WALTER BENJAMIN ET LA FORME PLASTIQUE

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esthétiques Jean-Louis Déotte WALTER BENJAMIN ET LA FORME PLASTIQUE Architecture, technique, lieux

Walter Benjamin et la forme plastique

ESTHETIQUES Collection dirigée par Jean-Louis Déotte Pour situer notre collection, nous pouvons reprendre les termes de Benjamin annonçant son projet de revue : Angelus Novus. «En justifiant sa propre forme, la revue dont voici le projet voudrait faire en sorte qu on ait confiance en son contenu. Sa forme est née de la réflexion sur ce qui fait l essence de la revue et elle peut, non pas rendre le programme inutile, mais éviter qu il suscite une productivité illusoire. Les programmes ne valent que pour l activité que quelques individus ou quelques personnes étroitement liées entre elles déploient en direction d un but précis ; une revue, qui expression vitale d un certain esprit, est toujours bien plus imprévisible et plus inconsciente, mais aussi plus riche d avenir et de développement que ne peut l être toute manifestation de la volonté, une telle revue se méprendrait sur elle-même si elle voulait se reconnaître dans des principes, quels qu ils soient. Par conséquent, pour autant que l on puisse en attendre une réflexion et, bien comprise, une telle attente est légitimement sans limites, la réflexion que voici devra porter, moins sur ses pensées et ses opinions que sur les fondements et ses lois ; d ailleurs, on ne doit plus attendre de l être humain qu il ait toujours conscience de ses tendances les plus intimes, mais bien qu il ait conscience de sa destination. La véritable destination d une revue est de témoigner de l esprit de son époque. L actualité de cet esprit importe plus à mes yeux, que son unité ou sa clarté elles-mêmes ; voilà ce qui la condamnerait tel un quotidien à l inconsistance si ne prenait forme en elle une vie assez puissante pour sauver encore ce qui est problématique, pour la simple raison qu elle l admet. En effet, l existence d une revue dont l actualité est dépourvue de toute prétention historique est justifiée» Martine Lefeuvre-Déotte, Des corps subalternes. Migrations, expériences, récits, 2012. Philippe ROY, Trouer la membrane, Penser et vivre la politique par des gestes, 2012. Audrey RIEBER, Art, histoire et signification. Un essai d épistémologie d histoire de l art autour de l iconologie d Erwin Panofsky, 2012. Richard BÉGIN, Bernard PERRON et Lucy ROY (sous la dir.), Figures de violence, 2012.

Jean-Louis Déotte Walter Benjamin et la forme plastique Architecture, technique, lieux

La lettre de W.Benjamin à S. Giedion a été traduite par Laurent Stalder (gta, ETH, Zürich) et Georges Teyssot (Université Laval, Québec) et reproduite avec l aimable autorisation du gta Archiv/Benutzung de l ETH de Zürich (D.Weiss). L'Harmattan, 2012 5-7, rue de l'école-polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com diffusion.harmattan@wanadoo.fr harmattan1@wanadoo.fr ISBN : 978-2-296-99368-6 EAN : 9782296993686

Remerciements Ce livre est le résultat des travaux de séminaires de doctorat de philosophie tenus à la MSH Paris Nord depuis 2007. Je le dédie aux doctorants. Certains chapitres furent à l origine des conférences : dans le cadre de l école doctorale «Pratiques et théories du sens», à l initiative de D. Tartakowsky (La ville dans les sciences humaines), dans celui de l EHESS-INHA à l invitation de G. Didi-Huberman (L histoire de l art depuis W. Benjamin), puis de Ch. Bernier à l Université de Montréal, de V. Campan à l Université de Poitiers (Réfléchir la projection), de Maria Tortajada à l Université de Lausanne (Cinéma et dispositifs audiovisuels), de L. Andreotti à l École Nationale Supérieure d Architecture de Paris la Villette (Spielraum : W.Benjamin et l architecture), de D. Skopin à l Université de Nijni-Novgord (La philosophie au croisement des cultures et des disciplines : à partir de W. Benjamin). Le croisement des disciplines et des langues dont il se veut l expression n a été possible qu au sein de la MSH Paris Nord, sous l œil bienveillant de son directeur P. Moeglin et de son équipe (G. Popovici, A. Paly, F. Jeannin, S. Guindani, M. Porchet). C est dans ce lieu exceptionnel que nous avons pu suivre les développements des travaux de G. Teyssot, J. Boulet, J.H. Barthélémy, A. Sédes, A. Brossat, Ph. Baudouin, D. Ledent, L. Odello, P. Szendy, A. Naze, S. Mariniello, E. Méchoulan, S. Rollet, M. Hohlfeldt, B. Ochsner, A. Rieber, G. Roesz, M. Berdet, V. Fabbri, P.D. Huyghe, J. Lauxerois, G. Rockhill, E. Alloa, J. Rancière, G. Didi-Huberman, M. Girard, D. Payot, L. Manesse- Césarini, S. Guindani. Une pensée affectueuse à mes relectrices : A. Roussel et L. Manesse-Césarini.

Walter Benjamin et l inconscient constructif de Sigfried Giedion Walter Benjamin s est donné comme objectif esthéticopolitique dans les années 1930 de déterminer la dorsale de la sensibilité commune du XIX e siècle, en partant de la lecture de l historien suisse de l architecture moderne Sigfried Giedion, et en particulier de son ouvrage contemporain Bauen in Frankreich (1928) 1. Les ouvrages de Giedion ont formé depuis lors des générations d architectes, une conséquence de sa position internationale à la tête des Congrès Internationaux d Architecture Moderne. Les citations de Giedion dans Paris, capitale du XIX e siècle 2 ont, un rôle essentiel. Benjamin écrit en particulier : Les musées font partie de la façon la plus nette des maisons de rêve du collectif. Il faudrait mettre en évidence, chez eux, la dialectique selon laquelle ils contribuent, d une part, à la recherche scientifique, et favorisent, de l autre, l époque rêveuse du mauvais goût 3. Benjamin distingue pour le même appareil, ici le musée, la face objective (la recherche scientifique) de la matrice du rêve collectif (l époque rêveuse du mauvais goût). Et Benjamin continue cette citation : Chaque époque ou presque semble, de par sa constitution interne, développer tout particulièrement un problème architectural précis : pour le gothique, ce sont les cathédrales, pour le baroque le château et pour le XIX e siècle naissant, qui a 1 Giedion (Sigfried), Bauen in Frankreich : Eisen, Eisenbeton, Leipzig, Klinkhardt und Biermann, 1928 ; Id., Construire en France, en fer, en béton, avant-propos Cohen (J.-L.) ; trad. Ballangé (G.), Paris, Éditions de la Villette, 2000. Ce chapitre est une version modifiée de l article paru dans Images re-vues, hors série 2, 2010. Revue en ligne INHA-EHESSrevue.org, à la suite du colloque : L histoire de l art depuis W.Benjamin. 2 Benjamin (Walter), Paris, capitale du XIX e siècle : le livre des passages, trad. fr. Lacoste (J.), Paris, Éd. du Cerf, 1989. 3 Ibid., p. 424 ; S. Giedion, Bauen in Frankreich, p. 36. 7

tendance à se tourner en arrière et à se laisser ainsi imprégner par le passé, le musée 4. Mon analyse, ajoute Benjamin, trouve son objet principal dans cette soif de passé et fait apparaître le musée comme un intérieur élevé à une puissance considérable 5. On peut faire l hypothèse qu une bonne partie des connaissances de W. Benjamin sur l architecture et l urbanisme du XIX e siècle trouve chez Giedion et dans une moindre mesure chez Meyer (Eisenbauten, 1907) ses sources (construction en fer, le verre, le béton, les passages, les magasins de nouveautés, Haussmann, les expositions universelles, le musée, les types d éclairage, Le Corbusier, etc.). Mais bien plus, qu il semble fonder à partir de Giedion une problématique des rapports entre l infrastructure (les rapports de production marxiens qui sont remplacés par la question de la technique de construction) vs la superstructure culturelle (les comportements nouveaux de l urbain : la flânerie, le dandysme, le spleen, la prostitution, l ennui, Fourier, Grandville, Saint-Simon, Hugo, Daumier, Baudelaire, etc.). On sait qu à la suite de l envoi de l édition de L Œuvre d art à l époque de sa reproduction technique, T. Adorno a porté une attaque très sévère contre ce texte majeur du XX e siècle, sous prétexte que Benjamin, mauvais dialecticien, aurait été incapable de rendre compte des «médiations» indispensables à la compréhension des rapports entre l infrastructure et la culture 6. Or, dans ses écrits contemporains et plus systématiques que Paris, capitale du XIX e siècle, sur Baudelaire, W. Benjamin va détailler les appareils qui expliquent la production culturelle d une époque comme le XIX e siècle : essentiellement, le passage urbain, la doctrine freudienne de l appareil psychique, la photographie, en lieu et place de l appareil qui selon Marx 4 Ibid. Versailles est un exemple privilégié pour Giedion. 5 Benjamin, op. cit., p. 425. 6 Adorno (Theodor), lettre du 18 mars 1936, reproduite in extenso dans W. Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, pp. 133-139. 8

permettait de comprendre le fétichisme de la marchandise comme renversement des rapports de production : la camera obscura 7. Lequel appareil avait été substitué par Giedion par l infrastructure technique de fer et de béton. Si pour Benjamin, qui décrit ainsi d autres médiations que celles attendues par Adorno, les rapports entre l économie et la culture ne sont pensables ni en termes de causalité, ni en termes, plus raffinés, d expression, c est qu il y va d une médiation technique et symbolique que W. Benjamin va commencer à élaborer à propos du cinéma, en utilisant les termes d appareil 8 (Apparat) et d appareillage (Apparatur). Il faut distinguer les deux sens possibles de ce terme d appareil : quand une machine technique ou institutionnelle transforme le statut de ce qui apparaît, et donc aussi celui des arts (ce fut le cas de la photographie ou du cinéma), alors la technique est littérale, mais quand elle est utilisée pour rendre compte d un état de chose, alors, elle est peut être prise comme modèle explicatif, c est le cas de la photographie pour Freud pour tenter d approcher l appareil psychique 9 et pour Marx avec la camera obscura. Mais plus essentiellement que cette distinction entre littéralité et modèle explicatif, on doit recourir aux appareils pour expliciter les relations entre rapports de production et culture, parce que d un côté les appareils sont techniques et qu à ce titre leur genèse est celle de tous les objets techniques (Simondon 10 ) et que de l autre, ils sont symboliques, comme 7 Bubb (Martine), La camera obscura, Paris, collection Esthétiques, l Harmattan, 2010. 8 Déotte (Jean-Louis), Qu est-ce qu un appareil? Benjamin, Lyotard, Rancière, Paris, coll. Esthétiques, L Harmattan, 2007. 9 Déotte (Jean-Louis), «Les trois modèles freudiens de l appareil psychique», dans Phay Vakalis (S.), Miroir, appareils et autres dispositifs, Paris, L Harmattan, 2008, pp. 211-221. 10 Déotte (Jean-Louis), «Le milieu des appareils», in Déotte (J.-L.), Milieu des appareils, Paris, L Harmattan, 2008, pp. 9-22. Voir également Barthélémy (Jean-Hugues), Penser la connaissance et la technique après Simondon, L Harmattan, 2005. 9

la perspective selon Panofsky 11, configurant à nouveaux frais le monde des apparences. Cette distinction est fondatrice chez Kracauer 12, c est la distinction entre la généalogie (photographique) du cinéma et ce qu il appelle un «art à part», sa capacité non seulement à explorer l invu, mais surtout à inventer de nouveaux objets esthétiques. Si Benjamin a été fasciné par la lecture de Giedion, c est qu en mettant en exergue les nouveaux matériaux de l architecture, ainsi que les savoir-faire nécessaires, il se retrouvait face à une sorte de Marx ou de Freud qui lui livrait les clefs infrastructurelles de la modernité culturelle. C est la question de la technique en général qui est ici en jeu chez W. Benjamin. Alain Naze, dans un livre récent portant sur Benjamin, Pasolini et le cinéma 13, reconstitue cette problématique, ainsi que les époques de la technique en rapport avec la nature. Avec l architecture en béton et en fer, il s agit bien de la seconde époque de la technique, celle de l industrie. Le cinéma étant essentiellement une industrie culturelle. Rappelons quelques éléments : quand W. Benjamin publie ses trois pages sur Le caractère destructeur (1931) et qu il oppose systématiquement ceux qui sont au service du caractère destructeur aux «hommes étuis», ou bien lorsqu il fait l éloge de la machine automobile dans Expérience et pauvreté (1933) («Les figures de Klee ont été pour ainsi dire conçues sur la planche à dessin [de l ingénieur], et, à l instar d une bonne voiture dont même la carrosserie répond avant tout aux impératifs de la mécanique, elles obéissent dans l expression des visages avant tout à leur structure intérieure. À leur structure plus 11 Panofsky (Erwin), La perspective comme forme symbolique, Minuit, 1975. 12 Kracauer (Siegfried), Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, trad. fr. Blanchard (D.) et Orsoni (Cl.), 2010, Paris, Flammarion. 13 Naze (Alain), Temps, récit et transmission chez W. Benjamin et P.P. Pasolini. W. Benjamin et l histoire des vaincus, T.1, Paris, coll. Esthétiques, L Harmattan, 2011. 10

qu à leur vie intérieure : c est ce qui les rend barbares. 14»), on peut affirmer, à partir de ces caractéristiques très simondonniennes, qu il est sans complexes devant la réalité technique industrielle. On peut donc faire l hypothèse que W. Benjamin est sur la question de la modernité et de la technique un lecteur conséquent de S. Giedion, d où l enthousiasme de la lettre qu il lui communique. Comment rendre compte maintenant du fait que si S. Giedion s attache à la description de l inconscient technique qui travaille d une manière révolutionnaire l art de bâtir du XIX e siècle, W. Benjamin au contraire insiste sur l étude du suranné, des aspects les plus obsolètes et caricaturaux, souvent «artistiques», qui ont servi à brider cette subversion de l ingénieur? L enjeu pour lui, comme on l a vu, ce sont ces architectures qui sont, comme le musée, des concentrés d inclusion, des étuis d étuis, ce qu il nomme «maisons du rêve collectif». W. Benjamin effectue par rapport à S. Giedion un simple déplacement, parce qu un autre édifice, à savoir le passage urbain, introduit à la question de l urbanisme et que cette question éminemment politique est celle de la matrice de la fantasmagorie qui générera toutes les rêveries conséquentes du XX e siècle. On pourrait avancer que c est le passage urbain qui au XIX e siècle est la pièce essentielle de la configuration de la fantasmagorie originaire dont nous hériterons. Dans un premier temps, à la suite de S. Giedion, il faudra considérer que W. Benjamin décrit techniquement un milieu d appareils urbains qui rendent possibles la circulation des hommes et l exposition des marchandises. Mais dans un second temps, il faudra faire intervenir le modèle apparemment psychanalytique pour aborder la fantasmagorie collective, la circulation lente des rêves surgissant dans ces 14 Benjamin (Walter), Expérience et pauvreté, dans Œuvres, trad. de l allemand par de Gandillac (M.), Rochlitz (R.) et Rusch (P.), Paris, Gallimard, Folio, Essais, 2000, vol. II, p. 367. 11

boyaux collectifs. C est en procédant ainsi que la notion d inconscient technologique chère à Giedion, opposée au vernis artistique et historique des façades du XIX e, devra être réélaborée, car pour W. Benjamin, il n y a pas vraiment de différence de nature entre les deux dès lors qu ils sont considérés à partir du Présent de la connaissance, comme gisant dans le passé. Là où S. Giedion, historien de l architecture moderne, ne peut que chosifier ce dont il parle en fonction des archives disponibles, d où l importance de matériaux comme le fer et le béton, W. Benjamin du haut de la révolution copernicienne qu il réclame à l histoire nouvelle et dont il rappelle l axiome dans sa lettre à Giedion, ne peut pas ne pas faire rentrer cet «inconscient technique» et ces matériaux dans la sphère de la fantasmagorie collective. Pour le dire plus politiquement, l histoire réformée est chez lui au service de l action. Alors que S. Giedion ne livre que des connaissances objectives, dans une histoire téléologique de l architecture (Le Corbusier), un peu comme Siegfried Kracauer qui avait orienté ses analyses sur le cinéma expressionniste allemand pour qu elles démontrent l inévitabilité d Hitler. Mais Benjamin n aurait pas pu écrire son livre sur Paris sans Giedion, d autant que les appareils qu il mobilise participent à la genèse de la fantasmagorie collective, lesquels ont, comme nous l écrivions plus haut, une face productrice du monde des apparences. Le texte suivant permet de saisir la complexité de la démarche qui justifie le passage d une historiographie disciplinaire à une histoire en «images» chère à Georges Didi-Huberman : Un des présupposés implicite de la psychanalyse est que l opposition tranchée du sommeil et de la veille n a empiriquement aucune valeur pour déterminer la forme de conscience de l être humain et qu elle cède la place à une variété infinie d états de conscience concrets, conditionnés par tous les degrés imaginables de l état de veille dans les différents centres psychiques. Il suffit maintenant de transposer de l individu au collectif l état de conscience, tel qu il apparaît 12

diversement dessiné et quadrillé par la veille et le sommeil. Bien des choses sont naturellement, pour le collectif, intérieures, qui sont extérieures pour l individu. Les architectures, les modes, et même les conditions atmosphériques sont, à l intérieur du collectif, ce que les sensations cénesthésiques, le sentiment d être bien portant ou malade sont à l intérieur de l individu. Et tant qu elles gardent cette figure onirique, informe et inconsciente, elles sont des processus naturels au même titre que la digestion, la respiration, etc. Elles restent dans le cycle de la répétition éternelle, jusqu à ce que le collectif s en empare, dans la politique, et fasse avec elles de l histoire 15. Le paradoxe est donc le suivant : pour l individu, une architecture est à l extérieur de lui, comme l est un phénomène atmosphérique, et s il se déplace dans un passage couvert, ce sera à l intérieur comme pour toutes les maisons du rêve collectif. Mais pour le collectif, ce sont les maisons du rêve qui sont à l intérieur, comme les phénomènes cénesthésiques le sont pour l individu. Explication : l expérience au XIX e siècle n est plus psychosociale au sens de Simondon, il y a eu rupture entre la sphère de l individu qui relève désormais de la psychologie et celle du collectif qui relève de la sociologie, dès lors il faut distinguer deux modes de la perception. Les architectures sont perçues par le collectif distraitement et non contemplativement à l extérieur, mais pour être absorbées par lui. C est toute la question de la perception de l architecture par la masse qu aborde L Œuvre d art à l époque de sa reproductibilité technique en partant d une analyse de la réception cinématographique, où le public est nécessairement aussi de masse. Toute l argumentation de W. Benjamin porte sur l opposition entre contemplation singulière (on pourrait dire, à la suite d Anton Ehrenzweig, 15 Benjamin (Walter), op. cit., pp. 406-407. 13

de focalisation 16 ), où le spectateur se perd dans l image où il se concentre, et la perception distraite, de scanning 17, de balayage, de type cinématographique, où les choses en mouvement viennent plutôt de côté du fait de leur absorbement tactile. C est parce que c est le collectif qui perçoit, et non plus l individu, que ce qui est perçu demeure à l intérieur, même si c est une architecture d intérieur comme une maison du rêve collectif. C est la raison pour laquelle le musée est «un intérieur élevé à une puissance considérable.» Et comme le collectif ne prête pas attention à ce qu il perçoit, ce sont les habitudes perceptives qui l emportent. Les choses ainsi perçues, surtout si elles sont en mouvement comme dans le cas du film, ou si le spectateur est mobile comme dans le cas de l architecture, sont nécessairement plutôt vagues et confuses, elles échappent à une stricte connaissance comme celle de l historien d art. Elles sont absorbées comme les sensations corporelles naturelles, et font partie du cycle de la répétition, ce que Benjamin appelle fantasmagorie originaire. C est le matériau privilégié de l action politique par l action cinématographique. On peut faire aussi l hypothèse que ces deux modes de la perception configurent différemment la libido. Soit la singularité se perd par focalisation dans le regard d autrui en lui faisant lever les yeux, c est l expérience amoureuse de l aura 18, soit le collectif absorbe érotiquement l objet par empathie en lui attribuant une texture veloutée de laquelle il ne peut se départir luimême (rêveries sous l emprise de la drogue, désir pour la danseuse). 16 Ehrenzweig (Anton), L Ordre caché de l art : essai sur la psychologie de l imagination artistique, préf. de Lyotard (J.-F.), trad. Nancy (C.) et Lacoue- Labarthe (F.), Paris, Gallimard, 1974. 17 Ibid. 18 Déotte (Jean-Louis), Qu est-ce qu un appareil? Benjamin, Lyotard, Rancière. En part. Du déjà vu, op. cit. 14

Maintenant, s il n y a pas de différence de nature entre le rêve et la veille, si les mêmes mécanismes psychiques sont à l œuvre dans les états intérieurs du collectif comme dans l action politique extérieure, alors cette dernière (le réveil) ne consiste pas dans une prise de conscience (laquelle n a aucun sens pour cette curieuse psychanalyse que mobilise Benjamin), mais dans une topologie où l enveloppe n est que la forme extérieure de ce qu elle enveloppe, la forme enfermant le contenu comme dans l exemple de «la chaussette en dedans 19». Ce n est plus le règne de la répétition du désir ou de l ennui, mais celui de l événement provoqué par une remémoration, puisque W. Benjamin, à la suite de Proust, oppose radicalement le perçu (dont on a conscience) et la trace mnésique inconsciente, la véritable archive, l énergie de la production artistique 20. G. Teyssot a bien saisi les caractéristiques spatiales, corporelles et finalement d images de la nouvelle expérience urbaine qui est une expérience collective. Développant les implications de cette théorie, Benjamin pourra établir l espace d image comme le lieu par excellence de l habiter métropolitain. À travers l extension du monde de la technique, W. Benjamin prédit que «lorsque le corps et l espace d image s interpénétreront en elle si profondément», toute cette tension «se transformera en innervation du corps collectif 21.» «Ce qui est une profonde anticipation d un monde technique (et médiatique) dont l espace est innervé par les images et les sons, traversant les corps 22.» 19 Voir plus bas : chapitre 4. 20 Sur la question de la photographie, cf. Benjamin (Walter), Charles Baudelaire : un poète lyrique à l apogée du capitalisme, trad. Lacoste (J.), Paris, Payot, «Petite bibliothèque Payot», 1982, p. 134 et pp. 197-199. 21 Benjamin (Walter), Le Surréalisme, ibid., cité par Georges Teyssot (G) : Traumhaus. La «maison de rêve» comme innervation du collectif. In : Andreotti (L) : Spielraum : W. Benjamin et l architecture, ouvr. coll. éd. de la Villette, Paris, 2011. 22 Georges Teyssot, ibid. 15