Les réseaux sociaux. Deux traditions dans l analyse des réseaux. La visée paradigmatique de l analyse des réseaux



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Transcription:

agrégation de sciences économiques et sociales préparations ENS 2004-2005 Les réseaux sociaux Deux traditions dans l analyse des réseaux Fiche de lecture réalisée par Pascale Baligand (ENS-LSH), à partir de : EVE Michael [2002], «Deux traditions dans l analyse des réseaux», Réseaux, n 115 et WELLMAN Barry [1988], «Structural Analysis : from Method and Metaphor to Theory and Substance», in WELLMAN Barry, BERKOWITZ Steven (ed.), Social Structures : A Network Approach, Cambridge University Press Nous avons affaire ici à deux articles portant sur les différents aspects de l analyse des réseaux sociaux telle qu elle s est développée au XXème siècle. L article de Michaël Eve étant le plus récent, il adopte une posture de critique rétrospective des développements de ce type d analyse sociologique, en remettant en perspective les diverses étapes théoriques et méthodologiques qui ont contribué à le façonner afin de dresser un panorama critique des différentes théories sociologiques se rattachant à l analyse des réseaux sociaux. Il oppose en fait deux traditions, l une qui est celle des précurseurs de l Ecole de Manchester, et l autre qui est celle de la SNA aux Etats-Unis, c est-à-dire de la Social Network Analysis, dont les contours demeurent assez indéfinis. Il souhaite en définitive remettre en cause la filiation entre ces deux écoles, alors même qu elle est revendiquée par la SNA. Il interroge par conséquent la SNA dans ses fondements théoriques, dans ses méthodes, ainsi que dans ses résultats empiriques afin de montrer ce qui constitue la thèse principale de son article : les différences observables entre ces deux traditions ne relèvent pas de question de formes (et notamment de différences de possibilités techniques offertes à une époque et à une autre), mais bien «d intérêts de fond différents» (p. 191), et les sociologues de la SNA qui revendiquent une filiation avec l Ecole de Manchester le font sur la base d un malentendu fondamental. L article de Barry Wellman semble quant à lui illustrer la thèse de Eve sur bien des points. Il rédige ici un article qui se veut lui aussi être un panorama de la sociologie des réseaux de son temps, avec un caractère quelque peu prophétique sur le renouvellement que pourrait constituer l analyse des réseaux par rapport aux théories sociologiques classiques. Cet article est marqué par une approche cherchant à unifier les divers courants de la sociologie des réseaux, afin d en faire le socle de ce renouvellement. Il s agit donc pour nous d éclairer à la lumière de l article de Eve différents points de celui de Wellman, et d offrir ainsi des possibilités de lectures critiques d un développement qui se veut consensuel, tout en réfléchissant aux tenants et aboutissants théoriques et méthodologiques de l analyse des réseaux. La visée paradigmatique de l analyse des réseaux Le fait que l article de Wellman se veuille un moment fort de l institutionnalisation de la sociologie des réseaux et de sa légitimation l incite à prendre un ton démonstratif, en citant maints exemples de recherche, et en essayant de mettre au jour les points communs de ces différents exemples. Son but apparaît ainsi comme celui de définir

Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2004-2005 2 clairement l analyse des réseaux en tant que méthode sociologique révolutionnaire, fondée sur une remise en cause des pratiques habituelles, notamment celles liées aux catégories sociologiques classiques telles que les classes sociales. Il cherche par conséquent à donner une image consensuelle de l analyse des réseaux, capable d intégrer différents types de pratiques de la sociologie, tout en définissant des axes de reconnaissance principaux : «Mon objectif dans ce chapitre est de décrire ce paradigme de l analyse structurale : ses développements, caractères distinctifs et principes analytiques [ ] je crois que je suis capable de montrer une unité fondamentale sous-jacente aux différentes études dont je vais parler» (Wellman, p. 21). La «propagande révolutionnaire» est le terme choisi par Eve pour qualifier la démarche des membres de la SNA qui pensent refonder la sociologie par le biais de l analyse des réseaux, et le justifient par la possibilité de la SNA de faire émerger de nouvelles formes allant au-delà des catégories habituellement utilisées en sociologie. Il s agirait en fait, pour la SNA, de rejeter une approche qui ne s intéresserait pas suffisamment à la réalité des «interactions sociales effectives» (Eve, p. 185). Eve cite par exemple Steven Berkowitz pour éclairer une démarche qui aurait attiré de nombreux sociologues critiques vis-à-vis des «macro-catégories» de la sociologie : «En renversant la logique conventionnelle des sciences sociales, les structuralistes affirment que les catégories sociologiques (comme les classes, les strates ) et les groupes interconnectés (par exemple les biochimistes) seront mieux cernés si l on examine les relations entre les acteurs sociaux ou les institutions. Au lieu de commencer avec une classification a priori du monde social dans un ensemble fini de catégories, ils postulent une stratégie inverse : commencer par un ensemble des relations observées et puis dériver une typologie et une carte de la structure des groupes» (Eve, p. 186, cite : Berkowitz, An introduction to Structural Analysis. The Network Approach to Social Research, Toronto, Butterworths, 1982). Eve soutient en fait que SNA n a pas tenu ses promesses en matière de fondation d un nouveau mode d approche sociologique : «C est précisément à ce niveau d une promesse d aller au-delà des descriptions catégorielles que l analyse des réseaux a souvent été décevante». Il ne souscrit pas aux approches affirmant que le fait de retrouver les mêmes catégories qu avec une analyse classique est un gage de validité pour l analyse structurale (comme ont pu le faire Laumann et Pappi dans Network of Collective Action : A Perspective on Community Influence Systems, New York, Academic Press, 1976). Il s agit donc de chercher sur quoi se fonde l analyse structurale, dans quelle mesure elle n aurait pas fait ses preuves, et surtout de voir s il n existerait pas au sein de la tradition de Manchester une approche réellement novatrice pour la sociologie, qui ferait de l analyse des réseaux une théorie fructueuse si on ne la réduit pas à son versant structural. Le rejet des catégories traditionnelles de la sociologie Le but précis pour lequel l analyse des réseaux se serait constituée est pour Wellman celui de pallier la difficulté rencontrée par les sociologues à analyser les «systèmes sociaux dans lesquels les liens passent à travers le cadre des groupes fermés et institutionnalisés ou des catégories» (Wellman p. 21). Wellman se réfère alors à la définition donnée par les anthropologues de l Ecole de Manchester de la notion de réseau, revendiquant alors explicitement une filiation entre la SNA et cette Ecole : «Ces chercheurs définissaient un réseau comme un ensemble de liens reliant les membres d un système social à travers les catégories et les groupes fermés» (Wellman, p. 21). Il s agissait en fait de partir des relations et de reconstruire le réseau sous-jacent, afin de ne pas laisser l analyse sociologique prisonnière des catégories d analyse classique : «Cette recherche s intéressait aux liens réels entre les migrants plutôt qu aux liens que les prescriptions normatives suggéraient qu ils devaient avoir» (Wellman, p. 22). Jusqu à ce point, on peut considérer qu il existe un accord entre l interprétation de Wellman et celle de Eve. Wellman cite le point de vue d autres sociologues de la SNA pour montrer que la volonté de remise en cause des fondements des catégories classiques étaient une de leurs motivations les plus importantes, quel que soit leur courant d appartenance, créant là encore une vision assez consensuelle de l analyse sociologique sur la base des réseaux

Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2004-2005 3 sociaux : «Les descriptions actuelles de la structure sociale qui sont largement catégorielles, n ont pas de solide fondement théorique ; qui plus est, les concepts de réseau peuvent fournir la seule voie pour construire une théorie de la structure sociale» (White, Boorman, et Breiger, «Social Structure from Multiple Networks II : Role Structures», American Journal of Sociology, 1976, p. 732, cité par Wellman, pp. 23-24). On retrouve d ailleurs ici l ambition explicative de l analyse structurale des réseaux, à laquelle on peut voir un écho dans cette phrase clef de l article de Wellman : «Les relations sociales structurées constituent une source plus puissante d explication sociologique que les attributs personnels [formulés pas les catégories] des membres du système» (p. 31) Wellman évoque plus succinctement d autres fondements du développement de l analyse des réseaux, à savoir le rejet de la conception individualiste méthodologique, identifiée comme une façon de penser l individu isolément. Wellman insiste alors sur le bien fondé des approches en termes de réseaux qui permettent de sortir de telles analyses qu il juge non pertinentes, notamment en s intéressant aux réseaux en termes de ressources pour l individu : «Beaucoup de structuralistes défendent maintenant l idée que tout comportement social est mieux analysé si l on s intéresse en premier lieu aux voies par lesquelles les réseaux allouent des flux de ressources rares aux membres du système» (p. 29). Il procède à ce titre à des relectures de travaux sur le marché du travail comme ceux de Granovetter («The strengh of weak ties», American Journal of Sociology, 1973, et Getting a job, Cambridge, Harvard University Press, 1974 ) Eve récuse fondamentalement cette manière qu a la SNA, et que Wellman illustre bien dans son article, d intégrer de manière consensuelle différents axes théoriques, et qui relèverait au mieux d un malentendu fondamental, au pire d une certaine mauvaise foi. Des clivages fondamentaux, qui transparaissent notamment dans les résultats et les limites de l approche morphologique Eve affirme que dans la représentation que les tenants de la SNA en donnent, «ont prédominé les interprétations continuistes de l évolution scientifique et [que] les auteurs de Manchester sont cités comme pionniers et précurseurs de l analyse des réseaux modernes» (p. 191). Pour lui, on s expose avec une telle affirmation, à passer à côté de l essentiel de ce qui fait la richesse des travaux de l Ecole de Manchester. La présentation que fait Eve des objectifs de la SNA est en effet sans appel : «Le but affiché par Burt [Towards a Strucutral theory of Action. Networks Models of Social Structure, Perceptions and Acion, New York, Academic Press, 1982] ou Freeman [«Turning a profit from mathematics. The case of social networks», Journal of mathematical sociology, 1984] est de reformuler les concepts tels que le rôle ou le groupe social. Ils voient la tâche de la SNA dans une précision de ces concepts à caractère largement métaphorique et conçoivent l analyse des réseaux comme un renouvellement des études sur la structure du groupe [ ]. En apparence, la position qui voit les grandes structures comme construites à partir de micro-relations et d interactions personnelles pouvait sembler irrécusable. Sans doute était-elle conforme à la méta-théorie qui était à la base de l école structuraliste de la SNA. Cependant, le souci de l Ecole de Manchester de scruter les ensembles sociaux différents des structures de rôles et des groupes semble oublié dans les recherches qui s en réclamaient» (p. 190). Ces deux Ecoles se caractériseraient ainsi par des objectifs très différents, et qui seraient à l origine des différences de méthode : «Du côté de la SNA moderne, on cherche une transcription globale des données sociales en forme de réseaux, tandis qu à l Ecole de Manchester, on privilégiait plutôt l exploration de relations personnelles, en un sens spécifique, celui des relations de face à face qui pourrait être en contradiction avec les frontières catégorielles et normatives. Ses partisans ne voulaient pas concevoir tout en termes de réseaux pour ne pas perdre de vue l existence de contradictions» (Eve, p. 191).

Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2004-2005 4 Ce point est certes abordé par Wellman, mais il l est d une manière marginale qui fait de l approche en termes de réseaux personnels tels que les définit Eve ci-dessus (c est-à-dire comme des réseaux prenant l individu pour point de départ et visant à établir l étoile voire la zone de ego), une des multiples possibilités qui s offrent au sociologue pour mener ses travaux, faisant de fait de la prise en compte des trajectoires personnelles allant au-delà des catégories instituées un objectif dévoyé. Il apparaît ainsi comme le cinquième point dans la suite des sept raisons pour lesquelles l analyse structurale des réseaux peut avoir des ambitions novatrices, voire paradigmatiques : «L analyse structurale est plus qu un ensemble d objets ou d astuces méthodologiques associé à une nouvelle terminologie mystique. C est une manière différente de se saisir des questions sociologiques qui fournit un moyen de prendre la structure sociale au sérieux [ ] 5. Si les sociologues ne traitent les catégories et les groupes que comme des unités organisationnelles pertinentes, cela affecte les façons dont ils analysent les liens qui traversent les frontières des groupes et des catégories.» ( pp. 30-32). De ces différences fondamentales d approche de la nature de l analyse des réseaux résulte donc une différence dans la nature des enquêtes menées ainsi que dans les méthodes employées. La SNA analyse ainsi plutôt de manière morphologique des institutions et des réseaux à l intérieur de ces institutions ou entre institutions (on le voit par exemple avec les analyses sur les liens d amitié au sein d une entreprise qui ne prennent pas en compte les liens à l extérieur de l entreprise pour se concentrer sur une «ambiance déterminée», ou sur la présence de dirigeants dans plusieurs conseils d administration d entreprises). Wellman résume ainsi la manière dont la méthode structurale s est développée : «1. Les populations et les échantillons ont été définis de manière relationnelle plutôt que par le biais de catégories. 2. Les méthodes catégorielles de description et d analyse ont été remplacées par des méthodes relationnelles. 3. Les techniques statistiques individualistes sont moins utilisées et font en sorte d étudier la structure directement» (p. 39). Il cite ensuite ce qu il considère comme des exemples relatifs aux résultats des études de réseaux, dans lesquelles on voit bien qu il s agit pour la SNA, non pas de partir des réseaux personnels, mais bien souvent de mettre au jour des relations entre groupes institutionnels : «les chercheurs ont été en mesure d analyser les groupes dirigeants en Amérique en décrivant les réseaux des groupes, et la proximité sociale parmi les grandes corporations, les autorités étatiques, et les élites» (p. 39). Le sens distinct que recouvre le terme multiplexe pour les auteurs de l Ecole de Manchester par rapport à celui dans lequel la SNA l emploie est un autre exemple des glissements opérés par la SNA sur le sens de la démarche de l analyse des réseaux pratiquée par l Ecole de Manchester. Ainsi, Mitchell a introduit ce néologisme pour «mettre en évidence l importance de relations où se repérait un conflit potentiel ou un complément entre deux rôles et deux parties du réseau d une personne» (Eve, p. 192) tandis que l analyse des réseaux contemporaine fait référence à des «types différents de relation à l intérieur d une même ambiance (par exemple l entreprise)» (Eve, p. 192). Pour Eve, on voit bien ici qu il s agit d une «translation partielle» (Eve, p. 192) du concept forgé par Mitchell. Ce concept fait d ailleurs écho à l opposition qui doit être faite selon Mitchell («The Concept and Use of Social Networks», Social Networks in Urban Situations, Manchester University Press, 1969) entre l analyse «institutionnelle» et ce qu il entend par analyse des réseaux. «D après Mitchell, la première utilise les réseaux partiels (c'est-à-dire qui ne sont pas les réseaux personnels) pour ériger une structure logiquement cohérente des normes et des formes de comportement comme, par exemple, le système de parenté ou le système religieux» (Eve, p. 193). On sent bien ici qu il existe par conséquent une contradiction entre la SNA et Ecole de Manchester, les liens à l intérieur d un réseau encadré par une structure institutionnelle étant pas définition uniplexes, ce qui aboutit à des recoupements évidents avec les catégories préconstruites dont la sociologie des réseaux entend précisément critiquer les fondements. La SNA aboutit ainsi pour Eve beaucoup plus à une modélisation de la morphologie de structures institutionnelles existantes, sans se préoccuper de ce que sont à proprement parler les réseaux sociaux. L Ecole de Manchester, en revanche, n est pas amenée à utiliser des données institutionnelles, qui ne sont pour Eve plus complètes qu en apparence. Eve trouve qu il est bien plus dommageable pour la sociologie des réseaux

Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2004-2005 5 de se réduire à ce type de données que de ne pas être assurée de parvenir à obtenir toutes les informations sur les réseaux personnels. La complétude de l information est certes un enjeu très important pour l analyse des réseaux, mais cela ne doit pas orienter les sociologues vers des travaux qui, en utilisant des données institutionnelles, seraient amenés à «ignorer l importance de la carrière biographique et institutionnelle dans l analyse des réseaux sociaux et à oublier ce que la littérature sur les districts industriels a mis en évidence en montrant le rôle joué dans la compréhension des relations économiques par les liens interpersonnels établis» à l extérieur du cadre de la firme (Eve, p. 198). C est ici qu il convient de revenir sur la distinction fondamentale entre réseaux complets et réseaux personnels. En effet, ce que Eve reproche à la SNA, ce n est pas tant d étudier les réseaux institutionnels que de le faire en voulant atteindre ainsi l objectif d une étude des réseaux complets, que Eve appelle réseaux partiels de manière à illustrer plus clairement son propos. L analyse des réseaux complets est de fait partielle puisqu elle s arrête à un pan des réseaux personnels en adoptant une analyse qui se limite à ce que l Ecole de Manchester appelle l ordre structural, c est-à-dire fondée sur «les positions structurées comme les plusieurs rôles à l intérieur de la famille ou d une usine» (Eve, p 189). La multiplicité des rôles occupés par les individus au sein d une même institution ne doit pas pour Eve faire croire à une analyse complète, bien au contraire. La question de la complétude des réseaux qui est pour Eve une question secondaire fait pourtant l objet de nombreuses discussions méthodologiques au sein de la SNA, et l on peut par conséquent expliciter quelques exemples de méthodologies dont s arment les chercheurs de la SNA corrélativement à leur optique axée sur la morphologie des réseaux sociaux. Un des points importants est ici l usage du blockmodeling comme méthode permettant de recueillir des données en «juxtaposant de multiples indicateurs de relations dans des matrices analytiques» (Wellman, p 40), ce qui permet selon Wellman de «comparer les réseaux réels à des structures hypothétiques» (p 40), ce qui signifie qu il s agit de faire ressortir par des de régression des relations jugées significatives par rapport à une matrice de référence qui serait celle des relations prises de manière aléatoire. On peut tout à fait envisager ce type de comparaison, mais la question demeure de savoir comment ces liens mathématiquement significatifs sont interprétés, et surtout comment les indicateurs de relations composant la matrice sont définis en amont. Une question théorique plus large est donc bien sous-jacente à la question du choix de méthode. Où situer le caractère novateur de l analyse des réseaux? Eve définit son projet comme suit : «Dans cet article, je voudrais tenter de confronter d une côté la tradition dominante, structuraliste, de l analyse des réseaux, intéressée surtout par son projet théorique de définir tout phénomène social en termes relationnels et interactionnels et d un autre côté, une tradition un peu négligée qui montre un intérêt plus spécifique aux réseaux posés comme objets spécifiques. La vision des réseaux enracinée dans les travaux des anthropologues de l Ecole de Manchester des années 1950-1960 constitue en effet une alternative par rapport à la SNA» (Eve, p. 189). Dire que tout est réseau ne semble donc pas présenter un renouvellement théorique considérable et c est en fait ce à quoi se réduit la SNA pour Eve. La différence avec l Ecole de Manchester s opère donc bien sur une question d objet de recherche, et non pas de simples questions de méthodes. Pour l Ecole de Manchester, il faut distinguer «l ordre personnel» (qui est le sujet de l analyse des réseaux ), «l ordre structural» (les positions structurées comme les plusieurs rôles à l intérieur d une famille ou d une usine), et «l ordre catégoriel» (les relations entre les personnes en termes de stéréotypes et identités de race, de classe, d ethnie, etc.). Cette conception découle directement de sa définition de la notion de réseaux Pour expliquer sa genèse, il est important pour Eve de souligner que l objet de recherche de prédilection de ses membres était les situations de migrants d Afrique australe arrivant dans des zones urbaines, ce qui les obligeait à «redéfinir les concepts de personnalité sociale, du rôle, du statut, du champ social, ou au moins, à examiner si cette redéfinition

Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2004-2005 6 n est pas nécessaire, afin de saisir la situation où Ego permute entre la société urbaine et la société tribale» (Eve, p. 196). On voit bien ici quels étaient les points sur lesquels ces anthropologues portaient leur attention, qu il s agissait pour eux de «focaliser systématiquement sur plusieurs scènes où l individu jouait», afin de faire émerger de possibles contradictions. Cela se traduit par le caractère primordial pour cette Ecole des analyses de réseaux personnels. L importance des trajectoires individuelles ne peut qu être soulignée si l on veut étudier comment l individu peut prendre place au sein de plusieurs groupes différents, et parfois en contradiction les uns par rapport aux autres. L individu est le point d ancrage de réseaux multiplexes, et il s agit donc de «partir des individus pour explorer des réseaux qui traversent souvent les frontières des institutions et des groupes constitués» (Eve, p 194). Cela revient non pas nécessairement à se limiter à l exploration de réseaux qu on appellerait aujourd hui egocentrés, mais à rejeter le travail à partir des réseaux partiels. Qui plus est, c est peut-être seulement dans le cadre d une analyse des réseaux formulée en termes de morphologie que l incomplétude de l information se révèle être un véritable problème. Eve cite dans un premier temps l exemple du travail de Granovetter sur le marché de l emploi aboutissant à la mise au jour de l importance des contacts personnels et il analyse ainsi son travail : «Le pari d un cadre de référence imposé par Granovetter (Getting a job, op cit) est probablement celui de l identification des formes de relations personnelles qui influencent le processus d embauche». Mais Eve cite surtout l exemple d un travail réalisé par Margaret Grieco, ancienne étudiante de Mitchell qui a étudié les réseaux prévalant dans les processus d arrivée de travailleurs écossais dans le secteur de la sidérurgie d une ville de Grande Bretagne (Keeping in the Family. Social Networks and Employment Chance, Londres, Tavistock, 1987). Son étude permet de mettre au jour des éléments d importance capitale pour expliquer le fonctionnement du marché du travail local, et notamment la segmentation qui existe entre le secteur de la sidérurgie et les autres secteurs. Eve fait ainsi deux remarques qui illustrent bien le caractère fructueux de l analyse des réseaux pratiquée sous une autre forme que celle de la simple morphologie : «Même si la chercheuse n est pas en mesure de fournir la morphologie entière des réseaux qu elle trace, son travail est éclairant quant aux mécanismes de la construction d une identité «ethnique» et quant aux formes de structuration de la migration et de l embauche par des liens de parenté [ ]. Grieco montre en effet comment l appartenance à des réseaux externes de parenté peut influencer les relations dans une localité particulière, et cela dans une sphère exogène comme le marché d emploi» (Eve, p. 203). Eve en conclut l importance de concevoir l analyse des réseaux dans une optique différente de celle de la SNA et montre que ce qui compte est bien de «donner un contenu spécifiquement sociologique aux «liens inter-personnels» (Eve, p. 204), parce que c est grâce à ce travail que la sociologie des réseaux peut en fait prétendre renouveler les catégories sociologiques habituellement utilisées. Eve conclut sur un point méthodologique qui découle de ce qui précède, en affirmant que cette possibilité de bousculer les catégories habituelles de la sociologie intervient dans un démarche consciencieuse de la part du chercheur qui refuse d avoir trop rapidement recours à des données agrégées, sans remettre en question les catégories données, parce que cela aboutit en toute logique à des résultats qui ne peuvent que se trouver enfermés dans ces catégories, comme c est le cas dans les travaux de la SNA. Eve cite alors l exemple des travaux de Blum et Gribaudi («Des catégories aux liens individuels : l analyse statistique de l espace social» Annales ESC, 1990), en montrant comment Gribaudi refuse une agrégation trop rapide des données non seulement au moment de leur recueil, mais aussi au moment de leur exploitation, ce qui le conduit à rejeter le blockmodeling, qui est pour lui une agrégation automatique, et par conséquent sans fondement individuel, alors même que l importance des trajectoires biographiques est décisive pour l obtention de résultats vraiment novateurs. On voit bien ici le lien que l on peut faire avec l approche mathématique des réseaux par la SNA explicitée plus haut. Ce qu il convient de faire pour Blum et Gribaudi avant toute chose est de désagréger les catégorisations a priori, car ce sont elles qui doivent précisément

Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2004-2005 7 constituer le résultat final de l enquête. On peut ici reprendre l exemple de leur enquête de 1990 sur la stratification et la mobilité dans la France du XIXème siècle, opérée sur la base de 46000 enregistrements de mariages inscrits à l état-civil et où la profession du père et du marié au moment du mariage est indiquée. Ils proposent ainsi d utiliser les flux de mobilités pour définir les agrégations et les fractures de l espace social au lieu d employer les catégories socioprofessionnelles. «Ils n essayent pas de regrouper les professions inscrites dans les registres, les utilisant au contraire toutes, littéralement, comme elles ont été notées (en séparant même les synonymes apparents). Au total, environ 1500 appellations.» (Eve, p205). Gribaudi et Blum procèdent ainsi à une réflexion critique sur la stratification et montrent par exemple que la catégorie «ouvrier du textile», pourtant utilisée officiellement depuis le XIXème siècle est bien loin d être homogène et sociologiquement cohérente, et que «rare est la mobilité constatée entre les métiers de la «même» industrie» (Eve, p205). Une approche qui serait partie des catégories socioprofessionnelles serait passé à côté de flux de mobilité pourtant sociologiquement significatifs, et se serait peutêtre limitée à une description morphologique des mobilités entre des catégories que la sociologie des réseaux a voulu rejeter unanimement, la SNA comprise. On pourrait finalement dire qu alors que Wellman tente de donner une définition rétrospective assez large de l analyse structurale, de minimiser ses échecs et de travailler à sa légitimation, Eve en donne une définition, qui bien qu assez large elle aussi, ne correspond pas sur quelques points à celle de Wellman, et que ce sont précisément ces points de restriction qui sont décisifs aux yeux de Eve dans son affirmation de la capacité de l analyse des réseaux, dans la lignée de l Ecole de Manchester, à être paradigmatique, du moins à avoir une spécificité sociologique et une légitimité. La SNA ne serait quant à elle qu une version fourvoyée de l analyse des réseaux, qui ne saurait revendiquer un quelconque caractère paradigmatique et se prévaloir d une puissance théorique véritable. Le titre du texte de Wellman semble ainsi bien mal choisi si on lui applique la grille de lecture de Eve. En effet, l analyse structurale, si elle se cantonne à mettre au jour des résultats déjà connus par le biais des catégories classiques, ne peut que fonctionner que comme métaphore d un monde ou tout serait réseau, ce qu accentue encore le recours à des modélisations sophistiquées d une manière non critique, portée par une conception essentialisante de la morphologie des réseaux sociaux.