2. ÉDUCATION DES CHOIX Une approche expérientielle et paradoxale de l orientation 2.1 Histoire des différentes conceptions de l orientation Observer, évaluer, se concerter, décider, placer, voilà les cinq pratiques courantes de l orientation mises en œuvre par les parents, puis par l école et ensuite par les entreprises. Autrefois, l orientation signifiait surtout faire correspondre un profil d individu et un profil de métier. Les résultats scolaires et les tests d aptitudes physiques et psychologiques guidaient les jeunes à travers leur scolarité jusqu à leur insertion dans un domaine ou un emploi définitifs. Nous sommes passés d une époque où les métiers étaient bien définis avec des tâches prévisibles, à une autre, où les métiers, au caractère moins déterminé, ont un contenu qui est en partie construit par les hommes qui l exercent. La prolongation de la scolarité et la multiplication des diplômes et des diplômés (surtout au niveau de l enseignement supérieur) entraînent une élévation du niveau de culture générale de chaque classe d âge ainsi qu une banalisation de ces mêmes diplômes sur le marché du travail. Cela conduit les employeurs à prendre en compte d autres critères lors du recrutement de jeunes. Enfin, être adolescent est difficile aujourd hui dans un monde où il y a la liberté de vivre beaucoup d expériences et où les sollicitations à la consommation sont multiples. Les adolescents sont souvent fragiles, leur autonomie n étant qu apparente. Famille et société se sentent souvent désemparées devant cette situation. Les jeunes sont de plus en plus évalués. Ils sont informés massivement, mais paradoxalement ils ont des représentations incertaines et floues des études et des métiers. Par ailleurs, les parcours scolaires et professionnels sont plus variés qu auparavant. Ils s élaborent étape par étape. Pour toutes ces raisons, l orientation, aujourd hui ne peut plus se réduire à une seule opération d ajustement entre un individu et un poste de travail ou entre un jeune et une filière de formation. Aujourd hui, s orienter ce n est pas choisir un métier une fois pour toutes, c est plutôt construire progressivement un itinéraire... Au fil de l histoire, on peut repérer deux premières conceptions de l orientation, apparues successivement et encore à l œuvre aujourd hui. Première conception de l orientation : «Là où on attache la chèvre, elle broute» Une opinion, très répandue et tenace chez un grand nombre de personnes impliquées dans l orientation des jeunes, est que les individus sont des êtres essentiellement raisonnables, qu il faut et qu il suffit de les informer selon les bonnes règles de la communication, qu il faut et qu il suffit de mettre en place des procédures de répartition pour qu ils en tiennent compte. Mais que faire lorsque la chèvre ne veut pas brouter, qu elle veut autre chose, ou encore qu il n y a plus rien à brouter? La sagesse populaire nous l enseigne : «On ne peut pas faire boire un âne qui n a pas soif!» 13
Deuxième conception de l orientation : «On ne fait pas boire un âne qui n a pas soif!» Une autre opinion, particulièrement répandue chez les jeunes, les parents et bon nombre d adultes, est que les jeunes doivent faire ce qui les intéresse. Alors seulement ils seront motivés et heureux. On remarque, lorsqu on met l accent de façon prioritaire sur l individu, que ces mêmes jeunes déclarent souvent qu ils ne savent pas ce qui pourrait les intéresser, puisque leurs connaissances des formations ou des activités professionnelles sont très limitées. La question des débouchés, elle aussi, revient très souvent. «Est-ce que j aurai du travail?» Il n est pas simple de s orienter personnellement. Ces deux conceptions, l une, très directive où l on oriente, et l autre, très centrée sur le désir des jeunes où l on aide à s orienter, posent toutes les deux des problèmes particuliers. En effet, il n est plus possible d enfermer les pratiques d orientation dans des interventions à court terme si nous voulons que tous les jeunes - et non pas seulement quelques-uns - puissent acquérir une emprise sur leur vie, puissent s adapter à certains moments, résister à d autres, inventer des voies nouvelles malgré l adversité. Il leur faut, pour cela, apprendre à s orienter. 2.2 Une nouvelle approche de l orientation Il paraît important aujourd hui d envisager une conception plus éducative de l orientation. S orienter peut s apprendre, doit s apprendre, de façon tout aussi incontournable qu apprendre à lire, à écrire et à compter. Face aux problèmes actuels de l orientation, de l école et de la société, cette conception, basée sur une approche expérientielle et paradoxale de l orientation, situe le sujet au centre de son développement en lui permettant de mieux connaître et de mieux comprendre le monde qui l entoure, de mieux se connaître au fil de ses expériences et de développer sa capacité d agir pour lui-même, pour et avec les autres. Pour cela, il est utile de s appuyer : - d une part sur l Activation du Développement Vocationnel et Personnel, (ADVP), méthode qui a été élaborée au Québec par D. Pelletier, G. Noiseux et Ch. Bujold. Cette méthode a ouvert - - la voie pour aller vers une approche plus expérientielle et éducative de l orientation ; d autre part sur les travaux de Winnicott sur le développement de l enfant et de Geneviève Latreille sur le paradoxe du métier collecti vement trouvé-créé ; et enfin sur les travaux d Edgar Morin sur la complexité et l incertitude et de Robert Solazzi, membre-fondateur de l association Trouver-Créer qui a transféré ces concepts au champ de l orientation. 14
2.3 Les principes expérientiels L «Activation du Développement Vocationnel et Personnel» repose sur trois principes expérientiels, présentés sous 2.3, ainsi que sur un processus de résolution de problèmes et de prise de décision, développé sous 2.4. Les trois principes sur lesquels s appuie l Éducation des Choix sont l expérience, le traitement de l expérience et l intégration personnelle. Premier principe : L importance de l expérience dans le développement L expérience fait partie intégrante de la vie et de l orientation. Une expérience où le jeune est engagé à un niveau concret, émotif, actif est un élément constitutif d une orientation efficace. Par exemple, le jeune ne s engage pas de la même façon lorsqu il lit une brochure documentaire sur une entreprise, lorsqu il voit un reportage vidéo la concernant, lorsqu il en fait une visite rapide ou lorsqu il y fait un stage prolongé. Pour que les expériences vécues favorisent le développement, il ne suffit pas qu elles aient lieu ou qu elles se répètent, encore faut-il qu elles soient traitées et intégrées. Deuxième principe : L importance du traitement de l expérience Toute personne a l occasion de vivre de multiples expériences. La difficulté est de parvenir à les traiter pour en dégager le sens. Si l expérience est d abord ce qui est vécu, elle est aussi ce qui alimente une démarche de recherche. Elle peut provoquer des questions, apporter de l information nouvelle, favoriser la compréhension d un phénomène et permettre d évaluer la qualité réelle de l information. C est à un travail de réflexion approfondie que le jeune, grâce à l échange avec d autres, est appelé. Pour cela, il est possible de l accompagner dans sa réflexion. La signification découverte par le jeune lui-même prendra toute sa valeur pour ses projets d orientation et pour son parcours personnel. Après une visite d entreprise, par exemple, on devra aider le jeune à tirer parti de ce qu il a pu observer. Que va-t-il faire de cette expérience, de cette visite? Est-ce que cela modifiera son projet, changera ses représentations ou, au contraire les renforcera et consolidera sa motivation? Troisième principe : L importance de l intégration personnelle Il s agit pour l individu d intégrer, logiquement et psychologiquement, les expériences vécues et réfléchies dans son histoire personnelle et dans son identité. Ainsi, il modifie ou renforce ses attitudes et ses représentations. Ses projets d avenir deviennent plus clairs, plus affirmés, plus personnels. L approche expérientielle, éducative et sociale de l orientation, grâce aux interactions du jeune avec ses camarades, avec les adultes et avec le monde socio-économique qui l entoure, lui permet d avoir un regard renouvelé sur les adultes, l environnement socio-économique et sur lui-même. Cela l engagera dans une démarche active, une spirale de construction, de déconstruction, de reconstruction de projets et de développement de soi. 15
2.4 Le processus de résolution de problèmes Les chercheurs québécois ont appliqué le processus de résolution de problèmes à la démarche d orientation et à la prise de décision. Au moment de prendre une décision ou d élaborer un projet, on peut donc s appuyer sur les étapes de la résolution de problèmes pour repérer différentes tâches ou étapes importantes à réaliser. Ces différentes étapes supposent chacune des habiletés et des attitudes différentes (savoirs, savoir-faire, savoir-être). Elles entraînent ainsi un certain nombre d apprentissages utiles pour être mieux à même de s orienter tout au long de la vie, même si dans la réalité les décisions ne se prennent pas forcément de façon aussi logique et réfléchie. Première étape : L exploration Pendant l étape de l exploration, il s agit d éveiller et de satisfaire la curiosité en adoptant une attitude de questionnement, en produisant des hypothèses, en s imaginant dans des situations et des rôles inhabituels. C est une étape qui sollicite l imaginaire et n exige pas d être réaliste. Elle favorise l abondance et la diversité de l information. C est le moment de la recherche des différentes hypothèses et de l inventaire des possibles. Pour bien explorer, la personne doit faire appel aux habiletés de la pensée créatrice et de la pensée divergente en évitant de porter des jugements de valeur afin d élargir au maximum son horizon. Deuxième étape : La cristallisation L accumulation des découvertes et des informations entraîne une certaine confusion et il est indispensable de passer à la deuxième étape au cours de laquelle la personne fait le tri de ses découvertes et de ses expériences, les organise par thèmes, par tendances. Grâce à ce travail de cristallisation, elle comprend mieux le monde qui l entoure et se comprend mieux elle-même. Elle tente de repérer les liens et les similitudes, mais aussi les frontières, de faire des regroupements, des catégories, qu elle va désigner et nommer, c est-à- dire conceptualiser. Pendant cette étape, la personne fait appel aux habiletés de la pensée conceptuelle pour éclairer la diversité et la complexité en utilisant, soit des concepts qu elle connaît déjà, soit de nouveaux concepts qu elle inventera. Pour être à l aise pendant cette étape, il est nécessaire d avoir une bonne image de soi. Dans le cas contraire, l individu préfère rester dans le flou, de peur de voir apparaître des choses négatives pour lui. 16
Troisième étape : La spécification Peu à peu, les expériences et les informations s organisent et se structurent. Pour pouvoir déboucher sur un début de projet, l étape du choix est indispensable. Pour ce faire, la personne s engage dans un travail de hiérarchisation, de comparaison. Elle détermine ce qui est important, utile, désirable pour elle-même, estime ses chances de réussite ou d échec en fonction de la représentation qu elle se fait de ses souhaits et de la réalité. À la fin de l évaluation, elle doit choisir ou décider pour pouvoir s engager dans une nouvelle expérience, c est-àdire dans l action. La prise de décision est souvent difficile car elle demande de faire des renoncements, de faire le deuil des autres possibilités. La personne se pliera-t-elle à la réalité ou voudra-t-elle réaliser son rêve ou bien encore cherchera-t-elle une autre solution? Les habiletés à mettre en œuvre ici sont celles de la pensée évaluative. Cette étape demande, par ailleurs, un sens critique, de la confiance en soi, de l audace et un sens des responsabilités. Quatrième étape : La réalisation Lorsqu une personne a pris une décision, elle cherche à la concrétiser. Mais comment s y prendre? Quelles informations chercher? Dans quels délais? Où s adresser? Que faire lorsque des obstacles surgissent? Ces habiletés de prévision, de stratégie, de planification et de mise en œuvre font appel à la pensée implicative. Ici, la personne a besoin de sens pratique et de détermination. Cette étape permet de construire des projets et de les réaliser. Pour ce faire, la personne reprend le processus d exploration, de cristallisation, de décision et de réalisation sur le champ défini par la décision précédente. Elle s engage ainsi dans une spirale de développement et de réalisation de projets. 17
Schéma présentant la démarche d élaboration de projets 19
2.5 La démarche paradoxale en orientation La complexité est à la fois partie intégrante et essence même du processus d orientation. En effet, ce processus est traversé, d une part, par la complexité interne à la personne en développement et, d autre part, par la complexité externe de l environnement social. Cette double complexité ne peut être approchée que dans une organisation plus large, dynamique et interactive. Pour Joseph Nuttin, la motivation, aspect essentiel du processus d orientation, puise sa dynamique dans «l interaction soi/environnement». De ce fait, les démarches d orientation doivent faciliter, à la fois, la découverte et la réflexion sur l environnement socio-économique, le repérage des opportunités et la réflexion sur soi. Ces approches se renforcent réciproquement. Edgar Morin souligne l importance d une approche systémique et complexe. Pour lui, l être humain est «un construit complexe de systèmes faisant partie d un système social, au sein d un système naturel». À cet égard, on peut faire le parallèle avec les travaux de Geneviève Latreille pour qui les métiers «sont des construits humains non déterminés». Dans sa complexité, l orientation se trouve au cœur d un certain nombre de paradoxes, à la fois incontournables et difficiles à vivre pour les jeunes et pour les adultes qui les accompagnent. Les paradoxes Le paradoxe des rêves : «J aimerais être vétérinaire. Est-ce que cela veut dire que je dois faire cela et rien d autre? J ai peur de ne pas y arriver». Le rêve est un moteur. Mais que faire quand il semble inaccessible? On a tendance à raisonner en termes de tout ou rien. Pour l adulte, il est nécessaire de se mettre en position paradoxale : «ni briseur de rêve, ni pelleteur de nuages». Il faut apprendre aux jeunes à travailler leurs rêves pour alimenter leurs projets. Le paradoxe du temps : Les jeunes oscillent entre «on a bien le temps» et «c est terrible, je ne sais toujours pas ce que je veux faire». Ils veulent une réponse immédiate et définitive ou, au contraire, ils repoussent les choix le plus loin possible. En fait, la réalité est différente. Il faut accepter de construire progressivement tout en distinguant entre le court-terme et le long-terme. Le paradoxe de l évaluation : «Avec les notes que j ai eues, je ne vois pas ce que je peux faire». Il faut sortir du piège des notes, à la fois en tenir compte et ne pas en tenir compte. Cela peut amener à chercher d autres chemins, à s appuyer sur ce que le jeune vit en dehors de l école, sur ses intérêts et sur ce qui est important pour lui. 20
Le paradoxe des représentations : «Comment avoir un projet professionnel alors que je ne sais pas ce qui existe aujourd hui ni ce qui existera demain?» «Il ne sert à rien de se renseigner sur les métiers, car ils changent constamment». L évolution du contexte économique est une réelle difficulté. Ceux qui en ont conscience sont déjà sur le bon chemin. Par contre, ceux qui sont persuadés d être au courant de tout, risquent des désillusions. Le paradoxe de la liberté : «Est-ce que j ai le choix?» «Mes parents disent que je suis trop jeune pour choisir». Alors, qui décide? Les professeurs, les parents, les jeunes? À partir de quel moment un jeune est-il capable de prendre ses décisions lui-même? En fait, cela diffère d un jeune à l autre. À l adolescence, le jeune a besoin de rejeter en partie l influence des adultes pour continuer à évoluer. Il doit développer une motivation personnelle, c est-à-dire développer ses raisons personnelles d agir. S orienter, c est apprendre à être libre et responsable. Pour cela il faut prendre du recul face aux influences qui s exercent sur soi pour pouvoir se positionner et assumer les contraintes qui résultent des décisions prises. Il s agit également de développer la capacité à vivre dans un monde incertain. Face au processus d orientation complexe et paradoxal, l Éducation des Choix vise, pour les jeunes et les adultes qui les accompagnent, le développement d une pensée complexe, conjonctive plutôt que disjonctive, c est-à-dire une pensée qui cherche à articuler les éléments apparemment incompatibles plutôt que de fonctionner par exclusion. Une pensée complexe permet de considérer davantage d éléments pour une future orientation. D une manière générale, une démarche éducative et paradoxale développe l aptitude à inventer des solutions face aux problèmes rencontrés. Parfois, quand les projets d orientation sont difficiles à élaborer, il faut accepter de faire des détours et réaliser des projets intermédiaires ou des projets d un autre ordre. Une telle démarche demande aussi de s appuyer sur le groupe des pairs plutôt que de centrer l orientation uniquement sur l individu. En particulier si le jeune est en situation difficile, il a besoin de se reconstruire en réfléchissant et en agissant avec les autres. Enfin, il faut donner un espace et du temps aux jeunes pour leur permettre de réfléchir sur le sens ou le non-sens de ce qui les entoure, sur le sens ou le non-sens de ce qu ils vivent, et sur le sens qu ils veulent donner à leur devenir. S orienter demande de faire un travail sur le sens. L Éducation des Choix aide l individu à devenir «sujet» en lui proposant de vivre de nouvelles expériences, d apprendre à les traiter et d approfondir ses motivations personnelles et son «intentionnalité». Elle met l accent sur l action avec les autres comme source de développement personnel et comme seule possibilité lorsque la personne se trouve à une croisée des chemins ou quand elle a l impression d être dans une impasse. L action est facteur de découverte de l environnement, de construction de soi et de capacité à vivre avec les autres. 21