Contrôles migratoires : Répression ou protection? 1



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Transcription:

Contrôles migratoires : Répression ou protection? 1 François Crépeau Faculté de Droit Université de Montréal Directeur, Revue québécoise de droit international Membre du CEIM INTRODUCTION Le Canada a la réputation d être un pays «gentil», dans lequel l étranger est bien traité, mais aussi et corrélativement un pays «naïf» que l étranger astucieux et peu scrupuleux n aura pas de mal à berner par une fausse demande d asile ou d immigration. Cette réputation n est pas totalement imméritée. Le Canada tient à sa réputation de pays dans lequel le respect de la primauté du droit est fondamental, même envers l étranger, lequel bénéficie de presque toutes les garanties constitutionnelles dont bénéficient les citoyens. En ce sens, les comportements arbitraires aux frontières sont probablement moins fréquents qu ailleurs. Mais, si les autorités canadiennes sont peut-être moins cyniques que celles de leurs partenaires occidentaux, elles ne sont pas naïves pour autant : la réputation de «passoire» du Canada n est pas vraiment méritée, les mesures envisagées de coopération avec les États-Unis dans le domaine des contrôles migratoires aux frontières ne témoignent pas d une garde baissée et les nouvelles lois antiterroristes ne laissent pas d inquiéter. LES CHANGEMENTS Après le 11 septembre, le Canada a été la cible de plusieurs critiques, auxquelles le Plan antiterroriste visait à répondre. Plusieurs pays l ont accusé d être une «passoire» pour les terroristes et d avoir des lois trop laxistes lorsqu il s agit d accepter les immigrants et les réfugiés. Les critiques les plus sévères viennent des États-Unis. Toutefois, ces critiques ne paraissent pas fondées. En 2001, on a empêché environ 14 000 criminels d entrer aux États-Unis en provenance du Canada, et quelque 21.000 autres (50% de plus) se sont vus interdire l entrée au Canada en provenance des États-Unis. De plus, 40% de nos demandeurs d asile arrivent du Sud et la plupart des armes utilisées dans les crimes perpétrés au Canada sont importées illégalement des États-Unis. Enfin, les demandeurs d asile représentent moins de 0,1% des entrées au Canada annuellement 2. 1 Ce texte est en partie tiré de : François CRÉPEAU et Estibalitz JIMENEZ, «L impact de la lutte contre le terrorisme sur les libertés fondamentales au Canada», dans Emmanuelle BRIBOSIA et Anne WEYEMBERGH (dirs.), Lutte contre le terrorisme et droits fondamentaux, collection «Droit et Justice», Bruxelles, Bruylant, 2002, pp. 249-287. 2 Voir : MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, Déclaration du 28 novembre 2001, notes pour une allocation de l Honorable John Manley, ministre des Affaires étrangères, à la conférence du Forum des Politiques Publiques ayant pour thème Gérer la frontière Canado-Américaine.

L administration Bush souhaiterait une harmonisation des lois, des règlements et des procédures sur l immigration, la sécurité et les douanes entre les deux pays. Même si l'on évite désormais de prononcer l expression «périmètre nord-américain de sécurité», cela fait craindre dans certains milieux, y compris au sein du Gouvernement canadien, de voir le géant américain imposer son approche répressive en matière de traitement des réfugiés. En fait, les attentats du 11 septembre ont permis à des agendas sécuritaires déjà présents au sein du Ministère de l immigration d avancer des mesures qu ils préconisaient depuis longtemps. J en mentionnerai quelques unes. L accord CDN-USA permet le renvoi vers les USA de tous les demandeurs d asile qui sont passés par les USA avant de parvenir au Canada ou leur blocage à la frontière. Cet accord était en négociation depuis au moins 1993 et il éliminera 40% des demandes d asile au Canada. Le Haut Commissariat aux Réfugiés et les milieux communautaires ont formulé des objections importantes à la mise en œuvre d un tel accord du fait des garanties différentes offertes par les deux systèmes. Ainsi, les considérations de géopolitique jouent beaucoup plus dans le système américain de reconnaissance du statut de réfugié : dans les années 80, 65% des Guatémaltèques et des Salvadoriens étaient reconnus réfugiés au Canada, contre seulement 6-8% aux USA. De même, les possibilités de détention de demandeurs d asile sont infiniment plus grandes aux USA, et dans des conditions déplorables : le Canada pourrait compter sur l effet dissuasif de ces détentions à l étranger. Pourtant, au Canada aussi, nous assistons à une augmentation importante des détentions de demandeurs d asile. Le Canada a de plus coordonné sa liste des pays soumis à obligation de visas avec celle des États-Unis. Les mesures pour accroître le contrôle de l'immigration se poursuivent dans le projet de loi C-42, la Loi sur la sécurité publique. Des amendements furent apportés à la Loi sur l'immigration pour accélérer la mise en oeuvre des mesures qui sont entrées en vigueur en juin 2002, notamment : ƒ La suspension ou la cessation des procédures de détermination du statut de réfugié s'il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur d asile est un terroriste, un haut fonctionnaire d'un gouvernement s'adonnant au terrorisme ou un criminel de guerre. ƒ Le renvoi des personnes recherchées dans le pays où elles sont recherchées plutôt que dans le pays de leur choix, pour éviter qu elles puissent se soustraire à la justice. ƒ L'imposition de peines plus sévères aux personnes qui se livrent à l introduction de clandestins. Aux termes de la Loi sur l'immigration actuelle, le «trafic de personnes» n'est pas une infraction. Or la Convention sur la criminalité transnationale organisée 3 oblige les pays signataires à se munir des outils leur permettant de poursuivre et de punir les auteurs d'un tel crime. Les personnes reconnues coupables de trafic de personnes et d'introduction de clandestins seront passibles d'amendes pouvant aller jusqu'à un million de dollars ou d un emprisonnement à perpétuité, ce qui est une sanction supérieure à celle de l agression sexuelle armée (14 ans) et équivalente au crime contre l humanité. 2 3 Le Gouvernent du Canada a signé, dès son adoption, à Palerme (Italie), le 14 décembre 2000, la Convention des Nations Unies contre le crime organisé transnational (COT). Le Canada a également signé deux protocoles supplémentaires : le Protocole contre l'introduction clandestine de migrants par terre, mer et air et le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir le trafic des personnes, en particulier des femmes et des enfants.

3 ƒ L octroi aux agents d'immigration du pouvoir d'arrêter et de détenir les étrangers qui ne sont pas en mesure de s'identifier de manière satisfaisante, à un point d'entrée ou ailleurs. Toutes ces mesures risquent de mettre gravement péril la protection que le Canada doit aux réfugiés en vertu de la Convention de Genève de 1951 et de son Protocole de 1967. LES LEÇONS Comme dans toutes les périodes de crises, on s en prend à l étranger, au plus vulnérable dans l opinion publique, à l internationalement faible. Timothy McVeigh n avait pas créé autant de remous et on n avait jugé utile de changer le système criminel pour le condamner. «Il y a une tendance à faire des réfugiés des boucs émissaires et c est extrêmement dangereux. Parce que les réfugiés sont justement des personnes qui ont besoin de protection, et non pas des personnes dont nous devons nous protéger. On a tendance à penser qu ils représentent une menace pour notre société alors qu ils sont menacés dans leur propre pays», rappelle Judith Kumin, Déléguée pour le Canada du Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés 4. Contrairement à ce que certains peuvent penser, tous les demandeurs d'asile, même s ils ne sont pas détenus, sont soumis à un contrôle de sécurité au Canada. La demande d asile des personnes avec un dossier criminel de terrorisme ou de crimes de guerre est irrecevable et le principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève de 1951 ne s applique alors pas 5. Si un terroriste veut entrer au Canada, les chances sont très minces qu il le fasse en tant que candidat au statut du réfugié, entre autres parce qu il devra subir nombre d examens et de vérifications. Les terroristes ont intérêt à se déplacer comme étudiants, gens d affaires ou visiteurs, pour se faire moins remarquer 6. De nombreuses mesures anti-terroristes qui attentent sévèrement aux droits et libertés traditionnellement reconnus, comme par exemple sur la rétention d informations confidentielles au cours de procès pour terrorisme, sont formellement rédigées comme visant toute personne, mais essentiellement conçues comme visant uniquement des étrangers. On assiste à un montée en puissance inquiétante des échanges d informations personnelles entre les États, sans que des contrôles adéquats soient établis pour assurer le public de la bonne utilisation de ces données. Encore une fois, ces échanges de données visent essentiellement des étrangers. Ainsi la Chambre des Communes adopta le 7 décembre 2001 une législation controversée sur la divulgation d informations relatives aux passagers des compagnies aériennes (projet de loi C-44) 7, ce qui était une 4 5 6 7 A. SIROIS, «Une passoire, le Canada?», La Presse, 6 octobre 2001. Voir les articles 101 et 115 de la Loi concernant l immigration au Canada et l asile conféré aux personnes déplacées, persécutées ou en danger (Projet de Loi C-11). Adopté par la Chambre des Communes le 13 juin 2001; sanction royale le 1er novembre 2001; entrée en vigueur prévue pour juin 2002. Voir : A. SIROIS, «Une passoire, le Canada?», La Presse, 6 octobre 2001. Loi modifiant la Loi sur l aéronautique. Projet de Loi C-44. Adopté par la Chambre des communes le 7 décembre. Sanction royale le 18 décembre 2001. Texte à l adresse : http://www.parl.gc.ca/37/1/parlbus/chambus/house/bills/government/c-44/c-44_3/c-44_cover-f.html

exigence américaine pour permettre aux avions en provenance du Canada de se poser aux États-Unis après le 18 janvier 2002, malgré la ferme opposition du Commissaire à la protection de la vie privée au Canada 8. Compte tenu de l exemple connu du Schengen Information System (SIS) 9, les projets d échanges informatisés de données personnelles sans contrôle juridictionnel ou politique précis et efficace paraissent inquiétants. 4 LES PERSPECTIVES En 1982, l adoption de la Charte canadienne des droits et libertés marquait le crescendo de la primauté des droits de l individu contre l État au Canada. Ce document constitutionnel visait la protection des individus contre les abus de la majorité au pouvoir. En 1985, un demandeur d asile réussissait à faire déclarer inconstitutionnelle toute la partie de la Loi sur l immigration traitant de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié, au motif que cette législation violait son droit à la sécurité en ne lui offrant pas une audience en bonne et due forme 10. Cet arrêt montre comment il est possible de concevoir les droits et libertés des individus, et particulièrement des plus vulnérables d entre eux, soit les étrangers, face aux abus potentiels des autorités. Toutes les nouvelles mesures adoptées depuis le 11 septembre 2001 devront passer le test des tribunaux, au fur et à mesure que des individus arrêtés, détenus ou autrement visés par ces mesures estimeront qu elles leur sont imposées en violation des droits et libertés que la Constitution leur garantit. Les tribunaux devront s assurer, dès lors qu ils détermineront que la mesure viole effectivement un droit garanti par la Charte, que ces mesures sont «des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique», selon les termes de l article 1 er de la Charte. Pour plusieurs d entre elles, il n est pas sûr que les tribunaux épousent l argumentaire gouvernemental. Ainsi, les tribunaux n'apprécient généralement pas de se voir refuser le droit d examiner des preuves ou de réviser des décisions administratives. Comment jugeront-ils leur exclusion de plusieurs procédures de sécurité, comme l émission de certificats de non-divulgation de renseignements dans le but de protéger les relations internationales, la défense ou la sécurité nationale ou les écoutes pratiquées par le Centre de la sécurité des télécommunications? Les tribunaux n aiment pas non plus les pouvoirs discrétionnaires vastes qui permettent trop facilement l arbitraire. Comment contrôleront-ils : l inscription de certains groupes sur le registre gouvernemental des organisations terroristes; les écoutes téléphoniques décidées par l exécutif seul; l équilibre entre la liberté d expression et le droit à l accès à l information, d une part, et la nouvelle Loi sur la protection de l'information, d autre part; les «motifs raisonnables de soupçonner» en cas de détention préventive; la déclaration d un «état d urgence» sans réel contrôle parlementaire; l instauration 8 9 10 Voir : COMMISSARIAT À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE AU CANADA. Communiqué. 30 novembre 2001. Voir nos critiques dans : F. CREPEAU, J.-Y. CARLIER, «Intégration régionale et politique migratoire - Le «modèle européen» entre coopération et communautarisation», Journal du droit international, 1999, no 4, pp. 953-1019. Voir : Singh c. Ministre de l'emploi et de l'immigration, [1985] 1 R.C.S., 177.

de «zones de sécurité militaire» pour mettre des réunions politiques à l abri de manifestants trop bruyants? Enfin, les tribunaux n aiment pas que l on porte atteinte aux garanties fondamentales que le droit pénal a forgé au cours des siècles et dont le respect conditionne la légitimité de l autorité judiciaire. À cet égard, comment jugeront-ils notamment la suppression du «droit au silence»? Sur toutes ces questions, les tribunaux pourraient certes se laisser influencer par l air du temps et céder à la pression politique en faveur de mesures drastiques qui permettraient «d en finir une fois pour toutes avec le terrorisme». On peut aussi espérer que, fidèles à leur tradition, ils se montreront pointilleux dès lors que la protection des droits et libertés de chacun est en jeu, et qu ils n accepteront, parmi toutes les mesures répressives récemment adoptées, que celles qui satisfont aux exigeants critères d importance et de proportionnalité établis par la jurisprudence constitutionnelle. Sur les questions migratoires, le durcissement est manifeste, à l instar de ce qui se fait au Sud : il est certain que les étrangers seront plus facilement «soupçonnés», arrêtés, détenus, discriminés de diverses manières. Les tribunaux devront être très vigilants, si l on ne veut pas revenir au temps où les droits de la personne des étrangers n équivalaient pas aux droits de la personne des citoyens. Il leur faudra beaucoup de ténacité pour assurer que la «marge de manœuvre» que les autorités étatiques s octroient dans leurs rapports avec les étrangers ne se transforme pas en arbitraire, selon l exemple australien des derniers mois 11. Malgré les remarques apaisantes du Premier ministre canadien au lendemain des attentats du 11 septembre, il est en effet difficile pour le Canada de résister aux pressions américaines en faveur de mesures répressives trop souvent simplistes : policiers armés sur certains vols; «harmonisation» des politiques sur les passeports, les visas, les cartes d identité, les procédures de reconnaissance du statut de réfugié; détentions systématiques des migrants irréguliers; etc. Et surtout, comment contrôler démocratiquement et judiciairement le monde du renseignement? Comment s assurer que les banques de données liées aux questions de sécurité ne renferment pas trop de données personnelles, ou ne sont pas accessibles à telle ou telle autre administration? Comme pour le contrôle du Système d information Schengen en Europe, les autorités politiques et judiciaires canadiennes feront face à un fort déficit de légitimité, si elles laissent proliférer des échanges de renseignements incontrôlés. * * * En fait, nous avons franchi une étape supplémentaire dans la conception du rapport entre l étranger et la puissance souveraine. Didier Bigo avait, au début des années 90, énoncé le paradigme de la «sécurité intérieure» 12 : la Convention de Schengen de 1990 montrait bien l association faite entre trafic d armes, 5 11 12 Voir : M. CROCK, «Echoes of the Old Countries or Brave New Worlds? Legal Responses to Refugees and Asylum Seekers in Australia and New Zealand», (2001) 14.1 Revue québécoise de droit international (à paraître). Voir : Didier BIGO, L Europe des polices et de la sécurité intérieure, Paris, Éditions Complexe, 1992.

trafic de drogue, grand banditisme, terrorisme, d une part, et migrations irrégulières d autre part, ces dernières souffrant d un «transfert d illégitimité» de la part des premières. Nous pouvons sans doute affirmer que nous avons franchi un autre seuil : l immigration illégale est désormais une question relevant de la sécurité nationale, avec ce que cela suppose de secret défense et de protection de la souveraineté nationale. Les tenants de l agenda sécuritaire ont gagné une bataille et la frontière est une barrière dont la valeur symbolique est en hausse. On renvoie de plus en plus à la souveraineté de l État, avec ce que cela suppose de discrétion administrative, de «marge de manœuvre». Le contrôle des étrangers retourne-t-il à ce qu il fut, un exercice de prérogative souveraine sans obligation de motivation ou de reddition de compte? Il est vrai que, malgré les progrès des droits international et internes des droits de l homme, qui ont, au cours des trois dernières décennies, reconnu à l étranger des protections importantes, entre autres sur le fondement du principe d égalité, il demeure un «internationalement faible», dont les droits ne s appuient, dans aucune société, sur de puissants intérêts politiques. Le risque est celui d une mise en cause de l État de droit dans nos propres démocraties. En particulier, nous pourrions assister à une réduction progressive des voies de recours juridictionnelles disponibles aux étrangers pour contester les décisions qui les concernent. Nous verrons clairement, dans les mois et les années qui viennent, quelle est la valeur des garde-fous que constituent les normes constitutionnelles et internationales. Nous risquons de constater l élargissement des zones de normativité intergouvernementale qui ne seront soumis à aucune garantie de protection des droits et libertés (la détention des prisonniers d Afghanistan sur la base de Guantanamo est criant), exemples de mondialisation sans État de droit. 6