La langue et le langage en maternelle pour apprendre et devenir élève Élisabeth BAUTIER Université Paris 8, laboratoire CIRCEFT-Escol Isabelle LAGOUEYTE Directrice d'école d'application, maître-formateur La question de la langue, de l'oral, de l'écrit est depuis plus d'une décennie désignée comme étant LA question centrale de la maternelle, plus précisément comme le domaine de connaissances, de compétences et de pratiques à développer, à privilégier même afin que les élèves entrent dans de bonnes conditions à l'école primaire. Pourtant, malgré les rapports de l'inspection Générale, malgré les résultats aux diverses évaluations, malgré les documents d'accompagnement et les activités conduites par l'immense majorité des enseignants, les problèmes demeurent, les difficultés langagières scolaires de certains enfants augmentent. Ce constat a sans aucun doute quelque chose de désespérant sauf s'il permet de mettre l'accent sur des malentendus rarement levés afin que les enseignants identifient de façon plus évidente ce qui est à comprendre comme les priorités linguistiques et langagières à mettre en œuvre. Mais il peut aussi s'agir moins de malentendus que de tensions qui peuvent exister entre ces priorités et d'autres enjeux de la maternelle considérés par
les enseignants comme tout aussi essentiels comme l'épanouissement de l'enfant, son développement global. Mais des tensions sont possibles encore entre des conceptions de la parole de l'enfant et de ce qui est travail et apprentissages fondamentaux pour que la maternelle le prépare aux exigences de la scolarité primaire et secondaire. Ces malentendus et ces tensions ne sont évidemment pas à mettre au seul compte des pratiques individuelles des enseignants mais doivent être mis en relation avec ce qui est sans doute un déficit de hiérarchisation et de formation dans ce domaine. Nous nous proposons donc ici de tenter de mettre au jour le rapport entre la langue, le langage et les apprentissages scolaires ou comment les apprentissages de la langue, les pratiques langagières scolaires supposées partagées plus qu'enseignées peuvent construire ou non, dès la petite section, des inégalités entre les élèves dans leur compréhension des enjeux des apprentissages et des situations scolaires qui les portent. On l'aura compris, c'est ici la question de la réduction des inégalités entre élèves que nous souhaitons mettre au cœur de nos propositions. Les enjeux des situations de langage L inventaire des activités dans une classe fait apparaître un langage omniprésent. D'ailleurs, lorsqu'on demande aux enseignants les moments où ils mettent en œuvre une séance de langage, la réponse est souvent qu'il n'y a pas vraiment de temps spécifique parce que le langage est à tout instant objet d'utilisation et de développement. Cependant cette réponse et la réalité qu'elle recouvre peuvent justement être à l'origine non seulement des
inégalités entre élèves mais aussi des difficultés durables de certains d'entre eux. En effet, tous les usages du langage, toutes les formes lexicales et syntaxiques ne se valent pas au regard de ce qui fait développement et apprentissages cognitifs autant que langagiers. Certes les Instructions officielles, et plus précisément encore, les documents d'accompagnement ont, depuis 2002, mis l'accent sur des usages très différents de la langue et du langage : usage communicatif, usage d'accompagnement de l'action, usage d'évocation qui ouvre sur la décontextualisation par rapport à la situation et sur la possibilité d'utiliser le langage pour dire des objets, actions et sentiments dans l'absence et la distance temporelle; cette dernière pratique est si différenciatrice des élèves et si nécessaire en situation d'apprentissages scolaires. Les Instructions de 2008, plus formelles et techniques, abordaient davantage la question de la langue, de sa structuration syntaxique et du lexique à "enrichir" évidemment, mais mentionnaient également l'attention à porter aux questions liées à la compréhension de différents usages et à leur production. Sans doute ces programmes sont-ils parfois ambigus, toujours entre souplesse et rigueur : il y a moins l'idée d activités et d'enseignement systématiques et récurrents que celle d'une exigence dans l acquisition. Est-ce que cette souplesse, ce manque de systématisation ne seraient pas un leurre pour les enseignants et pour les élèves? En effet, malgré ces préconisations, injonctions même parfois, si ce qui se produit dans les classes peut être de nature à développer du langage et donc
de la langue, les pratiques dominantes et les constats et évaluations semblent prouver que cela ne permet pas d'inscrire tous les enfants dans des postures d'élèves. L'accent est sans doute encore trop souvent mis sur l acquisition de compétences techniques communicationnelles et linguistiques, la compréhension trop souvent réduite à celle des mots. Or le seul usage du langage à des fins de communication avec l'entourage ne suffit pas. Dès la petite section, si le langage en maternelle se limite à une fonction utilitaire de communication, d échanges pour se construire, de construction des relations avec l autre, de convivialité, l élève ne pourra pas saisir le véritable enjeu des situations langagières scolaires. Si la langue est un objet social et culturel, le langage désigne une fonction humaine qui a une triple dimension : psychologique, sociale et cognitive 1. La troisième dimension semble souvent être oubliée alors que c'est elle qui permet l action réfléchie de l élève dans une articulation entre agir, dire et penser, c'est elle qui permet d'investir les situations scolaires en tant que moments d'apprentissages de savoirs nouveaux. En d autres termes, il est sans doute nécessaire de repenser plus précisément les situations d usages du langage et de ses caractéristiques en maternelle afin que celle-ci soit réellement le lieu des apprentissages fondamentaux, le lieu où les enfants deviennent élèves grâce à la compréhension des spécificités de l école dans sa manière de penser le monde et de construire des objets de savoir. En effet, la mise en œuvre de ces spécificités confère un rôle prépondérant au langage et à ses réalisations linguistiques (lexicales et syntaxiques); ils en sont tout à la fois les premières 1 Document d accompagnement (2010) Le langage à l école maternelle. SCEREN CNDP-CRDP
composantes et le levier transformateur des enfants, en particulier de ceux qui n'ont souvent que l'école pour réaliser cette transformation. À l école, un enjeu important des situations de langage est de permettre aux élèves de devenir familiers de cette mise à distance de l expérience, d'une réflexion sur la représentation du vécu (intention, procédures, réalisation), en construisant simultanément, lors de la mise en mots, lors de la formalisation, son langage et sa pensée. Il est possible que pour ce faire, la distinction entre langage d action et langage d évocation et leur mise en œuvre ne suffisent pas pour aider les élèves, et les enseignants, à construire le sens cognitif des situations langagières, comme de la langue elle-même 2. En effet, les habitudes langagières des élèves sont socialement très différentes, des différences perceptibles dès leur plus jeune âge. Ainsi, lors de l action, un élève peut être dans la nomination des objets et des actions mais aussi être en réflexion sur son action. Quand un élève s exprime spontanément ou entre en communication, soit il parle de lui, de son vécu, de son expérience, soit il a déjà mis de la distance et est passé du «faire» à «l apprendre». Il ne parle plus de l objet mais sur l objet. De même que lors d une situation de langage d évocation, l élève peut être encore très proche de son action et être toujours occupé à parler de et non sur. On le suggère ici, la difficulté du travail enseignant réside justement dans l'appréhension de ces différences parfois très minimes dans la formulation mais profondément différentes dans les dimensions cognitives et langagières. 2 Sous la direction Bautier E. Equipe ESCOL (juillet 2006) Apprendre à l école-apprendre l école. Des risques de construction d inégalités dès la maternelle, Lyon, Chronique sociale (p.166)
Représentation de la langue des élèves de milieux défavorisés et conséquences Loin des ambitions évoquées ci-dessus, le langage des enfants issus d un milieu peu scolarisé est souvent qualifié de pauvre par l'école, avec un déficit lexical et des structures syntaxiques incorrectes. Cette position a d'ailleurs pu être renforcée par les prescriptions des programmes qui en 2008 rappellent aux enseignants que l école maternelle a un rôle essentiel dans le repérage et la prévention des déficiences ou des troubles, rôle qu elle doit assumer pleinement, en particulier pour les troubles spécifiques du langage. Lors d une conférence pour l Observatoire des Zones Prioritaires, C. PASSERIEUX explique comment l école, si elle est pensée comme lieu de prévention d un handicap, peut accentuer les inégalités entre les élèves, perturber le regard des enseignants et les inciter à penser les différences langagières comme un handicap socioculturel de certains élèves dont la cause serait uniquement externe à l école : le langage devient un facteur de discrimination entre les enfants à l école. Mais le travail de l enseignant n est pas de combler un manque dont souffriraient les enfants des milieux populaires, mais d aider l élève à changer son rapport au langage pour lui apprendre à «faire» avec le langage. C est par la manière de mettre en mot de l enseignant que celui-ci peut poser un cadre qui explicite ce nouveau rapport au langage qui permet de comprendre le monde. Dans le même sens, S. CÈBE et R. GOIGOUX reprennent les travaux de recherches de ces dernières années pour montrer que les enseignants réagissent aux difficultés de leurs élèves en les assimilant à des "handicapés
socioculturels". «Les travaux établissent que cette théorie «ethnocentrique» nuit gravement au travail d identification des difficultés qui affectent l activité cognitive des élèves, car elle amène les enseignants à redéfinir leurs objectifs : l observation prouve que ceux qui travaillent auprès des populations les plus démunies ont le plus souvent tendance à abaisser leur niveau d exigence» 3. Ilsmettent davantage l accent sur un objectif de socialisation que sur le développement des compétences intellectuelles. Ils adoptent une attitude passive et acceptante, sollicitent moins les élèves les plus en difficulté et simplifient les situations pour que ces derniers soient en réussite. Que s'agit-il de faire? Les spécificités du langage dans le devenir élève Il serait sans doute important d'aider les enseignants à identifier plus précisément ce que les situations et apprentissages scolaires supposent d'usages du langage si peu enseignés, et pourtant si peu partagés qu'ils nécessiteraient de leur part une intervention explicite et systématique. Ce travail ne peut se réduire à la seule mise en place de situations de langage ou d'expression car celles-ci sont rarement suffisamment contraignantes et porteuses de ressources pour que les élèves en apprennent. Le rôle des enseignants et des apprentissages qu'ils suscitent et permettent est prépondérant à tous les moments des activités. Il se manifeste dans la précision du propos et de ses enjeux, dans l'accompagnement de la 3 Cèbe S. & Goigoux R. (1999) L influence des pratiques d enseignement sur les apprentissages des élèves en difficulté. Cahiers Alfred Binet, Vol661, 4, p.49-68.
production des élèves pour les conduire à la spécificité du lexique comme du type de production attendu dans le registre de travail attendu, dans la fin de l'activité encore. Développons ce dernier enseignement, le plus rarement rencontré dans les classes et pourtant un des plus nécessaire scolairement. Il existe différentes façons de conclure les activités au sein des classes. Certaines peuvent créer chez les élèves des incompréhensions et des malentendus. La fin de l activité, selon qu elle fait l objet d une mise à distance ou non de la tâche à réaliser, institue ou non l apprendre comme un travail de chacun avec les autres dans ce contexte qu est la classe. En percevant ce qui permet l achèvement de l activité, l élève construit un rapport à celle-ci. Pour certains, le flou qui existe quant aux raisons de la fin de la séance et de l achèvement de l activité, cumulé avec les ambiguïtés concernant l objet même de l activité, ne peut que renforcer les malentendus et produire des situations de difficultés de compréhension des attendus de l école, empêcher les apprentissages. 4 Mettre l enfant dans une activité réflexive pendant ou suite à son activité l aide à prendre conscience des apprentissages, à valider ou non son travail, par un rappel de la consigne, et à expliciter les attendus scolaires. Le retour réflexif peut également prendre la forme d une phase collective de synthèse, de bilan ou d institutionnalisation des savoirs. Il se réalise au cours d une activité cognitivo-langagière qui permet aux élèves de comprendre la finalité et les enjeux des apprentissages et d'entendre, d'apprendre peu à peu les mots du savoir et de l'école. Cet usage du langage doit faire l objet d un 4 Sous la direction Bautier E. Equipe ESCOL (2006) Apprendre à l école-apprendre l école. Des risques de construction d inégalités dès la maternelle.lyon. Chronique sociale. (p.124-125)
enseignement pour construire les ressources linguistiques, les pratiques langagières et cognitives dont les élèves ont besoin pour travailler, comprendre et apprendre, savoir élaborer et réélaborer à partir des situations et dispositifs de travail. Ils en ont d'autant plus besoin quand l'école est la seule situation de socialisation langagière à même de construire ces ressources. Il s'agit enfin d'interroger les productions langagières ordinaires de la classe, sollicitées et réalisées, pour identifier ce qu'elles présupposent d'habitude, de connivence, de savoir dans ce domaine des usages du langage, mais aussi de rapport au langage lui-même, comme au monde dans sa dimension d'objets et de situation à apprendre, pour apprendre. 5 En petite section, l enfant, lorsqu il exécute une tâche est dans un plaisir essentiellement sensori-moteur. Il perd très vite l objectif, même si celui-ci a été correctement formulé par l enseignant, et donc l activité réflexive, au cours ou à la fin de l activité, est essentielle. Elle permet aux élèves d apprendre, c est-à-dire réfléchir sur les objets de l école, mettre en relation, justifier. [ ] Il s agit d apprendre en faisant, c est-à-dire en s exerçant, ce qui est différent d apprendre à faire, c est-à-dire exécuter de manière dissociée l acte moteur de l activité intellectuelle du sujet. 6 Si donc, il apparaît nécessaire de s'intéresser au langage à l'école maternelle, ce n'est pas pour son propre développement, mais pour son rôle prépondérant dans le développement des activités cognitives telles qu'elles 5 Bautier E. (octobre 2008) Ambitions et paradoxes des pratiques langagières scolaires : construction au quotidien des inégalités sociales d apprentissage. Actes du colloque «ce que fait l école aux individus» CENS & CREN 6 Sous la direction Bautier E. Equipe ESCOL (2006) Apprendre à l école-apprendre l école. Des risques de construction d inégalités dès la maternelle.lyon. Chronique sociale (p.115-116).
sont requises, de façon le plus souvent implicite, par les apprentissages scolaires. L'objet des apprentissages fondamentaux pour de nombreux élèves en maternelle réside donc dans ces usages du langage qui permettent de construire un rapport au monde et à la réflexion sur les objets du monde non réductible à l'action ou à la manipulation. Ce sont ces usages que l'enseignant mettra en place en étant attentif à la construction des ressources lexicales et syntaxiques adéquates. On peut dans cette démarche identifier au moins six utilisations du langage dont l'école est constamment porteuse et pour lesquelles l'école maternelle joue le rôle d'initiation et de développement premier afin d'aider les enfants à devenir élèves. Les usages qui lient langage et travail cognitif. En maternelle, des opérations essentielles au travail de pensée et d'apprentissage scolaires se mettent en place. Il s'agit par exemple de catégoriser, classer, comparer avec des mots qui disent les propriétés (les caractéristiques, les critères) que la plupart des élèves ne possèdent évidemment pas, ou pas encore, et que l'école va alors apporter. Mais une attention particulière ici est importante car sans des mises en situation de travail, des exigences précises sur ces opérations, le langage ordinaire pourrait suffire à dire l'objet sans apport, pourtant alors spécifique, de l'enseignant. Cela se produit lorsque dans les consignes mêmes de travail, l'activité simultanément cognitive et langagière n'est pas mentionnée explicitement, comme c'est le cas dans l'exemple qui suit : "Là, on va mettre (au lieu de classer) les fruits
et là on va mettre les légumes" (Les élèves sont sensés classer les fruits et légumes dans deux contenants) ou "Alors aujourd hui, on va s occuper (au lieu d observer et d analyser) que des fruits", quand il s'agit d'apprendre à mieux connaitre les fruits et repérer les différences. «S occuper des fruits» ou «préparer une salade de fruits» ne sont pas des objectifs d apprentissages. De telles formulations de la consigne rendent invisibles les objectifs et non lisible la situation. Tous les élèves ne mobiliseront pas le bon registre cognitif et linguistique et n interprèteront pas la situation comme situation d'apprentissage audelà du faire. Notons à ce propos que la formulation des consignes est sans doute le moment privilégié pour que soient verbalisés par l'enseignant de façon "naturelle" les termes désignant les actions, les procédures, les objets. En maternelle, il arrive que les enseignants hésitent à utiliser les termes propres et précis au motif que les élèves risquent de ne pas les comprendre. Pourtant chaque formulation floue, ou relevant d'un oral du quotidien, non seulement empêche les élèves de construire des ressources, mais peuvent les leurrer dans leur compréhension et leur interprétation des enjeux des situations. Le non emploi du terme «classer» n incite pas l enseignant à en donner une définition, à expliquer qu il faut pour classer déterminer des critères pertinents dès le début de sa séance. L acquisition des termes génériques est également empêchée. Seuls les élèves ayant des connaissances
construites dans leurs expériences familiales pourront se saisir de la situation. D'autres retiendront un élément précis et le nom d un fruit ou d un légume, d'autres moins encore peut-être. Dans l'exemple cité, la notion de classement est trop implicite pour que tous les élèves puissent en prendre conscience et verbaliser l apprentissage. Les usages du langage qui viennent d'être évoqués pour travailler et pas seulement "faire" lors des activités scolaires : le langage et le lexique des procédures de l'activité qui sont si difficiles à comprendre pour une grande partie des élèves font trop rarement l'objet d'enseignement. Que veut dire "observer", ou même "regarder" dans le cadre scolaire (quoi et pourquoi?), mais plus encore "chercher" ou "réfléchir"? Ces verbes relèvent d'un lexique pourtant souvent utilisé alors même qu'il est inconnu de la grande majorité des élèves et mériterait donc explicitation et exemplification au risque de laisser une grande partie des élèves dans l'opacité de l'activité voire dans l'inactivité de l'attente de la fin de la séance. Les usages du langage qui visent l'entrée dans des activités décontextualisées et qui visent donc à permettre aux élèves de construire (au moins l'idée qu'il existe) des connaissances qui dépassent l'ici et maintenant des situations de manipulation ou d'observation. Le lexique sera alors plus générique que spécifique (l'animal plus que le chat, plus encore que minou), plus proche des
mots utilisés dans les situations d'écriture des savoirs scolaires à venir (on utilisera ainsi le mot "côté" du carré plus que celui de bord 7 ). Les usages du langage pour (se) faire penser et apprendre au-delà de l'ici maintenant d'une situation : c'est le cas quand il s'agit de construire ce qui n'est pas donné par le document, le texte lu et qui est l'objectif de l'activité. La mise en mots de ce qui a "dû" être acquis, appris est un moment nécessaire sans lequel l'activité se réduit à un faire sans l'apprendre au demeurant visé. Si dans certains cas de récit, de description ou de rappel, il peut aussi s'agir du langage d'évocation, l'usage dont il est question ici ne s'y réduit pas, même quand il est question de la mise en mots de possibles à imaginer alors que le référent est absent. Le problème de la transversalité du langage dans les apprentissages accentue la difficulté, pour l élève, à saisir les enjeux cognitifs des échanges et la compréhension des usages langagiers. Il aurait besoin d une explicitation claire par l enseignant des pratiques langagières et pourtant celui-ci reste souvent dans l implicite. Il est rarement précisé à l enfant ce que l on va apprendre. Des usages du langage plus spécifiques encore de la maternelle sont ceux qui pourraient accompagner la lecture des albums contemporains afin de permettre aux élèves de 7 Laparra M., C. Margolinas, (2011) "Quand les maîtres contribuent à leur insu à renforcer les difficultés des élèves" in Rochex, J.-Y., Crinon, J., La construction des inégalités scolaires, au cœur des pratiques et des dispositifs d'enseignement, Rennes, P.U.R, p.111-132.
comprendre des albums et d'entrer dans leur complexité. Il est aujourd'hui essentiel que les échanges lors de ces lectures à haute voix, loin d'être limités aux questions "qui, quand, comment?", compte tenu des caractéristiques de ces albums (cf. le chapitre écrit ici par Stéphane Bonnéry), mettent l'accent sur les implicites, les inférences à effectuer, les mises en relation texte-images, mais aussi des différents moments du texte afin de construire non la succession des événements mais bien l'intentionnalité du texte, les états mentaux des personnages rarement explicités par l'auteur, éventuellement montrés par l'image. L'accès à ce registre de signification est peu fréquent pour une partie des élèves, accès d'autant plus difficile que l'exploitation scolaire des albums se réduit souvent pour ceux-là mêmes à l'identification des personnages, des actions et des moments, voire à l'expression des sentiments des élèves à leur propos. Aider ces élèves à verbaliser ce qui n'est pas explicite, à comprendre le vouloir dire au-delà du dire, va leur permettre de prendre conscience d'une intentionnalité de l'auteur et des personnages. Et c'est ainsi véritablement les introduire à la culture littéraire écrite, à un rapport à la lecture nécessaire pour accéder à cet aspect de la littératie si présent dans les exigences scolaires dès l'enseignement primaire. Enfin, on ne peut dissocier les usages du langage de la façon dont les élèves construisent leur rapport au monde. C'est en effet le langage qui permet de construire le monde en objet d'interrogation, de questionnement. Or, c'est ce rapport au monde qui
non seulement est nécessaire à l'inscription de l'élève dans les apprentissages scolaires émancipateurs mais qui est aussi très différenciateur des élèves. Habituer dès l'enfance les élèves à s'interroger sur le monde, à prendre le monde pour apprendre et non seulement pour agir est une des fonctions premières de l'école maternelle. Conclusion On lira sans doute en filigrane ou en creux dans les lignes qui précèdent un questionnement des pratiques scolaires aujourd'hui souvent dominantes, plus précisément des discours scolaires (énoncés produits par les enseignants, en particulier) liées vraisemblablement à la conception également dominante de l apprentissage qui peut être source de confusion pour les élèves. Avec la volonté de développer leur langage et de rendre les élèves acteurs dans la construction de leur savoir au sein de la classe, la parole leur est donnée sans que l enseignant s autorise même parfois à intervenir pour produire un discours instructeur et explicite ou pour commenter l intérêt (ou la non pertinence) de la prise de parole de l enfant. Le mode communicationnel utilisé ne rend pas évident pour tous les élèves qu ils sont en train d apprendre. Le langage, au-delà d un outil de communication est censé être un outil de structuration de la pensée pour aider efficacement les élèves à construire leur savoir. Les modalités pédagogiques choisies, travail en ateliers ou travail sur fiches, font que l élève se retrouve souvent seul face à l activité, en autonomie et privé du discours de l enseignant pour lui permettre d'en comprendre le sens
et les enjeux. La présence de l enseignant et la verbalisation des processus intellectuels sont nécessaires. Une trop grande focalisation sur l acquisition de la langue dans son aspect technique dans un souci de combler un déficit linguistique au détriment de la construction des usages du langage utiles aux apprentissages est l une des autres dérives. Le rôle de l enseignant est donc de permettre à l élève de construire un rapport au langage qui corresponde à ces usages scolaires au risque sinon de graves difficultés chez certains. L écoute, la compréhension et la production de certains usages du langage scolaire sont des compétences essentielles à construire pour permettre à tous les élèves une entrée réussie dans les apprentissages. Ces usages du langage sont différents de celui qui est utilisé à des fins de communication dans les échanges au quotidien. L écart entre le langage utilisé dans la sphère familiale et dans la sphère scolaire est très important pour certains élèves, c est donc à l école de leur permettre d entendre puis d utiliser un langage pour nommer les objets du savoir, pour décrire les différentes étapes, les procédures cognitives mises en œuvre, puis progressivement pour argumenter sur les plus efficaces et pour expliquer le savoir ainsi que la démarche d apprentissage. On espère avoir mis en évidence l'importance de la distinction fine des activités de langage, l'analyse fine même des productions des élèves correspondant à ces différents usages. Il est essentiel de se situer loin de la seule sollicitation de la prise de parole des élèves sur le registre d'une quotidienneté des échanges, mais de prendre au sérieux ce qui dans des
usages du langage non acquis, et même non travaillés, constitue des obstacles à l'entrée des élèves dans les apprentissages scolaires. Le développement du langage ou de la langue s'ils sont nécessaires ne peuvent être des objectifs en soi. Ceux-ci, y compris dans leurs nécessités lexicales et syntaxiques, dans leur structuration tant de la langue que de la pensée, passent par la mise œuvre de la diversité des usages cognitifs du langage.