26/04/2003 - Par Vincent Fleury, Chercheur Physique Matière Condensée Formation des artères et des veines L'étude de la morphogenèse est une branche de la physique, comme de la biologie, qui cherche à comprendre par quels mécanismes une forme apparaît et se développe. Il existe bien entendu un nombre illimité de formes possibles, et toutes ne sont pas des objets d'étude pour physiciens. Page 1/5 - Formation des artères et des veines Un dossier préparé par Vincent Fleury, webmaster du site "Vincent Fleury". Image de croissance de vaisseaux sanguins à trois dimensions par DLA entrelacé. Un premier arbre (rouge) se forme en descendant les petits tuyaux qui voient le plus de circulation. Peu à peu, les vaisseaux principaux se déconnectent, et un second arbre (les veines) croît en remontant les tuyaux qui voient le plus de circulation (vers la sortie). Vincent Fleury Page 2/5 - Quelques idées récentes sur la formation des vaisseaux sanguin La formation de la vasculature (veineuse et artérielle), n'est pas, comme on le croit souvent, une croissance de vaisseaux, mais un remplacement progressif de petits vaisseaux (les capillaires) par des vaisseaux moyens, gros etc. Ce processus de remplacement est lié aux forces exercéees par le liquide circulant sur les cellules de la paroi du vaisseau; ainsi, le processus de morphogenèse, dans ce cas, est lié à la mécanique et à l'hydrodynamique des vaisseaux, et non essentiellement à de la biochimie. Quelque chose comme "un gène du gros vaisseau" ou un "gène du petit vaisseau" n'existe pas, c'est l'écoulement qui promeut les petits en gros. En invoquant l'écoulement et le remplacement progressif des minuscules capillaires par de plus gros vaisseaux, on peut transposer la croissance des arbres de type dendritique en physique (c'est-à-dire des problèmes comme la progression des éclairs dans le ciel) sur le problème de la formation de la vasculature. Cette transposition signifie que, pour un scientifique, l'écriture mathématique du problème des éclairs dans le ciel ou celle de la croissance des vaisseaux sanguins sont extrêmement proches. Si on comprend un des problèmes, on a quasiment compris l'autre. La formation des vaisseaux est mathématiquement analogue à la propagation d'une étincelle, d'un éclair, le long d'un grillage de brins fins (analogue aux petits Page 1 / 7
vaisseaux capillaires). Ce problème est lui-même voisin de la croissance d'arborescences métalliques, comme on peut les obtenir par électrolyse. Cristallisation dendritique de silicium Croissance de fougère électrochimique Voici un autre exemple, qui illustre la diversité de formes que ce type de phénomène peut produire. Page 2 / 7
En utilisant l'analogie entre tous ces systèmes, on peut construire une vasculature réaliste dans un cas simple comme celui du sac vitellin de l'embryon de poulet. Le sac vitellin de l'embryon de poulet est une petite peau qui entoure le jaune, on peut la deviner même sur un oeuf de consommation courante, c'est un peu l'équivalent du placenta chez les mammifères. Evidemment, l'oeuf que vous avez dans votre frigidaire ne développe pas de vaisseaux sanguins car il n'est pas fécondé. Simulation de la formation de la vasculature du sac vitellin de l'embryon de poulet, les ovales noirs représentent schématiquement l'embryon. Les vaisseaux visibles ici (en noir) sont en fait des vaisseaux plus gros obtenus en élargissant les plus fins (non visibles) dans les directions où l'écoulement est plus fort. En fait, ce mécanisme de formation est assez proche de la formation des rigoles dans le sable, à marée basse, sur les plages, qui donne des "vaisseaux" comme ceux de la figure suivante : Page 3 / 7
Image de rigoles dans le sable, sur la plage de Jullouville à côté de Granville (Manche) Page 3/5 - Le mécanisme de formation des vasculatures et des canaux d'érosion Le mécanisme par lequel les canaux de cette plage prennent la forme qu'on leur voit est le suivant. L'arborescence de canaux s'accroît dans les directions où arrive le plus d'eau. L'eau, du côté lisse et plat de la plage est uniformément répartie, c'est un film liquide recouvrant du sable. Au niveau des petits canaux, l'eau n'arrive pas uniformément, il y a plus ou moins d'eau à chaque extrémité, et les canaux qui reçoivent le plus d'eau seront les premiers à s'agrandir. Mais comment savoir quels canaux reçoivent le plus d'eau? Ah, c'est difficile, il faut résoudre complètement la carte des courants autour de tous les filets d'eau de l'arborescence, à chaque instant, pour savoir où exactement circule quelle quantité d'eau. C'est un problème de plomberie des plus difficiles. Mais on comprend au moins grossièrement pourquoi cet écoulement tend à favoriser l'émergence de petits canaux, et de plus en plus : si un petit canal s'avance un peu dans la plage, il capte davantage d'eau que les canaux restés en arrière. Comme il capte davantage d'eau, l'écoulement y devient plus intense, et il a encore plus de raison d'avancer, ainsi, peu à peu, les canaux vont chercher l'eau plus loin vers l'avant, sur la plage, et c'est pour cette même raison que les veines et artères drainent des régions éloignées du corps, comme les extrémités des doigts. L'effet de progression vers l'avant est un effet "boule de neige", sauf que cet effet peut se produire en principe partout, en même temps; seule la connaissance exacte de toute la carte d'écoulement permet de dire où la "boule de neige" (le vaisseau qui grandit) va effectivement rouler, et où pas. Ce mécanisme est très répandu. Dans le cas des cristallisations de silicium, ce sont les atomes de silicium qui "ruissellent". Dans le cas d'une dendrite de cuivre, c'est le courant électrique qui s'auto-organise pour produire ces espèces de fougères métalliques. Page 4/5 - Les vaisseaux 3D : des "lits de rivières" à trois dimensions Ayant étudié ce cas bi-dimensionnel, je me suis penché sur le cas tri-dimensionnel, qui est en fait le plus courant. Les tissus strictement 2D n'existent pas. Même des peaux très fines comme la rétine ou le sac vitellin, ou la peau de l'oreille sont 3D à l'échelle des vaisseaux. Ici le mystère de la formation des arbres vasculaires tient à ce que tous les vaisseaux des deux types (artères et veines) se croisent dans tous les sens dans un désordre apparent, mais se connectent pourtant très naturellement par les capillaires. Voici le type d'arborescence qu'il s'agit de comprendre : Page 4 / 7
Image de vaisseaux sanguins à 3D, moulage de l'intérieur des vaisseaux obtenu par(copyright) P. Simoens, docteur de l'université de Gand Comment une telle structure peut-elle se former? J'ai montré qu'on peut construire très naturellement un enchevêtrement de ce type en invoquant deux processus de croissance de vaisseaux comme décrit ci-dessus, imbriqués l'un dans l'autre à travers le même lacis capillaire tri-dimensionnel, à condition de tenir compte d'un effet connu en biologie : la régression capillaire. Il est connu, en effet, qu'au fur et à mesure que les vaisseaux principaux se forment, ils se détachent, sur leurs côtés, des capillaires, ne restant connectés à ces derniers que par les extrémités. Les capillaires euxmêmes finissent même par disparaître tout à fait (ils fondent, pour ainsi dire). En tenant compte de cette particularité, on peut construire des arbres entrelacés qui possèdent cette structure imbriquée, apparemment désordonnée, mais qui permet la connection des artères et des veines par leurs extrémités, qui drainent les parties plus éloignées du tissu. La déconnection des capilalires est visible sur l'image de P. Simoens ci-dessus dans le fait que les gros vaisseaux ne semblent pas avoir directement des tous petits à leurs côtés. Pour simuler ce type d'enchevêtrement, on fait d'abord croître un arbre artériel, qui se déconnecte des capillaires; cet arbre est obtenu en agrandissant progressivement les tuyaux dans les directions de fort écoulement (comme pour le sable sur la plage). Puis, on fait croître un arbre veineux qui croît dans les capillaires non occupés par les artères. Veines et artères se croisent ainsi sans se voir. Elles sont néanmoins connectées par leurs extrémités, et l'on peut montrer que, statistiquement, les veines tendent à rechercher les extrémités des artères, ce qui apparie naturellement les veines et les artères (cet effet est observé dans la nature). En outre le mécanisme proposé permet d'expliquer la phylogénie (l'évolution) de cette vasculature. Le raisonnement est le suivant : dans des temps anciens, les tissus étaient simplement irrigués par un lacis de capillaires, où les gros vaisseaux étaient absents. C'est toujours le cas dans des régions de petite taille du corps, ou bien pour certains animaux très petits. Peu à peu, la sensibilité aux forces des cellules des vaisseaux s'est mise en place, provoquant ainsi la possibilité d'élargissement des vaisseaux, et donc la possibilité de drainer plus facilement des régions éloignées, ce qui, dans le même temps, a permis l'accroissement de la taille des animaux. Page 5 / 7
Image d'une vasculature d'artères et de veines enchevêtrées obtenue par le modèle que j'ai développé avec L. Schwartz. Les artères et les veines communiquent par les capillaires (non représentés), qui relient leurs extrémités. Les flèches indiquent le sens de l'écoulement veineux et artériel (qui peut d'ailleurs être calculé exactement dans la tuyauterie ). Page 5/5 - Auto-organisation et universalité Cet exemple illustre les principaux concepts de physique contemporaine, tels qu'ils s'appliquent à la biologie. Tout d'abord, il est impossible de comprendre la formation d'une structure, sans refaire "tout le film" de la morphogenèse, ce "film" seul permet de comprendre ce qui s'est réellement passé, et par quel chemin on aboutit au résultat final. En fait, lorsqu'on regarde la formation de la vasculature d'un embryon, il n'y a aucun moment où l'on puisse dire "la vasculature est achevée". Le second point est que les gènes ont un rôle profond, qui est de contrôler la réaction des cellules aux forces physiques, mais on peut se passer du détail de la chimie pour comprendre l'émergence des formes. Les processus de formation ont une grande part "d'auto-organisation", que l'ordinateur permet de modéliser. Il n'y a pas de doute que la science de la morphogenèse est appelée à un grand avenir, et qu'on comprendra bientôt la fomation de tous les morceaux des êtres vivants : cerveau, poumons, doigts etc., avec toutes les applications qu'on peut imaginer, depuis l'aide aux grands prématurés, jusqu'à refaire des doigts à des personnes amputées ou nées avec des malformations. Tout ceci n'est pas de la science-fiction : au cas par cas de telles possibilités existent déjà (la dernière phalange de l'homme repousse après amputation, des chercheurs ont refait un poumon à un jeune chien, etc.). Enfin, l'exemple des rigoles dans le sable montre que des mécanismes simples de morphogenèse s'appliquent à des systèmes variés, en une sorte "d'universalité" des patrons. Cette universalité a deux sens. Le premier, le plus facile à comprendre, est que certains mécanismes simples, donnant des formes complexes, sont à l'oeuvre partout, c'est le sens le plus usuel du mot "universalité". Le second sens, plus ardu a comprendre, est que, au fur et à mesure qu'un système comme un système arborescent croît, il tend à se rapprocher d'une forme idéale qui est indépendante du détail de la physique ou de la biologie du système. C'est aussi pour cela que le détail biologique fin est parfois sans importance. Evidemment, je simplifie un peu, et je n'explique pas, en particulier, ce que j'entends par "idéal" (point fixe d'une opération de renormalisation...). Ce type de physique aboutit souvent à des formes fractales, comme l'arborescence (réelle) ci-dessous : Page 6 / 7
On remarquera que ces photographies de cristaux (oui, il s'agit bien de cristaux) constituent en fait un ZOOM dans une structure aborisée et non un montage de plusieurs endroits voisins. On peut s'amuser à chercher l'ordre des agrandissement. Pour finir, je vous invite à visiter mon site : http://pmc.polytechnique.fr/vf Page 7 / 7