En bref Novembre 2013 Perspectives du marché du travail en France dans dix ans et conditions d un retour au plein emploi Olivier Passet Directeur des synthèses économiques, groupe Xerfi opasset@xerfi.fr Le chômage ne prend pas exclusivement racine dans les failles de la régulation du marché du travail. Les problèmes de compétitivité (qui relèvent aussi pour partie de dysfonctionnements sur le marché des biens et services ou sur celui des capitaux), le déficit de demande à échelle européenne et mondiale et les tendances déflationnistes sont également au cœur du problème. Une réflexion sur l emploi et le chômage à long terme doit donc englober ces multiples dimensions. La crise a notamment intensifié la concurrence fiscale, sociale et salariale en Europe. Dans ce contexte, et sans meilleure coordination, la France peinera à résorber graduellement son handicap de compétitivité et à renforcer sa base productive, même si elle se réforme en interne. La restauration de sa compétitivité se fera alors au détriment de l emploi et du bien-être, au moins dans un premier temps (qui peut s étendre sur plusieurs années). Les pays qui ont réussi leur ajustement par le passé (Suède ou Allemagne), l ont fait dans un contexte global de croissance, qui a permis de temporiser les effets sociaux des politiques d ajustement. C est aussi à cette échelle européenne et mondiale que se joue l avenir du chômage hexagonal. Et c est en aussi ce jeu de domino, où chaque pays conquiert dans la douleur un avantage de compétitivité provisoire et participe à la déflation mondiale qui doit être au cœur des préoccupations. Cela n évacue pas pour autant certains besoins d ajustement qui sont propre à l économie nationale. 1- Quelques constats et tendances Premier constat : la crise a aggravé le chômage en France. Mais elle a en même temps rendu moins singulière la situation hexagonale qui s est replacée dans la moyenne européenne (graphique 1). 1
Lettonie Grèce Espagne Lituanie Chypre Portugal Irlande Bulgarie Slovénie Danemark Estonie Italie Slovaquie Finlande UE Pologne Rép.tchèque Pays-Bas Zone euro Hongrie France Belgique Royaume-Uni Suède Allemagne Autriche Luxembourg Autriche Allemagne Luxembourg Malte Danemark Rép. tchèque Pays-Bas Roumanie Royaume-Uni Suède Finlande Estonie Belgique Hongrie Slovénie Pologne UE 28 France Lituanie Lettonie Zone euro Italie Irlande Bulgarie Slovaquie Portugal Chypre Croatie Espagne Grèce Graphique 1 : Taux de chômage harmonisé en octobre 2013 30 25 20 15 10 5 0 Source : Eurostat La dégradation de l emploi et du PIB a en effet été relativement amortie en comparaison des économies périphériques de l Europe, notamment des économies du Sud. Cette relative lenteur de l ajustement de l emploi est une constante de l économie française. Une caractéristique qui, on le sait, tend à renforcer en contrepartie la persistance du chômage après-crise. Graphique 2 : Variation de l emploi entre les 3 ème trimestres 2008 et 2013 15% 10% 5% 0% -5% -10% -15% -20% -25% Source : Eurostat Deuxième constat : la crise a rebattu les cartes des modèles de réussite. Elle a notamment mis à jour la forte corrélation négative entre le taux d endettement privé et le taux de chômage structurel (et positive avec le taux d emploi), voir graphique 3. 2
Certaines performances ont été attribuées à des régulations internes au marché du travail alors qu elles relevaient aussi, et peut-être surtout, d un déséquilibre sur le marché des capitaux dans les années 2000. Le surendettement des ménages a en effet dopé les performances réelles des économies anglo-saxonnes ou des économies du sud de l Europe. Une dynamique suffisamment longue pour imprimer sa marque sur les performances de moyenne période de ces économies en matière de croissance et d emploi, mais non soutenable sur le long terme. Graphique 3 : corrélations d avant-crise Chômage moyen et endettement des ménages Taux d emploi et endettement des ménages Sources : OCDE, Eurostat Troisième constat : La France évolue aujourd hui à front renversé. Alors qu elle en en prise avec des problèmes de compétitivité coût et hors coût, dans les autres pays, l affaissement du partage de la valeur au détriment du travail est de plus en plus identifié comme un élément de déséquilibre. La part du travail dans le revenu national a globalement baissé dans la plupart des pays de l OCDE, sa valeur médiane étant passée de 66,1 % au début des années 1990 à 61,7 % à la fin des années 2000. Simultanément, l éventail des revenus avant impôts et transferts (revenu marchand), s est considérablement élargi dans nombre de pays de l OCDE ces dernières années. Il apparaît en particulier que dans beaucoup de pays, le revenu du détenteur de capital moyen est généralement supérieur à celui du travailleur moyen. La diminution de la part du travail va donc en général de pair avec l aggravation des inégalités de revenu marchand. 1 1 OCDE (2012) : «Partage de la valeur ajoutée entre travail et capital : Comment expliquer la diminution de la part du travail?», Perspectives de l'emploi de l'ocde 2012, http://dx.doi.org/10.1787/empl_outlook-2012-fr 3
Pendant que certains pays comme la France sont amenés à penser leur flexibilisation d autres pensent à se «rigidifier». Ils découvrent qu à trop affaiblir les protections du travail, on crée des disparités salariales, une crise de débouchées et on inocule de la déflation. D où de fortes pressions pour établir ou augmenter le salaire minimum dans certains pays (aux États-Unis ou en Allemagne notamment). C est quelque part une bonne nouvelle pour la France. Cela ne la dédouane pas d un ajustement de ses coûts salariaux mais le chemin de la convergence sera raccourci d autant. Quatrième constat : la France a progressé en matière de flexibilité de l emploi depuis 15 ans. Il y a d abord l intérim, dont le développement en 20 ans a créé un véritable instrument d adaptation rapide des effectifs. A chaque choc ou rechute de l activité depuis 6 ans, deux tiers de l ajustement instantané de l emploi a été le fait de l intérim. L intérim est devenu de fait la principale modalité d ajustement à court terme de l emploi en France, notamment dans le secteur industriel et la construction qui concentrent 2/3 de ce type d emploi. Il y a ensuite les nouveaux instruments légaux que constituent notamment la rupture conventionnelle ou les contrats d embauche à objet défini. Si ces derniers ne sont pas encore évalués, les premiers ont considérablement simplifié et sécurisé la procédure de licenciement individuel pour les entreprises : on en dénombre de l ordre de 320 000 par ans. Les ruptures conventionnelles représentent aujourd hui 16 % des ruptures de CDI. Graphique 4 : Ruptures conventionnelles En cumul annuel 360 000 310 000 260 000 210 000 160 000 110 000 60 000 10 000 2009 2010 2011 2012 2013 Source : DARES Il y a maintenant les avancées de la loi de sécurisation de l emploi de juin 2012 qui a assoupli le licenciement collectif. Et qui a aussi considérablement réduit les délais de 4
Taux de chômage 2008-2013. prescription pour les actions qui portent sur l exécution ou la rupture du contrat de travail, dans un but non pas de sécuriser l emploi mais plutôt de sécuriser l employeur : le délai de prescription est désormais de 2 ans et non plus 5 ans. Et que constate-t-on aujourd hui? Que la baisse récente du chômage est effectivement le fruit d un basculement du chômage vers de l activité réduite, CDD et intérim. Dans cette phase encore très fragile de la reprise et sur fond de faible croissance, la sortie du chômage s opère bien plus rapidement que par le passé. Sur la base d un travail fragmenté et précaire. Finalement, peu à peu, comme d autres pays, la France bâtit des instruments de transition du chômage vers l emploi. Sur la base de «petits jobs» certes, mais aucun pays n a trouvé mieux jusqu ici. Notamment l Allemagne. Cinquième constat : sur moyenne période, on réalise que les performances en matière de chômage sont meilleures dans les pays qui ont mis en place des politiques de minijobs ou équivalent, c est-à-dire des politiques d insertion de la main d œuvre la moins qualifiée sur la base de statuts socialement «dérogatoires», favorisant l emploi partiel court et fragmenté (voir la corrélation ci-dessous entre le taux de chômage et la fréquence des petits temps partiels inférieurs à 19h.). Autrement dit, une dualité se substitue à une autre : une dualité dans l emploi versus une dualité entre insiders et outsiders de l emploi. En définitive, le développement des emplois fragmentés, des statuts atypiques, des horaires décalés, sont pratiquement la seule arme efficace contre le chômage (au sens du BIT) dans le monde développé. Graphique 5 : Fréquence des temps partiels courts et chômage 18 16 GRC 14 12 10 8 6 4 2 SVK PRT IRL EST TUR HUN FRA POL ITA USA FIN CHILI CZE SL ISR BEL GBR CAN DEU DNK LUX SWE ISL NZL JPN AUS MEX KOR AUT CHE NOR R 2 = 0,3 NLD 0-5 10 15 20 25 Part des temps partiels courts 2012 Note : hors Espagne ; Source : OCDE 5
Sixième tendance forte : Fonctionnellement, l évolution des structures productives fragilise toujours plus la relation salariale. Le système de valeur qui émerge dès à présent, et qui va s affirmer dans les prochaines années, naît d un emboîtement de plateformes B2C et B2B, autour desquelles s intègrent l ensemble de la production et de la conception : avec en son cœur des plateformes B2C à la façon d Amazon, qui deviennent aussi concepteurs, éditeurs, grâce à une ouverture privilégiée sur l information client. Lieux aussi de co-conception, co-production, ouverts sur l open-source et le travail collaboratif. Et des plateformes B2B (exemple MFG.com), également places de marché, qui mettent en concurrence et apparient toute une série de prestataires/ producteurs/makers, parfois minuscules. La relation de sous-traitance est ainsi de plus en plus fragilisée, car le type d intégration qui naît d enchères inversées peut démultiplier les opportunités d affaire mais peut aussi créer une extrême volatilité des ordres qui précarise la situation des entreprises sous-traitantes. Notre droit du travail aussi, car les plateformes favorisent la mobilisation du travail via des sociétés écrans de portage salarial et, de la sorte, le détachement des travailleurs. Le développement du travail collaboratif pose également de redoutables questions d appropriation de la valeur. Ces évolutions favorisent aussi l ouverture et l accès en continue et crée ainsi une forte pression en faveur d un travail sur des horaires flexibles et atypiques 2. 6/ Nous entrons dans une nouvelle aire de robotisation / automatisation / impression de la matière (imprimantes 3D). Il n est pas dit que la pause dans la baisse des durées du travail que nous observons depuis les années 90 ne soit pas finalement une parenthèse. Les problématiques de partage du travail pourraient retrouver une nouvelle actualité. 2- Quelques préconisations S extraire de la dynamique déflationniste qui prévaut au plan mondial et européen La montée des inégalités et la précarisation des moins qualifiés sont observées dans la plupart des économies développées. Les interprétations qui sous-tendent cette tendance divergent. Pour les uns, ce mouvement serait d abord la résultante de la concentration des gains de productivité imputables aux nouvelles technologies sur les emplois les plus qualifiés. C est ce que l on appelle le «progrès technique biaisé». Le progrès technique s'incorpore plus facilement au travail qualifié qu'au travail non qualifié. Pour les autres les 2 Olivier Passet (2013) : «La France dans 10 ans : quelle évolution de notre modèle productif?», Xerfi-Synthèse n 3, novembre. 6
options politiques néo-libérales et le délitement des protections des salariés seraient les principales causes explicatives. Mais que la cause soit d ordre métabolique ou politique, le constat est bien là. Le pouvoir d achat d une part importante de la population est à la peine, tandis qu une toute petite minorité «d hyper-riches» capte l essentiel des fruits de la croissance. Le syndrome est particulièrement spectaculaire des États-Unis 3 où de 1993 à 2012, le revenu réel par famille n a crû que de 6,6 % sur 99% de la distribution, quand le revenu réel du top 1 % des familles les plus riches croissait de 31,4 %. Autrement dit, 95 % des gains de pouvoir d achat ont été captés par 1 % de la population. Le même type d évolution tendancielle a été observé en Allemagne avant crise, même si depuis, la montée de l emploi parmi les moins qualifié tend à réduire les écarts de revenu. Le mouvement est maintenant aggravé au plan européen par le fait que les économies périphériques se sont engagées dans des stratégies de dévaluation fiscale et salariale. Cette évolution contracte l assiette fiscale et la rende sensible aux arbitrages géographiques des plus fortunés, qui détiennent de la sorte un pouvoir de négociation particulièrement élevé. Ce frein sur les revenus fait que l Europe accumule des excédents, mais n a en définitive ni demande intérieure, ni croissance, ni emploi. Or les tendances déflationnistes ne pourront être durablement contrecarrées par des politiques monétaires non conventionnelles. Les limites de l arme monétaire peuvent inciter les pays à rééquilibrer plus profondément le rapport entre travail et capital et à restaurer certaines institutions sociales. Ce rééquilibrage, conjugué à la nécessité de rééquilibrer les finances publiques, rend aussi plus que jamais nécessaires d avancer en matière de coopération et d harmonisation fiscale, dossiers qui sont aujourd hui au point mort. La solution au chômage hexagonal passe d abord par la promotion d un nouveau cap d intégration en Europe. Sans cette coopération renforcée, la périphérie de l Allemagne et de son Hinterland restera pour longtemps une zone de dépression salariale, de faible demande et de chômage de masse. Un pacte de modération salariale couplé à une réforme fiscale systémique La nécessité de pacifier l environnement fiscal européen, n exempte pas la France d ajustements sur les coûts. Entre la déflation salariale de la périphérie de l Europe, l avantage compétitif accumulé dans les années 2000 par l Allemagne et le dumping 3 Emmanuel Saez (2013): Striking it Richer, The Evolution of top Incomes in the Unites States (Updates with 2012 preliminary estimates), Working paper. 7
monétaire des États-Unis et du Japon, il existe bien un handicap de «compétitivité-coût» pour les entreprises françaises. Il peut être en partie atténué par des ajustements fiscaux. Mais n agir que sur la fiscalité des facteurs les plus mobiles (le capital et le travail le plus qualifié) soulève inévitablement des problèmes d équité. La restauration de la compétitivité doit donc jouer sur plusieurs tableaux simultanément : - un pacte national de modération salariale, qui partirait du Smic et s étendrait à l ensemble de la hiérarchie des salaires ; - une suppression graduelle de la progressivité des cotisations employeurs qui ne remettrait pas en cause les baisses déjà acquises (alignement sur le niveau SMIC), autrement dit, une baisse substantielle des cotisations pour les qualifiés, - baisse qui pourrait s accompagner d un reflux d autres aides aux entreprises et d un renforcement du financement par l impôt de la protection sociale (hausse du poids et de la progressivité de l IR+CSG et majoration de la TVA notamment). Répondre au besoin fonctionnel des entreprises d un travail modulable et d un fonctionnement en continu Le besoin en faveur d emplois d appoint et modulables est réel. L économie qui se développe aujourd hui est celle de l accès en continue, de la lean production, avec une très lourde charge de logistique en amont. Certaines formes de protection freinent cette évolution, notamment en France, où la préférence pour l emploi à temps complet ou le temps partiel long est particulièrement affirmée. Dans ce cadre, certaines opportunités d affaires et de création d emplois sont freinées. Répondre à ce besoin d emplois fractionnés et modulables pourrait passer par plusieurs voies, couplées avec une politique de l emploi qui facilite la sortie du chômage des populations les moins «employables» : - Favoriser le temps partiel court volontaire à la façon des Pays-Bas, en renforçant les droits sociaux sur ce type de contrats ; - Intégrer les emplois atypiques dans des dispositifs d emploi aidé. Y adosser de la formation, des allègements ou des droits et cibler les populations en marge du marché du travail ; - Coupler la problématique avec celle de l alternance ou du cumul emploi-étude des jeunes. La fiscalité peut aussi encourager les emplois d appoint de courte durée (régime dérogatoire pour ne pas les soumettre au taux marginal du foyer fiscal). 8
Faciliter l entrée et les mobilités sur le marché du travail Deux pistes devraient être considérées en priorité : - Le développement de l alternance à grande échelle sur le modèle de l Allemagne ou du Nord de l Europe paraît un élément décisif. - Développer un droit universel à la formation continue, adossé à un compte personnel et financer ce droit par l impôt (principe de financement par l impôt qui devrait à terme s étendre à l ensemble de la formation continue qui est un bien public). Directeur de la rédaction : Laurent Faibis, Président de Xerfi Responsable de Xerfi-Synthèse : Olivier Passet, Directeur des synthèses économiques Responsable de la diffusion : Solène Etienne Comité de rédaction : Jean-Baptiste Bellon, Conseiller de Xerfi, Alexandre Boulègue, Directeur d études Xerfi France, Damien Festor, Directeur de Xerfi France, Aurélien Duthoit, Manager Xerfi Global, Laurent Marty, Directeur général de Xerfi, Pascale Mollo, Chef de projet, Alexandre Mirlicourtois, Directeur de la conjoncture et de la prévision. Société éditrice : Xerfi.com, 13 rue de Calais, 75009 Paris. 01 53 21 81 51, ISSN 1760-8473 Achevé de rédiger le 30 novembre 2013 Relations presse : Sophie Barrois / Contact : sbarrois@xerfi.fr 9