Introduction : le lieu à l épreuve du genre et des classes populaires

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Transcription:

Genre & Histoire 17 Printemps 2016 Genre et classes populaires, in situ Introduction : le lieu à l épreuve du genre et des classes populaires Groupe Genre et classes populaires Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/2416 ISSN : 2102-5886 Éditeur Association Mnémosyne Référence électronique Groupe Genre et classes populaires, «Introduction : le lieu à l épreuve du genre et des classes populaires», Genre & Histoire [En ligne], 17 Printemps 2016, mis en ligne le 06 juin 2016, consulté le 03 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/2416 Ce document a été généré automatiquement le 3 mai 2019. Genre & histoire est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

1 Introduction : le lieu à l épreuve du genre et des classes populaires Groupe Genre et classes populaires 1 Proposé par le groupe «Genre et classes populaires 1», ce dossier de Genre & Histoire s intéresse à la construction mutuelle des rapports de genre et de classe in situ, c est-àdire dans les lieux précis où ils sont produits, négociés, contestés. Cette articulation, appliquée aux classes populaires en France du XVIII e au XX e siècle, constitue l objet de réflexion et d investigation central du séminaire que le groupe organise depuis 2011 à l Université Paris I-Panthéon-Sorbonne. Les cinq contributions réunies ici sont issues de présentations faites dans le cadre du séminaire entre 2012 et 2014, elles ont pour ambition commune de soumettre le lieu à l épreuve du genre et des classes populaires. Genre et classes populaires : la domination en question 2 Le groupe «Genre et classes populaires» est réuni par la volonté d envisager les rapports sociaux de sexe et de classe dans une perspective dialectique et dynamique, qui se veut à la fois matérialiste et symbolique. Nous appréhendons le genre, suivant la définition désormais classique de Joan Scott, comme une catégorie qui permet de saisir les définitions historiques du féminin et du masculin, les séparations et les hiérarchies qui les organisent, et participe à signifier les autres rapports de pouvoir, dont celui de classe 2. Comme l expliquent Léonore Davidoff et Catherine Hall, «le genre est classé et la classe est genrée 3». Ces mécanismes ouvrent un horizon empirique large sur l imbrication des normes sociales reproduisant l ordre établi, tout comme sur l expérience que les individus font des positions qui leur sont assignées. Nous inscrivant ainsi dans la lignée des approches intersectionnelles 4, nous envisageons le genre et la classe comme des catégories contraignantes, sources de domination, mais aussi comme des catégories en perpétuelle redéfinition dont les individus peuvent se saisir selon leurs différentes appartenances sociales (de genre, de classe mais aussi de race, d âge, etc.). En particulier,

2 nous souhaitons interroger l agency ou la capacité d agir 5 des femmes et des hommes de classes populaires 6, afin de questionner les formes particulières que prennent les dominations dans l expérience des individus. Les contributions présentées dans ce dossier portent plus spécifiquement sur des femmes qui sont a priori doublement dominées puisque comme femmes de classes populaires, elles occupent une position subalterne dans la division du travail et souffrent d un déficit d intégration dans la société 7. Cependant il convient de dépasser une stricte approche déterministe et de ne pas tomber dans le misérabilisme 8, afin de mieux saisir les marges de manœuvre déployées in situ par les femmes. Quels usages font-elles des normes de genre et de classe? Les contributions rassemblées ici montrent bien la complexité de l expérience de la domination que connaissent ces femmes. Que ce soit dans le Paris du XIX e siècle ou à Longwy dans les années 1970, les femmes de classes populaires font preuve de ruses, de tactiques, de jeux qui révèlent à la fois la forte limitation de leur champ des possibles et la variété des stratégies qu elles peuvent mettre en œuvre face à cette situation. Travailler in situ 3 L ambition de ce dossier est de montrer que travailler in situ est une méthodologie particulièrement féconde pour analyser la production des catégories de la différence, l articulation des rapports sociaux de sexe et de classe, et ce tout en approchant la matérialité du monde social. Nous avons fait le choix d emprunter à la micro-histoire son échelle d observation, et à la sociologie interactionniste ses questionnements sur les configurations des rapports sociaux 9. 4 En effet, se placer à l échelle des lieux, c est-à-dire des espaces concrets et délimités, c est voir les stratégies des acteur.rices pour habiter, défendre, reconstruire le périmètre de leur existence. Dans ce dossier, nous empruntons également à Michel de Certeau la notion d «espace pratiqué 10», et à la géographie humaniste anglo-saxonne la prise en compte de «la subjectivité et la spécificité de l expérience de l espace 11». En retour, une approche par en bas et au ras du sol des dynamiques sociales et sexuées permet d apprécier les logiques de spatialisation les pôles, les interfaces et les frontières qui organisent le quotidien des classes populaires. Le lieu possède des frontières visibles ou invisibles, mais toujours construites par les individus qui l aménagent ou qui le vivent. Enfin, poser de façon centrale la question du lieu permet une entrée circonscrite dans l observation de la mise en œuvre des rapports sociaux de genre et de classe, mais aussi dans l élaboration d une définition du genre et des classes populaires constamment réajustée à l aune des pratiques et des interactions. In situ serait donc un moyen d aller saisir les lieux où s élaborent, se discutent et se négocient les identités. 5 «Il n y a pas d espace, dans une société hiérarchisée, qui ne soit pas hiérarchisé et qui n exprime les hiérarchies et les distances sociales 12», écrit Pierre Bourdieu. De ce point de vue, l analyse spatialisée apparaît tout à fait propice à l étude des rapports de classe en ce qu elle permet d expliquer, en situation, les luttes qui se jouent autour du contrôle ou de l usage d un même lieu 13. Les lieux étudiés ici deviennent ainsi des laboratoires où s observent à la loupe et en situation des interactions entre individus aux caractéristiques sociales et sexuées. Il s agit donc de rendre compte de la manière dont ces espaces se trouvent délimités du point de vue du genre et de la classe et de mesurer les effets de pouvoir produits par le lieu sur ces rapports sociaux.

3 6 Poser de façon centrale la question du lieu permet une entrée circonscrite dans l observation de la mise en œuvre des rapports sociaux de genre et de classe, mais aussi dans l élaboration d une définition du genre et des classes populaires constamment réajustée à l aune des pratiques et des interactions. Ainsi, l épreuve du lieu permet également de tester les frontières des groupes d appartenance, que ce soient les relations entre femmes et hommes de classes populaires ou encore les relations entre femmes de classes populaires ce qui permet d envisager la diversité interne ou au contraire la cohérence de l expérience sociale des membres du groupe social. Enfin, chercher les lieux des classes populaires, c est repenser le statut des individus qui les composent et, du coup, redonner du sens à ce groupe que sa plasticité risque sans cesse de diluer. 7 Mobilisant dans une perspective historique les méthodes de l observation compréhensive et intensive de l ethnographie, les contributions proposent de penser le genre et les classes populaires en repensant l usage des sources de la domination. Les auteures se lancent donc dans un jeu de pistes afin de reconstituer les aspects les plus concrets et les plus banals de la vie des femmes de classes populaires. Et c est précisément ce que l appréhension d un lieu unique permet : à cette échelle, l historien.ne peut pratiquer une micro-histoire se nourrissant de sources variées et éclatées de l interaction 14. À la recherche des discours et des pratiques des individus, les historiennes participant à ce dossier reconstituent les interactions sociales qui, se déroulant dans ces lieux, contribuent en retour à les définir et les modeler. Au plus près du réel, elles étudient l hôpital, la rue, le Mont-de-Piété, le studio de radio ou le quartier comme autant de configurations dynamiques où se font et se dénouent les dominations sociales et sexuées. 8 De l entre-soi à la mixité, les contributions laissent entrevoir le poids de la diversité des configurations spatiales dans l agencement des rapports sociaux. Les lieux de l entre-soi 9 De l hôpital au quartier populaire en passant par les bureaux auxiliaires du Mont-depiété, trois contributions s intéressent aux logiques de l entre-soi au croisement du genre, de la classe et de la religion dans des lieux où différents groupes sociaux se rencontrent. Anne Jusseaume, dans son étude de l espace hospitalier pratiqué par les religieuses à Paris au XIX e siècle, s intéresse aux stratégies des sœurs de plusieurs congrégations soignantes, en particulier les sœurs de Sainte-Marthe, pour préserver leur entre-soi religieux et féminin dans l espace de l hôpital. Elle montre ainsi comment les différentes identités qui réunissent les sœurs entre elles identités religieuse, soignante, féminine les opposent aux laïcs (les malades, leurs familles, l administration de l hôpital) mais aussi aux autorités ecclésiastiques et ce, à la fois dans l espace s abriter des regards des hommes et dans le temps ménager le temps religieux par rapport au temps soignant. Les articles d Anaïs Albert et Rachel G. Fuchs évoquent, quant à eux, des lieux ou des situations stigmatisées socialement qui révèlent les lignes de fractures entre femmes mais aussi les appropriations différenciées de l espace. En s intéressant à la pratique du prêt sur gage au Mont-de-Piété de Paris des années 1850 aux années 1920, Anaïs Albert donne à voir des interactions de face-à-face «qui mettent en jeu la différence sociale et sexuelle, la honte et la domination». En observant différentes parties de ce lieu, l auteure montre l analogie entre les positions sociales et sexuées et les positions spatiales occupées : au guichet, derrière des barres de fer, ou plus loin dans les bureaux des commissaires-priseurs, se trouvent les hommes employés, détenant le

4 pouvoir de l institution ; dans les bureaux particuliers se trouvent les femmes bourgeoises fuyant le stigmate du crédit associé au grand hall où attendent les femmes de classes populaires, principales clientes de l institution. Ces dernières, réunies par un entre-soi forcé encouragé par le lieu, peuvent y développer des solidarités et, surtout, cherchent à l extérieur, dans l entre-soi de classe de leur quartier, le soutien de marchand.es de reconnaissance qui leur confèrent une petite marge de manœuvre. Ce repli sur le quartier montre le rôle joué par cette entité pour les classes populaires parisiennes qui non seulement y pensent leur vie, mais aussi y trouvent leurs ressources collectives. L article de Rachel G. Fuchs sur le procès de «faiseuses d anges» du quartier Notre-Dame-des- Champs de Paris au XIX e siècle évoque précisément les réseaux sociaux féminins populaires qui peuvent se développer à l échelle d un quartier. En utilisant tout le potentiel de théâtralisation de la vie sociale d un lieu, l auteure décrit le décor (les rues, les immeubles, les distances à pied d un point à un autre), les personnages (les sagesfemmes, leurs clientes, leur dénonciatrice) et l intrigue (la culpabilité d une sage-femme) d une scène de quartier. Les relations de voisinage, les «commérages», les rencontres fortuites au marché sont au cœur de son exploration de la vie quotidienne du groupe de personnes impliquées dans ce procès et montrent le caractère ambivalent de ce réseau social principalement féminin : protecteur face à l extérieur, source d informations précieuses, il peut se retourner contre celle qui enfreint les règles de la communauté, comme ici quand la sage-femme incriminée pratique des tarifs trop élevés et mène une vie jugée «immorale». 10 L entre-soi féminin constitué autour de ces «affaires de femmes» se trouve ainsi remis en cause par la rupture des règles de l entre-soi social. Les lieux de l insubordination 11 Les contributions d Ingrid Hayes et de Clara Chevalier interrogent l implication des femmes dans des lieux réputés masculins, ceux de l insubordination, tout en soulignant précisément la nécessité de repenser ces lieux comme étant plus mixtes qu il n y paraît. Clara Chevalier rappelle ainsi, à propos des pratiques émeutières et policières au XVIII e siècle à Paris, que la rue est remplie de femmes (circulant, travaillant ) et que, dès lors, leur participation aux émeutes est évidente 15. C est bien plus la façon dont la police appréhende et réprime les troubles en en attribuant la responsabilité à des «bandits et des vagabonds» étrangers à la ville qui invisibilise les femmes. Par ailleurs, l analyse des lieux des pratiques émeutières et des pratiques policières montre que l enjeu de ces luttes est le contrôle de la ville et la définition de ses frontières, notamment à propos du statut particulier dont bénéficie le faubourg Saint-Antoine. Attribuer l émeute à des éléments étrangers permet aussi d ignorer la revendication du peuple parisien à s approprier la ville. Ingrid Hayes évoque un lieu particulier au sein de l espace militant syndical traditionnel de Longwy à la fin des années 1970 : le studio de la radio militante Lorraine Cœur d Acier, fondée par la CGT. Dans ce lieu de parole, les femmes sont elles aussi invisibilisées, par le renvoi à des tâches subalternes (intendance, technique) mais, paradoxalement, elles peuvent aussi trouver un espace d action et d expression. L article montre toute l ambivalence de l intervention des femmes dans les lieux masculins : entre revendication d une parole autonome et investissement des rôles assignés, les femmes parlent mais ne sont pas toujours entendues.

5 12 Ce dossier qui vient clôturer le cycle de séminaires sur la thématique «Genre et classes populaires in situ» entend ainsi en proposer une synthèse mais aussi ouvrir des pistes de discussion. L approche théorique défendue ainsi que la méthodologie adoptée ont amené les participant.es au séminaire à se plier à l exercice parfois inconfortable de l étude de cas au plus près des sources, interrogeant ainsi en retour la pratique des archives et les limites de l interprétation. Les lieux présentés ici, espacés dans le temps du XVIII e siècle jusqu aux années 1970, dessinent ainsi une chronologie «par touches» des classes populaires urbaines en France. La méthodologie in situ ne permet pas, en effet, de dégager de grandes tendances chronologiques, d établir des continuités ou des ruptures. Toutefois, l apport de cette approche réside dans la déstabilisation des catégories et des dichotomies classiques de l épistémologie féministe, telles que les oppositions public/ privé et domination/résistance 16. Les contributions de ce numéro invitent ainsi à étendre l exploration à d autres espaces nationaux et à d autres époques pour approfondir une compréhension située des rapports de pouvoir. NOTES 1. Le groupe est composé d Anaïs Albert (Centre d histoire du XIX e siècle, Université Paris 1 Paris 4), Fanny Gallot (Centre de recherches en histoire européenne comparée, Université Paris-Est Créteil), Katie Jarvis (University of Notre Dame), Anne Jusseaume (Centre d histoire, Sciences Po Paris), Eve Meuret-Campfort (CENS, Université de Nantes), Clyde Plumauzille (Centre de Recherches Historiques, IEC/EHESS) et Mathilde Rossigneux-Méheust (Centre d histoire du XIX e siècle, Université Paris 1 - Paris 4). 2. Joan W. Scott, «Genre : une catégorie utile d analyse historique», traduit de l anglais par Eleni Varikas, Les Cahiers du GRIF, 37, 1, 1988, p. 125-153. 3. Leonore Davidoff, Catherine Hall, Family Fortunes. Hommes et femmes de la bourgeoisie anglaise (1780-1850), traduit de l anglais par Christine Wünscher, Paris, La Dispute, 2014. 4. Kimberlé Williams Crenshaw, «Cartographies des marges. Intersectionnalité, politique de l identité et violences contre les femmes de couleur», Cahiers du genre, 39, 2005, p. 51-82 ; Elsa Dorlin, Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L Harmattan, 2008 ; Sirma Bilge, «Théorisations féministes de l intersectionnalité», Diogène, 225, 2009, p. 70-88. 5. Nous employons ce terme pour désigner tout à la fois «les dispositions à l action et les capacités à l action» ainsi que «les capacités d agir dans une situation donnée», Edward Palmer Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, traduit de l anglais par Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noël Thibault, Paris, Seuil, coll. «Points», 2012 [1963], préface de François Jarrige, p. VIII. 6. Les femmes et les hommes de classes moyennes et supérieures ne sont cependant jamais loin, ne serait-ce que dans les représentations, et doivent être inclus dans l analyse comme le montrent les contributions du dossier. 7. Olivier Schwartz, La notion de «classes populaires», Habilitation à diriger des recherches, Université de Versailles-Saint-Quentin, 1998. 8. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Seuil, 1989.

6 9. Jacques Revel, «Micro-analyse et construction du social», in Idem, Jeux d échelles. La microanalyse à l expérience, Paris, Seuil, 1996, p. 15-36 ; Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. I : La présentation de soi, Paris, 1979 (1 re éd. 1973) ; Vincent Dubois, La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 2008. 10. Michel de Certeau, L Invention du quotidien, Tome 1 : Arts de Faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 173. 11. Jean-François Staszak, «Nouvelles approches du lieu», in Idem, Beatrice Collignon, Christine Chivallon, Bernard Debarbieux, Isabelle Géneau de Lamarlière et Claire Hancock, dir., Géographie anglo-saxonnes. Tendances contemporaines, Paris, Belin, 2001, p. 249-255. Pour une présentation de «géographie féministe» dans les études anglophones, voir Louise Johnson, «Re-placing gender? Reflections on 15 years of Gender. Place and Culture», Gender, Place & Culture, 15, 6, 2008, p. 561-574. Pour des œuvres théoriques sur les subjectivités genrées de l espace ainsi que la construction sociale d identité, voir Gillian Rose, Feminism and Geography. The Limits of Geographical Knowledge, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993 ; Linda McDowell, Gender, Identity and Place. Understanding Feminist Geographies, Cambridge, Polity Press, 1999. 12. Pierre Bourdieu, «Effets de lieu», in Idem, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 251. 13. Cette remarque ne se limite pas à l étude des classes populaires, en témoigne l étude sur les classes supérieures d Isabel Boni-Le Goff, «Introduction» au dossier Emprises spatiales, Genèses, 99, 2, 2015, p. 3-7. 14. Clyde Plumauzille, Mathilde Rossigneux-Meheust, Le stigmate ou «La différence comme catégorie utile d analyse historique», Hypothèses. Travaux de l École doctorale d Histoire, Pub. de la Sorbonne, 17, 2014, p. 215-228. 15. Arlette Farge, «Évidentes émeutières», in Natalie Zemon Davis, Arlette Farge (dir.), Histoire des femmes XVI e -XVIII e siècles, Paris, Plon, vol. III, 1991, p. 491-496. 16. Gisela Bock, «Les dichotomies en histoire des femmes : un défi», Clio. Femmes, Genre, Histoire, 32, 2010, p. 53-88