INTRODUCTION L innovation de rupture, c est-à-dire la mise sur le marché de produits ou services radicalement nouveaux, était jusqu à la fin du XX e siècle réservée à quelques grandes entreprises innovantes ou à des PME start-up, rarement le fruit des autres entreprises. Le XXI e siècle s ouvre dans une toute autre perspective, la mondialisation des échanges et la concurrence des pays à bas coût de main-d œuvre bouleversent les équilibres établis. L entreprise du XXI e siècle doit impérativement lancer une innovation de rupture à peu près tous les 5 à 10 ans sous peine de déclin ou de disparition. Ce phénomène s observe dans le secteur des technologies de l information et de la communication et il est en train de gagner progressivement tous les secteurs de l économie. La conséquence est que dans les années à venir un dirigeant aura à gérer trois changements majeurs de cap dans sa carrière. Que fait-il aujourd hui? Il gère un quotidien difficile qui l oblige à consacrer toute son énergie sur des problématiques à court terme, poussé par ses actionnaires vers le profit immédiat, oubliant volontiers que son entreprise trouve son profit actuel dans les innovations de rupture qu elle a su réaliser dans le passé. Nul doute que les cours de stratégie doivent être sérieusement révisés pour intégrer cette gestion «par bonds».
10 L innovation de rupture Ce changement radical périodique devient ainsi un impératif de compétitivité du fait que, ces dernières années, les entreprises ont quasiment épuisé toutes les solutions pour optimiser leur produits, leurs procédés, leurs organisations, leurs méthodes afin de maintenir un rapport qualité/prix et un délai de livraison compétitifs. Le seuil est atteint, il faut repenser l entreprise et son environnement. Mais le choix qui s impose, c est-à-dire l innovation de rupture, conduit inévitablement à prendre des risques majeurs et l entreprise d aujourd hui a plus que jamais besoin de prendre ces risques pour perdurer, dont deux principaux : le risque financier compte tenu des investissements élevés que nécessite l innovation de rupture et le risque humain qu engendre le phénomène de rejet du corps social de l entreprise, dirigeants y compris, qui n accepte pas de remise en cause radicale. Les théories économiques et les modèles stratégiques d entreprise fondés sur une évolution continue sont en conséquence inadaptés à ce contexte de développement «par bonds» qui caractérise l innovation de rupture. Universellement adopté par les dirigeants d entreprises, le modèle de «l avantage concurrentiel» proposé par M. Porter n intègre pas cette gestion «par bonds», parce qu il se fonde sur un univers économique stable dans lequel l innovation se limite à des améliorations apportées aux produits ou services existants, que l on nomme des innovations incrémentales. L entreprise, au centre de ce modèle, détermine donc sa stratégie en fonction de son environnement immédiat (clients, fournisseurs, concurrents, etc.). Il s agit ici de démontrer qu il est nécessaire de s appuyer sur un autre modèle, «le modèle sociétal», adapté à l innovation de rupture parce qu il se fonde sur de nouveaux paradigmes que les dirigeants rejettent en général car ils considèrent que la réponse à apporter n est pas «dans leur métier». Il est vrai que l innovation de rupture conduit souvent à une évolution profonde du métier, celle qui consiste à intégrer des technologies totalement inconnues
Introduction 11 par l entreprise jusque-là. Il convient donc de minimiser les risques en agissant dans un contexte plus large que l entreprise. Le modèle sociétal constitue d abord un changement de culture. Il faut que l entreprise s ouvre alors qu aujourd hui c est l inverse qui se produit. La montée des individualismes et la concurrence exacerbée poussent les entreprises à se replier sur elles-mêmes alors que le salut vient justement d une attitude totalement opposée. Ce n est pas l entreprise qui est au centre du modèle sociétal mais un système technique qui se caractérise par une fonction importante à remplir pour répondre aux attentes de la société (se nourrir, se soigner, transporter, communiquer, etc.). Il s agit avec les entreprises concernées de dégager alors une vision prospective partagée des innovations de rupture qui répondent à ces attentes. C est une condition essentielle pour que les entreprises disposent de cette vision quels que soient leurs moyens. Les nombreux exercices de prospective (en particulier le développement récent de roadmaps) conduits par des associations ou dans le cadre de programme régionaux, nationaux ou européens indiquent clairement cette tendance. En second lieu, une fois que les innovations de rupture ont été identifiées, il faut aussi que les entreprises puissent conduire un projet d innovation de rupture avec des moyens limités. Dans ce cas, on voit éclore des plates-formes communes de développement qui facilitent l accès à l innovation de rupture à toute entreprise. Un «système ouvert» de développement d innovations d une communauté d entreprises. Ce type de plate-forme partagée se généralise dans tous les secteurs économiques et est souvent lié à un pôle régional. Pourquoi mener ces exercices, ou tout au moins pourquoi mener ces premières étapes de l innovation de rupture en dehors de l entreprise? Parce que c est le seul moyen de faire admettre le changement à son corps social, et c est aussi le seul moyen de la faire accéder à des objets complexes qui vont demain intégrer les apports de différentes disciplines : physique, électronique, informatique, chimie, biologie, etc., dont la plupart d entre-elles sont naturellement étrangères «au métier de l entreprise».
12 L innovation de rupture Le modèle sociétal donne ainsi une chance à la majorité des entreprises qui n avait pas jusqu à lors accès à l innovation de rupture, en minimisant les risques majeurs qu implique ce type d innovation. Mais il reste un obstacle qu il convient de surmonter : l opinion largement répandue en France depuis deux siècles que les scientifiques sont à l origine de l innovation de rupture alors que la réalité démontre généralement le contraire. Les moulins à eau et à vent, l automobile, l avion, la photographie, le cinéma et bien d autres innovations radicales sont issues d inventeurs qui n étaient pas de grands théoriciens mais des hommes qui avaient l esprit d entreprendre, de concevoir un objet technique pour satisfaire un besoin. De ce fait, la France innove peu, elle recherche beaucoup. Le métier de celui qui recherche est d observer, de découvrir de nouvelles lois de la nature, d apporter une théorie explicative sur les phénomènes observés ; l objet de son travail préexiste. Le métier de l innovateur est tout autre, il s agit de créer un objet technique qui n existe pas, son travail consiste à définir le projet qui doit aboutir à la création de cet objet et à mener son projet à bien. La recherche scientifique est nécessaire parce qu elle apporte les connaissances indispensables à un projet d innovation de rupture. Mais confondre recherche et innovation, c est confondre deux processus différents et complémentaires. Redistribuer et clarifier les rôles entre les chercheurs et les innovateurs est un exercice salutaire pour que l économie française perdure et se développe. Là aussi le chemin se dessine, les instituts Fraunhofer allemands constituent le modèle de ce type de plate-forme où les innovateurs peuvent conduire leurs travaux tout en s appuyant sur les connaissances des chercheurs universitaires.
Introduction 13 La gestion de l innovation «par bonds» devient une nécessité, pour toutes les entreprises, quel que soit leur taille ou leur secteur d activité, mais il faut qu elles s ouvrent, travaillent dans un cadre associatif pour élaborer le socle de leur projet d innovation de rupture. Ce livre doit contribuer à persuader les chefs d entreprise et les générations futures que la clé de la compétitivité future de l entreprise se trouve dans l approche qui est proposée.