LES CONDITIONS SPECIFIQUES DE RECONNAISSANCE D UN JUGEMENT ETRANGER EN RUSSIE EN L ABSENCE DE TRAITE INTERNATIONAL 1. La réciprocité en matière de reconnaissance des jugements en Russie En l absence de dispositions législatives spécifiques, la jurisprudence française ne conditionne pas la reconnaissance d un jugement étranger à l existence d un traité international ou au critère de réciprocité. A défaut de traité conclu avec l Etat de provenance du jugement, la jurisprudence se contente en effet d introduire un certain nombre de conditions de régularité, dont dépend la reconnaissance des jugements étrangers. Cette approche est très différente de celle applicable en Russie, où l article 409 du Code de procédure civile et l article 241 du Code de procédure d arbitrage conditionnent la reconnaissance des jugements étrangers à l existence d un traité conclu avec l Etat de provenance du jugement. A défaut d un tel traité, les deux hautes juridictions russes compétentes, à savoir la Cour Suprême et la Cour Supérieure d Arbitrage (juridiction étatique en matière économique), ont adopté deux approches différentes. En effet, la Cour Suprême refusait systématiquement de reconnaitre les jugements étrangers, tandis que la Cour Supérieure d Arbitrage les reconnaissait sur le fondement de l article 15 de la Constitution relatif aux principes fondamentaux du droit international. Selon la jurisprudence de la Cour Supérieure d Arbitrage, le principe de réciprocité et de courtoisie internationale, faisant partie des principes fondamentaux, impose à la Russie de reconnaître les jugements étrangers même en l absence de traité international. Cette dualité jurisprudentielle était susceptible d être compromise par la réforme législative portant sur la fusion de ces deux hautes juridictions, entrée en vigueur le 6 août 2014.
A compter de cette date, la Cour Supérieur d Arbitrage a été supprimée et ses compétences transférées à la Commission judiciaire en matière économique, rattachée à la Cour Suprême. Il était donc indispensable de savoir si la Commission entendait adopter la jurisprudence de la Cour Suprême ou celle de la Cour Supérieur d Arbitrage. La réforme étant intervenue voici deux ans, il n existe qu assez peu de jurisprudence en la matière. Un arrêt rendu le 1 er février 2016 par la Cour Suprême semble toutefois maintenir la jurisprudence antérieure de la Cour Supérieure d Arbitrage. Dans cette affaire, une banque russe a saisi la Cour d Arbitrage de la ville de Moscou (équivalent d un Tribunal de commerce) d une demande de reconnaissance et d exécution sur le territoire de la Fédération de Russie d un arrêt rendu par la Haute Cour de Justice d Angleterre et du pays de Galles le 23 novembre 2012. La Cour a rejeté ladite demande par jugement du 11 septembre 2014. Par ses deux arrêts rendus le 24 décembre 2014 puis, après révision, le 28 septembre 2015 1, la Cour de Cassation d Arbitrage de Moscou proclame qu il appartient à la Russie de reconnaitre les jugements étrangers même en l absence de traité international, sur la base du principe de réciprocité, en ces termes : «Vu l alinéa 4 de l article 15 de la Constitution de la Fédération de Russie, les principes et normes universellement reconnus du droit international sont des éléments constitutifs de l ordre juridique russe. Relevant de ces principes de droit international la réciprocité et la courtoisie internationale, qui suppose que les Etats adoptent une attitude courtoise et respectueuse vis-à-vis à l ordre juridique des autres Etats, le principe de réciprocité implique le respect mutuel par les tribunaux des différents Etats des conclusions résultant de leur activité. On peut en déduire que même en l absence de convention internationale entre la Fédération de Russie et un Etat où a été prononcée la décision de justice dont la reconnaissance et l exécution sont requises auprès du tribunal russe, ladite sentence prononcée par un tribunal étranger doit être exécutée conformément aux principes de réciprocité et de courtoise internationale.» Le 1 er février 2016, soit un an et demi après la fusion des deux hautes juridictions, cette décision a été confirmée par la Cour Suprême 2. Ce faisant, la Cour Suprême a ainsi approuvé la jurisprudence constante de la Cour Supérieure d Arbitrage aujourd hui disparue. Sous réserve de toute jurisprudence ultérieure contraire, il est donc loisible à présent d espérer que les juridictions de droit commun russes aussi bien que les juridictions en matière économique vont désormais appliquer cette jurisprudence. 1 RG A40-34719/14-69-300 2 RG n 305-ЭС15-18289 2/5
2. Charge et moyens de la preuve de la réciprocité L article 1189 du Code civil russe prévoit l application du principe de réciprocité dans le domaine du droit matériel en ces termes: «Le jugement étranger trouve son application en Russie même si les jugements russes ne sont pas reconnus dans l Etat étranger, sauf les cas où l application du jugement étranger fondé sur le principe de réciprocité est prévue par la loi. Dans le cas où l application du jugement étranger dépend de la réciprocité, il est supposé qu elle existe, si le contraire n est pas prouvé.» En vertu de ce texte, la réciprocité en matière de droit matériel et de règle de conflit est donc présumée en droit russe. Une telle présomption n existe cependant pas en matière procédurale. En effet, le principe de réciprocité est appliqué sur le fondement de l article 15 de la Constitution de Russie portant de manière générale sur les principes fondamentaux de droit international. La charge de la preuve de la réciprocité pèse donc, à présent, sur le demandeur. Il convient toutefois de déterminer les moyens par lesquels celle-ci peut être rapportée. Il ressort du jugement rendu 28 septembre 2015 3 que la réciprocité peut être établie par la production : des dispositions de la législation étrangère admettant la reconnaissance et l exécution des jugements russes ; de la jurisprudence étrangère permettant d établir que les juridictions étrangères reconnaissent les jugements russes ; de la jurisprudence russe dans laquelle les jugements étrangers étaient d ores et déjà reconnus. Dans l affaire susvisée ces trois éléments ont été produits et ont suffi à convaincre la Cour que les jugements russes sont reconnus dans l Etat étranger concerné. En l état, il appartient à la partie qui sollicite la reconnaissance du jugement étranger en Russie de démontrer que l Etat dans lequel ce dernier a été rendu admet la reconnaissance des jugements russes. Cette situation pourrait toutefois prochainement évoluer. En effet, le projet du Code d exécution est actuellement en cours d élaboration en Russie. Certains projets prévoient la mise en œuvre de la présomption de réciprocité. Si une telle rédaction est adoptée la jurisprudence actuelle de la Cour Suprême sera nécessairement impactée. 3 RG A40-34719/14-69-300 3/5
3. Les conditions de régularité internationale du jugement étranger en France et en Russie Deux approches différentes étaient adoptées par la France et la Russie en matière de reconnaissance et d exécution du jugement étranger. En effet, conformément à la jurisprudence constante en France 4, le jugement étranger, y compris russe, peut être reconnu dès lors qu il est conforme à l ordre public international de fond et de procédure. A l inverse, la législation russe (l article 412 du Code de procédure civile russe et l article 244 du Code de procédure d arbitrage) exige sa conformité à l ordre public interne. Or, il est évident que le jugement rendu en France sera plus facilement conforme à l ordre public international qu à l ordre public russe interne. Cette exigence rend donc encore plus difficile et imprévisible le parcours de reconnaissance et d exécution du jugement étranger en Russie. * * * Dans ce contexte, lors de la conclusion de contrats franco-russes il est impératif de prendre en compte les conditions spécifiques de reconnaissance de jugement étranger en Russie pour la rédaction d une clause attributive de compétence au profit des juridictions françaises. C est la raison pour laquelle encore aujourd hui la majorité des avocats spécialisés en relations franco-russes conseillent à leurs clients : soit de privilégier la clause attributive de compétence au profit des juridictions russes, soit de la remplacer par une clause d arbitrage. En effet, en droit russe (l article 412 du Code de procédure civile russe et l article 244 du Code de procédure d arbitrage), la reconnaissance d une sentence arbitrale peut être refusée si cette dernière est jugée contraire à l ordre public interne, comme cela est prévu par Convention de New York. 4 Cass. 1 e civ., 7 janvier 1964, Munzer, récemment confirmé par : Cass., 1 e civ., 30 janvier 2013, n 11-10588, Gazprombank, Publié 4/5
Toutefois, ces sentences bénéficient en Russie d une reconnaissance plus facile, dans la mesure où il n est pas nécessaire pour le demandeur d apporter la preuve d une réciprocité. Daria BELOVETSKAYA Avocat aux Barreaux de Paris et de Saint-Pétersbourg Delormeau & Associés 5/5