APPRENTISSAGE EXPÉRIENTIEL ET ÉDUCATION



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Transcription:

APPRENTISSAGE EXPÉRIENTIEL ET ÉDUCATION ENTREPRENEURIALE : ÉTAT DE L'ART ET PERSPECTIVES NOUVELLES TOUTAIN, Olivier EM Lyon Business School, France TOUTAIN@em-lyon.com FAYOLLE, Alain EM Lyon Business School, France fayolle@em-lyon.com 7ème Congrès de l Académie de L Entrepreneuriat et de l Innovation Paris, 12-15 octobre 2011

APPRENTISSAGE EXPÉRIENTIEL ET ÉDUCATION ENTREPRENEURIALE : ÉTAT DE L'ART ET PERSPECTIVES NOUVELLES Résumé L apprentissage expérientiel constitue aujourd hui un courant de recherche, dans le champ de l entrepreneuriat, qui produit des études et des modélisations sous différentes formes. Quelles que soient les approches utilisées, le rôle de l événement, de l autocritique et du processus de transformation apparaissent comme des composantes incontournables de cette forme d apprentissage. Cependant, ces travaux ont généralement été conduits pour des entrepreneurs et sur la base de leurs expériences réelles. Dans ces conditions, nous pouvons légitimement nous demander dans quelle mesure l apprentissage expérientiel, avant tout fondé sur l expérience réelle de l entrepreneur, est-il transférable dans un cadre éducationnel? Pour répondre à cette question, nous avons réalisé une revue de littérature extensive couvrant les domaines de l éducation, des sciences cognitives et de l entrepreneuriat et centrée sur la notion d apprentissage expérientiel. Notre objectif principal est d élaborer des propositions que nous présentons dans le but de faciliter la mise en œuvre des apprentissages expérientiels dans le contexte de l enseignement de l entrepreneuriat dans des universités et des écoles. Le travail que nous exposons dans cet article s inscrit plus généralement dans l objectif de contribuer au rapprochement du monde de l enseignement avec celui de la recherche. Les apports ici présentés, offrent, nous semble t-il, un certain intérêt pour aider les enseignants à mieux connaître et maîtriser les instruments pédagogiques qu ils utilisent dans le but d accompagner la progression de leurs étudiants dans leur apprentissage de l activité entrepreneuriale, en leur permettant de développer une forme d intelligence dans et par l action, que nous considérons comme centrale pour favoriser l activité entrepreneuriale.

INTRODUCTION L enseignement de l entrepreneuriat est très souvent caractérisé par l emploi de pédagogies actives (Gibb, 1993 ; Fayolle et Verzat, 2009). Le but de tout enseignement par la formation active porte moins sur la masse des connaissances transmises et retenues, que sur la capacité de l apprenant, d une part, à mobiliser ses ressources internes et externes, et d autre part, à les utiliser avec habileté pour construire un apprentissage efficace (Toutain, 2009a, 2009b, 2010). Il ne s agit donc plus seulement, pour enseigner l entrepreneuriat, de transférer des contenus, mais d enseigner des règles générales de pensée, des procédures intellectuelles, des processus d acquisition et d utilisation des connaissances (Loarer, 1998, p. 121) en tenant compte du niveau et du domaine d étude de l apprenant, ainsi que des objectifs, définis au préalable, du programme d éducation à l entrepreneuriat. La majorité des pédagogies actives repose sur l expérimentation, l implication et l expérience (Fayolle et Verzat, 2009). L utilisation de l apprentissage expérientiel dans une formation entrepreneuriale offre donc une opportunité intéressante pour permettre à des étudiants d apprendre à penser et à développer une capacité réflexive à partir d expériences vécues dans un contexte éducatif (Surlemont, Kearney, 2009). L apprentissage expérientiel trouve son intérêt dans la formation et la transformation de l expérience vécue en connaissances (Kolb, 1984). Il est subordonné à la mise en action et plus généralement à la théorie du savoir actionnable, incarnée originellement par les travaux de Lewin 1 (1951), mais formalisée par Schön (1995). La mise en action constitue ainsi le fer de lance de cette forme d apprentissage durant lequel l entrepreneur (ou l étudiant mis en situation), par les activités qu il conduit, réalise des essais, commet des erreurs, explicite des problèmes en les découvrant et en les résolvant (Deakins and Freel, 1998 ; Young and Sexton, 1997). Le fondement de cette forme d apprentissage apparaît donc intimement relié au développement d une capacité, chez les apprenants, à capitaliser sur des évènements, des problèmes, des erreurs, voire des échecs pour acquérir des connaissances nouvelles, utiles et ré-employables afin de mieux prendre en compte de nouvelles situations entrepreneuriales. 1 Pionnier de la recherche-action, Lewin a définit les sciences sociales comme l étude de problèmes reliant par essence théorie et pratique : tout problème étudié constitue un test de la théorie et toute formulation théorique peut être testée dans l étude des problèmes. 1

Gibb (1997), en particulier, montre bien que l apprentissage expérientiel est un processus d acquisition des connaissances, conduit par l entrepreneur en interaction permanente avec son environnement: «The predominant contextual learning mode in this [small business] environment is that of learning from peers ; learning by doing ; learning from feedback from customers and suppliers ; learning by copying ; learning by experiment ; learning by problem solving and opportunity taking ; and learning from making mistakes 2». Dans la continuité des travaux de Gibb, l apprentissage expérientiel constitue aujourd hui un courant de recherche, dans le champ de l entrepreneuriat, qui produit des études et des modélisations sous différentes formes (Cope, 2003, 2000 ; Harrisson & Leicht, 2005 ; Politis, 2005 ; Corbett, 2005). Quelles que soient les approches utilisées, le rôle de l événement, de l autocritique et du processus de transformation apparaissent comme des composantes incontournables du processus d apprentissage. Cependant, ces travaux ont généralement été conduits pour des entrepreneurs et sur la base de leurs expériences réelles. Dans ces conditions, nous pouvons légitimement nous demander dans quelle mesure l apprentissage expérientiel, avant tout fondé sur l expérience réelle de l entrepreneur, est-il transférable dans un cadre éducationnel? Cette forme d apprentissage représente en effet un changement cognitif qu il est difficile d observer ou de quantifier (Marsick and Watkins, 1990, p. 4). Il est souvent inconscient, relève de processus informels, ce qui montre à la fois la difficulté et le challenge qu il représente pour le développement des méthodologies requises pour transférer ces processus mentaux dans un cadre éducatif. En dépit des contributions de Cope (2000), Plaschka et Welsh (1990), Shepherd (2004, 2009), Bygrave et Minniti (2001), ou encore Honig (2004), l étude du transfert du mode d apprentissage expérientiel dans le champ de l éducation entrepreneuriale demeure à réaliser. Or, l absence de travaux effectués directement sur ce sujet est très problématique dans le contexte actuel marqué par l essor, dans les établissements d enseignement, des pédagogies actives qui font la promotion d un apprentissage par et dans l action (Toutain, 2009, 2010 ; Verzat, 2009a, 2009b). 2 «Le mode d apprentissage contextuel prédominant dans l environnement de la petite entreprise est celui de l apprentissage de ses pairs ; l apprentissage par l action ; l apprentissage par retours des clients et des fournisseurs ; l apprentissage par la duplication ; l apprentissage par l expérimentation ; l apprentissage par la résolution de problèmes et la saisie d opportunités ; et l apprentissage par la réalisation d erreurs» (Gibb, 1997, p. 19). 2

Pour répondre à la question que nous posons et tenter de combler ce vide, nous avons réalisé une revue de littérature extensive couvrant les domaines de l éducation, des sciences cognitives et de l entrepreneuriat et centrée sur la notion d apprentissage expérientiel. Notre objectif principal est d élaborer des propositions afin de faciliter la mise en œuvre des apprentissages expérientiels dans le contexte de l enseignement de l entrepreneuriat dans des universités et des écoles. Dans une première partie de cet article, nous allons revenir sur le rôle de l événement, de l autocritique et du processus de transformation dont nous avons déjà souligné l importance dans des processus réussis d apprentissages expérientiels. Nous montrerons, dans une seconde partie, sous quelles conditions, les apprentissages liés à des vécus et à des expériences sont transférables dans un cadre éducationnel. 1 LES COMPOSANTES DE L APPRENTISSAGE EXPÉRIENTIEL Les travaux de Piaget (1970, 1974, 1975) constituent certainement un des fondements principaux des apprentissages expérientiels. Ils nous montrent que l apprentissage doit, d une part, être considéré comme un processus et que, d autre part, ce processus est piloté directement par l entreprenant. Au cours de ce processus, un travail cognitif d auto-analyse peut modifier de façon irréversible les savoirs et les croyances antérieurs à l évènement. En d autres termes, l apprenant modifie lui-même ses structures cognitives à partir de l expérience vécue. Dans ce processus d apprentissage, il construit son savoir de l intérieur, en se nourrissant des apports issus de son interaction permanente avec l environnement. Enfin, cet apprentissage actif, qui se donne pour but le développement d une certaine forme d intelligence, procède de l action. Dans son activité quotidienne, l entrepreneur s emploie à s adapter aux événements rencontrés 3 en solutionnant les problèmes qui l accompagnent afin de rétablir le déséquilibre cognitif initial définit par son manque de connaissance et d expérience sur le sujet. Ce processus, qui prend ses sources dans la théorie de «l équilibration majorante» (Piaget, 1975), requiert des opérations mentales dans lesquelles la relation entrepreneur / entreprise est une relation dialogique (Morin, 2005 ; Bruyat, 1993). Ce type de relation invite ainsi 3 Dont le caractère inédit se mesure par le sentiment d inconfort et de déstabilisation mentale devant l inconnu. 3

l individu, d une part, à combiner ses connaissances et son expérience et, d autre part, à prendre en considération ses émotions et son affect dans sa réflexion (ses opérations mentales) et la réalisation de ses choix. Dans ce contexte, l apprentissage expérientiel prend tout son sens. Il suggère ainsi l utilisation de questions centrées sur le «pourquoi» (qui encouragent le développement d une pensée réflexive), ainsi que celles, complémentaires, qui s intéressent davantage au «comment», propices pour générer un apprentissage de type «opérationnel» (Kim, 1993). Les combinaisons de ces deux types de questionnements génériques nourrissent ainsi le développement de différentes approches visant à comprendre le processus de transformation qui s opère chez l individu durant son apprentissage de l expérience. Les concepts d évènement, d autocritique (ou d autoanalyse ou de capacité réflexive), et de transformation vont être développés plus complètement dans ce qui suit. 1.1 La notion d évènement et son rôle dans l apprentissage expérientiel L apprentissage expérientiel repose donc en grande partie sur des «évènements» (Cope, 2003) ou des «épisodes» (Rae et Carswell, 2000, 2001) qui constituent des déclencheurs et des situations d apprentissage inhérentes à l activité quotidienne des entrepreneurs. L utilisation de l événement dans l apprentissage expérientiel met en lumière l importance du rôle joué par les phases non-routinières, souvent imprévues, définies le plus souvent par des périodes de crise, la saisie d opportunités, appelés encore «incidents techniques critiques» (Flanagan, 1954) ou «moments critiques» (Cope, 2000). Ainsi, ces moments sont particulièrement opportuns pour déclencher des processus de retour d expérience révélant à l entrepreneur une part inconsciente de la construction de son propre apprentissage. Le retour d expérience participe donc de cette manière au développement de la réflexion critique, et permet à l apprenant de prendre conscience des savoirs acquis dans la perspective de les transférer et de les utiliser lors de nouvelles situations problématiques. La réalisation d interviews réalisées par des personnes tierces peut, dans ce contexte, s avérer fort utile pour faciliter le décryptage et la compréhension de l apprentissage cognitif de l entrepreneur à partir des événements qu il a vécus. Le champ de questionnement s organise généralement autour de trois principales familles d items : la situation ante-événement, la résolution de problème et ce que l entrepreneur a appris de l incident (Cope, 2000 ; p. 3). Ce 4

dernier aspect, relativement important pour la compréhension des résultats de l apprentissage, se mesure par l observation de changements importants parfois radicaux- dans les comportements et les manières de penser de l entrepreneur : «Of particular importance is the explicit recognition that entrepreneurs learn new behaviors and learn to think in radically different ways as a result of managing developmental "crises" within the organization» 4 (Cope, 2000). Plus généralement, la description et l analyse de la traversée, par l entrepreneur, de périodes critiques révèlent un processus d apprentissage complexe qui conjugue étroitement la dimension du changement personnel de l entrepreneur 5 avec celle du développement de l entreprise ; c est ce que nous montre Cope, qui inscrit ses travaux sur ce sujet dans la continuité des apports de Watts (Watts et al., 1998) et Greiner (Greiner, 1972). 1.2 L autocritique et les niveaux d apprentissage Le fait de devoir se confronter aux évènements qui jalonnent leur vie quotidienne offre aux entrepreneurs l opportunité de déclencher un processus mental d autocritique et d autoanalyse sur les évènements rencontrés. Celui-ci, qui se traduit par une remise en question des savoirs et des croyances, invite l acteur à produire une «observation réfléchissante» (reflective observation) propice au travail d abstraction et de conceptualisation 6 (Kolb, 1984). Ainsi, à partir du moment où l autoanalyse génère l émergence d une critique fondamentale par l entrepreneur de ses propres actes, les résultats obtenus de ces actions mentales s inscrivent dans le champ d un apprentissage de second ordre qui ne consiste plus seulement à s adapter aux situations nouvelles par un changement apparent du comportement, mais également à penser, explorer et bâtir des stratégies internes à partir de croyances et de savoirs fondamentalement transformés à cause des imprévus. Argyris (2003) assimile ce changement à la transformation du «programme maître» («master program») qu il définit par un apprentissage en «double-boucle». L auteur différencie ainsi l apprentissage en «double- 4 «Une importance particulière est la reconnaissance explicite que les entrepreneurs apprennent des nouveaux comportements et apprennent à penser sur des chemins radicalement différents comme le résultat de la gestion du développement des «crises» dans leur organisation». 5 Dans ses perceptions, ses croyances, ses savoirs et ses opérations mentales. 6 L observation réfléchissante et l abstraction/conceptualisation accompagnent deux autres axiomes clés du modèle d apprentissage expérientiel présenté par Kolb : l expérimentation active et l expérience concrète (Kolb, 1984). 5

boucle» qui agit sur la transformation du programme maître, de l apprentissage en «simple boucle» caractérisé par une simple modification du comportement ne remettant pas en question les croyances et les savoirs fondamentaux emmagasinés préalablement (Argyris et Schön, 1974). Dans ce cadre, l apprentissage en double boucle est fortement adossé aux événements produits par l interaction entrepreneur/organisation. Cette forme d apprentissage de second niveau permet ainsi à l entrepreneur de disposer de connaissances supplémentaires pour l aider à corriger les stratégies et les processus de fonctionnement de son entreprise dans la perspective d en améliorer la performance. L intégration de l expérience dans un second niveau d apprentissage fait également écho chez d autres auteurs qui distinguent un «haut-niveau» d un «bas niveau d apprentissage» (Fiol et Lyles, 1985), un apprentissage «en surface» d un apprentissage «en profondeur» (Brown, 2000), un apprentissage «générateur» d un apprentissage «adaptable» (Gibb, 1995 ; Senge, 1990), un apprentissage «incrémental» d un apprentissage «transformationnel» (Appelbaum et Gorransson, 1997), ou encore un apprentissage «instrumental» d un apprentissage «transformable» (Mezirow, 1990). En synthèse, Cope (2003, p.433) définit l apprentissage de bas niveau par la répétition de comportements passés, la réalisation d actions routinières, temporaires, de surface. Il différencie cette approche de l apprentissage de haut niveau manifesté par une activité de transformation des modèles mentaux de l apprenant. Parallèlement, Mezirow (1990, 1991) montre qu un apprentissage de «hautniveau» contribue à la transformation de l entrepreneur («transformative learning») par une meilleure prise en compte de la prise de conscience du contexte, de ses croyances, de ses sensations qui sont la source d une réflexion critique jouant un rôle clé dans les profonds changements cognitifs, émotionnels et plus généralement des dimensions inconscientes de l individu. Cet apprentissage de haut-niveau favorise ainsi l autocritique et la pensée réflexive, toutes deux propices au développement de connaissances mobilisables par l entrepreneur pour s adapter aux événements et résoudre ainsi les problèmes qui les composent. 1.3 Transformation de l expérience entrepreneuriale en connaissances utiles L apprentissage expérientiel repose sur le principe central selon lequel la mobilisation de l expérience agit sur la performance de l action entrepreneuriale et plus généralement sur 6

celle de l entreprise. Cependant, établir un lien causal direct entre l expérience et la performance de l entreprise demeure hasardeux, car les facteurs influents sont potentiellement nombreux 7. En revanche, l expérience est utile pour produire des connaissances qui influent indirectement sur les choix stratégiques réalisés par les entrepreneurs et, finalement sur le développement des entreprises qu ils pilotent (Politis, 2005). Cette précision est importante car elle positionne le rôle et l enjeu de l apprentissage expérientiel en amont de l action entrepreneuriale. Dans ce sens, mieux connaître l apprentissage expérientiel contribue à mieux comprendre comment les entrepreneurs développent leurs connaissances entrepreneuriales en vue d améliorer la performance de l entreprise qu ils pilotent. Cette approche corrobore la thèse défendue par Kolb qui mettait déjà en exergue deux dimensions essentielles de l apprentissage expérientiel : l acquisition et la transformation d expérience (Kolb, 1984). Ainsi, les recherches réalisées sur le sujet dans le sillon de Kolb (1984) convergent vers un même constat : plus un entrepreneur est détenteur d expériences (heureuses ou malheureuses, professionnelles et personnelles) et plus il lui est aisé de créer son entreprise, de détecter des opportunités, d innover et, finalement, de s adapter aux changements, à la mouvance de son environnement et à l incertitude de l avenir. Dans ce sens, l acquisition d expérience est un processus long qui se développe durant la vie professionnelle (Politis, 2005 ; p. 417). Partant de ce constat, la littérature propose diverses modélisations de l apprentissage expérientiel. Nous nous attarderons ici sur les apports de Politis (2005) et de Corbett (2005) pour comprendre et illustrer la complexité de l apprentissage expérientiel au centre duquel l individu endosse le rôle de l artisan qui, munit de ses outils, façonne ses propres connaissances entrepreneuriales. Politis montre que trois principaux facteurs influent sur le processus de transformation de l expérience en connaissance entrepreneuriale : les événements antérieurs vécus par l entrepreneur, les différentes logiques de raisonnement et l influence du parcours professionnel de l entrepreneur (Politis, 2005). En d autres termes, plus l entrepreneur dispose d expériences, tant en termes de réussite que d échec, et plus il sera en mesure de produire des connaissances entrepreneuriales utilisables pour développer une autocritique et s adapter à 7 Par exemple le secteur économique visé, le type positionnement sur le marché ciblé, l emplacement géographique de l entreprise, la place de la concurrence, etc. 7

l événement rencontré. De même, un entrepreneur qui développe un raisonnement effectual (Sarasvathy, 2001) sera plus enclin à transformer son expérience en connaissances lui permettant, d une part, de mieux détecter et saisir des opportunités et, d autre part, de s adapter aux changements de situations 8. En revanche, la domination d une logique causale favorise une transformation de l expérience en connaissances orientée vers la spécialisation et le développement d une expertise propices pour approfondir l exploitation d un besoin déjà connu, et plus généralement pour innover. Ainsi, un entrepreneur qui possède un passé professionnel linéaire riche d une expertise confirmée est plus enclin à produire un raisonnement de type causal en puisant dans son expérience et son savoir antérieur pour approfondir l exploitation d un besoin ou d un marché existant et proposer en réponse un produit ou un service innovant. A l inverse, un entrepreneur qui possède un passé professionnel illustré par diverses expériences vécues dans des milieux différents et par l accomplissement et la réalisation de projets épisodiques s inscrit davantage dans une logique effectuale favorable à la découverte de nouveaux marchés et par voie de conséquence, la proposition de nouvelles réponses. Dans ce dernier cas, l innovation figure donc davantage dans la découverte et l exploitation d un nouveau marché que dans l approfondissement d un besoin existant. Corbett présente une autre approche de l apprentissage expérientiel qui s inscrit dans la mouvance des travaux présentés par Shane et Venkataraman (2000). Il oriente la compréhension et l utilisation de l apprentissage expérientiel en produisant un modèle combinatoire basé sur la cognition, la connaissance, la créativité et l opportunité. L auteur explique son modèle en exposant plusieurs hypothèses. Il montre d abord que des individus qui développent des compétences pour conjuguer des conceptualisations abstraites et des expérimentations actives sont plus enclins à trouver des idées d affaires et développer des solutions que ceux qui privilégient un apprentissage dominé par l assimilation et l accommodation 9. Il défend ensuite l idée selon laquelle un individu qui apprend en 8 Par exemple la prise en compte de l évolution du besoin ou la découverte de nouveaux marchés conduisant à la création d une nouvelle entreprise. 9 Corbett montre ici sous un autre angle que l apprentissage expérientiel est inévitablement lié à un apprentissage de deuxième niveau ou de «haut niveau» (cf partie précédente). 8

mobilisant un apprentissage de type «assimilatif» sera plus enclin à rechercher et proposer des opportunités de développement à partir d un stock initial d idées existantes 10. L auteur soutient également une troisième idée selon laquelle des individus qui apprennent en s appuyant sur la divergence (la prise en considération des multiples options possibles) seront plus enclins à proposer différents modèles d affaires adaptables selon les configurations choisies. Cette approche rejoint la logique effectuale mise en avant par Sarasvathy (2001) et considérée par Politis comme un élément déterminant le processus de transformation de l expérience acquise en connaissance entrepreneuriale ; elle priorise également l utilisation de la critique et de l autocritique. Enfin, Corbett montre que des individus qui privilégient un apprentissage de type «accommodant» seront plus efficaces dans l exploitation des modèles d affaires. Cette thèse corrobore l idée soutenue par Politis sur l influence du raisonnement causal dans l apprentissage expérientiel. 2 LES CONDITIONS DU TRANSFERT DE L APPRENTISSAGE EXPÉRIENTIEL DANS UN CADRE ÉDUCATIONNEL Dans la section précédente, nous avons vu que l apprentissage expérientiel est conditionné à la réalité de l évènement, au sens large, qui survient dans la vie de l entrepreneur. Politis souligne à ce titre que l apprentissage expérientiel est lié à l observation ou à la participation directe à un événement associé à la création ou à la gestion d une entreprise. Il reprend également les idées de Cope et Watts (2000), Rae et Carswell (2000, 2001) et Shane (2003) qui précisent que si certaines informations et connaissances peuvent être apprises par l enseignement, la plupart des informations qu il est nécessaire de posséder au sujet de l exploitation des opportunités et des responsabilités de l innovation ne peuvent être apprises qu en faisant (Politis, 2005 ; p. 405). Certains chercheurs se sont malgré tout interrogés sur la manière dont les évènements ou les «moments critiques» vécus par des entrepreneurs pouvaient être transférés dans un contexte d éducation. La reproduction à l identique de l expérience vécue par les entrepreneurs dans un cadre éducationnel étant impossible, l étude des conditions de transférabilité de ce processus d apprentissage dans le monde de l éducation transite donc par un travail d adaptation. En 10 L incubation s avère alors propice pour aider le développement de ce type d apprentissage. 9

nous appuyant sur l état de l art que nous avons réalisé, nous allons développer quelques propositions qui nous semblent être des préalables à la mise en œuvre d un tel transfert. Ces propositions portent tout d abord sur le rôle prépondérant de plusieurs facteurs susceptibles de faciliter le transfert. Notre dernière proposition est de montrer que la théorie de l effectuation (Sarasvathy, 2001) peut-être envisagée comme une théorie générale de l action entrepreneuriale propice aux apprentissages par et dans l expérience. 2.1 Les facteurs facilitant le transfert Les facteurs que nous avons identifiés dans la littérature tournent autour de l identification préalable des modes d apprentissage des apprenants, l utilisation des concepts de crise et de deuil, l accompagnement et l apprentissage de haut niveau. 2.1.1 L identification préalable des modes d apprentissage Développer notre compréhension de l apprentissage expérientiel dans la perspective d en imaginer de nouvelles applications nécessite, nous semble-t-il, de s interroger sur la manière dont l éducation peut permettre aux apprenants de développer, d une part, leur stock d expériences et, d autre part, leurs habilités cognitives pour transformer ce stock d expériences en connaissances entrepreneuriales. A l instar de Kolb (1984), Corbett suggère de tenir compte, préalablement à l apprentissage, du fonctionnement cognitif que privilégie l apprenant pour transformer ces expériences en connaissances (Corbett, 2005). Il identifie à ce sujet quatre profils-types d apprenants : - ceux qui seront plus enclins à développer une idée initiale ou une solution inédite face à un problème donné ; - ceux qui développeront des options et des opportunités de développement à partir d un stock initial d idées ; - ceux qui exploiteront plusieurs options possibles et produiront des scénarii (ou des prototypes) 11 ; - ceux qui exploiteront les scénarii (ou prototypes) pour les transformer en affaires. 11 Par exemple sous la forme de plans d affaires. 10

En rappelant l existence d une pluralité de profils, Corbett souligne l influence de la personnalité et du vécu de l individu dans la conduite de son propre apprentissage. Ces propos corroborent ceux tenus notamment par Politis (2005), Cope et Watts (2000), Rae et Carswell (2000, 2001) et Shane (2003) qui établissent un lien causal direct entre le learning by doing 12 et l apprentissage expérientiel. Ces observations nous conduisent à notre première proposition : P1 L utilisation de l apprentissage expérientiel dans un contexte éducatif, nécessite d identifier, au préalable, les modes d apprentissage singuliers des différents apprenants. Transformer des expériences pédagogiques en connaissances entrepreneuriales repose sur la compréhension fine du mode d apprentissage de chaque apprenant. 2.1.2 L utilisation des concepts de crise et de deuil pour apprendre par l expérience Plaschka et Welsh (1990) reconnaissent clairement l importance d intégrer le concept de crise dans l éducation entrepreneuriale. L objectif, dans ce contexte, est de mettre en lumière les difficultés rencontrées par l entrepreneur au cours des différents stades de développement de l entreprise, offrant ainsi de multiples opportunités d apports pour la mise en œuvre d une éducation entrepreneuriale pragmatique. Compte tenu du lien dialogique régissant le rapport entre l individu (l entrepreneur) et son objet (l entreprise) (Bruyat, 1993), les difficultés transférables dans un contexte éducationnel peuvent relever de l entreprise et de l individu. Dans la mouvance de l approche prodiguée notamment par Corbett (2005), Shepherd (2004, 2009) s est intéressé plus récemment aux expérimentations réalisées sur la base d incidents critiques en travaillant autour de la notion de deuil ou d une profonde difficulté psychologique (divorce, difficultés financières, etc.). L auteur prolonge ainsi les idées exposées notamment par Bygrave et Minniti (2001) 13 en proposant de développer un enseignement spécifiquement consacré à l apprentissage de la gestion des émotions, et plus particulièrement de la douleur liée à l échec. Il suggère de s inspirer des travaux effectués dans le champ de la psychologie 12 Apprendre en faisant. 13 «Entrepreneurship scholars acknowledge that not all attempts to launch and grow a business are successful, but even when failure occurs the entrepreneur has an opportunity to learn from the experience, and thereby improve his or her chance of success in the next entrepreneurial endeavour (Les spécialistes de l entrepreneuriat reconnaissent que toutes les tentatives pour lancer et faire croître une entreprise ne sont pas des succès, mais souvent lorsque l échec se produit, l entrepreneur possède l opportunité d apprendre de cette expérience et alors améliore ainsi ses chances de succès dans les prochaines tentatives entrepreneuriales), (Bygrave et Minniti, 2001 cité par Shepherd, 2004 ; p. 284). 11

sur la gestion du deuil et de l échec, dans le but de transformer les émotions négatives qui en résultent en expérience positive et constructive, contribuant ainsi au développement de l apprentissage expérientiel. L apport de Shepherd sur le sujet est significatif, notamment parce qu il considère l enseignement de la gestion de l échec et de l émotion comme un objet d enseignement à part entière dans l apprentissage de l entrepreneuriat. Corbett (2005) et Honig (2004) soulignent également que les cours d enseignement de l entrepreneuriat devraient mettre l accent sur la notion de processus axée sur le principe de changement dans la durée. Par exemple, les cours qui reposent sur davantage d improvisation et d adaptation dans les réactions aux changements suggérés par des clients potentiels et les autres acteurs du marché constituent de la valeur supplémentaire pour les étudiants. Pour cela, les enseignants peuvent tester les compétences des étudiants pour apprendre de différentes manières en utilisant des scénarii, des jeux de rôles, et des expériences qui exploitent chaque compétence individuelle dans l acquisition et la transformation d expérience (Corbett, 2005 ; p. 489). Ces différents travaux nous amènent à formuler notre deuxième proposition : P2 La conception d expérimentations et l exposition des apprenants à des situations les amenant à connaître le changement, la crise, l échec et les confrontant à la prise en compte de leurs émotions est de nature à faciliter la transformation d expériences en connaissances entrepreneuriales. 2.1.3 L accompagnement pour encourager l autocritique et la réflexivité L accompagnement nous semble être une condition essentielle de la réussite du transfert des apprentissages expérientiels en connaissances utiles dans un cadre éducationnel. De manière indirecte, Cope (2000, p.8) propose d améliorer les programmes d assistance des entrepreneurs via le mentorat dont l objectif serait d aider l entrepreneur à déclencher un apprentissage réflexif à partir de l analyse des incidents critiques vécus et des solutions envisagées pour que l entreprise poursuive son développement. Son second rôle consisterait à aider l entrepreneur à prendre du recul pour lui permettre d analyser plus globalement les apports de son expérience afin de comprendre plus clairement ce qui est arrivé dans le passé, où se trouve son entreprise actuellement, et d éviter ainsi des incidents critiques futurs. 12

L auteur souligne néanmoins les limites du mentorat, définies d une part par le haut niveau de compétences requises pour la réalisation de ce type d activité, et d autre part par la disponibilité et le coût probablement élevé qui y serait imparti. Par ailleurs, le mentorat suppose une assistance qui peut modifier les objectifs mêmes qui sont recherchés dans le déclenchement de la réflexivité, notamment sa capacité à permettre à l entrepreneur, par luimême, d identifier, d analyser et de capitaliser l expérience vécue dans une perspective d apprentissage personnel. Finalement, cette dernière critique fait émerger l importance capitale et la complexité - du rôle joué par l auto-analyse dans la construction de son propre savoir. Ce constat conduit à s interroger sur la manière dont une tierce personne (le mentor, le formateur ou l enseignant) peut aider l entrepreneur ou l apprenant dans la conduite de sa réflexion à un second niveau consistant à apprendre et à «apprendre comment apprendre». L importance de l accompagnement nous conduit à émettre une troisième proposition : P3 Les situations pédagogiques basées sur l expérience des apprenants et la transformation de cette expérience en connaissances entrepreneuriales réutilisables doivent faire l objet d un encadrement spécifique et d un accompagnement destinés à stimuler la réflexivité et l autocritique des apprenants et à les aider à capitaliser sur les différents niveaux d apprentissage. 2.1.4 La nécessité de privilégier les apprentissages de haut niveau Les constats faits dans la section précédente ouvrent sur l importance, voire même la nécessité de privilégier les apprentissages de haut niveau. L autocritique et le processus de transformation montrent en effet l importance de l apprentissage de haut niveau qui peut ainsi permettre à l entrepreneur d optimiser la gestion de son activité économique (apprentissage en «double boucle»), et d opérer, par une réflexion critique, de profonds changements personnels dans la structuration de ses connaissances et sa perception de lui-même dans sa fonction d entrepreneur. La contribution scientifique sur les théories de l apprentissage repose ainsi pour une large part sur la notion de changement et sa nature dichotomique, définie d un côté par l observation et la description d une évolution visible de l extérieur, et de l autre par le décryptage plus complexe d une transformation opérée de l intérieur, dans la «boîte noire de l individu». Sur le plan théorique cette approche de la notion d apprentissage trouve ses sources dans les thèses béhavioristes incarnées notamment par les travaux portant sur le 13

«stimulus-réponse» et la théorie du «conditionnement opérant» (Skinner, 1969) ainsi que les apports cognitivistes conduits par Piaget et ses disciples. Dans ce sens, comme nous le soulignions précédemment, apprendre en modifiant son comportement (approche behavioriste) relève davantage d un apprentissage de bas niveau qui n implique pas de transformation interne fondamentale de l individu. En revanche, l utilisation de l autocritique qui déclenche une remise en question des connaissances apprises contribue à modifier les structures cognitives de l individu qui entre alors dans un apprentissage de «haut niveau» (approche cognitiviste). Le développement des connaissances entrepreneuriales relève donc davantage d un apprentissage de haut niveau, nécessitant ainsi une transformation en profondeur des schèmes cognitifs. En d autres termes, la seule adaptation comportementale de l entrepreneur à l événement nouvellement rencontré ne saurait nourrir un changement structurel de ses connaissances qui repose sur l analyse, la compréhension et l intégration de l expérience vécue dans la perspective d optimiser l efficacité de son activité entrepreneuriale. La possession d un stock d expériences ne suffit donc pas pour savoir entreprendre : c est en effet la transformation de celles-ci en connaissances 14 qui agit sur la performance de l action entrepreneuriale. Ce développement nous conduit à formuler une quatrième proposition : P4 Dans un contexte éducatif, la transformation d expériences et d expérimentations en connaissances entrepreneuriales dépend très largement de la mise en œuvre d un processus d apprentissage de haut niveau reposant sur la métacognition ou le développement d une capacité d apprentissage permettant d apprendre à apprendre. 2.2 L effectuation, une théorie de l apprentissage expérientiel entrepreneurial Dans le champ de l éducation entrepreneuriale, l acquisition de connaissances permettant de savoir, d une part, comment s adapter aux situations imprévues, et d autre part, dans quelle mesure l expérience acquise dans et en dehors du cadre scolaire constitue un stock potentiel de connaissances employables, ouvre des perspectives nouvelles qui conduisent à considérer l entrepreneuriat bien au-delà de la création d entreprise. 14 Et particulièrement en connaissances actionnables. 14

En effet, savoir prendre conscience de ses connaissances et de ses limites, savoir mobiliser des ressources présentes dans l environnement, savoir bâtir des stratégies d apprentissage en vue d atteindre un but donné, savoir développer une capacité d apprentissage de haut niveau (apprendre à apprendre) pour, finalement, savoir identifier, saisir et exploiter des opportunités permettant de développer une activité salariée, concevoir et de développer un projet social, économique ou culturel ou peut-être, créer, ou reprendre une entreprise sont autant de perspectives qui confèrent à l éducation entrepreneuriale un rôle moteur dans l insertion professionnelle et plus généralement dans le développement personnel de l individu. Dans ce sens, l effectuation présentée par Sarasvathy (2001), qui est considérée comme une théorie générale de l action, offre la possibilité de dessiner une base conceptuelle propice pour servir de cadre à l apprentissage expérientiel dans le champ de l éducation entrepreneuriale. 2.2.1 Bref retour sur la théorie de l effectuation Les travaux poursuivis par Sarasvathy s inscrivent dans un grand principe selon lequel l entrepreneur évolue dans un monde complexe à partir duquel il doit composer. Dans un article devenu une référence 15, l auteur propose d exposer la théorie de l effectuation par différenciation avec la causation. Sarasvathy explique ainsi que ce qui distingue les deux approches est la manière de faire des choix entre les moyens pour créer un effet particulier (la causation) ou entre des effets possibles en utilisant un ensemble de moyens particuliers (l effectuation). Dans la première approche, l individu inscrit son action dans une logique prédictive en appliquant scrupuleusement une méthode figée pour réaliser un futur construit à l avance. Dans la seconde, il mobilise sa créativité et son imagination pour finalement choisir une stratégie jugée cohérente avec les moyens disponibles, les effets identifiés, et l action qui en découle. Le contrôle des actes devient donc prioritaire pour tenter de s adapter à un futur incertain. 15 «Causation and effectuation: toward a theorical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency» (Sarasvathy, 2001). 15

Sarasvathy privilégie ainsi une approche fondée sur la «contingence entrepreneuriale» 16. Selon elle, les entrepreneurs débutent le processus entrepreneurial avec quatre catégories de moyens. Ils doivent ainsi savoir : ce qu ils sont, ce qu ils connaissent ; leurs traits comportementaux, goûts et compétences ; les courants de pensée dans lesquels ils se trouvent ; les réseaux auxquels ils appartiennent. Ces moyens qualifiés de «primaires» se combinent avec les contingences pour créer des effets qui ne sont pas prédits mais construits. Dans ce sens, la prise de décision constitue le rouage essentiel qui permet d actionner cette combinaison. Outre les moyens cités plus hauts, elle implique de prendre en compte : un ensemble d effets possibles engendrés par les aspirations de l entrepreneur ; les contraintes générées par les effets possibles ; les critères de choix qui expliquent la sélection des effets. Promouvoir une autoanalyse des effets possiblement engendrés par l action s inscrit alors dans la continuité des moyens que Sarasvathy décline plus haut. Cette orientation place l individu non seulement au centre de la décision, mais également au centre du processus de réflexion qui conditionne la décision. Ainsi, deux entrepreneurs mobilisant les mêmes moyens peuvent prendre des décisions différentes, qui engendreront des effets également différents. En plaçant la contingence au cœur de la compréhension des processus entrepreneuriaux, Sarasvathy bouscule donc l idée simplificatrice qui consiste à prédire le futur en utilisant une rationalité maîtrisée par un ensemble de moyens et d outils. Ainsi, plus que jamais, l individu doit être à même de savoir composer avec ses connaissances et celles qu il peut se procurer dans son environnement extérieur pour réaliser la tâche qui lui est confiée (le salarié) ou qu il se confie à lui-même si, par exemple, il dirige sa propre activité. L entrepreneur, qu il soit salarié ou chef d entreprise, est incité à mobiliser une 16 «L adjectif [contingent] est apparu avec le sens de «qui arrive, mais pas nécessairement». Le mot «contingence» désigne «des événements fortuits, imprévisibles», Rey (1998). 16

pensée effectuale dominée par l imagination et la créativité à un niveau aussi élevé que l incertitude dans laquelle il se trouve au moment où il agit. Sarasvathy souligne d ailleurs à ce propos que la fonction essentielle de l entrepreneuriat réside dans «l effectuateur» considéré comme un acteur imaginatif qui dimensionne des opportunités contingentes et exploite tous les moyens qu il a à sa disposition pour satisfaire une pluralité de courants et d aspirations futurs. 2.2.2 La théorie de l effectuation au cœur de l apprentissage expérientiel Développer des actions de type «effectual» s apprend donc. Par exemple, la réalisation d une étude de marché peut être enseignée comme un cours basé sur l acquisition de techniques (raisonnement causal). A l inverse, les techniques de lancement d'un produit sur le marché avec aucune ressource investie, où la négociation sur des premiers engagements de partenaires sans s'investir dans des prédictions, peuvent faire également partie du cours basé sur un raisonnement effectual. Dans ce contexte, les contingences peuvent contraindre et souvent fournir des opportunités pour l'effectuation, mais ne peuvent dicter le cours sur les conséquences de la prise de décision effective. Sarasvathy propose ainsi de nouvelles perspectives pédagogiques pour enseigner différemment l entrepreneuriat. Dans le développement de sa théorie, elle met en relief six éléments essentiels qui constituent, selon nous, les clés d un apprentissage effectual et expérientiel de l entrepreneuriat. La figure 1 ci-après présente ces six éléments qui font ensuite l objet d un développement. 17

Figure 1. Les éléments clés d apprentissage pour engager une action de type effectuale L observation et l analyse des attitudes et des comportements, des règles de vie sociétale et des procédures d actions quotidiennes. Cette attitude, qui requiert un savoir-faire, porte l idée selon laquelle le démarrage d une action dans un environnement incertain nécessite le recueil d informations (de «ressources») externes dans la perspective de «nourrir», par l analyse qui en est faite, l activité cognitive de l entrepreneur. Les apports des sciences humaines, par exemple de l ethnométhodologie, peuvent s avérer particulièrement utiles dans l apprentissage de l observation et de l analyse des informations issues de l activité humaine en général. L imagination et la créativité permettent, dans le cadre de la pensée effectuale, de dessiner, selon les objectifs préalables que l entrepreneur s est lui-même assigné, un panel d actions possibles à mettre en œuvre, une idée à développer, un marché à découvrir, un projet à construire. Ces activités cognitives ne sont pas innées. Des outils et méthodes facilitant leur mise en œuvre peuvent contribuer au développement de cette fonction centrale dans l effectuation. Le contrôle non prédictif est une aptitude qui est centrale dans l action effectuale. Son enseignement offre ainsi une alternative pragmatique aux approches déterministes. Apprendre à contrôler en acceptant l idée d un futur incertain revient à savoir, en 18

particulier à : a) inventorier les effets possiblement encourus suite aux actions ; b) mesurer les contraintes engendrées et c) réaliser des choix à partir de l inventaire des effets et de la mesure des contraintes engendrées. Le management d une stratégie est un élément qui conditionne la mise en œuvre d une action effectuale. Conduire une stratégie demande, dans un premier temps de savoir l élaborer pour ensuite la gérer. Elle nécessite ainsi de savoir en particulier : a) définir un but ; b) comment atteindre le but fixé préalablement 17, c) Mesurer l écart entre le résultat attendu et le résultat obtenu. La négociation avec les parties prenantes de son environnement rejoint la notion de «docilité» de Simon (1999). En considérant que l effectuation est utile dans un environnement incertain où la définition des buts est souvent ambiguë, les entrepreneurs cherchent à contrôler le futur à travers les engagements qu ils prennent avec les parties prenantes. Mais parce que les entrepreneurs, comme les parties prenantes, sont «dociles», ils sont disposés à négocier des morceaux spécifiques du futur. La négociation avec l environnement nécessite donc en particulier de savoir : a) collecter les ressources nécessaires 18 ; b) définir un but commun par l engagement des parties prenantes et c) revoir ses engagements, formuler de nouvelles préférences et de nouveaux buts. La prise de conscience est, comme le pilotage d une stratégie, un élément clé dans la théorie de l effectuation. Déterminante pour la réalisation de l action entrepreneuriale, elle constitue un moyen d agir, en particulier dans des situations inédites au futur incertain qui font expressément appel aux ressources internes de l entrepreneur. La prise de conscience, qui est une aptitude requise pour ce style d exercice, ne s improvise pas mais s apprend. Elle rend l apprentissage plus efficient, en permettant à l entrepreneur de commencer par inventorier son stock de connaissances et 17 A partir, par exemple, de l analyse de ce que je sais/ce que je ne sais pas ; de ce que je veux faire/ce que je ne veux pas faire ; de ce que j aime faire/ce que je n aime pas faire et des moyens dont je dispose/de ceux que je dois rechercher. 18 Les connaissances manquantes, les suggestions et les recommandations. 19

d expériences pour mieux déterminer ses besoins complémentaires. Apprendre à prendre conscience permet à l entrepreneur de valoriser ce qu il sait et l aide à ajuster, in fine, sa stratégie d apprentissage. A partir de cette analyse de la théorie de l effectuation et de son utilisation comme une théorie possible de l apprentissage expérientiel entrepreneurial, nous formulons notre dernière proposition : P5 La théorie de l effectuation, et plus précisément les six éléments clés que nous avons situés au cœur de l apprentissage expérientiel entrepreneurial, sont de nature à faciliter le développement de dispositifs pédagogiques et d enseignements dans le domaine de l entrepreneuriat, prenant en compte, dans une cohérence globale, les différents facteurs que nous avons présentés et qui sont supposés faciliter la transformation des expériences en connaissances entrepreneuriales actionnables. CONCLUSION Dans ce travail, nous montrons que l apprentissage expérientiel est indéniablement lié aux événements réellement vécus. Une grande majorité des travaux réalisés sur le sujet s intéressent dans ce sens à l entrepreneur en activité. Compte tenu de l essor actuel des pédagogies actives dans l éducation entrepreneuriale, se pose alors la question de l application de l apprentissage expérientiel dans un contexte d enseignement et de formation. L apprentissage expérientiel se développe et produit des effets distincts selon les individus, leurs parcours, leurs expériences personnelles et professionnelles, leur environnement et les activités qu ils conduisent. Bien qu elle soit abordée sous différents angles, les chercheurs en entrepreneuriat montrent néanmoins que cette forme d apprentissage est itérative (elle se produit dans le processus de développement des connaissances de l individu) et incrémental (chaque itération augmente le volume du stock d expériences et de connaissances acquises). Pour faciliter le transfert de l apprentissage expérientiel dans l éducation entrepreneuriale, nous avons, en nous appuyant sur une littérature multidisciplinaire, élaboré des propositions portant sur différents facteurs et sur un cadre intégrateur qui est celui de la théorie de 20