La croissance fait-elle le bonheur? Jean Gadrey, Alternatives Économiques, hors-série n 68, avril 2006

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La croissance fait-elle le bonheur? Jean Gadrey, Alternatives Économiques, hors-série n 68, avril 2006 Les économies développées semblent «dopées» à la croissance. Lorsque cette dernière fait défaut, ou est trop faible, le chômage progresse, et avec lui d autres formes d exclusion. Tous les commentaires et toutes les actions économiques se tournent alors vers la recherche de recettes permettant le retour à une croissance forte, qui devient synonyme de progrès, ou condition nécessaire à tout progrès, parce qu elle permet de dégager des «marges de manœuvre», par exemple pour la protection sociale, l élévation des niveaux de vie, etc. À défaut de faire notre bonheur, une forte croissance en serait donc LE moyen incontournable. Cette idée, qui fait partie de nos conventions, est acceptée par presque toutes les écoles de pensée économique. Et si elle s avérait inexacte, ou historiquement datée? Le doute est de plus en plus permis : les divergences se multiplient en effet entre les tendances mesurées par les indicateurs classiques de croissance économique et celles qui résultent d indicateurs alternatifs de développement (humain, social, durable). Les limites du PIB Il faut dire que la plupart des facteurs de bien-être et de développement ne figurent pas dans la mesure du PIB (produit Intérieur Brut), dont la progression définit la croissance économique. En termes simples, le PIB c est, dans un pays, la somme des valeurs ajoutées de toutes les productions annuelles de biens et de services marchands, c'est-à-dire la différence entre leurs prix de vente et celle des achats qui ont été nécessaires pour les produire. Somme à laquelle on ajoute le coût de production des services non marchands des administrations (l enseignement, la santé publique, etc.). Avec des raffinements : pour suivre les évolutions du PIB dans le temps (c est la croissance économique), on «élimine» l influence des variations de prix, afin d estimer le PIB «en volume» ou «à prix constants», ou encore pour comparer les pays entre eux, on cherche à éliminer l effet des variations erratiques de taux de change en calculant des PIB «en parités de pouvoir d achat». Le PIB n a donc pas été conçu pour évaluer la «qualité de la croissance», qu il s agisse de prendre en compte les coûts des dégâts sociaux et environnementaux qu elle peut engendrer (qu on ne déduit pas), ou des facteurs de bien-être essentiels qu on ne compte pas parce qu ils ne sont pas marchands ou monétaires, comme par exemple le bénévolat, le travail domestique, ou la progression du temps libre choisi. Le PIB en lui-même (et plus généralement la comptabilité nationale et ses méthodes) n est pas coupable des dérives médiatiques et de la vénération politique dont il est l objet. C est un outil pertinent pour de nombreuses analyses économiques, mais il n épuise pas le sujet de la mesure du bien être et de son évolution. Les nouveaux indicateurs dont nous allons présenter quelques exemples ne visent pas à le supprimer. Ils visent à le compléter et à en relativiser l usage dans le débat public sur le sens du développement. Le compléter par quoi? Jusqu aux années 1990, rien de bien sérieux n existait. Ce n est plus le cas aujourd hui. De nouveaux indicateurs, fondés sur une vision plus large de la richesse et du développement, peuvent désormais être utilisés. Aucun d entre eux ne prétend cependant cerner à lui seul les innombrables dimensions du bonheur ou du bien-être. Le développement humain, selon le PNUD 1 Le plus connu de ces indicateurs alternatifs est l IDH, indicateur de développement humain, produit par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Le PNUD produit aussi d autres indicateurs synthétiques moins connus mais d un réel intérêt, dont l'indicateur de pauvreté humaine (IPH), et l'indicateur de participation des femmes à la vie économique et politique (IPF). L IDH est la moyenne de trois indicateurs portant respectivement sur le PIB par habitant, l éducation (taux d alphabétisation et de scolarisation), et l espérance de vie. L intérêt principal de ces indicateurs est qu ils font apparaître des classements des pays très différents de ceux que l on obtient sur la base du seul PIB par habitant. Ainsi, selon l indicateur synthétique de pauvreté humaine, les pays développés qui réalisent les meilleures performances sont dans l ordre la Suède, la Norvège, les Pays-Bas, la Finlande et le Danemark. Les plus mal classés (ceux où il y a le plus de pauvreté) sont l Australie, le Royaume-Uni, l Irlande et, en dernière position, les États-Unis. Selon l indicateur de participation des femmes à la vie économique et politique (IPF), les pays nordiques sont à nouveau en tête. 1 Programme des Nations Unies pour le Développement. Voir ses rapports annuels sur le développement humain dans le monde. 1

Santé sociale et BIP 40 En 1996, deux chercheurs américains, Marc et Marque-Luisa Miringoff, ont produit un indice synthétique de "santé sociale" pour leur pays, en faisant la moyenne de 16 indicateurs sociaux disponibles, dont chacun prend des valeurs comprises entre 0 et 100. Cet indicateur regroupe des critères de santé, d'éducation, de chômage, de pauvreté et d'inégalités, d'accidents et de risques divers. Il a acquis une certaine notoriété en Amérique du Nord et ailleurs, à partir de la publication, en 1996, dans le magazine Challenge, d'un graphique assez saisissant (cf. graphique) présentant simultanément la courbe de la croissance économique (celle du PIB) et celle de cet indice de santé sociale depuis 1959. On note un décrochage spectaculaire des deux indices à partir de 1973-1974. Au total, la santé sociale des États-Unis était nettement moins bonne en 1996 qu en 1959. Les années Reagan et Bush Sr. (1981-1993) ont été particulièrement néfastes. L'indice de santé sociale à neuf variables (valeurs entre 0 et 100) et le PIB aux prix de 1996 (base 50 en 1959), de 1959 à 1996 200 180 160 140 120 100 80 60 40 20 0 1959 1961 1963 1965 1967 1969 1971 1973 1975 1977 1979 1981 1983 1985 1987 1989 1991 1993 1995 Indice de Santé Sociale PIB, indice base 50 en 1959 Une méthode analogue a été utilisée en France pour construire le BIP 40 (Baromètre des Inégalités et de la Pauvreté), qui est actuellement le seul indicateur synthétique alternatif digne de ce nom disponible dans notre pays. Cet indicateur, qui regroupe 60 variables, ne couvre pas autant de dimensions que l indicateur de santé sociale, mais il va plus loin en matière d'inégalités et de pauvreté. Selon cet indicateur la période 1982-2003 aurait vu une sensible dégradation de la santé sociale de la France, avec toutefois des hauts et des bas (voir le site www.bip40.org/fr/). L empreinte écologique Les indicateurs précédents intègrent des données sociales dont le PIB ne rend pas compte, mais pas d indicateurs environnementaux. Dans ce domaine également on dispose désormais d outils intéressants. Nous avons en commun avec les tribus primitives le fait que notre consommation exploite un «territoire» de la planète. L empreinte écologique d une population, initialement diffusée dans le monde par l ONG WWF (World Wildlife Fund), s efforce de traduire en chiffres cette dépendance. L empreinte écologique d une population 2

c est la surface de la planète, exprimée en hectares, dont cette population dépend, compte tenu de son mode de vie, pour ses besoins en produits du sol (surfaces pour l agriculture, la sylviculture) et en zones de pêche ; en terrains bâtis ou aménagés (routes et infrastructures) ; en forêts capables de recycler les émissions de CO 2 (empreinte énergie) et plus généralement en surfaces d absorption des déchets. La surface d empreinte écologique peut être calculée pour l ensemble de l humanité, pour un pays, pour une région ou une ville, voire pour un ménage (sur la base de ce qu il consomme), ou pour un poste de consommation finale (alimentation, logement, transports ). Par exemple l empreinte moyenne d un Français est de 5,3 hectares. Pour un Américain, on obtient 9,7 hectares, record du monde. L empreinte par personne «supportable» par la planète, compte tenu de ses capacités de régénération des ressources naturelles, ne cesse pourtant de diminuer sous l effet de la progression de la population, de la régression des terres arables, des forêts, des ressources des zones de pêche, etc. Elle n était plus que de 1,8 hectares en 2001. À l inverse, l empreinte écologique moyenne des hommes a fortement progressé depuis 1960, passant de 0,7 planète en 1961 à 1,2 planètes actuellement : l humanité emprunte chaque année à la nature 20 % de ressources renouvelables de plus que ce que permettraient les flux annuels de régénération naturelle de ces ressources. Ce chiffre de 1,2 planète recouvre de fortes inégalités : la majorité des habitants du monde a une empreinte écologique assez faible, en raison d'un niveau de vie et de consommation très réduit (cf. graphique). Si tous les habitants de la planète avaient le mode de vie des Américains, il faudrait environ cinq planètes pour y faire face. Si tous avaient le niveau de vie moyen des Français, il en faudrait près de trois. L empreinte écologique par personne des grandes régions du monde (1999) 3

Cette comptabilité s appuie sur les modes de consommation et sur les techniques de production en vigueur. D autres modes de vie et d autres technologies de production (par exemple les énergies renouvelables) pourraient réduire fortement l empreinte écologique sans compromettre des objectifs jugés fondamentaux de la civilisation en termes de qualité et de diversité de l alimentation, des logements, des déplacements, des soins médicaux, etc. Mais la question de la poursuite indéfinie de la croissance matérielle resterait posée. La croissance peut-elle être infinie? Tous les constats sérieux convergent : la poursuite de la croissance dans sa forme actuelle ne cesse d augmenter la pression sur l environnement dans des conditions qui rendent certaines des catastrophes de grande ampleur et posent même la question de la survie de l humanité. Pour ne prendre que l exemple du réchauffement climatique, qui est loin d être le seul phénomène inquiétant, on sait désormais qu il s est fortement accéléré sous l effet des émissions humaines de gaz à effet de serre, dont le plus important est le gaz carbonique. Or, au-delà d un réchauffement de 2 par rapport à l époque préindustrielle, des catastrophes humaines mondiales sont prévisibles, bien plus graves que celles qui ont commencé à se manifester : sécheresses, inondations et tempêtes, élévation du niveau des mers, etc. On est actuellement à 1, et comme les effets des émissions passées se font sentir durablement, on atteindra 1,5 vers 2030. Au cours du 21 ème siècle, si les tendances actuelles ne sont pas inversées, ce qui exigerait une réduction drastique de nos émissions (encadré), le réchauffement sera compris entre 2 et 6, sans même évoquer des scénarios plus pessimistes mais non dénués de fondements. Encadré La limite des 500 kilos de carbone La planète (océans, végétation, dont les forêts) peut actuellement recycler un peu plus de 3 milliards de tonnes de carbone 2 par an, chiffre qui diminue cependant avec la déforestation. La population mondiale compte 6,5 milliards de personnes. Pour stabiliser le réchauffement climatique à terme, il est donc impératif que les émissions annuelles par personne n excèdent pas 500 kilos, deux fois moins que la moyenne mondiale actuelle, 12 fois moins qu aux États-Unis, 4 fois moins qu en France (mais c est grâce au nucléaire, qui pose d autres problèmes). Or que peut-on «se permettre» avec une contrainte de 500 kilos de carbone, sur la base des techniques actuelles? Un aller et retour Paris-New York, avec un avion rempli et efficace, émet, selon l IFEN, 275 kilos de carbone par personne, 55 % du «droit de tirage» annuel. Un Français qui utilise sa voiture dans des conditions moyennes (1,8 personne par véhicule), pour une distance de 15.000 kms par an, émet 412 kilos de carbone, 82 % de son «droit à polluer». Une maison individuelle chauffée au gaz naturel émet 1,5 à 2 tonnes de carbone. S il y a quatre occupants, chacun émet 400 à 500 kilos par an. Dans l alimentation, surtout s il y a du bœuf, des surgelés et des produits qui viennent de loin, comptez 300 à 400 kilos de carbone par personne ayant un bon niveau de vie. Il manque de nombreux postes à ce bilan, dont l électricité, les achats de produits manufacturés, le traitement des déchets... On comprend pourquoi, en France, la moyenne est de 2 tonnes par personne, quatre fois la norme soutenable pour l ensemble de l humanité. Est-il possible d envisager une «autre croissance» (dite «durable») qui respecterait ces contraintes vitales, ou faut-il se résoudre à la «décroissance»? La réponse n est pas évidente, et il serait temps que de nouvelles collaborations entre scientifiques et citoyens, en liaison avec des associations et des institutions publiques, aident à bâtir des scénarios chiffrés. Diviser par trois l empreinte écologique des Français, et par quatre ou cinq leurs émissions de gaz à effet de serre, représente une révolution considérable, aussi bien sur le plan technique que sur celui des modes de vie et de l organisation mondiale de la production. Des restructurations majeures sont indispensables Parmi les restructurations qui semblent les plus importantes, trois pourraient être privilégiées. La première est la mise au point et la diffusion de technologies «propres» dans tous les domaines. C est la plus citée, elle est très importante, mais on ne peut pas tout en attendre, car l expérience montre que, si rien ne change par ailleurs, les technologies qui réduisent les impacts écologiques par unité consommée donnent souvent lieu à une relance des quantités consommées, ce qui peut annuler le bénéfice attendu. La seconde est une «re-localisation» des activités humaines, privilégiant systématiquement la proximité, les circuits courts, une autre occupation de l espace, dans une perspective non productiviste exigeant de nouveaux emplois. Le fait avéré qu un simple yaourt aux fraises industriel contienne des ingrédients qui ont parcouru 9.000 kilomètres avant de se trouver sur 2 On mesure ces émissions en poids «d équivalent carbone». 4

notre table est une aberration environnementale qui, ajoutée à bien d autres, condamne à terme la forme actuelle de la mondialisation aussi sûrement que les dimensions sociales de ses excès. La troisième restructuration, baptisée «décroissance sélective» par l économiste Jean-Marie Harribey, consisterait à identifier les activités utiles à faible pression environnementale et à les favoriser systématiquement, en organisant la décroissance simultanée de celles qui mènent à des désastres écologiques et humains. Mais dans tous les cas, ces restructurations liées ne pourront se passer d une remise en cause de la religion de la croissance quantitative et du «toujours plus» en matière de consommation, et de politiques de réduction du temps de travail. Les restructurations mentales et celles des valeurs et du sens importent autant que celles qui concernent l économie et les technologies. Pour en savoir plus J. Gadrey, F. Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, La découverte, Collection Repères, 2005. PNUD, Rapport mondial sur le développement humain (annuel) : www.undp.org. Les rapports 2004 et 2005 ont été publiés chez Economica. Décroissance : http://www.decroissance.org/ J. M. Jancovici, L avenir climatique, Seuil, 2002. ATTAC (coord. J.M. Harribey), Le développement a-t-il un avenir? Mille et une nuits/fayard, 2004. Le développement durable, Hors série d Alternatives économiques, 1er trimestre 2005 5