L interdisciplinarité à l école primaire : des discours aux pratiques.



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L interdisciplinarité à l école primaire : des discours aux pratiques. BAILLAT Gilles, Professeur des Universités ANDRIEUX Guillaume, Doctorant IUFM de Champagne Ardenne, 23 rue Clément Ader, 51 100 Reims gilles.baillat@reims.iufm.fr Mots clés : polyvalence, école primaire, interdisciplinarité, pratiques enseignantes Résumé «L individu n apprend que parce qu il trouve du sens dans une entreprise» dit André Giordan (2002, p. 195). Apprendre pour apprendre, apprendre pour savoir, n est plus le moteur de l Ecole. L élève d aujourd hui ne s engage dans un processus volontaire d apprentissage que s il perçoit un but pratique à sa démarche, que s il peut donner du sens à ce qu il fait. Cette recherche du sens devient un enjeux national : «l'intérêt des élèves commande d'engager cette solution : plus on donnera du sens aux apprentissages, plus la réussite scolaire sera effective.» disait Ségolène Royale en 1999 (Ministère de l'education Nationale, 1999). A la recherche du sens perdu Le sens passerait par un enseignement qui crée de la cohérence entre les savoirs eux-mêmes et entre les savoirs et la vie de tous les jours, ne se contentant pas d un empilement de connaissances qui deviennent improductives (Boumédiene, 2003). Mais, d après Giordan (2002, p. 37), nous ne pouvons que constater «l inadéquation de plus en plus ample entre, d une part, des savoirs fragmentés, disjoints, compartimentés [et], d autre part, des réalités globales, multidimensionnelles et transnationales». Ainsi, comme l illustre François Audigier dans la question «le monde n'est pas disciplinaire, les élèves non plus, et les connaissances?» (2001, p. 43), le problème se situe bien au niveau de l incapacité des disciplines isolées à expliquer un monde pluriel et global. Dans le but de relier les disciplines scolaires, différents outils ont été mis en avant par les Ministres de l Education Nationale au cours de ces quinze dernières années. Sans entrer dans leur énumération, nous pouvons remarquer que ces outils sont quasiment tous développés en direction de l enseignement secondaire. A l école primaire, le rapprochement des apprentissages est en théorie facilité par le maître unique. Les textes le rappellent : «l enseignant met à profit sa polyvalence pour multiplier les liaisons et les renvois d un domaine à l autre. Il évite ainsi l empilement désordonné des exercices tout en maintenant un niveau d exigence élevé, gage de la construction de connaissances solides.» (Ministère de l'education Nationale, 2002, p. 14), et ils considèrent comme naturel et automatique la mise en place par les enseignants polyvalent de liens entre les disciplines. Or, différentes enquêtes montrent que les professeurs des écoles ne sont peut-être pas autant polyvalents que les textes le voudraient 1

Le professeur des écoles : un enseignant polyvalent? Une première étude (Baillat, et al., 2000) menées par le Groupe de Recherche sur les Pratiques Professionnelles Enseignantes (GRPPE), à partir de 1996, met en évidence d un côté un profond attachement au caractère polyvalent de leur pratique, et d un autre côté la tendance a déléguer de plus en plus d enseignements à d autres personnes (enseignantes ou non) au fur et à mesure que l on monte dans les classes de l école élémentaire. Les résultats de cette enquête posent une question de fond : «Pourquoi les enseignants mettent ils en oeuvre des dispositifs pédagogiques qui réduisent leur polyvalence alors même qu ils la revendiquent comme un élément important de leur identité professionnelle?» (Baillat, et al., 2000, p. 50). C est ce paradoxe que se propose d éclairer la seconde enquête du GRPPE (Baillat, et al., 2003). Les chercheurs y mettent en évidence que 86 % des enseignants interrogés se déclarent très ou assez attachés à la polyvalence (p. 8). Parmi les raisons invoquées, la polyvalence favorise une «pédagogie globale» pour 27 % des enseignants, la «variété» (pour 22 %), une approche globale de l enfant (pour 21 %) Néanmoins, beaucoup de réserves sont aussi exprimées, au premier rang desquelles on trouve un sentiment d incompétence important à enseigner toutes les disciplines scolaires. D ailleurs «ce sentiment d incompétence apparaît de plus en plus fréquemment dans les réponses au fur et à mesure que le degré d adhésion la polyvalence diminue» (Baillat, et al., 2003, p. 15). En guise de synthèse, nous pouvons citer les propos d une enseignante, rapportés par Gilles Baillat (2000, p. 92) : «c est bien de voir l élève travailler dans différentes matières, mais c est difficile pour l enseignant d être performant dans toutes les disciplines». L interdisciplinarité pédagogique Le concept de l interdisciplinarité, dans le milieu scolaire, n a pas de définition qui fasse consensus. D une manière générale il s agirait moins de la juxtaposition de disciplines différentes (Bourguignon) que d une recherche de connexion entre les disciplines, qui suppose la mise en cohérence des apprentissages et la possibilité de donner un sens global à l apprentissage de l élève : un enseignement interdisciplinaire ne se réduit pas à la transmission d une mosaïque de savoirs fragmentaires. Alors que la pluridisciplinarité fait appel à des disciplines isolées, apportant chacune un éclairage spécifique sur un objet, dans le cas de l interdisciplinarité différentes disciplines sont appelées à coopérer. Autrement dit, «au simple constat collectif que permet la pluridisciplinarité, l'interdisciplinarité est donc tenue au consensus» (Boumédiene, 2003). Dans ce sens, Maryse Clary et Pierre Giolitto (1995) attestent de la notion de coopération dans leur définition de l interdisciplinarité : elle «doit se comprendre comme l'utilisation, l'association et la coordination des disciplines appropriées, dans une approche intégrée des problèmes». L interdisciplinarité scolaire est constituée par l interaction de trois niveaux opérationnels définis par Yves Lenoir (1998) : un niveau curriculaire, un niveau didactique et un niveau pédagogique. L interdisciplinarité curriculaire en est le premier niveau : elle constitue «le préalable à toute interdisciplinarité didactique et pédagogique» (Lenoir et Sauvé, 1998, p. 110). Elle 2

«consiste en l établissement [ ] de liens d interdépendance, de convergence, et de complémentarité entre ces objets et, par là, entre les différentes matières scolaire qui forment le cursus d un ordre d enseignement donné l enseignement primaire par exemple afin de faire ressortir du curriculum scolaire ou de lui fournir une structure interdisciplinaire à orientations intégratrices» (Ibid.). L interdisciplinarité didactique assume «une fonction médiatrice entre le niveau curriculaire et la pratique pédagogique» (Ibid.). Elle consiste à prendre en compte le niveau curriculaire afin de traiter le contenu didactique «en ayant pour objectif l articulation des savoirs à enseigner et leur insertion dans des situations d apprentissage» (Ibid.). L interdisciplinarité, au niveau pédagogique, pourrait d après Yves Lenoir, être appelée «circumdisciplinaire» car elle «doit prendre en compte non seulement un ensemble de contraintes contextuelles et situationnelles, mais aussi des savoirs de diverses provenances, dont les savoirs d expérience qui ne procèdent pas, du moins directement et exclusivement, des champs disciplinaires» (Ibid.). L interdisciplinarité scolaire consiste donc à «la mise en relation de deux ou de plusieurs disciplines scolaires qui s exerce à la fois aux niveaux curriculaire, didactique et pédagogique et qui conduit à l établissement de liens de complémentarité ou de coopération, d interpénétrations ou d actions réciproques entre elles sous divers aspects (finalités, objets d études, concepts et notions, démarches d apprentissage, habiletés techniques, etc.) en vue de favoriser l intégration des processus d apprentissage et des savoirs chez les élèves» (Ibid., p. 121). Une méthodologie originale A l issue de ses différentes enquêtes, Gilles Baillat (2000, p. 49) remarque que «[ses] résultats présentent les limites des caractéristiques de l enquête elle-même : portant sur des déclarations d enseignants, ils ne peuvent être interprétés comme une photographie des pratiques de classes proprement dites». C est pour cette raison qu il nous a semblé intéressant d aller dans les classes pour observer la pratique réelle de la polyvalence Néanmoins, l observation d une situation pédagogique en classe, bien qu offrant de nombreuses possibilités, ne permet une analyse qu au travers des yeux du chercheur, avec tous les risques d investissements affectifs que cela comporte et les dangers d une interprétation abusive de l intention de l enseignant observé Ainsi, pour bien comprendre les actions du sujet, ses objectifs, les raisons de ses décisions, il est utile de lui permettre d expliquer lui-même sa pratique a posteriori. L entretien apparaît alors comme un bon moyen d avoir accès à ce que ne montre pas une simple observation. Le sujet peut commenter ce qu il fait mais également ce qu il ne fait pas, ne peut faire, choisit de ne pas faire et qui demeure en lui au cours de l action. Mais, remarque Philippe Astier (2003), «nombre de travaux, d horizons très divers, soulignent qu une part de l activité ne semble pas accessible directement par le questionnement du sujet lui-même». En effet, l activité, et notamment ce qui l organise, n est pas nécessairement 3

présente à la conscience du sujet Lorsqu on l interroge dessus, ces éléments peuvent demeurer absents du discours. Ainsi, le moyen permettant au sujet de commenter sa pratique tout en la «revivant», tout du moins virtuellement, dans le but de recréer consciemment le cheminement inconscient de l action, paraît bien être celui de l autoconfrontation. L autoconfrontation, telle qu elle est définie par Yves Clot (Clot, 1999), est une technique d entretien qui consiste en une situation de dialogue avec le chercheur au cours de laquelle le sujet est incité à commenter sa propre activité a posteriori. L autoconfrontation dite «simple» met en présence le sujet, le chercheur et les images : à l'activité du sujet qui dit ce qu'il fait ou ce qu'il aurait pu ou ne pas faire en se voyant à l'écran, répond l'activité du chercheur qui, voulant s'assurer une bonne compréhension, conduit la pensée du sujet par l'entretien. Notre approche de l autoconfrontation est très peu différente de celle de Goigoux : selon lui ce n est pas le chercheur qui définit «la nature des problèmes à élucider ou les aspects de l activité à commenter», mais c est la personne observée qui «verbalise les points qui lui semblent importants en essayant, à notre demande, de centrer son attention et ses commentaires sur [certains éléments] de son activité» (Goigoux, 2001, p. 119). Pour notre part, si le sujet est libre de choisir les moments qui lui semblent intéressant de commenter, le chercheur se réserve le droit de demander à l enseignant un renseignement sur d autres moments. Parmi les «méthodes de verbalisation consécutive, provoquée et assistée par les traces», Jacques Theureau (1992) a développé une technique d autoconfrontation se déroulant en deux phases. Tout d abord, il procède à «l autoconfrontation dite de premier niveau», «dans laquelle un agent est confronté à un enregistrement (en général audio-vidéo) de son comportement» afin de le remettre dans son contexte. «La consigne est de commenter, et éventuellement de désigner et de mimer, ses perceptions, actions et communications, et également de restituer les interprétations et émotions qui les ont accompagnées» (Salembier, et al., 2001). Cette première phase sera suivie d une «autoconfrontation de second niveau», «destinée à faire collaborer l agent à l analyse, et dans laquelle sa réflexivité sera favorisée», qui inclus donc la participation d un observateur extérieur à l action enregistrée pour apporter son point de vue. Pascal Salembier remarque toutefois que, comme toute méthode, l autoconfrontation comporte des limites : «l enregistrement a l inconvénient de focaliser l agent et ses relances par l observateur-interlocuteur sur ce qui est audible, visible et directement lié aux tâches réalisées» et peut donc éluder certains commentaires. C est pourquoi il propose en complément de l autoconfrontation la méthode de «l entretien d explicitation», développée par P. Vermersch (1994). Notre procédure d entretien prend en compte ces méthodes : nous attendons du sujet qu il commente le plus complètement possible sa pratique (autoconfrontation de premier niveau), si le sujet ne commente pas un point qui semble important pour le chercheur, ce dernier peut apporter un commentaire, poser une question (autoconfrontation de second niveau), afin d inciter le sujet à «décrire ce qu il faisait, ce à quoi il pensait, ce qu il prenait en compte pour agir et ce qu il ressentait» (Leblanc, 2000, p. 2) dans le but de saisir au mieux «ses actions, ses focalisations, interprétations et sentiments dans la situation» (Ibid.). 4

enfin, à la fin de l entretien d autoconfrontation, nous pouvons procéder, si besoin est, à un entretien d explicitation afin de compléter ou d approfondir certains points relatifs à la pratique du sujet que nous avons pu observer. Le traitement des données Toutes les données brutes, c'est-à-dire les séquences de classe sous forme de films, et les entretiens d autoconfrontation sous forme d enregistrements audio, ont été retranscrits. En ce qui concerne les séquences de classe, quatre grands groupes d informations ont été rassemblés : «ce que dit l enseignant», «ce que fait l enseignant», «ce que disent les élèves», «ce que font les élèves». Néanmoins, une grande partie de ce disent les élèves a été perdue à cause du système d enregistrement du son par micro-cravate qui, s il est très performant pour récupérer ce que disent les enseignants, se montre inefficace à moyenne distance. Mais cette perte est à relativiser, puisque notre objectif principal reste la pratique de l enseignant. De même, «ce que font les élèves» n est pas toujours complet : le sujet principal étant toujours l enseignante, la caméra suivait ses déplacements et des actions d élèves hors champ ont pu être perdues. Ainsi l analyse expliquée par la suite ne porte que sur «ce que dit l enseignant». Ces scripts ont ensuite subi une analyse de contenu. L'analyse de contenu, d après Robert et Bouillaguet (Robert et Bouillaguet, 1997) est une méthode objective, systématique et, à l'occasion, quantitative d'étude des textes, en vue d'en classer et d'en interpréter les éléments constitutifs qui ne sont pas totalement accessibles à la lecture naïve. Ceci nous permettra deux analyses principales : Une analyse quantitative des interventions de différents types grâce au découpage des scripts en unités de sens, Une analyse thématique, en faisant ressortir des périodes identifiables qui permettront de retrouver l organisation générale de la séance. Ce type d analyse consiste donc, à partir des scripts, à classer les données en regroupant les unités de sens par catégories de sens pour les décrire (induction) puis, dans un deuxième temps, à inférer de cette mise en ordre les conditions de production ou de réception de ces données (déduction). Cette méthode s appuie sur l ouvrage de L Ecuyer (1990), qui décrit l analyse de contenu comme le découpage d une communication en unités de sens en fonction de catégories. Ces unités de sens sont «liées à l identification des éléments du texte possédant un "sens complet" en eux-mêmes.» (p. 61). Une unité de sens peut être un mot, une phrase, voire un paragraphe que l on classe dans une catégorie de sens. Ainsi, un même mot ou groupe de mot tiré des scripts des séquences pourra avoir différentes significations en fonction du contexte dans lequel l enseignant l utilise. Pour présenter les données d une manière plus systématique, nous avons classé les dires des enseignants dans trois domaines, regroupant plusieurs catégories de sens, qui ont été réactualisés tout au long de l analyse de contenu. Toutefois, par rapport aux catégorisations en paroles de l enseignant, il convient de suivre les recommandations de Stéphane Martineau et «garder à l esprit que la catégorisation des comportements de l enseignant comporte toujours le danger de présenter une vision stéréotypée et figée» (Martineau, et al., 1999, p. 492) de la pratique en classe. 5

Domaine 1 : énoncés à caractères didactiques ce qui relève des consignes, c'est-à-dire des interventions de l enseignant consistant à questionner les élèves, à annoncer ce qu il attend d eux... ce qui relève des régulations, c'est-à-dire les rectifications apportées aux élèves, les rappels de consignes ce qui relève des apports de connaissances, en relation avec l objet du cours. Domaine 2 : énoncés à caractères interdisciplinaires Pour caractériser ce type d interventions faites par l enseignant, nous reprenons la typologie des «ponts» entre les disciplines faite par le GRPPE REFERENCES, à partir de la notion passerelle (Yves Lenoir (1998, pp. 111-112).. - liaison «outil» : une discipline réputée «fondamentale» (math ou français) est utilisée dans le cours. - liaison thématique : l enseignant organise son enseignement autour d un thème faisant appel des activités de disciplines différentes. - liaison par juxtaposition : l enseignant juxtapose simplement une autre discipline (pluridisciplinarité). - liaison «prétexte» : le travail dans la discipline est utilisé comme prétexte pour réaliser un apprentissage dans une autre discipline (pédagogie du détour, au bénéfice de disciplines «fondamentales»). - liaison au travers de concepts communs : l enseignant utilise un terme utilisé aussi dans plusieurs disciplines. - liaison par une activité commune : une procédure commune est appliquée dans des activités appartenant à des disciplines différentes. - liaison avec la vie réelle : l enseignant souligne que ce qui est fait dans le cours est réutilisable en dehors de l école. Domaine 3 : énoncés relatifs à la gestion de classe La gestion de classe consiste en un ensemble de règles et de dispositifs mis en place pour créer et maintenir un environnement ordonné favorable à l enseignement ainsi qu à l apprentissage.(doyle, 1986). Pour caractériser les types d interventions faites par l enseignant et se rapportant à la gestion de classe, nous nous baserons sur une typologie proposée par Stéphane Martineau (Martineau, et al., 1999) : - ce qui relève de l application des mesures disciplinaires et sanctions : cela couvre les interventions pour rappeler à l ordre un élève, un groupe d élèves, ou l ensemble de la classe, et, éventuellement, a le ou les punir. - ce qui relève de l application des règles et procédures : il s agit de rappeler les routines de classe, les règles de vie collective - ce qui relève de la supervision active de l accomplissement du travail : c'est-à-dire toutes les stratégies visant à garder un élève ou groupe d élèves en alerte et centré sur la tâche. 6

Nous ne nous intéresserons ici qu aux résultats du domaine 2, les énoncés à caractère interdisciplinaire. Par ailleurs, notons bien qu il s agit là d un travail qualitatif sans autre visée que l étude de trois cas. Il n a pas l ambition de présenter des résultats généralisables à l ensemble des professeurs des écoles. Les trois professeurs des écoles étudiés sont titulaires d une licence de sciences naturelles et ont été observées dans plusieurs disciplines. Pour chacun, l étude porte sur une séance de sciences. De même, nous ne pouvons négliger le biais que comporte la technique d enregistrement. La présence du caméraman dans la classe, bien qu ayant été la plus discrète possible, a influencé les enseignants dans leur comportement et leur relationnel (tous ont au moins une fois au cours de la séance fait une référence au fait que le cours était filmé («Imaginez que les gens vont écouter et regarder le film si tout le monde parle en même temps, ils ne vont rien comprendre» ), au cours d un entretien, une enseignante expliquera que «ça [leurs] permet de trouver un prétexte pour les recadrer») et les élèves (grimaces devant l objectif, ou au contraire attitudes pour paraître «élève modèle»...). Pratiques et conception de l interdisciplinarité Les résultats mettent en évidence le très faible nombre de ponts repérés dans les séances étudiées. Sur les trois séances étudiées (toutes trois en sciences), nous avons mis en évidence six énoncés à caractères interdisciplinaires : quatre liaisons de type «outil», deux liaisons au travers de concepts communs. Les matières «fondamentales», français et mathématiques, sont les plus importantes aux yeux des enseignants, une professeur des écoles exprime même avoir plus de compétences pour juger des élèves en français ou en maths que dans sa discipline de spécialité («Alors après, dans les autre matières, français, maths, peut-être que je relance moins parce que je vais directement voir ceux qui ont qui ont besoin d un soutien en français ou en maths parce que là je cible bien, je sais mieux où il faut aller et vers lequel il faut aller»). On ne s étonnera donc pas de les retrouver dans les deux tiers des énoncés dits à «caractère interdisciplinaire». Toutefois, les liaisons de type «outils» dans ces séances sont involontaires. Une enseignante travaillant sur la solubilité des corps dans l eau reprend un élève sur la conjugaison du verbe «dissoudre», mais à l entretien, il apparaît que l enseignante n avait pas pensé que ce point difficile allait trouver une accroche dans une séance de cours autre que réservée au français. En construisant son cours de sciences, une enseignante dit ne penser qu aux sciences : «Quand je fais ma séquence de bio, je ne pense pas spécialement à faire des retours, alors que là bon, sur le mouvement, c est quand même une séquence qui s y prêterait! Mais non, je ne pense pas à faire le lien.», elle «ne pense pas faire des retours sur ce qu on fait en sport.» Pour une autre enseignante, les liens entre EPS et sciences permettent d aider et d enrichir les débuts de leçons en sciences : «quand on aborde ce qu on pense au départ, ben c est un peu plus riche quoi hein, on a plus de choses à dire». Dans l autre sens, «c est une bonne idée», mais dans son cas, l organisation des cours sur l année ne lui permet pas ce genre lien. De même, d après l enseignante précédente, l introduction des cours de biologie en EPS semble beaucoup plus difficile à mettre en oeuvre que ce soit «au niveau du 7

vocabulaire ou de ce qu on a fait». L adaptation d un même discours dans deux disciplines poserait de grosses difficultés et nécessiterait d après eux une maîtrise parfaite des deux domaines, hors dans notre cas, ces enseignantes sont «spécialistes» en sciences (titulaires d une licence sciences naturelles) D une manière générale, si l enseignant ne pense pas avoir fait de liens entre deux disciplines, sa première réaction est de s en excuser : «mais en fait c est une habitude à prendre quoi», «ça aurait été le moment d en faire». Néanmoins une autre enseignante donne quelques exemples de liens entre disciplines qu elle a l occasion de faire : «géographie et sciences», «informatique» avec tout, «techno et français», «math et techno, même avec sciences» L utilisation des projets, même s ils sont assez rares, permet de lier toutes les matières : «quand on fait un projet on s arrange pour le répartir sur tout». Mais ces liens restent marginaux Conclusion Les professeurs des écoles sont-ils donc des enseignants polyvalents et spécialistes, des enseignants spécialistes et polyvalents ou encore des enseignants spécialistes de la polyvalence, comme le réclame de tout cœur depuis vingt ans maintenant Gilbert Gusdorf, attendant «l'avènement d'une race de spécialistes de la nonspécialité» (1984, p. 40). L évolution actuelle verrait plutôt le recul des spécialistes de la polyvalence, que pouvaient être, en partie seulement, les anciens maîtres d écoles, recevant à l Ecole Normale une formation pluridisciplinaire. Quant au second profil, il correspondrait aux enseignants actuels, spécialistes initialement puis formé à la polyvalence, bien qu ils déclarent tous être polyvalents avant d être spécialistes dans les cœurs Mais dans les faits? Le premier profil ne correspondrait-il pas à l évolution actuelle du métier? C est en tout cas ce que laissent voir les textes officiels du Ministère de l Education Nationale, dont la Charte pour bâtir l Ecole du XXIe siècle qui réaffirme toujours plus fort la polyvalence du professeur des écoles, tout en défendant l idée d une évolution inexorable vers la valorisation des différentes compétences disciplinaires de chacun Mais ce qui manque aux enseignants du primaire, c est peut-être la reconnaissance officielle de l interdisciplinarité scolaire (Lenoir et Sauvé, 1998, p. 109). Ne se confinant pas à l action pédagogique, elle doit aussi opérer aux niveaux curriculaire et didactique. Il faudrait donc affirmer et accompagner l enseignement interdisciplinaire au niveau curriculaire (le système scolaire) et au niveau didactique (dans les contenus et organisation des séances) Les trois enseignantes se sont arrêtées au niveau pédagogique, avec une simple gestion de classe ponctuelle et sans suite, sans intentions de faire entrer ses liens dans les apprentissages liés au cours 25143 caractères Astier, P., 2003, Analyse du travail et pratique enseignante, Cahiers pédagogiques, n 416 (samedi 13 septembre 2003), Contribution à l'édition Internet. 8

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