article 9:401 de ce corpus européen dispose, en substance, que le contractant qui accepte une offre d exécution non conforme au contrat peut réduire le prix 73. De ce texte, on retiendra, en premier lieu, qu il énonce un principe dont le champ d application est extrêmement vaste, à tel point qu on peut affirmer qu il a vocation à s appliquer pour toute sorte d inexécution et pour tous les types de contrats. En second lieu, et la remarque vaut aussi pour les autres règles légales entrevues ci-dessus et qui admettent la réfaction, il importe de relever que la réduction du prix contractuel n est pas judiciaire, mais qu elle est unilatérale 74, dans son principe, et même dans sa mesure pour ce qui concerne les Principes 75. Et le débat se déporte alors sur les vices et les vertus de cette nouvelle consécration du pouvoir de la volonté unilatérale en matière contractuelle et de sa compatibilité avec la tradition française 76. A cet égard, on retiendra, d une part, qu au rebours de l idée classique selon laquelle le bilatéralisme est consubstantiel à la notion même de contrat, c est, après la détermination du prix et la résolution, une nouvelle victoire de l unilatéralisme qui est partiellement proclamée, et qui s apprête peut-être à l être d une façon générale, à savoir la révision unilatérale du contrat inexécuté. D autre part, on ajoutera qu on peut déceler derrière ces conquêtes de l unilatéralisme, encore timides en droit français interne 77, mais triomphantes dans les Principes du droit européen du contrat 78, une orientation très nette en termes de politique, si ce n est de 71 Art. 50, Convention internationale de Vienne. 72 Sur lesquels, v. entre autres, I. de LAMBERTERIE, G. ROUHETTE, D. TALLON, C. WITZ, Principes du droit européen du contrat, Société de législation comparée, 2003 ; Ch. JAMIN et D. MAZEAUD (dir.), L harmonisation du droit des contrats en Europe, Economica, 2004 ; P. RÉMY-CORLAY et D. FENOUILLET, Les concepts contractuels français à l heure des Principes du droit européen des contrats, Dalloz, 2003 ; C. PRIETO (dir.), Regards croisés sur les principes du droit européen des contrats, PUAM, 2003. 73 Sur ce texte, v. M.-E. PANCRAZI, «Réduction du prix», préc. 74 En ce sens, Ch. ALBIGES, eod. loc., spéc. n 10. 75 En ce sens, M.-E. PANCRAZI, eod.loc., spéc. p. 507. 76 Sur cette discussion, v. M.-E. PANCRAZI, eod.loc., spéc. p.505 et 506. 77 Sur le phénomène de l unilatéralisme, v. Ch. JAMIN et D. MAZEAUD (dir.), L unilatéralisme et le droit des obligations, 1999. 78 En ce sens, D. MAZEAUD, «Regards positifs et prospectifs sur «Le nouveau monde contractuel»», in LPA, 7 mai 2004, p.47, spéc. n 27 et s.

570 LE CONTRAT philosophie contractuelle. Parce qu elles se traduisent fatalement si ce n est par l éviction du juge, du moins par sa relégation puisque son contrôle ne peut plus alors qu intervenir a posteriori, ces règles sont clairement inspirées par une conception très libérale des rapports contractuels, laquelle anime, au moins pour partie, les Principes du droit européen du contrat. Et sur ce point particulier, la consécration de la réfaction unilatérale tranche avec l office du juge en cas d inexécution et de la maîtrise des sanctions dont il est traditionnellement investi en droit français. Après s être longuement arrêté sur la révision, envisagée comme la sanction des irrégularités qui se produisent lors de la conclusion et de l exécution du contrat, il convient d apprécier son rôle en tant que sanction des inéquités. B. LA SANCTION DES INÉQUITÉS 16. Autant envisagée comme sanction des irrégularités contractuelles, la révision semble être une sanction particulièrement en vogue, autant appréhendée en tant que sanction des inéquités contractuelles, autrement dit des déséquilibres contractuels qui affectent le contrat lors de sa conclusion, son succès demeure encore très modeste. Revenir sur la question de la révision des contrats lésionnaires, puisque c est bien de cela qu il s agit, pourrait paraître totalement vain si certains éléments et événements récents ne contribuaient pas à renouveler le débat classique de l opportunité d une règle générale autorisant la sanction de la lésion. Aussi, après un bref rappel, de lege lata, du droit positif, réfléchira-t-on, de lege ferenda, à ses possibles, sinon probables évolutions. 1. De lege data 17. À la question de savoir si l équité est l âme des contrats, la réponse de principe de notre droit positif est clairement «non!». En dépit du déséquilibre contractuel qui l affecte, le contrat est valable, efficace et intangible. La lésion ne permet pas de remettre en cause, soit en l anéantissant, soit en le révisant, le contrat inéquitable. Mieux, ou pire c est selon, dans un arrêt du 16 mars 2004 79, qui a fait couler beaucoup d encre 80, la première chambre civile de la Cour de cassation a même ajouté que le contractant qui tire profit du déséquilibre des prestations contractuelles, existant dès la conclusion du contrat, ne peut pas voir, au nom de l exigence de bonne foi, sa responsabilité engagée si il refuse de 79 D. 2004, 1754, note D. MAZEAUD ; RTD civ. 2004, 290, obs. J. MESTRE et D. MAZEAUD. Adde, D. HOUTCIEFF, «L obligation de renégocier en cas de modification imprévue des circonstances. Quand la première Chambre civile manie l art de la litote», Rev. Lamy Dr. civil, juin 2004, n 6, p. 5 et s. 80 V. la sévère critique adressée à certains des commentateurs de l arrêt, dont l auteur de ce rapport, par J. GHESTIN, «L interprétation d un arrêt de la Cour de cassation», D. 2004, chron., 2239. Pour une réponse, v. A. BÉNABENT, «Doctrine ou Dallas?», D. 2005, p. 852.

RAPPORT FRANÇAIS 571 renégocier le contrat lésionnaire. En somme, pas plus qu il ne peut être judiciairement anéanti ou révisé, le contrat lésionnaire ne doit-il être conventionnellement renégocié. Inutile donc d insister sur le fait qu en principe notre droit dénie toute emprise à la révision en cas de lésion. Les justifications du principe de l intangibilité du contrat lésionnaire sont bien connues. Puisque l égalité et la liberté sont censées présider à la création du lien contractuel, les contractants, réputés être les meilleurs juges de leurs intérêts, doivent logiquement assumer la responsabilité du déséquilibre contractuel éventuel. «La valeur de l engagement libre doit l emporter même sur le déséquilibre du contrat» 81 et si le contrat est finalement déséquilibré au détriment d un contractant, «tant pis pour lui. Il aura au moins eu la satisfaction d être l artisan de son malheur, d avoir déterminé lui-même ses engagements. La liberté est en soi une jouissance qui vaut bien quelques risques» 82. Ajoutées à ces considérations, qui reposent sur une vision dogmatique du contrat, la doctrine du libéralisme économique et l impératif de sécurité juridique ont, en 1804, provoqué le rejet de la lésion dans le Code civil : «plutôt que de faire régner la justice dans les contrats, les rédacteurs du Code civil ont voulu assurer la sécurité des transactions» 83. Et on peut affirmer que, à une écrasante majorité, c est le même état d esprit qui anime, à l égard de la lésion, la doctrine contemporaine, hostile, de façon générale, à l ingérence du juge dans le contrat, et, en particulier, à la révision judiciaire des contrats lésionnaires 84. 18. Pourtant, en droit positif, cette hostilité de principe à l égard de la révision pour lésion, non seulement, souffre d exceptions et de tempéraments, dont on a souligné qu ils sont si nombreux «qu il est permis de se demander si, à terme, ce n est pas le principe lui-même qui risque d être remis en cause» 85, mais encore doit composer avec l émergence et le succès, législatif et jurisprudentiel, du principe de proportionnalité, dont on peut aussi se demander si, à l avenir, il ne contribuera pas à consacrer définitivement l idée de Saleilles qui affirmait que «Le droit tend de plus en plus à faire reposer le contrat sur la justice et non la justice sur le contrat» 86 et à tordre le cou au principe de l intangibilité du contrat lésionnaire. On ne dressera pas ici de façon précise le fastidieux inventaire des dérogations légales et jurisprudentielles au principe de la validité et de 81 R. SAVATIER, Les métamorphoses économiques du droit civil d aujourd hui, 2 ème série, Dalloz, 1950, spéc. n 12. 82 M. WALINE, L individualisme et le droit, Paris 1945, spéc. p. 177. 83 H. L. J. MAZEAUD et F. CHABAS, Leçons de droit civil, Obligations, Théorie générale, Montchrestien, 1998, spéc. n 210. 84 En ce sens, v. entre autres, J. FlOUR, J.-L. AUBERT, E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations, 1. L acte juridique, Armand Colin, 2004, spéc. n 252 ; Ph. MALINVAUD, Droit des obligations, Litec, 2003, spéc. p. 303 ; A. SÉRIAUX, Droit des obligations, Puf, 1998, spéc. n 29. 85 F. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, op. cit. spéc. n 308. 86 Déclaration de volonté, 1901, p.351.

572 LE CONTRAT l efficacité des contrats lésionnaires en droit positif 87, et on se limitera sur ce point à quelques observations d ordre général. D abord, on remarquera que, qu elles aient été édictées par le code civil lui-même ou énoncées dans des lois ou arrêts postérieurs, la plupart des exceptions légales et jurisprudentielles, au principe du refus de la lésion, prévoit que la lésion est sanctionnée par la révision du contrat. C est ainsi le cas, entre autres, en matière de vente immobilière, de vente d engrais, de conventions d assistance maritime, de cession d une œuvre littéraire ou artistique, de prêt d argent «usuraire», de mandat et d entreprise pour les honoraires perçus par le prestataire, de contrat conclu par des incapables majeurs, etc Ensuite, on relèvera avec intérêt que dans un certain nombre des exceptions légales et jurisprudentielles, la révision pour lésion est exploitée tout autant comme une technique de restauration d un équilibre contractuel minimum que pour assurer la protection de catégories de contractants, lesquels se trouvent, au jour de la conclusion du contrat, en situation d inégalité économique ou sociale 88. Elle apparaît donc comme un correctif à l inégalité contractuelle, tout autant que comme une sanction de l inéquité. Plus encore, apparaît en filigranes l idée de sanctionner l exploitation de l inégalité contractuelle lorsque celle-ci se traduit par un déséquilibre contractuel excessif. Enfin, et surtout, on constatera que la révision judiciaire des contrats lésionnaires ne s est jamais soldée par une instabilité contractuelle chronique dans les cas exceptionnels où elle a été admise en législation ou en jurisprudence 89 ; constat qui permet de revenir sur l antienne selon laquelle toute ingérence du juge dans le contrat est une arme fatale pour l impératif de sécurité juridique. En effet, comme on l a déjà dit, ici comme ailleurs, le juge use avec sagesse et mesure de son pourvoir de révision ; il respecte le contrat, tout autant qu il le révise. Il suffit pour s en convaincre de jeter un œil rapide sur la jurisprudence relative à la réduction des honoraires des mandataires, des agents d affaires et des membres des professions libérales, laquelle prend «appui sur le fait que les conventions s exécutent de bonne foi» 90. Outre que le juge ne peut exercer son pouvoir modérateur qu à la condition que la rémunération contractuellement prévue soit excessive, autrement dit disproportionnée par rapport au service effectivement rendu, la révision est exclue quand «son montant résulte 87 Sur ce point, v. entre autres, J. CARBONNIER, Droit civil, t. IV, Les obligations, Puf, 2000, spéc. n 78 ; M. FABRE-MAGNAN, Les obligations, Puf, 2004, spéc. n 42 ; J. GHESTIN, Traité de droit civil, La formation du contrat, LGDJ, 1993, spéc. n 765 et s. ; Ch. LARROUMET, Droit civil, Les obligations, Le contrat, Economica, 2003, spéc. n 407 et s. ; B. STARCK, H. ROLAND, L. BOYER, Droit civil, Les obligations, 2. Contrat, Litec, 1998, n 922 et s. 88 En ce sens, v. J. GHESTIN, op. cit., spéc. n 794. 89 En ce sens, v. G. FARJAT, Droit privé de l économie, 2-Théorie des obligations, Puf, 1975, spéc. n 163. 90 F. TERRÉ, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, Dalloz, 2002, spéc. n 311.