L imputabilité dans le droit de la responsabilité internationale



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Principaux sigles utilisés Périodiques : ACDI : Annuaire de la Commission du droit international AFDI : Annuaire français de droit international AIDI : Annuaire de l Institut du droit international AJIL: American Journal of International Law BYBIL: British Yearbook of International Law EJIL: European Journal of International Law HRLR: Human Rights Law Review ICLQ: International and Comparative Law Quarterly ILM: International Legal Materials ILR: International Law Reports Melbourne JIL: Melbourne Journal of International Law NJW : Neue Juristische Wochenschrift NYIL: Netherlands Yearbook of International Law NYUJILP: New York University Journal of International Law and Politics RBDI : Revue belge de droit international RCADI : Recueil des cours de l Académie de droit international RDILC : Revue de droit international et de législation comparée RGDIP : Revue générale de droit international public RSA : Recueil des sentences arbitrales 5

RTDE : Revue trimestrielle de droit européen RTDH : Revue trimestrielle des droits de l homme Organisations internationales, Etats, juridictions, et autres : ACP (Etats) : Afrique, Caraïbes, Pacifique ALENA : Accord de libre-échange Nord-américain AOI : Arab Organization for Industrialization ARDE : Alliance révolutionnaire démocratique (mouvement rebelle nicaraguayen) ASE : Agence spatiale européenne CAEM : Conseil d assistance économique mutuelle CDH : Comité des droits de l homme CDI : Commission du droit international CE : Conseil d Etat CECA : Communauté européenne du charbon et de l acier CFDT : Confédération française démocratique du Travail CIE : Conseil international de l Etain CIJ : Cour internationale de Justice CIRDI : Centre international de règlement des différends relatifs à l investissement CJCE : Cour de justice des Communautés européennes CJUE : Cour de justice de l Union européenne CMP : Conseil de mise en œuvre de la paix 6

ComEDH : Commission européenne des droits de l homme CourEDH : Cour européenne des droits de l homme CPJI : Cour permanente de justice internationale CSCE : Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe FDN : Force démocratique nicaraguayenne (mouvement rebelle nicaraguayen) FINUL : Force intérimaire des Nations Unies au Liban FNUOD : Force des Nations Unies chargée d observer le désengagement FORPRONU : Force de protection des Nations Unies FUNU : Force d urgence des Nations Unies HV : Forces armées de la République de Croatie HVO : Forces armées croates de Bosnie IDI : Institut du Droit international ILA : International Law Association JNA : Forces armées de la RSFY KFOR : Kosovo Force MINUK : Mission d administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo MLC : Mouvement de Libération du Congo OAS : Organisation de l Armée secrète OMC : Organisation mondiale du Commerce ONU : Organisation des Nations Unies ONUC : Opération des Nations Unies au Congo 7

ONUSOM : Opération des Nations Unies en Somalie OTAN : Organisation du Traité de l Atlantique Nord RDC : République démocratique du Congo RFA : République fédérale d Allemagne RFY : République fédérale de Yougoslavie RMT : République moldave de Transniestrie RS : «Republika Srpska», République serbe de Bosnie RSFY : République socialiste fédérative de Yougoslavie RTCN : République turque de Chypre du Nord TPIY : Tribunal pénal international pour l ex-yougoslavie TUE : Traité sur l Union européenne UE : Union européenne URSS : Union des Républiques socialistes soviétiques VJ : Forces armées de la RFY VRS : Forces armées de la République serbe de Bosnie 8

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Sommaire Sommaire Introduction générale 1 ère Partie L imputabilité d un fait illicite à l Etat Titre 1. L imputabilité du comportement de personnes en fonction de leur possession du statut d organe de jure de l Etat. Chapitre 1. L imputabilité du comportement de personnes possédant le statut d organe de l Etat adopté en cette qualité Chapitre 2. L imputabilité du comportement de personnes étrangères à l appareil d Etat Titre 2 : L imputabilité du comportement de personnes ne faisant pas formellement partie de l appareil d Etat : De l imputabilité de faits de particuliers à l autonomisation de la base d imputabilité «organe de facto Chapitre 1. Du fait de particuliers agissant «pour le compte» de l Etat à l organe de facto Chapitre 2 L organe de facto 2 ème partie. La problématique de l imputabilité d un comportement contraire au droit international à une organisation internationale ou à ses Etats membres Titre 1. La responsabilité de l Etat à raison du comportement d une organisation dont il est membre Chapitre 1. La responsabilité internationale de l organisation, raison de l exclusion de principe de celle de ses membres. Chapitre 2. Les cas de responsabilité de l Etat à raison d un fait de l organisation dont il est membre Titre 2. La détermination de la responsabilité de l organisation internationale à raison d un fait illicite Chapitre 1. L imputabilité du comportement des agents et organes de l organisation, ainsi que des organes mis à sa disposition Chapitre 2. L attribution de la responsabilité à raison du fait d Etats membres agissant en application d une autorisation ou d une décision de l organisation Conclusion générale Bibliographie Table de la jurisprudence citée Table des matières 11

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Introduction générale La responsabilité est la colonne vertébrale de tout ordre juridique. Elle est une condition de la juridicité d un système donné. Cependant, si la responsabilité est «l épicentre d un système juridique» 1, sa magnitude découle des principes gouvernant l imputabilité et notamment de leur adéquation à la réalité de la pratique des sujets de droit. L effectivité du droit de la responsabilité internationale dépend de sa capacité à appréhender la réalité de l activité des sujets du droit international au travers de l imputabilité. L imputabilité, élément fondamental de la théorie de la responsabilité internationale, est un sujet d étude classique du droit international. 2 C est également un sujet toujours en mouvement, qui fait l objet de développements permanents, parallèles et soumis à des influences réciproques, entre la pratique, la jurisprudence, l œuvre de codification et la doctrine. Ces développements sont dus aux besoins nouveaux que révèle la pratique 1 Pierre-Marie DUPUY, Le fait générateur de la responsabilité internationale des Etats, RCADI 1984-V, p. 21 2 De nombreuses recherches ont été menées sur la responsabilité internationale. Parmi les plus notables, on retrouve les œuvres classiques de Dionisio ANZILOTTI, La responsabilité internationale des Etats à raison des dommages soufferts par des étrangers, RGDIP 1906, pp. 5 et 285 ; d André DECENCIERE-FERRANDIERE, La responsabilité internationale des Etats à raison des dommages subis par des étrangers, Paris, Rousseau, 1925 ; de Leo STRISOWER, Rapport sur la responsabilité internationale des Etats à raison des dommages causés sur leur territoire à la personne ou aux biens des étrangers, AIDI, 1927 ; de Clyde EAGLETON, The Responsibility of States in international law, New York University Press, 1928 ; de Roberto Ago, qui a exposé ses vues dans son cours à l Académie de droit international avant d avoir la possibilité de les mettre en pratique à la Commission du droit international, Roberto AGO, le délit international, RCADI 1939 II, p. 419. La responsabilité internationale a également été le thème de cours à l Académie de la Haye, notamment de Constantin Th. EUSTATHIADES, Les sujets du droit international et la responsabilité internationale Nouvelles tendances, RCADI 1953 III, p. 397, de Francisco V. GARCIA-AMADOR, State responsibility: some new problems, RCADI 1958 II, de Hildebrando ACCIOLY, Principes généraux de la responsabilité internationale d après la doctrine et la jurisprudence, RCADI 1959 I, p. 353, de Bernhard GRAEFRATH, Responsibility and damages caused : relationship between responsibility and damages, RCADI 1984 II, p. 9 et de Pierre-Marie DUPUY, op. cit. Parmi les ouvrages spécifiquement consacrés à la problématique de l imputabilité, Luigi CONDORELLI, L imputation à l Etat d un fait internationalement illicite : solutions classiques et nouvelles tendances, RCADI 1984 VI, p. 9, ainsi que Patrick JACOB, L imputation d un fait à l Etat en droit international de la responsabilité, Thèse, 2010, Rennes I. 13

internationale, notamment dans le cadre des relations entre un Etat et des personnes susceptibles d être qualifiées d agents ou d organes de fait, ainsi qu à travers la question de la responsabilité des organisations internationales. L imputabilité dans le contexte de la responsabilité des Etats a également été traitée par la Commission du droit international (CDI) dans le cadre de son travail de codification. La question de l imputabilité, notamment du comportement de personnes ne faisant pas formellement partie de l appareil d Etat, a fait l objet de développements essentiels dans la jurisprudence de la Cour internationale de Justice et a donné lieu à des divergences avec le Tribunal pénal international pour l ex-yougoslavie, exemple fameux de «fragmentation» du droit international. 3 Cette problématique est également apparue dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l homme et dans la pratique internationale. Ces divergences, engendrées par une pratique internationale récente et complexe, mettent en évidence la difficulté de prendre en compte la diversité des modes d action des Etats. Comme l a observé le professeur Paul Reuter, «la responsabilité est au cœur du droit international, ( ) elle constitue une partie essentielle de ce que l on pourrait considérer comme la constitution de la Communauté internationale». 4 La responsabilité a, en effet, un rôle central dans tout système juridique ; elle permet de marquer la différence entre le comportement conforme au droit et celui qui ne l est pas en définissant les effets juridiques qui vont s attacher au second comportement. En l absence de responsabilité, «il faudrait sans doute s interroger sur la nature du système que l on étudie» 5 ; son caractère juridique serait remis en cause. En d autres termes, comme l a énoncé la Cour internationale de Justice, «[l]a responsabilité est le corollaire nécessaire du droit.» 6 Tout ordre juridique prévoit que des 3 A ce sujet, v. Benedetto CONFORTI, «Unité et fragmentation du droit international : «Glissez, mortels, n appuyez pas!», Revue générale de droit international public, 2007, pp. 5-18, estime que des divergences d interprétation entre juridictions internationales sont rares et ne sont pas forcément des catastrophes. La fragmentation serait davantage «un signe évident de la vitalité du droit international». 4 Paul REUTER, «Trois observations sur la codification de la responsabilité internationale des Etats pour fait illicite», in Le droit international au service de la paix, de la justice et du développement, Mélanges Michel Virally, Paris, Pédone, 1991, p. 390 5 Gilles COTTEREAU, «Système juridique et notion de responsabilité», in La responsabilité dans le système international, colloque du Mans de la SFDI, Paris, Pedone, 1991, p. 3 6 CIJ, Affaire de la Barcelona Traction, Light and Power Company, limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt du 5 février 1970, Rec. 1970, p. 34 14

conséquences légales sont attachées au manquement à la règle de droit 7, à plus forte raison l ordre juridique international caractérisé par l égale souveraineté des Etats 8, dans lequel «la responsabilité internationale ( ) apparaît comme le mécanisme régulateur essentiel et nécessaire des rapports mutuels» des sujets de droit. Le principe selon lequel tout comportement d un Etat contraire au droit international entraîne la responsabilité de cet Etat n a pas besoin d être justifié ou déduit d autres principes, car «il est expressément reconnu, ou du moins clairement présupposé, par une pratique unanime». 9 Il est une conséquence de l existence d un droit international. Comme l exprime l article premier des articles de la CDI sur la responsabilité des Etats, «[t]out fait internationalement illicite d un Etat engage sa responsabilité internationale.» Le principe selon lequel «[t]out fait internationalement illicite d une organisation internationale engage sa responsabilité internationale» est fondé sur les mêmes bases. Son acceptation a toutefois été plus tardive ; la possibilité d une responsabilité des organisations internationales passe en effet nécessairement par la reconnaissance de leur personnalité juridique internationale. Si celle-ci est acquise, sa portée et ses conséquences font toujours l objet de débats qui ont une influence certaine sur la question de leur responsabilité ainsi que celle de leurs Etats membres. 10 La responsabilité internationale est un des thèmes les plus importants à avoir occupé la Commission du droit international. Ses travaux, et en particulier ceux ayant abouti aux articles sur la responsabilité de l Etat, sont indispensable à une bonne compréhension du sujet. Les travaux de la CDI constituent une base importante à l étude de questions liées à la responsabilité internationale, qu il faut néanmoins confronter aux développements récents dans la pratique et la jurisprudence internationales. Les articles de la CDI sur la responsabilité de l Etat ont servi de source d inspiration précieuse, notamment pour les juridictions internationales, bien avant leur adoption finale. De nombreuses références avaient déjà été faites à la première partie, adoptée au courant des années 1970 suite aux rapports de Roberto Ago. Les dispositions relatives à l imputabilité ont également été citées à de nombreuses occasions depuis l adoption de la version finale des articles. L interprétation qui leur a été donnée a cependant varié selon les juridictions 7 Pierre-Marie DUPUY, Droit international public, Paris, Dalloz, 9 ème éd., 2008, p. 489 8 Alain PELLET, Patrick DAILLIER, Mathias FORTEAU, Droit international public, 8 ème éd., L.G.D.J., Paris, 2009, n 468 9 Roberto AGO, Troisième rapport sur la responsabilité des Etats, ACDI 1971, vol. II, 1 ère partie, p. 216 10 V. 2 ème partie, Titre 1, 1 er chapitre 15

concernées ; il semble qu elles ont plus été considérées comme des bases de réflexion, que l expression stricte du droit coutumier. En ce sens, les articles ont une influence très importante sur le développement du droit international tout en conservant une certaine souplesse. En effet, le thème de la responsabilité des Etats n a pas fait l objet d une convention de codification. L approche «souple» retenue par l Assemblée générale des Nations Unies 11 avait pour objet d éviter les risques et écueils d une conférence visant à préparer une convention internationale sur le sujet. En particulier, la crainte qu un faible nombre de ratifications risque d avoir un effet déstabilisant, voire «dé-codifiant» sur le thème de la responsabilité des Etats a contribué au choix de cette solution. 12 En outre, les articles sur la responsabilité des Etats peuvent avoir plus d efficacité concrète en conservant leur forme actuelle. Ils sont souvent cités par les juridictions internationales, les tribunaux arbitraux, les gouvernements, ce qui traduit leur influence importante sur le développement du droit international. 13 Cette valeur des articles en tant que source d inspiration «informelle» n est généralement pas mise en doute, même si leur adoption par des organismes internationaux sans le recul nécessaire a été redoutée. 14 Ils ne doivent pas être considérés comme un traité de codification, même s ils en ont l apparence. 15 Pour le professeur Luigi Condorelli, l ensemble des principes relatifs à l imputation «constitue un portrait fidèle du droit international en vigueur». 16 Il est utile de se pencher sur la question de savoir si c est toujours le cas. Un point particulièrement intéressant à cet égard est l évolution respective tant des articles que de la jurisprudence internationale ou de la pratique des Etats, qui ont été marqués par des influences réciproques. En ce sens, l imputabilité fournit une bonne illustration du processus complexe de la formation du droit international, marqué par des influences croisées entre la pratique des Etats, le droit coutumier, notamment tel qu il est énoncé par la jurisprudence internationale, et tel qu il est 11 L Assemblée générale a pris note des articles par la résolution 56/83 du 12 décembre 2001. 12 James CRAWFORD, Les articles de la CDI sur la responsabilité de l Etat, Paris, Pedone, 2003, p. 69 ; Quatrième Rapport sur la responsabilité des Etats, A/CN.4/517, 22 13 V. les commentaires du Royaume-Uni, cités par Alain PELLET, «The ILC s Articles on state responsibility for internationally wrongful acts and related texts», in. James CRAWFORD, Alain PELLET, Simon OLLESON (eds), The law of international responsibility, Oxford University Press, 2010, p. 87. 14 Ainsi par David D. CARON, The ILC Articles on State Responsibility : The Paradoxical Relationship Between Form and Authority, American Journal of International Law 2002, p. 858 15 Ibid., p. 867 16 Luigi CONDORELLI, op. cit., p. 20 16

codifié par la Commission du droit international. Le droit international est créé par un processus complexe ; sa formation n est pas due à un facteur explicatif unique. Ainsi, comme la codification par la CDI a pris la forme d articles, une forme quasi-conventionnelle, qui formule des règles claires, et donc prêtes à être appliquée, elle a une grande influence sur les juges ou arbitres. Le travail de codification de ce qui est censé être en grande partie le droit existant a une influence directe sur l application, l interprétation, la formulation et donc également la création de ce même droit par les organes juridictionnels, voire par les Etats euxmêmes qui s appuient sur les principes énoncés par la CDI. La réponse à la question de l adéquation des articles au droit coutumier tient dans une certaine mesure de la prophétie auto-réalisatrice, puisque les acteurs du droit international (ministères des affaires étrangères, arbitres, juges, etc.) vont les invoquer afin de justifier leurs décisions ou leur argumentation, permettant par là leur mise en œuvre concrète. Celle-ci n est cependant pas homogène, ni toujours fidèle au texte du projet. L adéquation entre les articles de la CDI et la réalité de la pratique et de la jurisprudence internationales est constamment remise en cause par l apparition de situations inédites et de besoins nouveaux qui nécessitent l adaptation des principes adoptés en 2001. Il est cependant indéniable que les articles de la CDI sur la responsabilité des Etats ont acquis une valeur importante en droit international positif. Les dispositions relatives à l imputabilité sont presque systématiquement citées par les décisions de juridictions internationales, même si leur interprétation s éloigne parfois considérablement du texte. Les articles relatifs à la responsabilité des organisations internationales n ont pas encore acquis une telle portée. Ils sont en effet plus récents, adoptés en première lecture en 2009. Certaines dispositions relatives à l imputabilité ont toutefois déjà été citées par des juridictions internationales, par exemple la Cour européenne des droits de l homme dans des affaires relatives à diverses opérations internationales en ex-yougoslavie, avant même leur adoption en première lecture. Cela traduit un besoin de règles reconnues, dans une matière caractérisées par l incertitude et la complexité. Cependant, là encore, référence ne signifie pas nécessairement respect de la substance du projet de la CDI. La conformité de la jurisprudence internationale au projet semble en général moins importante dans le cas du projet d articles sur la responsabilité des organisations internationales que dans le cas de la responsabilité des Etats. Dans ce dernier cas, les principes sont bien établis et reconnus par tous les acteurs, même si des divergences d interprétation existent, alors que le cas de la responsabilité des organisations internationales se traduit par une plus grande incertitude due à une pratique plus clairsemée et plus récente. 17

Par ailleurs, un certain nombre d articles du projet sur la responsabilité des organisations internationales n est justifié que par une pratique et une jurisprudence éparse, ou concernant des situations spécifiques à certaines organisations. Ces dispositions ne sont pas nécessairement transposables à toutes les organisations internationales, ou semblent difficiles à mettre en œuvre de façon concrète. Ces observations n empêchent paradoxalement pas de relever que l autorité reconnue en théorie aux projets de la CDI en matière tant de responsabilité des Etats que des organisations internationales est grande. En effet, même si l interprète s en libère dans le cas concret, il tient à s y référer, dans l intention de renforcer l acceptabilité de sa décision. La codification du droit de la responsabilité internationale est le fruit d un travail de longue haleine, qui a trouvé sa forme contemporaine sous l impulsion de Roberto Ago, rapporteur spécial du projet sur la responsabilité des Etats entre 1963 et 1980. La CDI s est alors lancé dans la codification des seules règles relatives au droit de la responsabilité internationale, et non des normes dont la violation est susceptible d engager la responsabilité de l Etat. La nécessité de concentrer son étude sur «la détermination des principes qui régissent la responsabilité des Etats pour faits illicites internationaux, en maintenant une distinction rigoureuse entre cette tâche et celle qui consiste à définir les règles mettant à la charge des Etats les obligations dont la violation peut être cause de responsabilité» a été reconnue par la Commission. 17 Cette distinction entre règles primaires et règles secondaires que caractérise la «révolution Ago» 18 était nécessaire pour arriver à un projet réalisable 19, même si cette approche a été critiquée pour son caractère prétendument trop général ou abstrait. 20 Cependant, adopter une position contraire, prenant en compte les règles «primaires» serait revenu à codifier l ensemble du droit international. 21 Cette approche a permis à la Commission du droit international de mener à bien son projet après l impulsion définitive donnée par son dernier rapporteur spécial sur le sujet, James Crawford. La 17 Rapport de la Commission à l Assemblée Générale sur les travaux de sa 22ème session, ACDI 1970, vol. II, p. 327, 66c 18 Expression d Alain PELLET, op. cit., in. James CRAWFORD, Alain PELLET, Simon OLLESON, op. cit., p. 76 19 Rapport de la Commission à l Assemblée Générale sur les travaux de sa 22ème session, ACDI 1970, vol. II, p. 327, 66c. v. également James CRAWFORD, op. cit., pp. 16s 20 V. les critiques énumérées par Luigi CONDORELLI, op. cit., pp. 21-22 21 Ibid., p. 21 18

distinction entre règles primaires et secondaires est essentiellement de nature technique, et à ce titre peut paraître artificielle 22 ; elle n a pas toujours été strictement respectée. 23 La même approche a été suivie par la Commission dans son projet sur la responsabilité des organisations internationales, qui s est largement inspirée du projet sur la responsabilité des Etats. Une distinction stricte entre règles «primaires» et «secondaires» n a pas toujours été réalisée; ainsi une disposition 24 du projet sur la responsabilité des organisations internationales, qui s inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l homme, met à la charge des Etats une obligation de due diligence en regard des activités des organisations internationales auxquelles ils ont transféré des compétences. 25 Les Etats doivent garantir que leurs obligations ne seront pas violées par l organisation dans le cadre de ses activités. La portée de cette obligation en droit international général est toutefois sujette à caution. 26 Les éléments constitutifs de la responsabilité internationale ont été énoncés par l article 2 du projet d articles sur la responsabilité des Etats, qui dispose : «Il y a fait internationalement illicite de l Etat lorsqu un comportement consistant en une action ou une omission : a) Est attribuable à l Etat en vertu du droit international ; et b) Constitue une violation d une obligation internationale de l Etat.» Les deux éléments retenus par la Commission du droit international sur la proposition de Roberto Ago traduisent l objectivation de la responsabilité internationale ; la responsabilité naît uniquement de la violation d une de ses obligations internationales par l Etat. Le projet d articles sur la responsabilité des organisations internationales reprend cette disposition 22 Eric DAVID, Primary and Secondary Rules, in. James CRAWFORD, Alain PELLET, Simon OLLESON, op. cit., pp. 27s 23 Ibid., p. 32 24 Article 60 du projet sur la responsabilité des organisations internationales adopté en première lecture. 25 V. Pierre KLEIN, Attribution of Conduct to International Organizations, in. James CRAWFORD, Alain PELLET, Simon OLLESON, op. cit., pp. 310-313 26 Cf. 2 ème partie, Titre 1, chapitre 2, s.2, 2 19

mutatis mutandis dans son article 4 relatif aux éléments du fait internationalement illicite d une organisation internationale. Le fait internationalement illicite n a que deux éléments constitutifs, même si l existence d un préjudice ou d un dommage peut être importante en ce qui concerne l invocation de la responsabilité par un autre Etat, ou la forme et l étendue de la réparation. 27 Ces deux éléments constitutifs du fait internationalement illicite font l objet d une jurisprudence constante de la Cour internationale de Justice, et sont bien ancrés dans le droit international général. L imputabilité du fait précède logiquement l examen de sa licéité. 28 En effet, le second élément cité par la CDI, la violation d une obligation internationale de l Etat, est dépendant du premier. Les normes du droit international ne s adressant par définition qu aux sujets de ce droit, un comportement donné ne peut être considéré comme une violation du droit international que s il est imputable à un de ses sujets. Comme l a écrit le professeur Pierre-Marie Dupuy, «la violation du droit international ne sera établie que si elle peut être considérée comme ayant été commise par un sujet relevant de cet ordre et agissant en tant que tel.» 29 En ce qu elle permet de définir les faits qui peuvent être considérés comme ayant été commis par un sujet de droit international, l imputabilité occupe une place centrale dans la théorie de la responsabilité internationale. L imputabilité est définie comme la «caractéristique de comportements d individus ou de groupes qui peuvent ou doivent être rattachés à un Etat ou à une organisation internationale», tandis que l imputation désigne l action de rattacher le comportement d une personne ou d un groupe de personnes à un sujet du droit international. 30 Le terme «attribution» a une signification similaire à «imputation» ; son usage a été préféré par la CDI afin d éviter les «interprétations erronées» auxquelles le terme «imputation» aurait pu donner lieu du fait de son usage dans certains droits internes. 31 Le rapporteur spécial Roberto Ago s est rallié à l avis d utiliser le terme plus neutre d attribution plutôt qu imputation, tout 27 James CRAWFORD, op. cit., p. 14. Pour une critique de l abandon du dommage comme élément constitutif de la responsabilité internationale, v. Gilbert GUILLAUME, «Overview of Part One of the Articles on State Responsibility», in. James CRAWFORD, Alain PELLET, Simon OLLESON, op. cit., p. 191 28 V. James CRAWFORD, op. cit., p. 98 29 Pierre-Marie DUPUY, op. cit., p. 509 30 Jean SALMON (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruylant, Bruxelles, 2001 31 ACDI 1973, vol. II, p. 187, 14 20

en relevant que «les mots n ont de sens que celui qu on leur donne.» 32 Il est utile de souligner que ces deux termes ont une signification équivalente en droit international, et sont souvent utilisés alternativement. Ainsi, pour Anzilotti, imputer «signifie l attribution d un acte à un sujet donné» 33 ; d après le dictionnaire de Jules Basdevant, imputer signifie «attribuer un fait à un sujet de droit, le rattacher à celui-ci en vue de lui en faire supporter les conséquences juridiques.» 34 L imputabilité peut être entendue comme la détermination des conditions dans lesquelles un comportement donné, adopté par une personne ou un groupe de personnes, est susceptible d être considéré comme un fait d un sujet de droit international (Etat ou organisation internationale) d après le droit international. Dans les termes de Roberto Ago, les règles relatives à l imputabilité permettent de préciser «quels sont les «comportements» que le droit international considère comme «faits de l Etat» aux fins d établir l existence éventuelle d un fait internationalement illicite», en d autres termes d indiquer «quand, d après le droit international, c est l Etat qui doit être considéré comme agissant.» 35 L attribution signifie l «opération du rattachement à l Etat d une action ou omission donnée» 36 ; elle consiste à attribuer des actes nécessairement commis par une personne physique à une personne morale 37 ; il s agit de l «opération qui permet de reconnaître les auteurs» des faits juridiques. 38 L imputabilité est un des deux éléments constitutifs d un fait illicite d après le droit international. La violation d une règle primaire du droit international, pour être constituée, doit être imputable à un Etat ou à une organisation internationale. Le comportement illicite «doit être susceptible d être rattaché non pas à l individu ou au groupe d individus qui l a matériellement eu, mais à l Etat en sa qualité de sujet du droit international.» 39 A travers les définitions de l imputabilité se définissent ses problématiques, au cœur du système de la 32 ACDI 1973, vol. I, p. 53, 8 33 Dionisio ANZILOTTI, op. cit., p. 286 34 Jules BASDEVANT, Dictionnaire de la terminologie du droit international, Sirey, 1960 35 ACDI 1973, vol. II, p. 192, 1 et 3 36 James CRAWFORD, op. cit., p. 103 37 Brigitte STERN, The Elements of an Internationally Wrongful Act, in. James CRAWFORD, Alain PELLET, Simon OLLESON, op. cit., p. 202 38 Luigi CONDORELLI, op. cit., p. 168 39 ACDI 1971 vol. II, 1 ère partie, p. 224 21