Rachat d actions : les raisons d un engouement Maher Abdia Chercheur au groupe ESC Troyes Sabri Boubaker Professeur associé au groupe ESC Troyes, chercheur à l Institut de recherche en gestion de l université Paris Est Créteil Val-de-Marne Le rachat par les entreprises de leurs propres actions est devenu une technique de gestion des capitaux propres et des relations avec les actionnaires de plus en plus courante. Le nombre de firmes engagées dans ce genre d opérations ne cesse d augmenter depuis l assouplissement des dispositions existantes grâce à la loi régissant ces opérations en 1998. Diverses raisons motivent le recours à de telles pratiques et expliquent leur popularité croissante. Toutes ces raisons mentionnées dans les notes de rachat ne semblent pas avoir la même importance. L objectif de cet article est de cerner l ampleur de ce phénomène en France. «Un quidam qui se serait endormi il y a vingt ans et se réveillerait aujourd hui serait tout ébahi de lire dans Les Échos un article consacré aux rachats d actions. À une ère de pénurie de capitaux propres qui caractérisait les années 1980 a succédé une période où la gestion des capitaux propres, en particulier par le biais des rachats d actions, est devenue quasiment aussi normale que la gestion du risque de change!» (Pascal Quiry et Yann Le Fur) 1. Cette citation amène à essayer de comprendre les principales raisons qui incitent les entreprises à initier des programmes de rachat systématique de leurs propres actions. 1. Pascal Quiry et Yann Le Fur, «Les rachats d actions», Les Échos, 28 octobre 2004. 3 eme trimestre 2012 89
Un phénomène qui prend de l ampleur en France En France, le nombre total de programmes de rachat d actions visés par l Autorité des marchés financiers (AMF) a fortement progressé depuis la mise en place du dispositif juridique de la loi nº 98-546 du 2 juillet 1998, dispositif qui substitue au principe d interdiction celui de l autorisation. Cette nouvelle loi a déclenché un accroissement considérable des programmes de rachat d actions. Ainsi, de janvier 1985 à juin 1998, il n y avait eu que 25 programmes de rachat annoncés sur le marché français. Une fois la loi du 2 juillet 1998 promulguée, le nombre de programmes visés sur le marché français s est accru d une manière spectaculaire pour atteindre 402 en 1999 ; 376 en 2005 ; 342 en 2007. Le nombre des annonces de rachat d actions a nettement reculé en 2008, avec 289 opérations, en raison de l accentuation de la crise. Un accroissement significatif a été constaté les deux années suivantes, avec respectivement 467 et 521 opérations en 2009 et 2010. Par ailleurs, il convient à ce niveau de faire la distinction entre l annonce d un programme de rachat, matérialisée par l émission d une note d information, et sa mise en œuvre (programme actif ), matérialisée par le rachat effectif. En effet, les entreprises peuvent annoncer des programmes de rachat d actions sans les mettre en œuvre ou en ne les réalisant que partiellement. Ainsi, entre 1998 et 2010, moins des deux tiers (65 %) des firmes ayant annoncé un programme de rachat l ont effectivement activé. Des annonces pas toujours suivies d effets Graphique 1 Évolution des programmes de rachat d actions en France (1998-2010) 600 500 400 300 200 100 0 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 Nombre d'annonces de rachat d'actions Programmes actifs Source : Calcul des auteurs à partir des documents et déclarations des entreprises 90 Sociétal n 77
Rachat d actions : les raisons d un engouement Le montant des actions rachetées, selon les estimations publiées par la Lettre Vernimmen, a atteint des sommets en 2007 pour les entreprises du CAC 40. Ces dernières ont dépensé 19,2 milliards d euros cette année-là dans le rachat d actions, contre 7,9 milliards en 2006. En revanche, le volume des rachats a nettement reculé en 2008 avec un volume de 11,2 milliards, soit une chute de 42 % par rapport à 2007. Yann Le Fur commente, dans cette lettre : «la plupart des sociétés ont cessé leurs opérations de rachat d actions au second semestre de 2008, sur le fond d accentuation de la crise». L année 2010 a enregistré une reprise des opérations de rachat d actions en France. Ainsi, selon les données de Natixis, les entreprises du SBF 120 ont racheté pour 3,36 milliards d euros de leurs actions, dont 3 milliards pour les seules entreprises du CAC 40. Un montant qui a plus que triplé par rapport à 2009 (894 millions d euros). Des motivations diverses Plusieurs raisons incitent les entreprises à effectuer des programmes de rachat d actions. La régulation des cours boursiers. Cette régulation consiste, pour une firme, à acheter ou à vendre ses propres actions afin de maintenir leur cours dans une fourchette de prix communément admise comme étant le «juste prix». Il s agit, en quelque sorte, d intervenir à contre-courant du marché. En particulier, en cas de baisse des cours, le rachat d actions propres peut provoquer une hausse immédiate du prix du titre en question. Pour un volume constant de l offre, l augmentation de la demande crée automatiquement une pression à la hausse autour de la valeur. Le graphique suivant montre que cette opération a une influence positive sur les cours de Bourse autour des annonces des programmes de rachats. 3 eme trimestre 2012 91
Une influence positive Graphique 2 Rentabilités anormales moyennes et cumulées associées aux annonces des offres de rachat d actions 0,3 0,25 0,2 0,15 0,1 0,05 0 Mois de l'annonce du programme -6-5 -4-3 -2-1 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 Mois Rentabilités anormales moyennes Rentabilités anormales cumulées moyennes Source : Yosra Mellouli, «Les rachats d actions propres en France : motivations et impact sur les cours boursiers», thèse de doctorat, université Paris Est, 2009 Le rachat d actions peut être utilisé par les entreprises comme un moyen d optimisation de leur structure financière puisqu il fait diminuer la valeur de l actif et augmenter la proportion des dettes. 92 Sociétal n 77 La distribution des free cash-flows. Le free cash-flow représente l excédent de trésorerie dont dispose l entreprise une fois qu elle a financé tous les projets d investissement rentables. Cet excédent de liquidités, laissé à la disposition des dirigeants, a toutes chances d être dilapidé dans des dépenses somptuaires sans rapport direct avec les besoins de la firme. Dereeper et Romon (2006) constatent que le rachat d actions est l un des moyens permettant de réduire significativement le free cash-flow à la disposition des dirigeants. Dans ce contexte, le rachat d actions est considéré comme une opération qui «signale» que les dirigeants privilégient les intérêts des actionnaires en leur distribuant d une manière exceptionnelle une partie des flux de trésorerie lorsque ces derniers sont jugés importants, et ce en l absence d opportunités d investissement intéressantes. Un tel comportement réduirait considérablement le risque de destruction de la valeur. Le réajustement de la structure financière. Un des déterminants justifiant l attrait des gestionnaires pour les rachats d actions est le réajustement de la structure financière afin d atteindre un niveau optimal d endet-
Rachat d actions : les raisons d un engouement tement. En effet, le rachat d actions peut être utilisé par les entreprises comme un moyen d optimisation de leur structure financière puisqu il fait diminuer la valeur de l actif et augmenter la proportion des dettes. Le rachat d actions permet ainsi aux entreprises d augmenter leur effet de levier. Li et McNally (2007) montrent que les firmes ayant un levier financier inférieur à celui perçu comme optimal par les actionnaires sont dans ce cas davantage incitées à racheter leurs propres actions pour atteindre la structure de financement optimale que dans le cas inverse. Éviter la dilution du bénéfice par action (BPA). Les firmes peuvent utiliser le rachat d actions pour éviter la dilution liée aux plans de stock-options. En effet, pour financer l attribution des stock-options, l entreprise recourt habituellement à une augmentation de capital réservée au personnel. Cependant, l émission de nouveaux titres provoque la dilution du capital et induit par conséquent la diminution mécanique du BPA. Pour éviter ce problème, les entreprises peuvent opter pour le rachat de leurs propres actions et ainsi éviter de créer de nouveaux titres pour transformer leur personnel en actionnaires. Il suffit à toute entreprise de ramasser ses titres sur le marché pour les redistribuer ensuite, sans que cela ait d incidence sur la richesse de ses actionnaires. Ainsi, plus une entreprise offre des options d achat à ses employés, plus elle devra racheter ses actions. Dans un programme de rachat d actions initié par L Oréal en 2004 et portant sur 400 millions d euros, il était annoncé que sa principale motivation consistait à couvrir les plans de stock-options. La flexibilité du rachat d actions par rapport à la distribution des dividendes. Le versement de dividendes implique généralement un engagement à maintenir le même versement dans l avenir, ce à quoi n oblige pas le rachat d actions. C est une décision importante pour les entreprises qui distribuent des dividendes pour la première fois ou pour celles dont les résultats sont volatils. Le dividende serait ainsi utilisé pour une distribution de revenus permanents alors que le rachat d actions est plutôt réservé aux revenus exceptionnels. Ensuite, le rachat d actions laisse aux actionnaires le choix entre recevoir leurs rémunérations en liquide ou en capital puisqu ils sont libres de vendre ou de garder leurs actions. En outre, l entreprise a la possibilité de répartir les rachats sur une période plus longue, ce que ne permet pas la distribution des dividendes, sachant encore que l opération de rachat permet à l entreprise de racheter un pourcentage du capital inférieur à celui initialement annoncé. Enfin, l intérêt Le dividende serait ainsi utilisé pour une distribution de revenus permanents alors que le rachat d actions est plutôt réservé aux revenus exceptionnels. 3 eme trimestre 2012 93
des programmes de rachat d actions réside aussi dans les avantages fiscaux qui y sont associés. Le dividende est imposé comme un revenu alors que le rachat est considéré comme une plus-value, généralement moins fortement taxée. Un dispositif anti-opa. Le rachat d actions peut constituer un moyen efficace pour lutter contre les OPA hostiles. En effet, il a un double effet qui rend toute prise de contrôle difficile à mener à terme. La structure de propriété d une société «opéable» est souvent diffuse. Le capital n étant donc pas verrouillé, la société en question constitue une «proie facile» pour d éventuels «prédateurs». Ainsi, le rachat d actions peut être utilisé comme une mesure sélective permettant d éliminer les actionnaires hésitants. Ces derniers présentent un danger pour la société dans la mesure où ils sont susceptibles d accepter facilement de céder leurs titres en réponse à n importe quelle offre d achat. Le rachat d actions entraîne, d autre part, une réévaluation des titres qui deviennent, par leur rareté, plus onéreux à acquérir, les titres sous-évalués étant des cibles plus attractives pour les OPA. Le rachat d actions peut servir de remède à la décote du titre par l exercice d une pression à la hausse sur le cours et le PER de titre. Préférences françaises Les entreprises françaises ont la possibilité de mentionner un ou plusieurs objectifs de rachat d actions classés par ordre de priorité. Les principales motivations invoquées sont : la régulation des cours, l attribution d actions aux salariés et/ou aux dirigeants, la remise de titres dans le cadre d opérations de croissance externe et l annulation des actions rachetées. L analyse des motivations annoncées par des entreprises françaises entre 1998 et 2010 révèle que la régulation des cours boursiers paraît être un objectif prioritaire pour toutes les entreprises (77,67 % des programmes de rachat annoncés). L objectif d attribution d actions aux salariés et aux dirigeants est annoncé parmi les quatre principaux motifs dans 82,37 % des cas - au total, près de 46 % des programmes l annoncent en deuxième position. Le rachat d actions présente un intérêt stratégique manifeste en matière de croissance externe. Cet objectif est cité en troisième position dans 45,36 % des cas. Par ailleurs, l objectif d annulation des titres rachetés est mentionné majoritairement en quatrième position pour 65,78 % des entreprises. 94 Sociétal n 77
Rachat d actions : les raisons d un engouement Priorité à la régulation des cours Tableau 1 Les principales motivations des programmes de rachat d actions Programmes de rachat d actions Régulation des cours Distribution aux salariés Financement de la croissance Annulation de titres 1 ére position 77,67 % 10,46 % 4,68 % 7,19 % 2 e position 16,43 % 45,86 % 31,22 % 6,49 % 3 e position 6,89 % 37,45 % 45,36 % 10,30 % 4 e position 4,02 % 13,77 % 16,43 % 65,78 % Source : Calcul des auteurs à partir des documents et déclarations des entreprises Bibliographie Kai Li et William McNally, «The Information Content of Canadian Open Market Repurchase Announcements», Managerial Finance, vol. 33, 2007. Sébastien Dereeper et Frédéric Romon, «Rachats d actions versus dividendes : effet de substitution sur le marché boursier français?», Finance Contrôle Stratégie, vol. 9, 2006. Yosra Mellouli, «Les rachats d actions propres en France : motivations et impact sur les cours boursiers», thèse de doctorat, université Paris Est, 2009. 3 eme trimestre 2012 95