1 «La politique de libre-accès des grands conseils fédéraux de recherche et le système québécois de recherche savante : négation et menace» Lucia Ferretti Participation à la table ronde : L histoire et les sciences sociales face au néolibéralisme et à l ingérence politique. 67e Congrès annuel de l Institut d histoire de l Amérique française, Québec, 18 octobre 2014 Animatrice : Sylvie Taschereau Autres participants : Yves Frenette (U. Saint-Boniface), Danielle Gauvreau (U. Concordia) et Yves Gingras (UQAM) À l automne 2013, le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) ont tenu une consultation en ligne sur une version préliminaire de la Politique de libre-accès des trois organismes (http://www.nserc-crsng.gc.ca/nserc-crsng/policies-politiques/tri-oa- Policy-Politique-LA-Trois_fra.asp). Cette version préliminaire s inspirait de la Politique de libre-accès des Institut de recherche en santé du Canada (IRSC). La consultation s adressait aux divers intervenants dans le système de recherche savante : et notamment les chercheurs, les universités, les bibliothèques, les associations savantes, les revues et les éditeurs de revues. La consultation ne portait pas sur la possibilité ou non d instaurer une politique de libre-accès des données et des résultats de la recherche savante, mais simplement sur le modèle qui paraissait le mieux adapté à la réalité de ceux qui déposaient des mémoires. Option dorée ou option verte, c est tout ce qu on nous demandait. Si je résume en gros : - dans l option dorée, les chercheurs subventionnés publient dans une revue à libre-accès immédiat ou dans les 12 mois suivant la parution; et la revue fait payer les auteurs pour publier leur article.
2 - dans l option verte, les chercheurs subventionnés publient leurs articles évalués par les pairs dans un dépôt agréé (celui de leur université par exemple, ou le dépôt en libre-accès d Érudit par exemple ou dans tout autre dépôt thématique agréé); et les revues ne publient plus, mais elles font payer les auteurs pour l évaluation par les pairs. Il faut dire que le contexte global est le suivant. D une part, actuellement, le système en libre accès a le vent en poupe particulièrement dans les pays anglo-saxons et aux Pays-Bas, où on ne publie pratiquement qu en anglais. De très grosses compagnies privées sont impliquées dans le libre-accès. Elles font beaucoup d argent en vendant aux bibliothèques et autres institutions de recherche des services autour du libre-accès, tels que le repérage, l indexation, les statistiques de consultation ou de citations, etc.). Il y a là un marché très lucratif autour de quelques gros joueurs. D autre part, en ce moment, dans l environnement académique du Canada anglais, il n y a aucun consortium comparable à celui que les universités québécoises ont mis sur pied en fondant Érudit. En fait, il n y a pratiquement pas, au Canada, d équivalent à ce qu Érudit fait pour les publications savantes en langue française. Études d histoire religieuse et la Revue d histoire de l Amérique française ont déposé un mémoire conjoint lors de cette consultation. Nous avons fait valoir que nous avions l impression que les conseils essayaient d imposer à tous les pratiques des sciences médicales et pharmacologiques. Mais notre argument principal ne se situait pas à ce niveau. En fait, nous avons insisté pour dire que ce qui est en train de se jouer ici, c est ni plus ni moins que l autonomie et la visibilité d une scène scientifique canadienne
3 et québécoise; sans compter que le libre-accès tel que proposé lors de la consultation menace l écologie de la recherche en français. Sans résumer tout notre mémoire, nous avons fait deux recommandations. 1. Tenir compte de l écologie de la scène scientifique en français. D une part, celleci est actuellement beaucoup mieux organisée que la scène scientifique anglophone au pays. Nous avons mis sur pied des outils (notamment la plateforme Érudit) qui sont satisfaisants du point de vue du libre-accès. Et nous ne voulons pas compromettre nos réussites collectives. Or, les consortiums aussi petits qu Érudit risquent littéralement d être broyés (Érudit gère environ 140 revues seulement, contre des milliers pour chacun des gros joueurs). Par ailleurs, la scène scientifique francophone a besoin d une certaine protection pour que des revues savantes de qualité se maintiennent et se développent. Entrer dans un grand système de libre-accès ne nous apportera rien de bon, si l on veut bien considérer l idée que nos revues 1. Ne bénéficient pas de grandes fondations pour les soutenir; 2. Ne sont pas seulement des diffuseurs de la recherche savante, mais aussi très souvent des animatrices au sens où elles sont les organes d associations savantes qui stimulent la recherche, organisent des congrès, sollicitent des articles et seraient bien malvenues de faire payer leurs auteurs pour les publier si leurs textes passent le test de l évaluation par les pairs; 3. Et c est sans compter que de la recherche de qualité mais non subventionnée trouve aussi accueil dans nos pages. 2. Une deuxième recommandation touchait la nécessité de promouvoir la visibilité de la production scientifique canadienne et québécoise. La solution ne nous
4 paraît pas être de nous contenter de grands moteurs de recherche comme Google Scholar ou des plateformes américaines ou européennes pour faire valoir le visage de la communauté scientifique québécoise (et canadienne); de même, la solution ne nous paraît pas être de compromettre à ce point la viabilité de nos revues que plusieurs de celles-ci disparaîtront inévitablement. C est pourquoi nous avons recommandé que les trois Conseils subventionnent dans chacune des langues officielles une plateforme de diffusion en libre accès et de services aux revues et aux bibliothèques. Par exemple Érudit pour la recherche en français. Les trois conseils pourraient encourager les universités, instituts de recherches et autres milieux de production des connaissances savantes à faire de ces plateformes leur propre dépôt institutionnel en libre accès, de façon à créer une grande vitrine francophone et une grande vitrine anglophone de la recherche scientifique au Canada. Au total, durant l automne 2013, les conseils ont reçu 201 mémoires. Lorsqu on va sur le site, on y trouve un document synthèse sur les résultats de la consultation (http://www.nserc-crsng.gc.ca/_doc/nserc-crsng/nserc-sshrc- OpenAccess_f.pdf ). Avec bonheur, Études d histoire religieuse et la Revue d histoire de l Amérique française ont constaté que d autres intervenants partagent leurs préoccupations. - Reconnaître les besoins particuliers des disciplines des sciences humaines est revenu dans les préoccupations des auteurs des mémoires; - reconnaître ceux des revues qui publient en français;
5 - éviter la nécessité de fouiller dans plusieurs dépôts institutionnels et au contraire consolider la plateforme Érudit, qui offre en plus une indexation beaucoup plus fine que les grands moteurs de recherche - assurer la viabilité des revues et associations savantes sans but lucratif autant de préoccupations qui sont revenues, entre quelques autres bien sûr, dans les mémoires. Il est intéressant de scruter l Annexe A du document synthèse sur les résultats de la consultation. Les conseils y font une ventilation des personnes et organisations auteurs des 201 mémoires. Jamais, dans cette ventilation, il n est question de la langue ou de la provenance géographique de ces mémoires. Si bien qu il est impossible de savoir si les mémoires en provenance du Québec, ou les mémoires écrits en langue française ont exprimé des préoccupations plus spécifiques ou plus particulières. J ai donc écrit aux conseils pour obtenir cette information. Le 2 juillet, j ai ainsi appris que 26 des 201 mémoires, soit 13% avaient été remis en français. «la variable langue n a pas été considérée dans notre analyse» (courriel de Kevin Knapp, analyste des politiques au CRSH). Revenant à la charge pour connaître au moins le nombre de mémoires en provenance du Québec, j ai reçu le lendemain la réponse suivante et je cite encore : «Nous n avons pas jugé à propos de procéder à une analyse des réponses sous l angle provincial et géographique» (courriel du même). Le système de recherche en français, ou le système de recherche québécois, avec ses indéniables particularités, ne semble pas devoir mériter une attention de la part des analystes des politiques dans les trois conseils fédéraux.
6 Et ce n est pas une question de gouvernement Harper; c est une question de la place que le Canada est prêt à faire à la différence québécoise. C est la visibilité de notre visage spécifique dans la recherche savante mondiale qui est niée d une part, et d autre part menacée. En attendant, la version finale de la Politique devrait être connue dans le courant de cet automne. Il nous faudra être vigilants. Merci. [Ajout en date du 23 janvier 2015 : la nouvelle politique n est pas encore prête, ou du moins elle n est pas publiée sur le site du CRSH]